Grâce à des habitudes immémoriales, la Vallée-Noire tire son caractère
particulier de la mutilation de ses arbres. Excepté le noyer et quelques
ormes séculaires autour des domaines ou des églises de hameau, tout est
ébranché impitoyablement pour la nourriture des moutons pendant l'hiver.
Le détail est donc sacrifié dans le paysage, mais l'ensemble y gagne, et
la verdure touffue des têteaux renouvelée ainsi chaque année prend
une intensité extraordinaire. Les amateurs de _style_ en peinture se
plaindraient de cette monstrueuse coutume; et pourtant, lorsque, d'un
sommet quelconque de notre vallée, ils en saisissent l'aspect général,
ils oublient que chaque arbre est un nain trapu ou un baliveau rugueux,
pour s'étonner de cette fraîcheur répandue à profusion. Ils demandent
si cette contrée est une forêt; mais bientôt, plongeant dans les
interstices, ils s'aperçoivent de leur méprise. Cette contrée est une
prairie coupée à l'infini par des buissons splendides et des bordures
d'arbres ramassés, semée de bestiaux superbes, et arrosée de ruisseaux
qu'on voit ça et là courir sous l'épaisse végétation qui les ombrage. Il
n'y aurait jamais de point de vue possible dans un pays ainsi planté, et
avec un terrain aussi accidenté, si les arbres étaient abandonnés à leur
libre développement. La beauté du pays existerait, mais, à moins de
monter sur la cime des branches, personne n'en jouirait. L'artiste,
qui rêve en contemplant l'horizon, y perdrait le spectacle de sites
enchanteurs, et le paysan, qui n'est jamais absurde et faux dans son
instinct, n'y aurait plus cette jouissance de respirer et de voir, qu'il
exprime en disant: C'est bien joli par ici, c'est bien _clair_, on voit
loin.
_Voir loin_, c'est la rêverie du paysan; c'est aussi celle du poëte. Le
paysagiste aime mieux un coin bien composé que des lointains infinis. Il
a raison pour son usage; mais le rêveur, qui n'est pas forcé de traduire
le charme de sa contemplation, adorera toujours ces vagues profondeurs
des vallées tranquilles, où tout est uniforme, où aucun accident
pittoresque ne dérange la placidité de son âme, où l'églogue éternelle
semble planer comme un refrain monotone qui ne finit jamais. L'idée du
bonheur, est là, sinon la réalité. Pour moi, je l'avoue, il n'est point
d'amertumes que la vue de mon horizon natal n'ait endormies, et, après
avoir vu l'Italie, Majorque et la Suisse, trois contrées au-dessus
de toute description, je ne puis rêver pour mes vieux jours qu'une
chaumière un peu confortable dans la Vallée-Noire.
C'est un pays de petite propriété, et c'est à son morcellement qu'il
doit son harmonie. Le morcellement de la terre n'est pas mon idéal
social; mais, en attendant le règne de la Fraternité, qui n'aura pas de
raisons pour abattre les arbres et priver le sol de sa verdure, j'aime
mieux ces petits lots divisés où subsistent des familles indépendantes,
que les grandes terres où le cultivateur n'est pas chez lui, et où rien
ne manque, si ce n'est l'homme.
Dans une grande partie du Berry, dans la Brenne particulièrement, la
terre est inculte ou abandonnée: la fièvre et la misère ont emporté la
population. La solitude n'est interrompue que par des fermes et des
châteaux, pour le service desquels se rassemblent le peu de bras de
la contrée. Mais je connais une solitude plus triste que celle de la
Brenne, c'est la Brie. Là ce ne sont pas la terre ingrate et l'air
insalubre qui ont exilé la population, c'est la grande propriété, c'est
la richesse. Pour certains habitants sédentaires de Paris qui n'ont
jamais vu de campagne que la Brie ou la Beauce, la nature est un mythe,
le paysan un habitant de la lune. Il y a autant de différence entre
cette sorte de campagne et la Vallée-Noire, qu'entre une chambre
d'auberge et une mansarde d'artiste.
Voici la Brie: des villages où le pauvre exerce une petite industrie ou
la mendicité; des châteaux à tourelles reblanchies, de grandes fermes
neuves, des champs de blé ou des luzernes à perte de vue, des rideaux de
peupliers, des meules de fourrages, quelques paysans qui ont posé dans
le sillon leur chapeau rond et leur redingote de drap pour labourer ou
moissonner; et d'ailleurs, la solitude, l'uniformité, le désert de la
grande propriété, la morne solennité de la richesse qui bannit l'homme
de ses domaines et n'y souffre que des serviteurs. Ainsi rien de
plus affreux que la Brie, avec ses villages malpropres, peuplés de
blanchisseuses, de vivandières, et de pourvoyeurs; ses châteaux dont les
parcs semblent vouloir accaparer le peu de futaie et le peu d'eau de la
contrée; ses paysans, demi-messieurs, demi-valets; ses froids horizons
où vous ne voyez jamais fumer derrière la haie la chaumine du
propriétaire rustique. Il n'y a pas un pouce de terrain perdu ou
négligé, pas un fossé, pas un buisson, pas un caillou, pas une ronce.
L'artiste se désole.
Mais, dira-t-on, l'artiste est un songe-creux qui voudrait arrêter
les bienfaits de l'industrie et de la civilisation. Une charrue
perfectionnée le révolte, un grand toit de tuiles bien neuves et bien
rangées, un paysan bien mis, lui donnent des nausées; il ne demande que
haillons, broussailles, chaumes moisis, haies échevelées.
Il semble, en effet, quand on songe au positif, que l'artiste soit un
fou et un barbare. Je vais vous dire pourquoi l'artiste a raison dans
son instinct: c'est qu'il sent la grandeur et la poésie de la liberté;
c'est que le paysan n'est un homme qu'à la condition d'être chez soi et
de pouvoir travailler souvent sa propre terre. Or le paysan, dans l'état
de notre société, a encore la négligence ou la parcimonie de sa race.
Lors même qu'il arrive à l'aisance, il dédaigne encore les superfluités
de la symétrie, et peut-être que, poëte lui-même, il trouve un certain
charme au désordre de son hangar et à l'exubérance de son berceau de
vignes. Quoi qu'il en soit, cet air d'abandon, cette souriante bonhomie
de la nature respectée autour de lui, sont comme le drapeau de liberté
planté sur son petit domaine.
Moi aussi, artiste, qu'on me le pardonne, je rêve pour les enfants de
la terre un sort moins précaire et moins pénible que celui de petit
propriétaire, sans autre liberté que celle de barder jalousement la
glèbe qu'il a conquise, et sans autre idéal que celui de voir pousser
la haie dont il l'a enfermée. Derrière ses grandes _bouchures_
d'épine et d'églantier, on dirait que le paysan de la Vallée-Noire cache
le maigre trésor qu'il a pu acheter en 93, et qu'il a peur d'éveiller
les désirs de son ancien seigneur, toujours prêt, dans l'imagination du
paysan, à réclamer et à ressaisir les _biens nationaux_. Mais tel qu'il
est là, couvant son arpent de blé, je le crois plus fier et plus heureux
que le valet de ferme qui vieillira comme son cheval sous le harnais, et
qui passera, par grande fortune, à l'état de piqueur, de valet de pied,
ou tout au plus, s'il amasse beaucoup, à la profession de cabaretier
dans un tourne-bride. La domesticité du fermier n'est pas franchement
rustique, et la grande ferme plus saine, plus aérée, j'en conviens,
que la chaumière moussue, a toute la tristesse, toute la laideur du
phalanstère, sans en avoir la dignité et la liberté rêvées.
Il est bien vrai qu'en chassant l'homme de la terre, en le parquant
dans les fermes ou dans les villages, le riche éloigne de ses blés les
troupeaux errants, et de son jardin les poules maraudeuses. Aussi loin
que sa vue peut s'étendre, et bien plus loin encore, tout est à lui, à
lui seul. Un petit enclave impertinent vient-il à l'inquiéter? Il s'en
rend maître à tout prix. Il n'aura besoin ni de fossés, ni de clôtures.
Si une vache foule indolemment sa prairie artificielle, cette vache est
à lui; si un poulain s'échappe à travers ses jeunes plantations, ce
poulain sort de ses écuries. On grondera le palefrenier, et tout sera
dit. Le garde-champêtre n'aura point à intervenir.
Mais qu'il est à plaindre dans sa sécurité, ce solitaire de la Brie!
Il n'a de voisins qu'à une lieue de chez lui, à la limite de son vaste
territoire. Il n'entend pas chanter son laboureur: son laboureur ne
chante pas: il n'est pas gai, lorsqu'il laboure cette terre dont il ne
partagera pas les produits. Mais le propriétaire n'est pas moins grave
ni moins ennuyé. Il ne s'entend jamais appeler par la fileuse qui
l'attend sur le pas de sa porte, pour lui montrer un enfant malade,
ou le consulter sur le mariage de sa fille aînée. Il ne verra pas les
garçons jouer aux quilles entre sa cour et celle du voisin, et lui crier
quand il passe à cheval: «Prenez donc le galop, Monsieur, que je lance
ma boule. Je ne voudrais pas effrayer votre monture, mais je suis pressé
de gagner la partie.» Il ne chassera pas poliment de son parterre les
oies du voisin, qui vient se lamenter avec lui sur le dommage, et qui
jette des pierres, en punition, à ses bêtes malapprises, en ayant grand
soin toutefois de ne pas les toucher! Il ne nourrira point le troupeau
du paysan; mais aussi il n'aura pas sous sa main le paysan toujours prêt
à lui donner aide, secours et protection; car le paysan est le meilleur
des voisins. En même temps qu'il est pillard, tracassier, susceptible,
indiscret, et despote, il est, dans les grandes occasions, tout zèle,
tout coeur, et tout élan. Insupportable dans les petites choses, il vous
exerce à la patience, il vous enseigne l'égalité qu'il ne comprend pas
en principe, mais qu'il pratique en fait; il vous force à l'hospitalité,
à la tolérance, à l'obligeance, au dévouement; toutes vertus que vous
perdez dans la solitude, ou dans la fréquentation exclusive de ceux qui
n'ont jamais besoin de rien. Lui, il a besoin de tout; il le demande.
Donnez-le-lui, ou il le prendra. Si vous lui faites la guerre, vous
serez vaincu; si vous cédez, il n'abusera point trop, et il vous le
rendra en services d'une autre nature, mais indispensables. Cet échange,
où vous auriez tant de frais à faire, vous paraît dur? Il est plus dur
de n'être pas aimé (lors même qu'on le mérite), faute d'être connu. Il
est plus dur de ne pas se rendre utile, et de ne pas faire d'heureux
dans la crainte défaire des ingrats. Il est plus dur d'avoir à payer
que d'avoir à donner. Je vous en réponds, je vous en donne ma parole
d'honneur. L'homme qui n'a pas quelque chose à souffrir de ses
semblables souffrira bien davantage d'être privé de leur commerce et de
leur sympathie. Si j'avais beaucoup de terres et point de voisins, je
donnerais des terres aux mendiants, afin d'avoir leur voisinage, et afin
de pouvoir causer de temps en temps avec des hommes libres. Je les leur
donnerais sans vouloir qu'ils fussent reconnaissants.
II.
Quel contraste entre ces pays à habitudes féodales et la partie du Berry
que j'ai baptisée Vallée-Noire! Chez nous, presque pas de châteaux,
beaucoup de forteresses seigneuriales, mais en ruines, ouvertes à tous
les vents, et servant d'étables aux métayers, ou de pâturages aux
chèvres insouciantes. Comme on ne replâtre pas chez nous la féodalité,
les murs envahis par le lierre et les tours noircies par le temps
n'attirent pas de loin les regards. C'est tout au plus si un rayon
du couchant vous les fait distinguer un instant dans le paysage. La
chaumière est tapie sous le buisson, la métairie est voilée derrière ses
grands noyers. Le pays semble désert, et sauf les jours de marché, les
routes ne sont fréquentées que par les deux ou trois bons gendarmes qui
font une promenade de santé, ou par le quidam poudreux qui porte une
mine et un passeport suspects. Mais ce pays de silence et d'immobilité
est très-peuplé; dans chaque chemin de traverse, le petit troupeau du
ménageot est pendu aux ronces de la haie, et, dans chaque haie, vous
trouverez, caché comme un nid de grives, un groupe d'enfants qui jouent
gravement ensemble, sans trop se soucier de la chèvre qui pèle les
arbres, et des oies qui se glissent dans le blé. Autour de chaque
maisonnette verdoie un petit jardin, où les oeillets et les roses
commencent à se montrer autour des légumes. C'est là un signe notable
de bien-être et de sécurité: l'homme qui pense aux fleurs a déjà le
nécessaire, et il est digne de jouir du superflu.
Encore une délimitation de la Vallée-Noire, qui en vaut bien une
autre, et qui parle aux yeux. Tant que vous verrez une coiffe à barbes
coquettement relevées, et rappelant les figures du moyen âge, vous
n'êtes pas sorti de la Vallée-Noire. Cette coiffure est charmante quand
elle est portée avec goût, et qu'elle encadre sans exagération un joli
visage. Elle est grave et austère quand elle s'élargit lourdement sur
la nuque d'une aïeule. Son originalité caractérise l'attachement à
d'anciennes coutumes, et le vieux Berry, si longtemps écrasé par les
Anglais, et si bravement disputé et repris, se montre ici dans un
dernier vestige des modes du temps passé. Sainte-Sévère, la dernière
forteresse où se retranchèrent nos ennemis, et d'où ils furent si
fièrement expulsés par Du Guesclin soutenu de ses bons hommes d'armes et
des rudes gars de l'endroit, élève encore, au bord de l'Indre, comme une
glorieuse vigie, sa grande tour effondrée de haut en bas par la moitié,
en pleine Vallée-Noire, dans un site moins riant que ceux du nord de la
vallée, mais déjà empreint de la tristesse romantique de la Marche et
des mouvements plus accusés de cette région montagneuse.
C'est dans la Vallée-Noire qu'on parle le vrai, le pur berrichon, qui
est le vrai français de Rabelais. C'est lu qu'on dit un _draggouer_,
que les modernes se permettent d'écrire draggoir ou drageoir, fautes
impardonnables: un bouffouer (un soufflet) que nos voisins dégénérés
appellent _boufferet_. C'est là que la grammaire berrichonne est pure de
tout alliage et riche de locutions perdues dans tous les autres pays de
la langue d'oil. C'est là que les verbes se conjuguent avec des temps
inconnus aujourd'hui, luxe de langage qu'on ne saurait nier: par
exemple, cet imparfait du subjonctif qui mérite attention:
Il ne faudrait pas que je m'y accoutumige,
que tu t'y accoutumigis,
qu'il s'y accoutumigît,
que nous nous y accoutumigiens,
que vous vous y accoutumiege,
qu'il s'y accoutumiengent.
C'est, dit le Dante, en parlant de la Toscane, la contrée où résonne le
_si_. Eh bien, la Vallée-Noire est le pays où résonne le _zou_. Le _zou_
est à coup sûr d'origine celtique, car je ne le trouve nulle part dans
le vieux français d'oc ou d'oil. _Zou_ est un pronom relatif qui ne
s'applique qu'au genre neutre. Le berrichon de la Vallée-Noire est donc
riche du neutre perdu en France. On dit d'un couteau: _ramassez zou_,
d'un panier _faut zou s'emplir_. On ne dira pas d'un homme tombé de
cheval _faut zou ramasser_. Le bétail noble non plus n'est pas neutre.
On ne dit pas du boeuf, _tuez zou_, ni du cheval _mène zou_ au pré; mais
toute bête vile et immonde, le crapaud, la chauve-souris, subissent
l'outrage du _zou_; _écrase zou: zous attuche pas, anc tes mains!_
Les civilisés superficiels prétendent que les paysans parlent un langage
corrompu et incorrect. Je n'ai pas assez étudié le langage des autres
localités pour le nier d'une manière absolue, mais quant aux indigènes
de la Vallée-Noire, je le nie particulièrement et positivement. Ce
paysan a ses règles de langage dont il ne se départ jamais, et en cela
son éducation faite sans livres, sans grammaire, sans professeur, et
sans dictionnaire, est très-supérieure à la nôtre. Sa mémoire est plus
fidèle, et à peine sait-il parler, qu'il parle jusqu'à sa mort d'une
manière invariable. Combien de temps nous faut-il, à nous autres, pour
apprendre notre langue? et l'orthographe? Le paysan n'écrit pas, mais sa
prononciation orthographie avec une exactitude parfaite. Il prononce la
dernière syllabe des temps du verbe au pluriel, et, au lieu de laisser
tomber, comme nous, cette syllabe muette, ils _mangent_, ils _marchent_,
il prononce ils _mangeant_, ils _marchant_. Jamais il ne prendra le
singulier pour le pluriel dans cette prononciation, tandis que nous,
c'est à coups de pensums que nous arrivons à ne pas écrire ils _mange_,
ils _marche_. Ailleurs, le paysan dira peut-être: ils _mangent_, ils
_marchont_; jamais le paysan de la Vallée-Noire ne fera cette faute.
L'emploi de ce _zou_ neutre est assurément subtil pour des intelligences
que ne dirige pas le fil conducteur d'une règle écrite, définie, apprise
par coeur, étudiée à frais de mémoire et d'attention. Eh bien, jamais il
n'y fera faute, non plus qu'aux temps bizarres de ses conjugaisons. Je
ne parle pas ici de la profusion et du pittoresque de ses adjectifs
et de ses verbes, de l'originalité descriptive de ses substantifs. Ce
serait à l'infini, et beaucoup de ces locutions ne sont pas même dans
les vieux auteurs. Je n'insiste que sur la correction de sa langue,
correction d'autant plus admirable qu'aucune académie ne s'en est jamais
doutée, et qu'elle s'est conservée pure à travers les siècles.
Qu'on ne dise donc pas que c'est un langage barbare, incorrect, et
venu par hasard. Il y a beaucoup plus de hasard, de fantaisie et de
corruption dans notre langue académique; le sens et l'orthographe ont
été beaucoup moins respectés par nos lettrés, depuis cinq cents
ans, qu'ils ne le sont encore aujourd'hui par nos bouviers de la
Vallée-Noire. Ceux qui parlent mal, sans règle, sans logique, et sans
pureté, ce sont les artisans de nos petites villes, qui dédaignent de
parler comme les _gens de campagne_, et qui ne parlent pas comme les
bourgeois; ce sont les domestiques de bonne maison, qui veulent singer
leurs maîtres, les cantonniers piqueurs qui courent les routes, les
cabaretiers qui causent avec des passants de tout pays, et qui arrivent
tous au charabiat, au _parler pointu_, au _chien-frais_, comme on dit
chez nous. Les soldats qui reviennent de faire leur temps apportent
aussi un parler nouveau, mais qui ne prend pas, et auquel ils renoncent
en moins d'un an pour retourner à la langue primitive. Mais l'homme qui
n'a jamais quitté sa charrue ou sa pioche parle toujours bien, et ici,
comme partout, les femmes ont la langue encore mieux pendue que les
hommes. Elles s'expriment facilement, abondamment. Elles racontent d'une
manière remarquable, et il y en a plusieurs que j'ai écoutées des heures
entières à mon grand profit. Au sortir du pathos à la mode, et de cette
langue chatoyante, vague, et pleine de brillants contre-sens de la
littérature actuelle, il me semblait que la logique de mon cerveau
se retrempait dans cette simplicité riche, et dans cette justesse
d'expressions que conservent les esprits sans culture.
Il faudrait pouvoir retrouver et retracer l'histoire de la Vallée-Noire.
Je ne la sais point, mais je crois pouvoir la résumer par induction.
Presque nulle part on ne retrouve de titres, et la révolution a fait une
telle lacune dans les esprits, que tout ce qui existait la veille de ces
grands jours n'a laissé que des traditions vagues et contradictoires.
Seul, dans ma paroisse, j'ai mis la main sur quelques parchemins
relatifs à Nohant, et aux seigneuries qui en relevaient, ou dont
relevait Nohant. Voici ce que je crois pouvoir conclure des relations de
paysans à seigneurs.
Depuis trois cents ans environ, Nohant, Saint-Chartier, Vieille-Ville,
et plusieurs autres domaines de la Vallée-Noire étaient tombés en
quenouille. C'étaient des héritages de vieilles filles, de nobles
veuves ou de mineurs. Ces domaines étaient de moins en moins habités et
surveillés par des maîtres actifs, et la gestion en était confiée à
des hommes de loi, tabellions et procureurs, qui n'exigeaient, pour le
maître absent ou débonnaire, ni corvées, ni redevances, ni prestation
de foi et hommage. Les paysans prirent donc la douce habitude de ne se
point gêner, et quand la révolution arriva, ils étaient si bien dégagés,
par le fait, des liens de la féodalité, qu'ils n'exercèrent de vengeance
contre personne. La conduite de M. de Serenne, gouverneur de Vierzon et
seigneur de Nohant, peint assez bien l'époque. Ayant acheté cette terre
aux héritiers du maréchal de Balincourt, il vint essayer d'y faire
acte d'autorité. Il n'était pas riche, et probablement le revenu de la
première année, absorbé par les frais d'acte, ne fut pas brillant. Il
voulut compulser ses titres pour savoir à qui il pourrait réclamer ses
droits de seigneur. Mais ses titres étaient dans les mains des maudits
tabellions de La Châtre, lesquels, bonnes gens, amis du pauvre, et
peu habitués à se courber devant des pouvoirs tombés en désuétude,
prétendaient avoir égaré toutes ces paperasses. Pourtant le meunier du
Moulin-Neuf devait une paire de poules noires, celui du Grand-Moulin un
sac d'avoine; qui, une _oche_ avec son _ochon_; qui, trois sous parisis:
tout cela remontait peut-être aux croisades. Il y avait bien longtemps
qu'on s'en croyait quitte. La demoiselle de Saint-Chartier, vieille
fille de bonne humeur, n'exigeait plus que ses vassaux lui présentassent
un roitelet et un bouquet de roses, portés chacun sur une charrette à
huit boeufs. Messire Chabenal, le tabellion, n'allait plus représenter
auprès d'elle le seigneur de Nohant, un pied _déchaux_, sans ceinture,
épée, ni boucles de souliers, pour lui rendre hommage, le genou en
terre, au nom du seigneur de Nohant. Mais le seigneur de Nohant, qui
oubliait volontiers de payer sa dette de servage à ladite demoiselle,
voulait que ses propres vassaux se souvinssent de leur devoir. Il
obtint un ordre, dit _lettre royau_, par lequel il était enjoint aux
tabellions, notaires et procureur de La Châtre, et autres lieux, de lui
rapporter tous ses titres, et aux vassaux de monseigneur, de venir, à
jour dit, se présenter en la salle du château de Nohant, avec leurs
poules, leurs sous, leurs sacs, leurs oches, et leurs dindes, s'y
prosterner, et faire agréer leurs tributs.
Il paraît que personne ne se présenta, et que les damnés tabellions
ne retrouvèrent pas le plus petit parchemin, ce qui irrita fort
monseigneur. De leur coté, les paysans furent révoltés de ces
prétentions surannées. Le curé de Nohant, qui avait par avance des
instincts jacobins, fit une chanson contre monseigneur. Monseigneur
exigea qu'à l'offertoire monsieur le curé lui offrit l'encens dans sa
tribune. On n'a jamais dit ce que le curé mit dans l'encensoir, mais le
seigneur en fut quasi asphyxié, et s'abstint de respirer pendant toute
la messe.
La révolution grondait déjà au loin. Les paysans couchaient en joue le
seigneur dans son jardin, en passant le canon de fusils non chargés par
dessus la haie. Ce n'était encore qu'une menace: monseigneur la comprit
et émigra.
Je crois que cette histoire ressemble à celle de toutes les localités de
la Vallée-Nuire, et pour s'en convaincre, il ne faut que voir le paysan
propriétaire, maître chez lui, indépendant par position et par nature,
calme et bienveillant avec ses amis riches, traitant d'égal à égal avec
eux, se moquant beaucoup des grands airs, nullement servile dans sa
gratitude; il se sent fort, et ne ferait pourtant usage de sa force qu'à
la dernière extrémité. Il se souvient que sa liberté date de loin et
qu'il lui a suffi de menacer pour mettre la féodalité en fuite.
Que le gouvernement ne s'étonne donc pas trop de voir la bourgeoisie
indocile de La Châtre nommer ses représentants et ses magistrats à sa
guise: le paysan incrédule rit quand on lui parle des chemins de fer qui
vont, tout exprès pour lui, se détourner des grands plateaux dont la
Vallée-Noire est environnée et se plonger dans nos terrains tourmentés,
où on ne trouverait pas un mètre du sol de niveau avec le mètre du
voisin. On a promis à plus d'un meunier d'établir un débarcadère dans sa
prairie; on dit qu'un seul a été séduit par cette promesse. Il est vrai
qu'il ne l'avait pas bien comprise et qu'il s'en allait disant à tout le
monde: «Décidément Abd-el-Kader va passer dans mon pré!»
GEORGE SAND
UNE VISITE AUX CATACOMBES
...Terra parens...
Ce qui nous frappe le plus en visitant les Catacombes, ce fut une source
qu'on appelle le Puits de la Samaritaine.
Nous avions erré entre deux longues murailles d'ossements, nous nous
étions arrêtés devant des autels d'ossements, nous avions foulé aux
pieds de la poussière d'ossements. L'ordre, le silence et le repos
de ces lieux solennels ne nous avaient inspiré que des pensées de
résignation philosophique. Rien d'affreux, selon moi, dans la face
décharnée de l'homme. Ce grand front impassible, ces grands yeux vides,
cette couleur sombre aux reflets de marbre, ont quelque chose d'austère
et de majestueux qui commande même à la destruction. Il semble que ces
têtes inanimées aient retenu quelque chose de la pensée et qu'elles
défient la mort d'effacer le sceau divin imprimé sur elles. Une
observation qui nous frappa et nous réconcilia beaucoup avec l'humanité,
fut de trouver un infiniment petit nombre de crânes disgraciés. La
monstruosité des organes de l'instinct ou l'atrophie des protubérances
de l'intelligence et de la moralité ne se présentent que chez quelques
individus, et des masses imposantes de crânes bien conformés attestent,
par des signes sacrés, l'harmonie intellectuelle et morale qui réunit et
anima des millions d'hommes.
Quand nous eûmes quitté la ville des Morts, nous descendîmes encore plus
bas et nous suivîmes la raie noire tracée sur le banc de roc calcaire
qui forme le plafond des galeries. Cette raie sert à diriger les pas de
l'homme dans les détours inextricables qui occupent huit ou neuf lieues
d'étendue souterraine. Au bas d'un bel escalier, taillé régulièrement
dans le roc, nous trouvâmes une source limpide incrustée comme un
diamant sans facettes dans un cercle de pierre froide et blanche; cette
eau, dont le souffle de l'air extérieur n'a jamais ridé la surface, est
tellement transparente et immobile, qu'on la prendrait pour un bloc de
cristal de roche. Qu'elle est belle, et comme elle semble rêveuse dans
son impassible repos! Triste et douce nymphe assise aux portes de
l'Érèbe, vous avez pleuré sur des dépouilles amies; mais dans le silence
de ces lieux glacés, vos larmes se sont répandues dans votre urne de
pierre, et maintenant on dirait une large goutte de l'onde du Léthé.
Aucun être vivant ne se meut sur cette onde ni dans son sein; le jour ne
s'y est jamais reflété, jamais le soleil ne l'a réchauffée d'un regard
d'amour, aucun brin d'herbe ne s'est penché sur elle, bercé par une
brise voluptueuse: nulle fleur ne l'a couronnée, nulle étoile n'y a
réfléchi son image frémissante. Ainsi, votre voix s'est éteinte, et les
larves plaintives qui cherchent votre coupe pour s'y désaltérer ne sont
point averties par l'appel d'un murmure tendre et mélancolique. Elles
s'embrassent dans les ténèbres, mais sans se reconnaître, car votre
miroir ne renvoie aucune parcelle de lumière; et vous aussi, immortelle,
vous êtes morte, et votre onde est un spectre.
Larmes de la terre, vous semblez n'être point l'expression de la
douleur, mais celle d'une joie terrible, silencieuse, implacable.
Cavernes éplorées, retenez-vous donc votre proie avec délices, pour ne
la rendre jamais à la chaleur du soleil? Mais non! on est frappé d'un
autre sentiment en parcourant à la lueur des torches les funèbres
galeries des carrières qui ont fourni à la capitale ses matériaux de
construction. La ville souterraine a livré ses entrailles au monde des
vivants, et, en retour, la cité vivante a donné ses ossements à la terre
dont elle est sortie. Les bras qui creusèrent le roc reposent maintenant
sous les cryptes profondes qu'ils baigneront de leurs sueurs. L'éternel
suintement des parois glacées retombe en larmes intarissables sur les
débris humains. Cybèle en pleurs presse ses enfants morts sur son sein
glacé, tandis que ses fortes épaules supportent avec patience le fardeau
des tours, le vol des chars et le trépignement des armées, les iniquités
et les grandeurs de l'homme, le brigand qui se glisse dans l'ombre et
le juste qui marche à la lumière du jour. Mère infatigable, inépuisable
nourrice, elle donne la vie à ceux-ci, le repos à ceux-là; elle alimente
et protège, elle livre ses mamelles fécondes à ceux qui s'éveillent,
elle ouvre ses flancs pleins d'amour et de pitié à ceux qui s'endorment.
Homme d'un jour, pourquoi tant d'effroi à l'approche du soir? Enfant
poltron, pourquoi tressaillir en pénétrant sous les voûtes du tombeau?
Ne dormiras-tu pas en paix sous l'aisselle de ta mère? Et ces montagnes
d'ossements ne te feront-elles pas une place assez large pour t'asseoir
dans l'oubli, suprême asile de la douleur? si tu n'es que poussière,
vois comme la poussière est paisible, vois comme la cendre humaine
aspire à se mêler à la cendre régénératrice du monde! Pleures-tu sur le
tronc du vieux chêne abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché du
jeune palmier que le vent embrasé du sud a touché de son aile? Non, car
tu vois la souche antique reverdir au premier souffle du printemps, et
le pollen du jeune palmier, porté par le même vent de mort qui frappa la
tige, donner la semence de vie au calice de l'arbre voisin. Soulève sans
horreur ce vieux crâne dont la pesanteur accuse la fatigue d'une longue
vie. A quelques pieds au-dessus du sépulcre où ce cadavre d'aïeul est
enfoui, de beaux enfants grandissent et folâtrent dans quelque jardin
paré des plus belles fleurs de la saison. Encore quelques années, et
celle génération nouvelle viendra se coucher sur les membres affaissés
de ses pères. Et pour tous la paix du tombeau sera profonde, et toujours
la caverne humide travaillera à la dissolution de ses squelettes. Bouche
immense, avide, incessamment occupée à broyer la poussière humaine, à
communier pour ainsi dire avec sa propre substance, afin de reconstituer
la vie, de la retremper dans ses sources inconnues et de la reproduire
à sa surface, faisant sortir ainsi le mouvement du repos, l'harmonie
du silence, l'espérance de la désolation. Vie et mort, indissoluble
fraternité, union sublime, pourquoi représenteriez-vous pour l'homme
le désir et l'effroi, la jouissance et l'horreur? Loi divine, mystère
ineffable, quand même tu ne le révélerais que par l'auguste et
merveilleux spectacle de la matière assoupie et de la matière
renaissante, tu serais encore Dieu, esprit, lumière et bienfait.
GEORGE SAND.