George Sand

Oeuvres illustrées de George Sand Les visions de la nuit dans les campagnes - La vallée noire - Une visite aux catacombes
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[NOTE DU TRANSCRIPTEUR: "OEUVRES ILLUSTRÉES DE GEORGE SAND" dans
l'édition 1854 de la LIBRAIRIE BLANCHARD (Ancienne Librairie HETZEL),
qui a servi à la production du présent document, comprend 9 volumes. Le
lecteur ne trouvera ici que trois titres: «Les Visions de la Nuit dans
la Campagne», «La Vallée Noire» et «Une visite aux catacombes». Les
autres titres se retrouvent en eTexts individuels au catalogue du PROJET
GUTENBERG.]
















                           OEUVRES ILLUSTRÉES
                                   DE
                               GEORGE SAND
                 PRÉFACES ET NOTICES NOUVELLES PAR L'AUTEUR


                                DESSINS
                           DE TONY JOHANNOT
                           ET MAURICE  SAND

                      [Illustration: Page titre.]

                                 1854






(Article sur les _Amschaspands et Darvands_, tiré de la _Revue
indépendante_.)

Au moment où le ministère allait subir à la chambre le grand assaut dont
il est sorti sain et sauf, à ce qu'on assure, un écrivain anonyme du
gouvernement, tout rempli de son sujet, et livré apparemment à de
paniques terreurs, s'est élancé à la tribune du _Journal des Débats_
pour nous apprendre que, si les _passions ameutées_ se préparaient à
ébranler ce pouvoir _gui représente aujourd'hui en France l'ordre et la
paix_, c'était, après la _faute de Voltaire_ et la _faute de Rousseau_
(le vieux refrain est sous-entendu), la faute du livre de M. La Mennais.
Par conséquent, s'écrie l'anonyme avec une emphase fort plaisante: «Il
n'est pas inutile d'appeler l'attention du public sur son livre étrange
qui, vient d'être _sournoisement jeté_, avec un titre emprunté à une
langue morte depuis deux mille ans, au milieu de la polémique des
partis.»

Voilà certes un admirable début, ou bien l'anonyme ne s'y connaît
pas! Voyez-vous bien, lecteur ingénu, la sournoiserie de l'auteur des
_Paroles d'un Croyant_! _emprunter son titre à une langue morte depuis
deux mille ans_! Quelle perfidie! _Jeter sournoisement_ son livre
dans les mains d'un éditeur, qui le jette dans celles du public plus
sournoisement encore, lequel public le lit avec une sournoise avidité,
tout cela au moment où les écrivains du gouvernement tressaillent,
palpitent, perdent le sommeil et l'appétit dans l'attente du triomphe
ou de la défaite du ministère! Appelons donc bien vite l'_attention
du public_ sur cette ruse abominable. Apparemment le public ne
s'apercevrait pas tout seul de l'apparition du livre et du coup qu'il
va porter à la position des écrivains anonymes du gouvernement.
Certainement M. La Mennais ne l'a pas fait dans un autre dessein. Il
n'a pas eu autre chose en tête depuis qu'il a appelé, lui aussi,
l'_attention_ du monde entier sur les maux du peuple et l'esprit de
l'Évangile, que de faire passer une mauvaise nuit, du 2 au 3 mars,
aux partisans de M. Guizot! Est-ce qu'il s'intéresse véritablement au
peuple? Qu'est-ce qui s'intéresse à cela, je vous le demande? Est-ce
qu'il se soucie le moins du monde de la justice et de la vérité? Qui
diable se soucie de pareilles balivernes par le temps qui court? Non,
tout cela n'est qu'un masque emprunté par M. La Mennais, l'écrivain le
plus sournois du monde, comme chacun sait, pour _ameuter les passions_
contre nous et les nôtres, pour _donner l'assaut ou seul pouvoir
qui représente aujourd'hui en France l'ordre et la paix_, pour nous
désobliger, puisqu'il faut le dire.

«Ce livre a pour auteur (c'est toujours l'anonyme qui parle) M. La
Mennais.» Premier grief: car, remarquez-le bien, Messieurs, si le livre
n'était pas de M. La Mennais, le livre ne serait pas coupable; et si M.
La Mennais ne faisait pas de livres, on pourrait ne pas trop s'inquiéter
de lui. Il ne sollicite pas d'emploi, il ne fait pas valoir le plus
léger droit aux fonds appliqués à secourir les gens de lettres indigents
ou endettés. Il ne brigue pas l'honneur d'enseigner le rudiment au plus
petit prince de l'univers. Il ne marche sur les brisées de personne.
Enfin, il n'est pas gênant de son naturel. Que ne se tient-il
tranquille? Quelle mouche le pique d'écrire des livres? Pure
sournoiserie de sa part!

Deuxième grief, j'allais presque dire deuxième chef d'accusation; car
cette belle période a la concision, la netteté, et surtout la sincérité
d'un réquisitoire: «Ce livre a pour titre: _Amschaspands et Darvands_.»
C'est ici, Messieurs, que les méchantes intentions de l'auteur se
dévoilent. Les bons et les mauvais génies! Qu'est-ce que cela signifie?
N'est-ce pas une insulte directe contre nous, qui ne voulons pas de
génies, et de bons génies encore moins? Si M. La Mennais, supprimant
cette antithèse impertinente, avait intitulé son livre tout simplement
en bon français, _Chenapans et Pédants_, cela eût été bien plus clair,
et nous aurions compris ce qu'il voulait dire.

Troisième grief: «_Ce livre a pour prétexte la réforme sociale_.» Beau
prétexte, en vérité! Est-ce que nous nous payons d'une pareille monnaie,
nous autres qui avons le monopole de ce prétexte-là? Il ferait beau
voir qu'on vînt nous le disputer, lorsque nous nous en servons si bien!
Allez, monsieur La Mennais (nous sommes forcés de vous appeler ainsi,
puisque, perdant toute mesure et toute convenance, vous ne voulez point
vous parer de l'anonyme)! nous ne croirons jamais que votre réforme
sociale soit un prétexte bon et sincère pour écrire. Nous avons nos
raisons pour cela, et ce n'est pas à nous, anonymes brevetés de la
réforme sociale, qu'il faut venir conter de pareilles sornettes!

Quatrième chef d'accusation: «Ce livre _a pour sujet véritable_...» Ici
l'anonyme s'embarrasse, et avoue avec une surprenante bonhomie «qu'_il
a besoin de plus d'un détour_ pour dire quel est le sujet véritable du
livre de M. La Mennais.» Mais nous-mêmes nous suspendrons un instant
cette curieuse analyse pour dire sans aucun détour à monsieur l'anonyme
qu'il s'est mépris au début de son acte d'accusation, qu'il a fait un
_lapsus calami_ en écrivant qu'il allait _appeler l'attention du public_
sur ce livre révolutionnaire, incendiaire et _sournois_. En effet, dans
quelle contradiction n'êtes-vous pas tombé, si vous avez voulu appeler
l'attention du public, sur un livre dont tout le crime est d'être
publié! Vouliez-vous donc employer les chastes et pieuses colonnes du
_Journal des Débats_ à servir d'annonce au livre en question? On le
dirait presque, à voir la complaisance que vous avez mise à les couvrir
de citations, dont plusieurs semblent être traduites de quelques
fragments inédits de la Divine Comédie du Dante. Quant à nous, qui
n'avions pas encore lu les _Amschaspands et Darvands_, s'il eût
été possible que nous fussions dans la même ignorance des ouvrages
précédents de l'auteur, votre long article, votre généreux appel à notre
attention, et les heureuses citations que vous avez choisies, nous
l'auraient fait lire avec empressement. Serait-ce que, malgré vous, et
en dépit de la consigne, vous auriez cédé à l'entraînement, à l'instinct
du beau, au souvenir douloureux d'avoir été ou d'avoir pu être homme de
goût et de talent? Oui vraiment, vos extraits, ces spécimens que
vous nous avez transcrits obligeamment, révèlent on vous un certain
enthousiasme mal étouffé, et vous vous connaissez en beau style, car à
cet égard, vous ne vous refusez rien.

Mais enfin il vous était défendu d'admirer, et vous avez blâmé. Il ne
vous était pas ordonné sans doute d'offrir la prose de M. La Mennais à
l'attention, c'est-à-dire à l'admiration du public: donc la plume vous a
tourné dans les doigts en écrivant _public_; c'était _parquet_ que vous
vouliez dire. Le mot commence par la même lettre. Ou bien peut-être que
votre écriture n'est pas très-lisible et que le prote des _Débats_ s'y
sera trompé. Mettons que c'est une faute d'impression, et n'en parlons
plus.

Hélas! de cette façon, votre exposition devient très-claire, votre
procédé de citations très-logique. Ce sont les passages incriminés que
vous signalez à l'attention des juges. Le _Journal des Débats_ n'est pas
novice en ces sortes d'affaires, et votre fonction dans celle-ci n'est
pas si plaisante qu'elle le semblait au premier coup d'oeil. Vous nous
ôtez l'envie de rire; car ce n'est pas un bout d'oreille que vous
laissez voir: c'est un bout de griffe, et le bruit sec de vos paroles
creuses ressemble à un bruit de verrous et de chaînes.

Eh bien, que voulez-vous donc faire, écrivain moral et consciencieux,
ami anonyme de la paix et de la vérité, qui appelez, sans vous
compromettre, à votre aide le procureur du roi et le geôlier en gardant
l'anonyme? Vous vous êtes chargé là d'un office dont je ne vous ferai
pas mon compliment. Comment appelle-t-on le métier que vous faites?
ce n'est pas celui d Accusateur public; ceux-là n'agissent pas dans
l'ombre; ils se montrent à nous revêtus de fonctions qu'ils peuvent
faire respecter quand ils les comprennent, avec un front sur lequel
chacun de nous peut lire la fourbe ou la probité, avec un nom que nous
pouvons traduire à la barre de l'opinion publique outragée, ou invoquer
pour apaiser les murmures des sympathies blessées. Mais vous, vous qu'on
ne voit pas; qu'on ne connaît pas; vous qui n'avez pas de nom, vous qui
êtes peut-être deux, peut-être trois pour écrire en secret ces pages
dont le prétexte est l'ordre public et dont le but est d'alarmer le
pouvoir, d'aigrir et de réveiller les vieilles rancunes personnelles,
comment s'appelle votre métier, répondez? Monsieur l'anonyme n'est pas
un titre auprès de cette société dont vous vous faites l'appui et le
conservateur: monsieur l'accusateur secret vous convient-il mieux? M'est
avis qu'il vous convient en effet. Prenez-le donc, monsieur! Hélas! je
comprends que vous ayez _besoin de plus d'un détour_ pour exercer votre
charge, et je crains qu'il n'y ait rien au monde de plus sournois que
cette charge-là.

Je reprends l'examen de votre acte _secret_ d'accusation. A propos des
_nombreux revirements d'opinion_ de M. La Mennais, vous répétez en
style pompeux, et sans vous faire faute de l'allusion obligée à M.
de Lamartine, les gémissements de la _Revue des Deux Mondes_ sur
l'inconstance des hommes de lettres. Vous avez grand tort, et je ne sais
pas de quoi vous vous plaignez si amèrement. Si vous étiez aussi fins et
aussi bons politiques que vous en avez la prétention, vous ne laisseriez
pas voir que ces gens-là sont dignes de votre colère et de vos regrets.
Vous garderiez un silence diplomatique. Mais vous ne le pouvez pas, et
votre dépit, même à propos des moindres transfuges ou des plus faibles
opposants, s'échappe malgré vous. Comment pourriez-vous vous abstenir de
crier au feu et de sonner le tocsin quand des hommes comme ceux que je
viens de nommer vous somment de faire votre devoir? Cependant, si vous
avez sujet de vous plaindre quant à la qualité, je ne vois pas que vous
soyez fondé à verser des larmes hypocrites sur la quantité de ceux qui
vous abandonnent. Vos chefs ont assez bien manoeuvré depuis douze ans
pour que les désertions n'aient pas été fréquentes dans votre régiment.
Nous voyons bien, nous autres, qu'au contraire vous recrutez tous les
jours, grâce à des arguments irrésistibles que vous possédez. Vraiment,
vous avez tort d'accuser la _popularité_ de vous ravir l'adhésion de
tant d'intelligences. La popularité n'est pas riche, Messieurs, et, le
fût-elle, elle n'achèterait pas. De sa nature, elle n'aime que ceux qui
se donnent; et le métier n'étant pas lucratif, il est rare qu'on vous
quitte pour elle. Ainsi, quand je regarde votre demeure (le poëte a dit
_antre_, mais comme vous n'êtes pas des lions je n'appliquerai pas ce
mot à votre presse conservatrice):

  Je vois fort bien comme l'on entre,
  Et ne vois pas comme on en sort.

Allons! vous êtes des ingrats! Si vous avez vu _tourner bien des têtes,
et changer la couleur de bien des drapeaux fièrement plantés dans un
sable mouvant_, c'est vers vous que _le vent de la politique_ a poussé
tous ces oiseaux de nos rivages, et vous dites cela pour faire une
belle phrase. Hélas! non, notre pays n'est pas _tout plein d'illustres
métamorphoses_ dans le sens où vous l'entendez. Ce serait à nous de les
constater en sens contraire, et, quant à moi, je ne les citerai pas:

  Je m'en tais, et ne veux leur causer nul ennui,
  Ce ne sont pas là mes affaires.

Quant à la popularité (finissez-en avec tous vos _détours_ qui ne
servent de rien ici; c'est le peuple que vous voulez dire), le peuple
compte les âmes indépendantes, véraces et fortes, que le sentiment de la
charité humaine a fait tressaillir, que la révélation de la fraternité a
jetées dans ses bras. Il y en a peu, fort peu malheureusement, dans vos
classes éclairées; mais on s'en contente. M. La Mennais en vaut bien
quelques-uns comme ceux qui vous restent. Le peuple le sait, et ne
traduit pas ses déserteurs devant le jury.

Mais dans quelle contradiction tombez-vous! j'en demande bien pardon à
votre logique _secrète_. Vous nous peignez d'abord M. La Mennais enivré
de sa popularité, recevant les acclamations du peuple, harangué par la
jeunesse, porté en triomphe par les prolétaires; et puis, un instant
après, vous nous le montrez comme un cerveau bizarre, excentrique,
désespéré, qui n'éveille apparemment aucune sympathie, puisque, _dans
son orgueilleuse démence, il se venge de son isolement sur la société
tout entière_. Il faut pourtant choisir: ou M. La Mennais vit
modestement retiré de tout contact extérieur avec cette popularité qui
le cherche (et c'est là la vérité), et dans ce cas il n'est ni chagrin
ni colère; ou bien il vit dans les triomphes de cette popularité, et il
n'a ni envie ni sujet de s'en prendre à vos personnes de son isolement
et de son abandon. Encore une fois, vous faites des phrases, vous les
faites fort bien; mais c'est de l'éloquence secrète que personne ne
comprend.

Puis, vous vous attaquez à son style, à son énergie, à la grandeur de
sa forme, à la brûlante indignation de sa parole. Vous les qualifiez de
rage concentrée, de sombre vengeance, de haine démagogique. Vraiment,
vous avez trop de douceur et de charité pour souffrir cela, et vous
dites dans votre style, à vous, qui est bénin et apostolique au dernier
point: «Aussi rusé que violent, il attire sa victime dans un cercle de
métaphores, l'enlace dans un réseau de poésie, la saisit doucement et
l'égorge avec fureur.» Tout doux! vous vous échauffez trop, ami de la
paix! Mais il ne suffit pas d'être beau diseur, il faut encore savoir ce
qu'on dit. Quelle victime M. La Mennais a-t-il donc égorgée ainsi?
Je n'en avais ouï parler de ma vie. Mangerait-il des enfants à son
déjeuner, comme feu Byron et feu Napoléon? Allons, vous vous trompez. Il
n'a jamais coupé la langue ni les oreilles à personne; et si vous lui
demandiez de tailler votre plume, elle serait mieux taillée qu'elle ne
l'a jamais été. Vous en seriez satisfait, et il vous donnerait encore
l'encre et le papier pour écrire contre lui aussi secrètement que vous
voudriez. C'est donc le lecteur, un lecteur quelconque, que vous voulez
désigner par cette victime prise en sa phrase comme en une toile
d'araignée, et puis égorgée si doucettement? Vraiment, si quelque
lecteur se plaint d'avoir été traité ainsi, il faut que en soit un
lecteur visionnaire, tourmenté de quelque affreux remords et assailli
d'un bien sombre cauchemar. La beauté du style lui aura semblé un noeud
coulant, l'indignation de l'écrivain un gril de fer rouge, et la vérité
une strangulation finale. Je ne pensais pas qu'on gagnât de telles
angines à lire une belle prédication, et je n'aurais pas conseillé à des
gens si délicats d'aller entendre Massillon, Bourdaloue, et encore moins
saint Matthieu nous racontant la sainte colère du Christ. Mon avis est,
puisque ces gens sont si pernicieux que de tuer, par la parole, les
personnes mal contentes d'elles-mêmes (vu qu'il y a beaucoup de ces
personnes-là), d'envoyer M. La Mennais en prison, les prédicateurs et
les prophètes, les poëtes et les saints, depuis le divin maître, qui
se permettait de chasser du temple, sans aucun procédé, d'honnêtes
spéculateurs et d'honorables industriels, jusqu'au Dante, qui a fait
parler le diable trop crûment, enfin toute cette séquelle de diseurs de
vérités dures, au feu, pêle-mêle et sans retard. Le ministère ne peut
pas triompher sans cela dans les chambres. Vous l'avez dit et prouvé, je
me rends.

Il y a cependant une exception que vous daignerez faire. Vous aimez
Montesquieu, à ce qu'il paraît, et vous goûtez assez les _Lettres
persanes_. On leur fera grâce, puisqu'elles vous amusent. Elles ont
paru dans leur temps, d'ailleurs, et nous n'étions pas là. Il est assez
probable qu'il n'a pas eu l'intention de nous désobliger. Les moeurs
étaient si corrompues dans son temps! et aujourd'hui elles sont si
pures! il faut bien pardonner quelque chose aux réformateurs qui sont
morts, surtout quand ils ont eu la précaution d'envelopper leurs
allusions sous un voile épais, et de ne pas appeler un chat un chat.

Il reste un compliment à vous faire sur l'admirable bonne foi avec
laquelle vous avez fait parler des démons dans vos citations, sans
jamais laisser intervenir les anges, sans daigner faire mention de leur
rôle et de leurs conclusions dans le poëme de M. La Mennais. Si vous
eussiez vécu au temps de Michel-Ange, et que, parmi les affreuses
figures qui occupent le bas de son tableau du _Jugement dernier_, vous
eussiez cru saisir quelque allusion à des gens de votre connaissance,
vous auriez fait mutiler la partie du chef-d'oeuvre où les saints et les
anges apparaissent dans leur splendeur; et, appelant l'_attention du
public_ sur cette oeuvre infernale, vous eussiez conclu, de cette
représentation allégorique du crime et du vice, à l'immoralité et à
la férocité du peintre. C'est une nouvelle manière de juger et de
critiquer, qui est tout à fait de mode en ce temps-ci. Dans un roman
de Walter Scott, un vieux seigneur, contemporain de Shakspeare, mais
amateur encroûté des classiques de sa jeunesse, s'élève avec indignation
contre l'auteur d'_Hamlet_ et d'_Othello_. «Vous voyez bien, dit-il aux
jeunes gens, pour les dégoûter de cette pernicieuse lecture, que votre
Shakspeare est un scélérat, un homme capable de toutes les trahisons et
imbu des plus abominables principes. Voyez seulement comment il fait
parler Yago! Il n'est qu'un fourbe et un menteur qui puisse créer de
pareils types, et leur mettre dans la bouche des discours d'une telle
force et d'une telle vraisemblance.» Ce bon seigneur aurait voulu que
l'_honest Yago_ parlât comme un saint en agissant comme un diable; et
il faut convenir que Racine, peignant les coupables ardeurs de Phèdre,
osant nommer l'infâme Pasiphaé et tracer ce vers immoral:

  C'est Vénus tout entière à sa proie attachée,

se montrait bien ennemi des convenances et bien entaché d'inceste et
d'adultère dans ses secrets instincts. On n'y prit pas garde d'abord.
Le siècle était si corrompu! Mais on doit s'en offenser et condamner
Racine, aujourd'hui qu'on est pieux et austère jusqu'à ne pas permettre
à l'art et à la poésie de peindre le vice et le crime sous des couleurs
sombres et avec l'énergie que comporte le sujet. J'avoue cependant, pour
ma part, que c'est une méthode de critique à laquelle je ne comprends
rien du tout.

Ainsi donc, le Génie de l'impureté, celui de la cruauté, celui de la
profanation et celui du mensonge ne devaient pas être mis en scène,
selon vous; parce que le mensonge, l'impiété, la férocité et le
libertinage sont choses respectables, auxquelles l'art ne doit pas
s'attaquer. Tant pis pour les esprits fâcheux qui ne s'en accommodent
pas. Ces petites imperfections de la société sont inviolables, et les
flétrir est la conséquence d'un caractère chagrin et intolérant. Soit!
vous ne voulez entendre que les concerts des anges; les hymnes de la
miséricorde, de la bénédiction et de l'espérance sont seuls dignes de
vos oreilles pudiques, de vos âmes béates. Il paraîtrait cependant que
vous avez l'oreille dure et l'âme fermée à cette musique-là. Car les
_amschaspands_ (les bons Génies) parlent et chantent tout aussi souvent
que les darvands et les dews dans le poëme incriminé. Il y a là
toute une contre-partie, toute une antithèse, savamment soutenue et
délicatement développée, ainsi que l'annonce le titre de l'ouvrage.
Vous n'y avez pas fait la moindre attention, et vous en avez détourné
_l'attention du public_ avec une rare sincérité. C'est beau! c'est bien
de votre part! Quelle charité pour nous, quelle impartialité envers
l'auteur! Ah! vraiment, vous faites noblement les choses!

Eh bien, nous qui ne nous piquons pas de si savants _détours_ pour dire
l'impression que ce livre a faite sur nous, nous citerons un peu de la
contre-partie qui a échappé à votre talent d'examen ou à la fidélité
de votre mémoire. C'est le Génie de la pureté qui parle au Génie de la
terre:

«Rien ne périt, tout se transforme. Vous me demandez, ô Sapandomad, ce
que l'avenir cache sous son voile, si c'est un berceau, ou un cercueil?
Fille d'Ormuzd, ignorez-vous donc que le cercueil et le berceau ne sont
qu'une même chose? Les langes du nouveau-né enveloppent la mort future;
le suaire du trépassé enferme dans ses plis la vie renaissante.

«Le pouvoir des Daroudjs n'est pas ce qu'ils le croient être. Lorsqu'ils
renversent et brisent les sociétés humaines, lorsqu'ils y versent leur
venin pour en hâter la dissolution, ils concourent encore au dessein de
la Puissance même qu'ils combattent. Ce qu'ils détruisent, ce n'est pas
le bien, mais la sèche écorce du bien, qui opposait à son expansion un
obstacle invincible. Pour que la plante divine refleurisse, il faut
qu'auparavant ce qu'a usé le travail interne se décompose.

«Considérez, ô Sapandomad, et les vieilles opinions des hommes,
inconciliables entre elles, et le droit sous lequel ils ont jusqu'ici
vécu. Ces opinions, est-ce donc le vrai? Ce droit, est-ce donc le juste?
Et pourtant c'est là tout ce qu'ils appellent l'ordre social. Que cet
informe édifice croule, y a-t-il lieu de s'en alarmer?

«Craindrait-on que ces ruines n'entraînassent celle des principes
salutaires qui ne laissent pas de subsister au milieu des désordres nés
des fausses croyances et des institutions vicieuses? Illusion. Qu'ils
soient obscurcis momentanément, cela peut, cela doit être, à cause du
lien factice qui les unissait à l'erreur destinée à disparaître tôt ou
tard. Mais, vous l'avez remarqué vous-même, inaltérables au fond de la
conscience du peuple, ils s'y conservent immuablement. Quand tout le
reste passe, ils demeurent; ils sont comme l'or qu'on retrouve, séparé
de ce qui le souillait, sur le lit du torrent qui emporte l'impur limon.

«Quand donc, attentifs au cours des choses, les Izeds annoncent
d'inévitables catastrophes, de grandes et prochaines révolutions, ils
annoncent par cela même un renouvellement certain, une magnifique
évolution de l'Humanité en travail pour produire au dehors le fruit
qui a germé dans ses entrailles fécondes. Si elle n'enfante point sans
douleur, c'est que rien ne se fait sans effort; c'est qu'enfermé dans
le corps qui se dissout, l'esprit qui aspire à le quitter, à prendre
possession de celui qui bientôt va naître, souffre à la fois et de son
état présent et de son état futur, de son dégoût de ce qui est et de
son désir de ce qui sera; car le désir même est une souffrance, et
l'espérance aussi, tant qu'elle n'a pas atteint son terme.

«Plaignez, Sapandomad, les générations sans patrie que des souffles
opposés poussent et repoussent dans le vide, entre le monde du passé
et le monde de l'avenir. Elles ressemblent à la poussière roulée par
Vato[1]. Mais, nuage ténébreux, ou trombe qui dévaste, cette poussière
retombe sur le sol, où, pénétrée des feux du ciel, humectée de ses
pluies, elle se couvre de verdure.»

[Footnote 1: Esprit de l'ouragan.]

Ailleurs, le Génie de l'équité dit à celui _qui bénit le peuple_:

«Un germe tombe sur la terre; il se développe et croît, et produit ses
fleurs et ses fruits, après quoi la plante épuisée se dessèche et meurt.
Ce germe, c'est une portion de la vérité infinie, qu'Ormuzd dépose dans
l'esprit de l'homme; cette plante est ce qu'il nomme religion: mais la
mort n'en est qu'apparente, elle renaît toujours, se transformant chaque
fois selon les besoins de l'Humanité, dont elle suit le progrès et dont
elle caractérise l'état.

«Combien de civilisations différentes n'as-tu pas déjà vues périr! Qu'en
est-il advenu? Le genre humain a-t-il cessé de vivre? Non, après une
époque de langueur maladive, de vertige et d'assoupissement, revenu à
lui-même, plein de vigueur et de sève, il est, poursuivant sa route
éternelle, entré dans les voies d'une civilisation plus parfaite. Ces
révolutions périodiques, assujetties à des lois identiques au fond
avec les lois universelles du monde, offrent, en particulier, ceci de
remarquable, que, s'accomplissant dans une sphère toujours plus étendue,
elles ont une relation visible à l'unité vers laquelle tout tend, à
laquelle tout aspire.

«Elles suscitent d'abord de vives alarmes et une tristesse profonde,
parce que, de toutes parts, elles présentent des images de mort.
Lorsqu'une ère, fille de celles qui l'ont précédée, naît; chose étrange!
les hommes prennent le deuil et croient assister à des funérailles.

«C'est qu'en effet ce qui naît, on ne le voit pas encore; et qu'on voit
ce qui s'en va, ce qui s'évanouit pour jamais.»

Si nous voulions, par curiosité, appliquer à chacune des malédictions
que vous avez citées une théorie de l'espérance et de la foi, extraite
de ce même livre, nous le pourrions aisément; et il se trouverait qu'à
force de vouloir trop prouver contre l'amertume de l'écrivain, vous
n'avez rien prouvé du tout. Mais laissons cet aride débat. Le public
saura bien faire de son attention l'usage qui lui conviendra; et comme
il n'aura pas les mêmes raisons que vous pour ne lire que d'un oeil et
n'entendre que d'une oreille, il jugera sans se soucier de vos
arrêts. La _popularité_, que vous haïssez tant, et pour cause, est
souverainement équitable. Si, à des esprits douloureux, fatigués de
souffrir en vain, les promesses d'Ormuzd semblent un peu lointaines;
si, à de jeunes coeurs avides d'espoir et d'encouragement, la voix
d'Ahriman, «celui qui dit _non_,» parait lugubre et terrible, les
esprits sérieux et sincères leur répondront: Forces émoussées, ardeurs
inquiètes, écoutez avec respect la voix austère de cet apôtre. Ce n'est
ni pour endormir complaisamment vos souffrances ni pour flatter vos
rêves dorés que l'esprit de Dieu l'agite, le trouble et le force à
parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le martyre de la foi.
Il a lutté contre l'envie, la calomnie, la haine aveugle, l'hypocrite
intolérance. Il a cru à la sincérité des hommes, à la puissance de la
vérité sur les consciences. Il a rencontré des hommes qui ne l'ont pas
compris, et d'autres hommes qui ne voulaient pas le comprendre, qui
taxaient son mâle courage d'ambition, sa candeur de dépit, sa généreuse
indignation de basse animosité. Il a parlé, il a flétri les turpitudes
du siècle, et on l'a jeté en prison. Il était vieux, débile, maladif:
ils se sont réjouis, pensant qu'ils allaient le tuer, et que de la
geôle, où ils l'enfermaient, ils ne verraient bientôt sortir qu'une
ombre, un esprit déchu, une voix éteinte, une puissance anéantie. Et
cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru
avoir affaire à un enfant timide qu'on brise avec les châtiments, qu'on
abrutit avec la peur. Les pédants! ils se regardent maintenant confus,
épouvantés, et se demandent quelle étincelle divine anime ce corps
si frêle, cette âme si tenace. Et ceux qui, par leurs déclamations
ampoulées, par leurs anathèmes de mauvaise loi, ont alarmé la conscience
de quelques hommes incertains et abusés, jusqu'à leur arracher la
condamnation de la victime; ces généreux anonymes, qui voudraient sans
doute arracher un arrêt de mort contre lui pour en finir plus vite, se
disent les uns aux autres: Nous ne l'avons pas bien tué! cette fois
tâchons de mieux faire.

Eh bien! vous pour qui il a souffert, pour qui il est prêt, vous le
voyez, à souffrir encore, souvenez-vous que sa tête est sacrée. Si sa
voix est douloureuse, si sa prédication est rude et menaçante, s'il met
parfois des reproches amers et des plaintes effrayantes sur les lèvres
des anges que sa fiction invoque, songez qu'un divin transport a ému ses
entrailles, et que sa mission en ce siècle malheureux n'était pas une
mission de complaisance, _de convenance_ et _de politesse_, comme ses
ennemis voudraient le lui imposer. C'est à lui de gourmander votre
paresse, votre incertitude et vos langueurs. C'est là le spectacle qui
le frappe, et, s'abusât-il quelquefois sur l'excès et la cause de vos
misères, il a bien assez chèrement acquis, en souffrant pour vous
tous les genres de persécution, le droit d'être sévère et de se faire
religieusement écouter. Quand les enfants de l'Italie voyaient passer le
Dante, ils disaient en le suivant des veux avec respect: _Voilà celui
qui revient de l'enfer!_ Eh bien! dans votre siècle de scepticisme et de
moquerie, vous avez parmi vous un homme dont l'ardente imagination
s'est abîmée dans ces mystères de la poésie, dont l'âme religieuse et
apostolique s'est envolée dans l'empirée où s'éleva le Dante, dont
la plume toujours énergique vient de vous tracer un enfer et un ciel
mystiques d'où s'échappent des cris et des remontrances dont nul autre
après lui n'aura l'antique vigueur d'expression et le ravissement
extatique. Il est le dernier prêtre, le dernier apôtre du Christianisme
de nos pères, le dernier réformateur de l'Église qui viendra faire
entendre à vos oreilles étonnées cette voix de la prédication, cette
parole accentuée et magnifique des Augustin et des Bossuet, qui ne
retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les voûtes
affaissées de l'Église; car l'Église a chassé de son sein ce serviteur
trop sincère, trop fort et trop logicien pour être contenu en elle.
Il ne vous explique point encore la religion nouvelle, mais il vous
l'annonce. Sa mission était de détruire tout ce qui était mauvais
dans l'ancienne: il l'a fait selon ses forces et ses lumières;--d'en
conserver, d'en ranimer tout ce qui était vraiment pur, vraiment
évangélique: il l'a fait de toute son âme. Le peuple était voltairien
comme les hautes classes. Depuis les _Paroles d'un Croyant_, une grande
partie du peuple est redevenue évangélique. Il a travaillé dans l'Église
et hors de l'Église, dans ce même but et avec ce même sentiment
d'évangéliser le peuple et de combattre le matérialisme par une
philosophie religieuse, par une prédication philosophiquement
spiritualiste. Son oeuvre est grande. Il y a donné toutes ses forces,
tout son amour, toute sa colère, toute sa persévérance, tout son génie.
Il y a tout sacrifié, repos, aisance, sécurité, réputation (puisque
quelques-uns lui ont fait un crime de son courage et de sa foi), amitiés
heureuses, amitiés sincères même. Il a tout brisé, amis et ennemis, tout
ce qui devait ou lui semblait devoir entraver son élan. Il y a tout
perdu, jusqu'à la santé et la liberté, ces conditions inappréciables,
et indispensables en apparence, de la fraîcheur des idées et de la
puissance de l'esprit. Dieu, par une admirable compensation, lui a
conservé pourtant son génie, sa foi et la jeunesse de son courage. Et
après tant de sacrifices, de luttes, de souffrances et de désastres,
l'admiration et la vénération des âmes sincères ne lui resteraient
pas fidèles? Voulût-il les repousser, non, cent fois non, elles
ne déserteraient pas sa cause! Non, messieurs les journalistes du
gouvernement, la république, aucun type, aucun idéal de la république
_ne commence à s'ennuyer des jérémiades démocratiques de son illustre
adepte_. On ne s'en lassera pas plus que la poésie ne se lasse de
Jérémie lui-même, ce prophète _impoli_ et _inconvenant_, qui parlait
comme M. La Mennais de la corruption des vivants et des vers du
sépulcre. Des âmes faibles, ombrageuses et froissées dans leur vanité
(il en est peut-être parmi vous) lui feront un vice de coeur de cette
facilité miraculeuse avec laquelle il s'est détaché des personnes,
quand, les personnes représentant des idées qui n'étaient pas les
siennes, il a su les arracher de son sein. Mais il en est d'autres qui,
ayant aimé en lui avant tout la sincérité et la foi, ses divins mobiles,
se laisseraient froisser et brûler par sa course enflammée (dût-il
prendre, en passant, une ronce pour un appui, un fruit pour une
épine), plutôt que de l'arrêter par de mesquines susceptibilités et de
l'étourdir par de puérils reproches. Déjà ce _trop célèbre abbé_, comme
vous l'appelez naïvement, appartient à l'histoire. Il a assez fait pour
y prendre place de son vivant; et la postérité le contemple déjà par les
yeux de nos enfants, _ces petits enfants qui_, suivant sa belle parole,
_sourient dans leurs berceaux; car ils ont aperçu le règne de Dieu dans
leurs songes prophétiques_. Ceux-là lui marqueront, dans l'histoire des
religions et des philosophies, une place que l'anonyme ne vous procurera
jamais. Ceux-là comprendront qu'il a dû peu s'alarmer du bruit que vous
faites autour de son oeuvre, car ce bruit n'aura pas laissé d'échos.
Ceux-là ne s'inquiéteront guère de savoir si, dans le secret de sa
pensée, il a deviné juste la forme que doit prendre leur société et leur
religion. Ils verront seulement les effets de sa prédication dans les
âmes, et ils en cueilleront les fruits sous la forme de vertus et de
forces régénératrices que le souffle glacé de vos discours académiques
et la froide étreinte de vos murailles pénitentiaires n'auront pu
détruire dans leur germe.

En attendant, vous lui ferez un grand crime de sa tristesse; et vous,
qui avez des pensées noires, vous lui reprocherez aigrement d'avoir des
idées sombres. Quant à nous, quoique son espérance de rénovation sociale
nous paraisse trop vague; quoique nous concevions des réformes plus
hardies; quoique nous trouvions qu'il a gardé, dans ses vues et dans ses
instincts d'avenir, quelque chose de trop ecclésiastique; quoiqu'il ne
nous semble pas avoir assez compris la mission de la femme et le sort
futur de la famille; quoique, enfin, sur d'autres points encore, nous
ne soyons pas ses disciples, nous serons à jamais ses amis et ses
admirateurs jusqu'au dévouement, jusqu'au martyre, s'il le fallait,
plutôt que d'insulter à la souffrance d'une si noble destinée. Nous
savons qu'il croit ce qu'il professe; et, dans ce qu'il professe, nous
trouvons bien assez de grandes vérités et de grands sentiments pour
l'absoudre de ce qui, à certains égards, ne nous semble pas complet et
concluant. Mais vous autres, qui cherchez à l'outrager dans ce que
sa vie a de plus touchant et de plus respectable, vous qui l'appelez
_monsieur l'abbé_ (avec une pauvre ironie, il faut le dire); vous qui
lui reprochez d'être prêtre et de ne pas savoir mentir; vous qui,
cependant, raillez le clergé, et qui vous vantez de l'_embaumer_ comme
une vieille momie, avec force génuflexions et sarcasmes; vous qui
traitez le Catholicisme et le christianisme comme on traite, en Chine,
les mandarins condamnés à mort: un coussin sous le patient, un argousin
prosterné devant lui, et un bourreau, le sabre levé, derrière; vous qui
flattez les prélats pour que leurs curés ne fassent point de propagande
contre vos élections; vous qui, ne croyant à rien, voulez que le peuple
croie, de par le Catholicisme, à la sainteté de vos pouvoirs et à
la légitimité de vos droits; vous, enfin, qui reprochez à un prêtre
réformateur d'avoir quitté cette Église où vous n'entrez qu'en riant
sous votre masque, et qui feignez d'être scandalisés de son langage
rude et affligé: ne voyez-vous donc pas que s'il est trop effrayé du
spectacle qu'offre le monde, s'il est irrité de tout le mal qu'il y voit
et défiant de tout le bien qu'on n'y voit pas, c'est parce qu'il est
prêtre, et plus prêtre que tous vos prêtres? c'est parce qu'il a été
nourri dans la cage, qu'il y a pris des habitudes de mortification et de
renoncement, qui font de lui, encore, et plus que jamais, au milieu des
audaces de sa révolte, un auguste fanatique? Oui, c'est parce qu'il
a vieilli sans famille, sans postérité, sans lien personnel avec la
famille humaine, qu'il est triste souvent et injuste quelquefois.
Quelques-uns parmi nous peut-être trouvent qu'il respecte encore trop,
selon eux, les formes du passé; et nous, nous le trouvons aussi. Car ce
n'est pas de l'hypocrisie de parti et de l'intérêt de coterie que nous
faisons ici: c'est de la justice dans toute la volonté de notre âme,
dans toute la force de nos instincts; et nous sentons que, malgré
l'infériorité de nos lumières et de nos mérites, nous avons, devant Dieu
et devant les hommes, le droit de dire toute notre pensée sur cet homme
illustre. Eh bien! nous lui faisons un malheur d'être prêtre; à d'autres
la honte de lui en faire un reproche! Nous blâmons profondément les
athées qui outragent, en feignant de la respecter ailleurs, la cause
de sa dureté apparente. Nous blâmerions aussi ceux qui, au nom d'une
croyance opposée à la sienne, lui reprocheraient de n'avoir pas assez
dépouillé le prêtre en quittant l'Eglise. _Que vouliez-vous qu'il fît?_
Ce n'est pas le cas de répondre: _Qu'il mourut!_ car il était mort déjà
à la vie de l'humanité; il s'était suicidé en ce sens, en prononçant des
voeux. Et il est resté dans cette tombe avec un héroïsme qui ne donne
pas prise à la moindre des calomnies de l'ennemi. Que dis-je? il s'est
suicidé une seconde fois. Car il était redevenu libre; il pouvait
secouer le joug; et si l'anathème des dévots l'eût accablé encore plus
pour cela, des masses entières auraient applaudi ou pardonné à tous
ses actes personnels d'indépendance. Ce n'est donc pas la crainte de
l'opinion qui l'a retenu, et il n'eût pas été plus abominable à la
postérité pour s'être affranchi de l'inaction, que ne l'est Luther,
accepté comme le premier après Jésus par la moitié de l'Europe
civilisée. Mais le caractère de cet homme-ci est grand dans un autre
sens. Il est moins grand réformateur, il est plus grand saint. Plus
prudent pour les autres, il ne pousserait pas le monde dans des voies
aussi hardies. Plus courageux envers lui-même, il ne fuirait pas devant
ses bourreaux. Il s'offrirait à la torture, dans la crainte de s'être
abusé sur les droits généraux en vue de son droit individuel. Vous
appellerez cela de l'orgueil, vous qui ne croyez pas aux mâles vertus,
et pour cause. Ne l'appelez pas timidité, vous qui avez l'amour du vrai.
Croyez-vous donc qu'il n'eût pas pu faire un schisme et bouleverser,
peut-être renverser l'Eglise? Oh! que l'Eglise sait bien le contraire!
Et que ne l'a-t-il fait! disent tous ces jeunes lévites qui dévorent les
écrits de La Mennais dans le trouble des séminaires et dans le silence
des campagnes. Il ne l'a pas fait, je crois pouvoir le proclamer ici
sans me tromper, parce qu'il manquait des passions qui font les grands
schismatiques. Il avait bien la charité, le courage, la conviction: il
n'avait pas l'orgueil de soi, l'ambition de la renommée, la soif de la
vengeance, des richesses, des plaisirs et des enivrements de la vie.
Il était façonné aux vertus chrétiennes; il ne pouvait pas les perdre.
Voilà tout son crime: amis et ennemis, condamnez-le si vous l'osez. Il
aimait le sacrifice; c'est dans l'habitude du sacrifice qu'il avait
puisé son enthousiasme, sa force, son ardeur de sincérité, son génie.
Eût-il perdu tout cela en renonçant au sacrifice? Je ne sais. Mais il
y a une volonté divine qui l'a poussé dans sa voie, et cette volonté a
seule le droit de le juger.

Pour moi, artiste (je ne prétends pas être autre chose, et cela me
suffit pour croire, aimer et comprendre ce dont mon âme a besoin pour
vivre sans défaillir), je l'aime ainsi. J'aime cette figure qui conserve
la poésie des saints du moyen âge, et qui à la jeunesse rénovatrice de
notre époque unit la sévérité persévérante des antiques vertus. Nous
ne sommes pas assez loin du Christianisme pour ne pas aimer encore nos
saints et nos martyrs. Nous les cherchons en vain parmi ces prêtres du
siècle qui font de leurs églises des salons pour les dames, de leur
ministère un marchepied pour l'ambition, de leurs principes religieux un
compromis avec les puissances temporelles. Et La Mennais nous parait si
magnanime, si généreux, si naïf dans son oeuvre, que, n'en déplaise à
monsieur l'anonyme du _Journal des Débats_, nous irions volontiers _le
tirer par sa soutane_ (la seule soutane qui nous inspire encore du
respect), pour lui dire: «Père, grondez-nous tant que vous voudrez, nous
aimons mieux vos reproches que votre silence; et puissiez-vous nous
gronder encore bien fort et bien longtemps! Le peuple ne raisonne ni
mieux ni plus mal que nous à cet égard. Il vous aime; donc vous ne
pouvez pas avoir tort avec lui. Moquez-vous, tonnez, menacez: tout cela
est beau venant de vous, et vous ne blesserez jamais une âme sincère.
Que qui se sent coupable se fâche!»

GEORGE SAND




             LES VISIONS DE LA NUIT DANS LES CAMPAGNES


Vous dire que je m'en moque, serait mentir. Je n'en ai jamais eu, c'est
vrai: j'ai parcouru la campagne à toutes les heures de la nuit, seul ou
en compagnie de grands poltrons, et sauf quelques météores inoffensifs,
quelques vieux arbres phosphorescents et autres phénomènes qui ne
rendaient pas fort lugubre l'aspect de la nature, je n'ai jamais eu le
plaisir de rencontrer un objet fantastique et de pouvoir raconter à
personne, comme témoin oculaire, la moindre histoire de revenant.

Eh bien, cependant je ne suis pas de ceux qui disent, en présence des
superstitions rustiques: _mensonge, imbécillité, vision de la peur_; je
dis phénomène de vision, ou phénomène extérieur insolite et incompris.
Je ne crois pour cela ni aux sorciers ni aux prodiges. Ces contes de
sorciers, ces explications fantastiques données aux prétendus prodiges
de la nuit, c'est un poëme des imaginations champêtres. Mais le fait
existe, le fait s'accomplit, qu'il soit un fantôme dans l'air ou
seulement dans l'oeil qui le perçoit, c'est un objet tout aussi
réellement et logiquement produit que la réflexion d'une figure dans un
miroir.

Les aberrations des sens sont-elles explicables? ont-elles été
expliquées? Je sais qu'elles ont été constatées, voilà tout; mais il est
très-faux de dire et de croire qu'elles sont uniquement l'ouvrage de
la peur. Cela peut être vrai en beaucoup d'occasions; mais il y a des
exceptions irrécusables. Des hommes de sang-froid, d'un courage naturel
éprouvé, et placés dans des circonstances où rien ne semblait agir sur
leur imagination, même des hommes éclairés, savants, illustres, ont eu
des apparitions qui n'ont troublé ni leur jugement ni leur santé,
et dont cependant il n'a pas dépendu d'eux tous de ne pas se sentir
affectés plus ou moins après coup.

Parmi grand nombre d'intéressants ouvrages publiés sur ce sujet, il faut
noter celui du docteur Brierre de Boismont, qui analyse aussi bien
que possible les causes de l'hallucination. Je n'apporterai après ces
travaux sérieux qu'une seule observation utile à enregistrer, c'est que
l'homme qui vit le plus près de la nature, le sauvage, et après lui le
paysan, sont plus disposés et plus sujets que les hommes des autres
classes aux phénomènes de l'hallucination. Sans doute l'ignorance et la
superstition les forcent à prendre pour des prodiges surnaturels
ces simples aberrations de leurs sens; mais ce n'est pas toujours
l'imagination qui les produit, je le répète; elle ne fait le plus
souvent que les expliquer à sa guise.

Dira-t-on que l'éducation première, les contes de la veillée, les récits
effrayants de la nourrice et de la grand'mère disposent les enfants et
même les hommes à éprouver ce phénomène? Je le veux bien. Dira-t-on
encore que les plus simples notions de physique élémentaire et un peu de
moquerie voltairienne en purgeraient aisément les campagnes? Cela est
moins certain. L'aspect continuel de la campagne, l'air qu'il respire à
toute heure, les tableaux variés que la nature déroule sous ses yeux,
et qui se modifient à chaque instant dans la succession des variations
atmosphériques, ce sont là pour l'homme rustique des conditions
particulières d'existence intellectuelle et physiologique; elles font de
lui un être plus primitif, plus normal peut-être, plus lié au sol, plus
confondu avec les éléments de la création que nous ne le sommes quand la
culture des idées nous a séparés pour ainsi dire du ciel et de la terre,
en nous faisant une vie factice enfermée dans le moellon des habitations
bien closes. Même dans sa hutte ou dans sa chaumière, le sauvage ou
le paysan voit encore dans le nuage, dans l'éclair et le vent qui
enveloppent ces fragiles demeures. Il y a sur l'Adriatique des pêcheurs
qui ne connaissent pas l'abri d'un toit; ils dorment dans leur barque,
couverts d'une natte, la face éclairée par les étoiles, la barbe
caressée par la brise, le corps sans cesse bercé par le flot. Il y a des
colporteurs, des bohémiens, des conducteurs de bestiaux, qui dorment
toujours en plein air comme les Indiens de l'Amérique du Nord. Certes,
le sang de ces hommes-là circule autrement que le nôtre, leurs nerfs ont
un équilibre différent, leurs pensées un autre cours, leurs sensations
une autre manière de se produire. Interrogez-les, il n'en est pas un qui
n'ait vu des prodiges, des apparitions, des scènes de nuit étranges,
inexplicables. Il en est parmi eux de très-braves, de très-raisonnables,
de très-sincères, et ce ne sont pas les moins hallucinés. Lisez toutes
les observations recueillies à cet égard, vous y verrez, par une foule
de faits curieux et bien observés, que l'hallucination est compatible
avec le plein exercice de la raison.

C'est un état maladif du cerveau; cependant il est presque toujours
possible d'en pressentir la cause physique ou morale dans une
perturbation de l'âme ou du corps; mais elle est quelquefois inattendue
et mystérieuse au point de surprendre et de troubler un instant les
esprits les plus fermes.

Chez les paysans, elle se produit si souvent qu'elle semble presque une
loi régulière de leur organisation. Elle les effraie autrement que nous.
Notre grande terreur, à nous autres, quand le cauchemar ou la fièvre
nous présentent leurs fantômes, c'est de perdre la raison, et plus nous
sommes certains d'être la proie d'un songe, plus nous nous affectons de
ne pouvoir nous y soustraire par un simple effort de la volonté. On a vu
des gens devenir fous par la crainte de l'être. Les paysans n'ont pas
cette angoisse; ils croient avoir vu des objets réels; ils en ont
grand'peur; mais la conscience de leur lucidité n'étant point ébranlée,
l'hallucination est certainement moins dangereuse pour eux que pour
nous. L'hallucination n'est d'ailleurs pas la seule cause de mon
penchant à admettre, jusqu'à un certain point, les visions de la nuit.
Je crois qu'il y a une foule de petits phénomènes nocturnes, explosions
ou incandescences de gaz, condensations de vapeurs, bruits souterrains,
spectres célestes, petits aérolithes, habitudes bizarres et inobservées,
aberrations même chez les animaux, que sais-je? des affinités
mystérieuses ou des perturbations brusques des habitudes de la nature,
que les savants observent par hasard et que les paysans, dans leur
contact perpétuel avec les éléments, signalent à chaque instant sans
pouvoir les expliquer.

Par exemple, que pensez-vous de cette croyance aux _meneurs de loups_?
Elle est de tous les pays, je crois, et elle est répandue dans toute la
France. C'est le dernier vestige de la croyance aux lycanthropes. En
Berry, où déjà les contes que l'on fait à nos petits enfants ne sont
plus aussi merveilleux ni aussi terribles que ceux que nous faisaient
nos grand'mères, je ne me souviens pas qu'on m'ait jamais parlé des
hommes-loups de l'antiquité et du moyen âge. Cependant on s'y sert
encore du mot de _garou_, qui signifie bien homme-loup, mais on eu a
perdu le vrai sens. Les _meneurs de loups_ ne sont plus les capitaines
de ces bandes de sorciers qui se changeaient en loups pour dévorer les
enfants: ce sont des hommes savants et mystérieux, de vieux bûcherons,
ou de malins gardes-chasse qui possèdent le _secret_ pour charmer,
soumettre, apprivoiser et conduire les loups véritables. Je connais
plusieurs personnes qui oui rencontré aux premières clartés de la lune,
à la croix des quatre chemins, le père _un tel_ s'en allant tout seul, à
grands pas, et suivi de plus de trente loups (il y en a toujours plus de
trente, jamais moins dans la légende). Une nuit deux personnes, qui me
l'ont raconté, virent passer dans le bois une grande bande de loups;
elles en furent effrayées, et montèrent sur un arbre, d'où elles virent
ces animaux s'arrêter à la porte de la cabane d'un bûcheron réputé
sorcier. Ils l'entourèrent en poussant des rugissements épouvantables;
le bûcheron sortit, leur parla, se promena au milieu d'eux, et ils se
dispersèrent sans lui faire aucun mal. Ceci est une histoire de paysan;
mais deux personnes riches, et ayant reçu une assez bonne éducation,
gens de beaucoup de sens et d'habileté dans les affaires, vivant dans
le voisinage d'une forêt, où elles chassaient fort souvent, m'ont juré,
_sur l'honneur_, avoir vu, étant ensemble, un vieux garde forestier
s'arrêter à un carrefour écarté et faire des gestes bizarres. Ces deux
personnes se cachèrent pour l'observer, et virent accourir treize loups,
dont un énorme alla droit au garde et lui fit des caresses. Celui-ci
siffla les autres comme on siffle des chiens, et s'enfonça avec eux dans
l'épaisseur du bois. Les deux témoins de cette scène étrange n'osèrent
l'y suivre et se retirèrent aussi surpris qu'effrayés. Avaient-ils
été la proie d'une hallucination? Quand l'hallucination s'empare de
plusieurs personnes à la fois (et cala arrive fort souvent), elle
revêt un caractère difficile à expliquer, je l'avoue; on l'a souvent
constatée; on l'appelle hallucination contagieuse. Mais à quoi sert d'en
savoir le nom, si on en ignore la cause? Cette certaine disposition des
nerfs et de la circulation du sang qu'on donne pour cause à l'audition
ou à la vision d'objets fantastiques, comment est-elle simultanée chez
plusieurs individus réunis? Je n'en sais rien du tout.
                
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