George Sand

Spiridion
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--Ouvrez le troisième manuscrit, mon père. Sans
doute, il sera la clef des deux autres.»

Le troisième manuscrit était en effet l'oeuvre de l'abbé
Spiridion, et Alexis, qui avait vu souvent des textes sacrés,
copiés de sa main, et restés entre celles de Fulgence,
reconnut aussitôt l'authenticité de cet écrit. Il
était fort court et se résumait dans ce peu de lignes:

     «Jésus (vision adorable) m'est apparu et m'a dit: Des quatre
     évangiles, le plus divin, le moins entaché des formes passagères de
     l'humanité au moment où j'ai accompli ma mission, est l'évangile de
     Jean, de celui sur le sein duquel je me suis appuyé durant la
     passion, de celui à qui je recommandai ma mère en mourant. Tu ne
     garderas que cet évangile. Les trois autres, écrits en vue de la
     terre pour le temps où ils ont été écrits, pleins de menaces et
     d'anathèmes, ou de réserves sacerdotales dans le sens de l'antique
     mosaïque, seront pour toi comme s'ils n'étaient pas. Réponds;
     m'obéiras-tu?

     «Et moi, Spiridion, serviteur de Dieu, j'ai répondu: J'obéirai.

     «Jésus alors m'a dit: Dans ton passé chrétien, tu seras donc de
     l'école de Jean, tu seras Joannite.

     «Et quand Jésus m'eut dit ces paroles, je sentis en moi comme une
     séparation qui se faisait dans tout mon être. Je me sentis mourir.
     Je n'étais plus chrétien; mais bientôt je me sentis renaître, et
     j'étais plus chrétien que jamais. Car le christianisme m'était
     révélé, et j'entendis une voix qui disait à mes oreilles ce verset
     du dix-septième chapitre de l'unique évangile: _C'est ici la vie
     éternelle de te connaître, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu
     as envoyé, Jésus le Christ._

»Alors Jésus me dit:

     «Tu recueilleras à travers les siècles la tradition de ton école.

     «Et je pensai à tout ce que j'avais lu autrefois sur l'école de
     saint Jean, et ceux que j'avais si souvent appelés des _hérétiques_
     m'apparurent comme de vrais vivants.

     «Jésus ajouta:

     «Mais tu effaceras et tu ratureras avec soin les erreurs de
     l'esprit prophétique, pour ne garder que la prophétie.

     «La vision avait disparu; mais je la sentais, pour ainsi dire, qui
     se continuait secrètement en moi. Je courus à mes livres, et le
     premier ouvrage qui me tomba sous la main fut un manuscrit de
     l'évangile de saint Jean, de la main de Joachim de Flore.

     «Le second fut l'_Introduction à l'Évangile éternel_, de Jean de
     Parme.

     «Je relus l'évangile de saint Jean en adorant.

     «Et je lus l'_Introduction à l'Évangile éternel_ en souffrant et en
     gémissant. Quand j'eus fini de le lire, tout ce qui m'en resta fut
     cette phrase:

     «_La religion a trois époques, comme les règnes des trois personnes
     de la Trinité._»

     «Tout le reste avait disparu et était raturé de mon esprit. Mais
     cette phrase brillait devant les yeux de mon intelligence, comme un
     phare éclatant et qui ne doit pas s'éteindre.

»Alors Jésus m'apparut de nouveau, et me dit:

     «_La religion a trois époques, comme les règnes des trois personnes
     de la Trinité._

     «Je répondis: ainsi soit-il!

     «Jésus reprit:

     «Le christianisme a eu trois époques, et les trois époques sont
     accomplies.

     «Et il disparut. Et je vis passer successivement devant moi (vision
     adorable) saint Pierre, saint Jean et saint Paul.

     «Derrière saint Pierre était le grand pape Grégoire VII.

     «Derrière saint Jean, Joachim de Flore, le saint Jean du treizième
     siècle.

     «Derrière saint Paul était Luther.

     «Je m'évanouis.»

Plus loin, après un intervalle, était écrit de la même
main:

     «Le christianisme devait avoir trois époques, et les trois époques
     sont accomplies. Comme la Trinité divine a trois faces, la
     conception que l'esprit humain a eue de la Trinité dans le
     christianisme devait avoir trois faces successives. La première,
     qui répond à saint Pierre, embrasse la période de la création et du
     développement hiérarchique et militant de l'Église jusqu'à
     Hildebrand, le saint Pierre du onzième siècle; la seconde, qui
     répond à saint Jean, embrasse la période depuis Abeilard jusqu'à
     Luther; la troisième, qui répond à saint Paul, commence à Luther et
     finit à Bossuet. C'est le règne du libre examen, de la
     connaissance, comme la période antérieure est celle de l'amour et
     du sentiment, comme celle qui avait précédé est la période de la
     sensation et de l'activité. Là finit le christianisme, et là
     commence l'ère d'une nouvelle religion. Ne cherchons donc plus la
     vérité absolue dans l'application littérale des Évangiles, mais
     dans le développement des révélations de toute l'humanité
     antérieure à nous. Le dogme de la Trinité est la religion
     éternelle; la véritable compréhension de ce dogme est éternellement
     progressive. Nous repasserons éternellement peut-être par ces trois
     phases de manifestations de l'activité, de l'amour et de la
     science, qui sont les trois principes de notre essence même,
     puisque ce sont les trois principes divins que _reçoit chaque homme
     venant dans le monde_, à titre de _fils de Dieu_. Et plus nous
     arriverons à nous manifester simultanément sous ces trois faces de
     notre humanité, plus nous approcherons de la perfection divine.
     Hommes de l'avenir, c'est à vous qu'il est réservé de réaliser
     cette prophétie, si Dieu est en vous. Ce sera l'oeuvre d'une
     nouvelle révélation, d'une nouvelle religion, d'une nouvelle
     société, d'une nouvelle humanité. Cette religion n'abjurera pas
     l'esprit du Christianisme, mais elle en dépouillera les formes.
     Elle sera au Christianisme ce que la fille est à la mère, lorsque
     l'une penche vers la tombe et que l'autre est en plein dans la vie.
     Cette religion, fille de l'Évangile, ne reniera point sa mère, mais
     elle continuera son oeuvre; et ce que sa mère n'aura pas compris,
     elle l'expliquera; ce que sa mère n'aura pas osé, elle l'osera; ce
     que sa mère n'aura fait qu'entreprendre, elle l'achèvera. Ceci est
     la véritable prophétie qui est apparue sous un voile de deuil au
     grand Bossuet, à son heure dernière. Trinité divine, reçois et
     reprends l'être de celui que tu as éclair de ta lumière, embrasé de
     ton amour, et créé de la substance même, ton serviteur
     _Spiridion_.»

Alexis replia le manuscrit, le plaça sur sa poitrine,
croisa ses mains dessus, et resta plongé dans une méditation
profonde. Une grande sérénité régnait sur son
front. Je restai à ses côtés immobile, attentif, épiant
tous ses mouvements, et cherchant dans l'expression
de sa physionomie à comprendre les pensées qui remuaient
son âme. Tout à coup je vis de grosses larmes
rouler de ses yeux et inonder son visage flétri, comme
une pluie bienfaisante sur la terre altérée. «Je suis bien
heureux! me dit-il en se jetant dans mon sein. Ô ma
vie! ma triste vie! ce n'était pas trop de tes douleurs
et de tes fatigues pour acheter cet ineffable instant de
lumière, de certitude et de charité! Charité divine, je
te comprends enfin! Logique suprême, tu ne pouvais
faillir! Ami Spiridion, tu le savais bien quand tu me
disais: Aime et tu comprendras! Ô ma science frivole!
ô mon érudition stérile! vous ne m'avez pas éclairé sur
le véritable sens des Écritures! C'est depuis que j'ai
compris l'amitié, et par elle la charité, et par la charité
l'enthousiasme de la fraternité humaine, que je suis devenu
capable de comprendre la parole de Dieu. Angel,
laisse-moi ces manuscrits pendant le peu d'heures que
j'ai encore à passer près de toi; et, quand je ne serai
plus, ne les ensevelis point avec moi. Le temps est venu
où la vérité ne doit plus dormir dans les sépulcres, mais
agir à la lumière du soleil et remuer le coeur des hommes
de bonne volonté. Tu reliras ces Évangiles, mon
enfant, et en les commentant, tu rapprendras l'histoire;
ton cerveau, que j'ai rempli de faits, de textes et de
formules, est comme un livre qui porte en soi la vie,
et qui n'en a pas conscience. C'est ainsi que, durant
trente ans, j'avais fait de ma propre intelligence un parchemin.
Celui qui a tout lu, tout examiné sans rien
comprendre est le pire des ignorants; et celui qui, sans
savoir lire, a compris la sagesse divine, est le plus
grand savant de la terre. Maintenant, reçois mes adieux,
mon enfant, et apprête-toi à quitter le cloître et à rentrer
dans la vie.

--Que dites-vous? m'écriai-je; vous quitter? retourner
au monde? Est-ce là votre amitié? sont-ce là vos conseils?

--Tu vois bien, dit-il, que c'en est fait de nous.
Nous sommes une race unie, et Spiridion a été, à vrai
dire, le dernier moine. Ô maître infortuné, ajouta-t-il en
levant les yeux au ciel, toi aussi tu as bien souffert, et
ta souffrance a été ignorée des hommes. Mais Dieu t'a
reçu en expiation de tes erreurs sublimes, et il t'a envoyé,
à tes derniers instants, l'instinct prophétique qui
t'a consolé; car ton grand coeur a dû oublier sa propre
souffrance en apercevant l'avenir de la race humaine
tourné vers l'idéal. Ainsi donc je suis arrivé au même
résultat que toi. Quoique ta vie ait été consacrée seulement
aux études théologiques, et que la mienne ait embrassé
un plus large cercle de connaissances, nous avons
trouvé la même conclusion; c'est que le passé est fini et
ne doit point entraver l'avenir, c'est que notre chute est
aussi nécessaire que l'a été notre existence; c'est que
nous ne devons ni renier l'une, ni maudire l'autre. Eh
bien, Spiridion, dans l'ombre de ton cloître et dans le
secret de tes méditations, tu as été plus grand que ton
maître: car celui-ci est mort en jetant un cri de désespoir
et on croyant que le monde s'écroulait sur lui; et
toi tu t'es endormi dans la paix du Seigneur, rempli d'un
divin espoir pour la race humaine. Oh! oui, je t'aime
mieux que Bossuet; car tu n'as pas maudit ton siècle, et
tu as noblement abjuré une longue suite d'illusions, incertitudes
respectables, efforts sublimes d'une âme ardemment
éprise de la perfection. Sois béni, sois glorifié:
le royaume des cieux appartient à ceux dont l'esprit est
vaste et dont le coeur est simple.»

Quand il eut parlé ainsi, il m'imposa les mains et me
donna sa bénédiction; puis, se mettant en devoir de se
lever:

«Allons, dit-il, tu sais que l'heure est venue.

--Quelle heure donc, lui dis-je, et que voulez-vous
faire? Ces paroles ont déjà frappé mon oreille cette nuit,
et je croyais avoir été le seul à les entendre. Dites,
maître, que signifient-elles?

--Ces paroles, je les ai entendues, me répondit-il;
car, pendant que tu descendais dans le tombeau de
notre maître, j'avais ici un long entretien avec lui.

--Vous l'avez vu? lui dis-je.

--Je ne l'ai jamais vu la nuit, mais seulement le jour,
à la clarté du soleil. Je ne l'ai jamais vu et entendu en
même temps: c'est la nuit qu'il me parle, c'est le jour
qu'il m'apparaît: Cette nuit, il m'a expliqué ce que nous
venons de lire et plus encore; et, s'il t'a ordonné d'exhumer
le manuscrit, c'est afin que jamais le doute
n'entrât dans ton âme au sujet de ce que les hommes de
ce siècle appelleraient nos visions et nos délires.

--Délires célestes, m'écriai-je, et qui me feraient
haïr la raison, si la raison pouvait en anéantir l'effet!
Mais ne le craignez pas, mon père; je porterai à jamais
dans mon coeur la mémoire sacrée de ces jours d'enthousiasme.

--Maintenant, viens! dit Alexis en se mettant à
marcher dans sa cellule d'un pas assuré, et en redressant
son corps brisé, avec la noblesse et l'aisance d'un
jeune homme.

--Eh quoi! Vous marchez! Vous êtes donc guéri! lui
dis-je; ceci est un prodige nouveau.

--La volonté est seule un prodige, répondit-il, et c'est
la puissance divine qui l'accomplit en nous. Suis-moi, je
veux revoir le soleil, les palmiers, les murs de ce monastère,
la tombe de Spiridion et de Fulgence; je me
sens possédé d'une joie d'enfant; mon âme déborde. Il
faut que j'embrasse cette terre de douleurs et d'espérances
où les larmes sont fécondes, et que nos genoux
fatigués de prières n'ont pas creusée en vain.»

Nous descendîmes pour nous rendre au jardin; mais
en passant devant le réfectoire où les moines étaient
rassemblés, il s'arrêta un instant, et jeta sur eux un
regard de compassion.

En voyant debout devant eux cet Alexis qu'ils croyaient
mourant, ils furent saisis d'épouvante, et un des convers
qui les servait et qui se trouvait près de la porte, murmura
ces mots:

«Les morts ressuscitent, c'est le présage de quelque
malheur.

--Oui, sans doute, répondit Alexis en entrant dans
le réfectoire par l'effet d'une subite résolution, un grand
malheur vous menace. Et parlant à haute voix, avec un
visage animé de l'énergie de la jeunesse, et les yeux étincelants
du feu de l'inspiration: «Frères, dit-il, quittez
la table, n'achevez pas votre pain, déchirez vos robes,
abandonnez ces murs que la foudre ébranle déjà, ou bien
préparez-vous à mourir!»

Les moines, effrayés et consternés, se levèrent tumultueusement,
comme s'ils se fussent attendus à quelque
prodige. Le Prieur leur commanda de se rasseoir.

«Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que ce vieillard est
en proie à un accès de délire? Angel, reconduisez-le à
son lit, et ne le laissez plus sortir de sa cellule; je vous
le commande.

--Frère, tu n'as plus rien à commander ici, reprit
Alexis avec le calme de la force. Tu n'es plus chef, tu
n'es plus moine, tu n'es plus rien. Il faut fuir, te dis-je;
ton heure et la nôtre à tous est venue.»

Les religieux s'agitèrent encore. Donatien les contint
de nouveau, et craignant quelque scène violente:

«Tenez-vous tranquilles, leur dit-il, et laissez-le parler;
vous allez voir que ses idées sont troublées par la
fièvre.

--Ô moines! dit Alexis en soupirant, c'est vous dont
la fièvre a troublé l'entendement; vous, race jadis sublime,
aujourd'hui abjecte; vous qui avez engendré par
l'esprit tant de docteurs et de prophètes que l'Église a
persécutés et condamnés aux flammes! vous qui avez
compris l'Évangile et qui avez tenté courageusement de
le pratiquer. Ô vous, disciples de l'Évangile éternel,
pères spirituels du grand Amaury, de David de Dinant,
de Pierre Valdo, de Ségarel, de Dulcin, d'Eon de l'Étoile,
de Pierre de Bruys, de Lollard, de Wiclef, de Jean
Huss, de Jérôme de Prague, et enfin de Luther! moines
qui avez compris l'égalité, la fraternité, la communauté,
la charité et la liberté! moines qui avez proclamé les
éternelles vérités que l'avenir doit expliquer et mettre
en pratique, et qui maintenant ne produisez plus rien,
et ne pouvez plus rien comprendre! C'est assez longtemps
vous cacher sous les plis du manteau de saint
Pierre, Pierre ne peut plus vous protéger; c'est en vain
que vous avez fait votre paix avec les pontifes et votre
soumission aux puissants de la terre: les puissants ne
peuvent plus rien pour vous. Le règne de l'Évangile
éternel arrive, et vous n'êtes plus ses disciples; et au
lieu de marcher à la tête des peuples révoltés pour
écraser les tyrannies, vous allez être abattus et foudroyés
comme les suppôts de la tyrannie. Fuyez, vous
dis-je, il vous reste une heure, moins d'une heure! Déchirez
vos robes et cachez-vous dans l'épaisseur des bois,
dans les cavernes de la montagne; la bannière du vrai
Christ est dépliée, et son ombre vous enveloppe déjà.

--Il prophétise! s'écrièrent quelques moines pâles et
tremblants.

--Il blasphème, il apostasie! s'écrièrent quelques
autres indignés.

--Qu'on l'emmène, qu'on l'enferme!» s'écria le Prieur
bouleversé et frémissant de rage.

Nul n'osa cependant porter la main sur Alexis. Il semblait
protégé par un ange invisible.

Il prit mon bras, car il trouvait que je ne marchais
pas assez vite, et, sortant du réfectoire, il m'entraîna
sous les palmiers. Il contempla quelque temps la mer et
les montagnes avec délices; puis, se retournant vers le
nord, il me dit:

«Ils viennent! ils viennent avec la rapidité de la foudre.

--Qui donc, mon père?

--Les vengeurs terribles de la liberté outragée. Peut-être
les représailles sont-elles insensées. Qui peut se
sentir investi d'une telle mission, et garder le calme de
la justice? Les temps sont mûrs; il faut que le fruit
tombe; qu'importé quelques brins d'herbe écrasés?

[Illustration]


--Parlez-vous des ennemis de notre pays?

--Je parle de glaives étincelants dans la main du
Dieu des armées. Ils approchent, l'Esprit me l'a révélé,
et ce jour est le dernier de mes jours, comme disent les
hommes. Mais je ne meurs pas, je ne te quitte pas,
Angel, tu le sais.

--Vous allez mourir? m'écriai-je en m'attachant à son
bras avec un effroi insurmontable; oh! ne dites pas que
vous allez mourir! Il me semble que je commence à
vivre d'aujourd'hui.

--Telle est la loi providentielle de la succession des
êtres et des choses, répondit-il. Ô mon fils, adorons le
Dieu de l'infini! Ô Spiridion! je ne te demande pas de
m'apparaître en ce jour; les yeux de mon âme s'ouvrent
sur un monde où ta forme humaine n'est pas nécessaire
à ma certitude; tu es avec moi, tu es en moi. Il n'est
plus nécessaire que le sable crie sous tes pieds pour que
je sache retrouver ton empreinte sur mon chemin. Non!
plus de visions, plus de prestiges, plus de songes extatiques!
Angel, les morts ne quittent pas le sanctuaire de
la tombe pour venir, sous une forme sensible, nous
instruire ou nous reprendre: mais ils vivent en nous,
comme Spiridion le disait à Fulgence, et notre imagination
exaltée les ressuscite et les met aux prises avec
notre conscience, quand notre conscience incertaine et
notre sagesse incomplète rejettent la lumière que nous
eussions dû trouver en eux...»

En ce moment, un bruit lointain vint tonner comme
un écho affaibli sur la croupe des montagnes, et la mer
le répéta au loin d'une voix plus faible encore.

«Qu'est ceci, mon père? demandai-je à Alexis qui
écoutait en souriant.

--C'est le canon, répondit-il, c'est le vol de la conquête
qui se dirige sur nous.»

Puis il prêta l'oreille, et le canon se faisait entendre
régulièrement.

«Ce n'est pas un combat, dit-il, c'est un hymne de
victoire. Nous sommes conquis, mon enfant; il n'y a
plus d'Italie. Que ton coeur ne se déchire pas à l'idée
d'une patrie perdue. Ce n'est pas d'aujourd'hui que
l'Italie n'existe plus; et ce qui achève de crouler aujourd'hui,
c'est l'Église des papes. Ne prions pas pour
les vaincus: Dieu sait ce qu'il fait, et les vainqueurs
l'ignorent.»

Comme nous rentrions dans l'église, nous fûmes
abordés brusquement par le Prieur suivi de quelques
moines. La figure de Donatien était décomposée par la
peur.

«Savez-vous ce qui se passe? nous dit-il; entendez-vous
le canon? on se bat!

--On s'est battu, répondit tranquillement Alexis.

--D'où le savez vous? s'écria-t-on de toutes parts;
avez-vous quelque nouvelle? Pouvez-vous nous apprendre
quelque chose?

--Ce ne sont de ma part que des conjectures, répondit-il
tranquillement; mais je vous conseille de prendre
la fuite, ou d'apprêter un grand repas pour les hôtes qui
vous arrivent...»

Et aussitôt, sans se laisser interroger davantage, il
leur tourna le dos et entra dans l'église. À peine y
étions-nous que des cris confus se firent entendre au
dehors. C'était comme des chants de triomphe et d'enthousiasme,
mêlés d'imprécations et de menaces. Aucun
cri, aucune menace ne répondirent à ces voix étrangères.
Tout ce que le pays avait d'habitants avait fui devant le
vainqueur, comme une volée d'oiseaux timides à l'approche
du vautour. C'était un détachement de soldats
français envoyés à la maraude. Ils avaient, en errant
dans les montagnes, découvert les dômes du couvent, et,
fondant sur cette proie, ils avaient traversé les ravins et
les torrents avec cette rapidité effrayante qu'on voit seulement
dans les rêves. Ils s'abattaient sur nous comme
une nuée d'orage. En un instant, les portes furent brisées
et les cloîtres inondés de soldats ivres qui faisaient
retentir les voûtes d'un chant rauque et terrible dont
ces mots vinrent, entre autres, frapper distinctement
mon oreille:

Liberté, liberté chérie, Combats avec tes défenseurs!... J'ignore ce qui se passa dans le couvent. J'entendis, le long des murs extérieurs de l'église, des pas précipités qui semblaient, dans leur fuite pleine d'épouvante, vouloir percer les marbres du pavé. Sans doute, il y eut un grand pillage, des violences, une orgie... Alexis, à genoux sur la pierre du _Hic est_, semblait sourd à tous ces bruits. Absorbé dans ses pensées, il avait l'air d'une statue sur un tombeau. Tout à coup la porte de la sacristie s'ouvrit avec fracas; un soldat s'avança avec méfiance; puis, se croyant seul, il courut à l'autel, força la serrure du tabernacle avec la pointe de sa baïonnette, et commença à cacher précipitamment dans son sac les ostensoirs et les calices d'or et d'argent. Alors Alexis, voyant que j'étais ému, se tourna vers moi et me dit: «Soumets-toi, l'heure est arrivée; la Providence, qui me permet de mourir, te commande de vivre.» En ce moment, d'autres soldats entrèrent et cherchèrent querelle à celui qui les avait devancés. Ils s'injurièrent et se seraient battus si le temps ne leur eût semblé précieux pour dérober d'autres objets, avant l'arrivée d'autres compagnons de pillage. Ils se hâtèrent donc de remplir leurs sacs, leurs shakos et leurs poches de tout ce qu'ils pouvaient emporter. Pour y mieux parvenir, ils se mirent à casser, avec la crosse de leurs fusils, les reliquaires, les croix et les flambeaux. Au milieu de cette destruction qu'Alexis contemplait d'un visage impassible, le christ du maître-autel, détaché de la croix, tomba avec un grand bruit. «Tiens! s'écria l'un des soldats, voilà le sans-culotte Jésus qui nous salue!» Les autres éclatèrent de rire, et, courant après les morceaux de cette statue, ils virent qu'elle était seulement de bois doré. Alors ils l'écrasèrent sous leurs pieds avec une gaieté méprisante et brutale; et l'un d'eux, prenant la tête du crucifié, la lança contre les colonnes qui nous protégeaient; elle vint rouler à nos pieds. Alexis se leva, et plein de foi, il dit: «Ô Christ! on peut briser tes autels, et traîner ton image dans la poussière. Ce n'est pas à toi, Fils de Dieu, que s'adressent ces outrages. Du sein de ton Père, tu les vois sans colère et sans douleur. Tu sais que c'est l'étendard de Rome, l'insigne de l'imposture et de la cupidité, que l'on renverse et que l'on déchire au nom de cette liberté que tu eusses proclamée aujourd'hui le premier, si la volonté céleste t'eût rappelé sur la terre. --À mort! à mort ce fanatique qui nous injurie dans sa langue! s'écria un soldat en s'élançant vers nous le fusil en avant. --Croisez la baïonnette sur le vieil inquisiteur!» répondirent les autres en le suivant. Et l'un d'eux, portant un coup de baïonnette dans la poitrine d'Alexis, s'écria: «À bas l'inquisition!» Alexis se pencha et se retint sur un bras, tandis qu'il étendait l'autre vers moi pour m'empêcher de le défendre. Hélas! déjà ces insensés s'étaient emparés de moi et me liaient les mains. «Mon fils, dit Alexis avec la sérénité d'un martyr, nous-mêmes nous ne sommes que des images qu'on brise, parce qu'elles ne représentent plus les idées qui faisaient leur force et leur sainteté. Ceci est l'oeuvre de la Providence, et la mission de nos bourreaux est sacrée, bien qu'ils ne la comprennent pas encore! Cependant, ils l'ont dit, tu l'as entendu: c'est au nom du _sans-culotte Jésus_ qu'ils profanent le sanctuaire du l'église. Ceci est le commencement du règne de l'Évangile éternel prophétisé par nos pères.» Puis il tomba la face contre terre, et un autre soldat, lui ayant porté un coup sur la tête, la pierre du _Hic est_ fut inondée de son sang. «Ô Spiridion! dit-il d'une voix mourante, ta tombe est purifiée! Ô Angel! fais que cette trace de sang soit fécondée! Ô Dieu! je t'aime, fais que les hommes te connaissent!...» Et il expira. Alors une figure rayonnante apparut auprès de lui, je tombai évanoui. FIN DE SPIRIDION.

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