George Sand
Spiridion
--Ouvrez le troisième manuscrit, mon père. Sans doute, il sera la clef des deux autres.» Le troisième manuscrit était en effet l'oeuvre de l'abbé Spiridion, et Alexis, qui avait vu souvent des textes sacrés, copiés de sa main, et restés entre celles de Fulgence, reconnut aussitôt l'authenticité de cet écrit. Il était fort court et se résumait dans ce peu de lignes: «Jésus (vision adorable) m'est apparu et m'a dit: Des quatre évangiles, le plus divin, le moins entaché des formes passagères de l'humanité au moment où j'ai accompli ma mission, est l'évangile de Jean, de celui sur le sein duquel je me suis appuyé durant la passion, de celui à qui je recommandai ma mère en mourant. Tu ne garderas que cet évangile. Les trois autres, écrits en vue de la terre pour le temps où ils ont été écrits, pleins de menaces et d'anathèmes, ou de réserves sacerdotales dans le sens de l'antique mosaïque, seront pour toi comme s'ils n'étaient pas. Réponds; m'obéiras-tu? «Et moi, Spiridion, serviteur de Dieu, j'ai répondu: J'obéirai. «Jésus alors m'a dit: Dans ton passé chrétien, tu seras donc de l'école de Jean, tu seras Joannite. «Et quand Jésus m'eut dit ces paroles, je sentis en moi comme une séparation qui se faisait dans tout mon être. Je me sentis mourir. Je n'étais plus chrétien; mais bientôt je me sentis renaître, et j'étais plus chrétien que jamais. Car le christianisme m'était révélé, et j'entendis une voix qui disait à mes oreilles ce verset du dix-septième chapitre de l'unique évangile: _C'est ici la vie éternelle de te connaître, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus le Christ._ »Alors Jésus me dit: «Tu recueilleras à travers les siècles la tradition de ton école. «Et je pensai à tout ce que j'avais lu autrefois sur l'école de saint Jean, et ceux que j'avais si souvent appelés des _hérétiques_ m'apparurent comme de vrais vivants. «Jésus ajouta: «Mais tu effaceras et tu ratureras avec soin les erreurs de l'esprit prophétique, pour ne garder que la prophétie. «La vision avait disparu; mais je la sentais, pour ainsi dire, qui se continuait secrètement en moi. Je courus à mes livres, et le premier ouvrage qui me tomba sous la main fut un manuscrit de l'évangile de saint Jean, de la main de Joachim de Flore. «Le second fut l'_Introduction à l'Évangile éternel_, de Jean de Parme. «Je relus l'évangile de saint Jean en adorant. «Et je lus l'_Introduction à l'Évangile éternel_ en souffrant et en gémissant. Quand j'eus fini de le lire, tout ce qui m'en resta fut cette phrase: «_La religion a trois époques, comme les règnes des trois personnes de la Trinité._» «Tout le reste avait disparu et était raturé de mon esprit. Mais cette phrase brillait devant les yeux de mon intelligence, comme un phare éclatant et qui ne doit pas s'éteindre. »Alors Jésus m'apparut de nouveau, et me dit: «_La religion a trois époques, comme les règnes des trois personnes de la Trinité._ «Je répondis: ainsi soit-il! «Jésus reprit: «Le christianisme a eu trois époques, et les trois époques sont accomplies. «Et il disparut. Et je vis passer successivement devant moi (vision adorable) saint Pierre, saint Jean et saint Paul. «Derrière saint Pierre était le grand pape Grégoire VII. «Derrière saint Jean, Joachim de Flore, le saint Jean du treizième siècle. «Derrière saint Paul était Luther. «Je m'évanouis.» Plus loin, après un intervalle, était écrit de la même main: «Le christianisme devait avoir trois époques, et les trois époques sont accomplies. Comme la Trinité divine a trois faces, la conception que l'esprit humain a eue de la Trinité dans le christianisme devait avoir trois faces successives. La première, qui répond à saint Pierre, embrasse la période de la création et du développement hiérarchique et militant de l'Église jusqu'à Hildebrand, le saint Pierre du onzième siècle; la seconde, qui répond à saint Jean, embrasse la période depuis Abeilard jusqu'à Luther; la troisième, qui répond à saint Paul, commence à Luther et finit à Bossuet. C'est le règne du libre examen, de la connaissance, comme la période antérieure est celle de l'amour et du sentiment, comme celle qui avait précédé est la période de la sensation et de l'activité. Là finit le christianisme, et là commence l'ère d'une nouvelle religion. Ne cherchons donc plus la vérité absolue dans l'application littérale des Évangiles, mais dans le développement des révélations de toute l'humanité antérieure à nous. Le dogme de la Trinité est la religion éternelle; la véritable compréhension de ce dogme est éternellement progressive. Nous repasserons éternellement peut-être par ces trois phases de manifestations de l'activité, de l'amour et de la science, qui sont les trois principes de notre essence même, puisque ce sont les trois principes divins que _reçoit chaque homme venant dans le monde_, à titre de _fils de Dieu_. Et plus nous arriverons à nous manifester simultanément sous ces trois faces de notre humanité, plus nous approcherons de la perfection divine. Hommes de l'avenir, c'est à vous qu'il est réservé de réaliser cette prophétie, si Dieu est en vous. Ce sera l'oeuvre d'une nouvelle révélation, d'une nouvelle religion, d'une nouvelle société, d'une nouvelle humanité. Cette religion n'abjurera pas l'esprit du Christianisme, mais elle en dépouillera les formes. Elle sera au Christianisme ce que la fille est à la mère, lorsque l'une penche vers la tombe et que l'autre est en plein dans la vie. Cette religion, fille de l'Évangile, ne reniera point sa mère, mais elle continuera son oeuvre; et ce que sa mère n'aura pas compris, elle l'expliquera; ce que sa mère n'aura pas osé, elle l'osera; ce que sa mère n'aura fait qu'entreprendre, elle l'achèvera. Ceci est la véritable prophétie qui est apparue sous un voile de deuil au grand Bossuet, à son heure dernière. Trinité divine, reçois et reprends l'être de celui que tu as éclair de ta lumière, embrasé de ton amour, et créé de la substance même, ton serviteur _Spiridion_.» Alexis replia le manuscrit, le plaça sur sa poitrine, croisa ses mains dessus, et resta plongé dans une méditation profonde. Une grande sérénité régnait sur son front. Je restai à ses côtés immobile, attentif, épiant tous ses mouvements, et cherchant dans l'expression de sa physionomie à comprendre les pensées qui remuaient son âme. Tout à coup je vis de grosses larmes rouler de ses yeux et inonder son visage flétri, comme une pluie bienfaisante sur la terre altérée. «Je suis bien heureux! me dit-il en se jetant dans mon sein. Ô ma vie! ma triste vie! ce n'était pas trop de tes douleurs et de tes fatigues pour acheter cet ineffable instant de lumière, de certitude et de charité! Charité divine, je te comprends enfin! Logique suprême, tu ne pouvais faillir! Ami Spiridion, tu le savais bien quand tu me disais: Aime et tu comprendras! Ô ma science frivole! ô mon érudition stérile! vous ne m'avez pas éclairé sur le véritable sens des Écritures! C'est depuis que j'ai compris l'amitié, et par elle la charité, et par la charité l'enthousiasme de la fraternité humaine, que je suis devenu capable de comprendre la parole de Dieu. Angel, laisse-moi ces manuscrits pendant le peu d'heures que j'ai encore à passer près de toi; et, quand je ne serai plus, ne les ensevelis point avec moi. Le temps est venu où la vérité ne doit plus dormir dans les sépulcres, mais agir à la lumière du soleil et remuer le coeur des hommes de bonne volonté. Tu reliras ces Évangiles, mon enfant, et en les commentant, tu rapprendras l'histoire; ton cerveau, que j'ai rempli de faits, de textes et de formules, est comme un livre qui porte en soi la vie, et qui n'en a pas conscience. C'est ainsi que, durant trente ans, j'avais fait de ma propre intelligence un parchemin. Celui qui a tout lu, tout examiné sans rien comprendre est le pire des ignorants; et celui qui, sans savoir lire, a compris la sagesse divine, est le plus grand savant de la terre. Maintenant, reçois mes adieux, mon enfant, et apprête-toi à quitter le cloître et à rentrer dans la vie. --Que dites-vous? m'écriai-je; vous quitter? retourner au monde? Est-ce là votre amitié? sont-ce là vos conseils? --Tu vois bien, dit-il, que c'en est fait de nous. Nous sommes une race unie, et Spiridion a été, à vrai dire, le dernier moine. Ô maître infortuné, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, toi aussi tu as bien souffert, et ta souffrance a été ignorée des hommes. Mais Dieu t'a reçu en expiation de tes erreurs sublimes, et il t'a envoyé, à tes derniers instants, l'instinct prophétique qui t'a consolé; car ton grand coeur a dû oublier sa propre souffrance en apercevant l'avenir de la race humaine tourné vers l'idéal. Ainsi donc je suis arrivé au même résultat que toi. Quoique ta vie ait été consacrée seulement aux études théologiques, et que la mienne ait embrassé un plus large cercle de connaissances, nous avons trouvé la même conclusion; c'est que le passé est fini et ne doit point entraver l'avenir, c'est que notre chute est aussi nécessaire que l'a été notre existence; c'est que nous ne devons ni renier l'une, ni maudire l'autre. Eh bien, Spiridion, dans l'ombre de ton cloître et dans le secret de tes méditations, tu as été plus grand que ton maître: car celui-ci est mort en jetant un cri de désespoir et on croyant que le monde s'écroulait sur lui; et toi tu t'es endormi dans la paix du Seigneur, rempli d'un divin espoir pour la race humaine. Oh! oui, je t'aime mieux que Bossuet; car tu n'as pas maudit ton siècle, et tu as noblement abjuré une longue suite d'illusions, incertitudes respectables, efforts sublimes d'une âme ardemment éprise de la perfection. Sois béni, sois glorifié: le royaume des cieux appartient à ceux dont l'esprit est vaste et dont le coeur est simple.» Quand il eut parlé ainsi, il m'imposa les mains et me donna sa bénédiction; puis, se mettant en devoir de se lever: «Allons, dit-il, tu sais que l'heure est venue. --Quelle heure donc, lui dis-je, et que voulez-vous faire? Ces paroles ont déjà frappé mon oreille cette nuit, et je croyais avoir été le seul à les entendre. Dites, maître, que signifient-elles? --Ces paroles, je les ai entendues, me répondit-il; car, pendant que tu descendais dans le tombeau de notre maître, j'avais ici un long entretien avec lui. --Vous l'avez vu? lui dis-je. --Je ne l'ai jamais vu la nuit, mais seulement le jour, à la clarté du soleil. Je ne l'ai jamais vu et entendu en même temps: c'est la nuit qu'il me parle, c'est le jour qu'il m'apparaît: Cette nuit, il m'a expliqué ce que nous venons de lire et plus encore; et, s'il t'a ordonné d'exhumer le manuscrit, c'est afin que jamais le doute n'entrât dans ton âme au sujet de ce que les hommes de ce siècle appelleraient nos visions et nos délires. --Délires célestes, m'écriai-je, et qui me feraient haïr la raison, si la raison pouvait en anéantir l'effet! Mais ne le craignez pas, mon père; je porterai à jamais dans mon coeur la mémoire sacrée de ces jours d'enthousiasme. --Maintenant, viens! dit Alexis en se mettant à marcher dans sa cellule d'un pas assuré, et en redressant son corps brisé, avec la noblesse et l'aisance d'un jeune homme. --Eh quoi! Vous marchez! Vous êtes donc guéri! lui dis-je; ceci est un prodige nouveau. --La volonté est seule un prodige, répondit-il, et c'est la puissance divine qui l'accomplit en nous. Suis-moi, je veux revoir le soleil, les palmiers, les murs de ce monastère, la tombe de Spiridion et de Fulgence; je me sens possédé d'une joie d'enfant; mon âme déborde. Il faut que j'embrasse cette terre de douleurs et d'espérances où les larmes sont fécondes, et que nos genoux fatigués de prières n'ont pas creusée en vain.» Nous descendîmes pour nous rendre au jardin; mais en passant devant le réfectoire où les moines étaient rassemblés, il s'arrêta un instant, et jeta sur eux un regard de compassion. En voyant debout devant eux cet Alexis qu'ils croyaient mourant, ils furent saisis d'épouvante, et un des convers qui les servait et qui se trouvait près de la porte, murmura ces mots: «Les morts ressuscitent, c'est le présage de quelque malheur. --Oui, sans doute, répondit Alexis en entrant dans le réfectoire par l'effet d'une subite résolution, un grand malheur vous menace. Et parlant à haute voix, avec un visage animé de l'énergie de la jeunesse, et les yeux étincelants du feu de l'inspiration: «Frères, dit-il, quittez la table, n'achevez pas votre pain, déchirez vos robes, abandonnez ces murs que la foudre ébranle déjà, ou bien préparez-vous à mourir!» Les moines, effrayés et consternés, se levèrent tumultueusement, comme s'ils se fussent attendus à quelque prodige. Le Prieur leur commanda de se rasseoir. «Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que ce vieillard est en proie à un accès de délire? Angel, reconduisez-le à son lit, et ne le laissez plus sortir de sa cellule; je vous le commande. --Frère, tu n'as plus rien à commander ici, reprit Alexis avec le calme de la force. Tu n'es plus chef, tu n'es plus moine, tu n'es plus rien. Il faut fuir, te dis-je; ton heure et la nôtre à tous est venue.» Les religieux s'agitèrent encore. Donatien les contint de nouveau, et craignant quelque scène violente: «Tenez-vous tranquilles, leur dit-il, et laissez-le parler; vous allez voir que ses idées sont troublées par la fièvre. --Ô moines! dit Alexis en soupirant, c'est vous dont la fièvre a troublé l'entendement; vous, race jadis sublime, aujourd'hui abjecte; vous qui avez engendré par l'esprit tant de docteurs et de prophètes que l'Église a persécutés et condamnés aux flammes! vous qui avez compris l'Évangile et qui avez tenté courageusement de le pratiquer. Ô vous, disciples de l'Évangile éternel, pères spirituels du grand Amaury, de David de Dinant, de Pierre Valdo, de Ségarel, de Dulcin, d'Eon de l'Étoile, de Pierre de Bruys, de Lollard, de Wiclef, de Jean Huss, de Jérôme de Prague, et enfin de Luther! moines qui avez compris l'égalité, la fraternité, la communauté, la charité et la liberté! moines qui avez proclamé les éternelles vérités que l'avenir doit expliquer et mettre en pratique, et qui maintenant ne produisez plus rien, et ne pouvez plus rien comprendre! C'est assez longtemps vous cacher sous les plis du manteau de saint Pierre, Pierre ne peut plus vous protéger; c'est en vain que vous avez fait votre paix avec les pontifes et votre soumission aux puissants de la terre: les puissants ne peuvent plus rien pour vous. Le règne de l'Évangile éternel arrive, et vous n'êtes plus ses disciples; et au lieu de marcher à la tête des peuples révoltés pour écraser les tyrannies, vous allez être abattus et foudroyés comme les suppôts de la tyrannie. Fuyez, vous dis-je, il vous reste une heure, moins d'une heure! Déchirez vos robes et cachez-vous dans l'épaisseur des bois, dans les cavernes de la montagne; la bannière du vrai Christ est dépliée, et son ombre vous enveloppe déjà. --Il prophétise! s'écrièrent quelques moines pâles et tremblants. --Il blasphème, il apostasie! s'écrièrent quelques autres indignés. --Qu'on l'emmène, qu'on l'enferme!» s'écria le Prieur bouleversé et frémissant de rage. Nul n'osa cependant porter la main sur Alexis. Il semblait protégé par un ange invisible. Il prit mon bras, car il trouvait que je ne marchais pas assez vite, et, sortant du réfectoire, il m'entraîna sous les palmiers. Il contempla quelque temps la mer et les montagnes avec délices; puis, se retournant vers le nord, il me dit: «Ils viennent! ils viennent avec la rapidité de la foudre. --Qui donc, mon père? --Les vengeurs terribles de la liberté outragée. Peut-être les représailles sont-elles insensées. Qui peut se sentir investi d'une telle mission, et garder le calme de la justice? Les temps sont mûrs; il faut que le fruit tombe; qu'importé quelques brins d'herbe écrasés? [Illustration] --Parlez-vous des ennemis de notre pays? --Je parle de glaives étincelants dans la main du Dieu des armées. Ils approchent, l'Esprit me l'a révélé, et ce jour est le dernier de mes jours, comme disent les hommes. Mais je ne meurs pas, je ne te quitte pas, Angel, tu le sais. --Vous allez mourir? m'écriai-je en m'attachant à son bras avec un effroi insurmontable; oh! ne dites pas que vous allez mourir! Il me semble que je commence à vivre d'aujourd'hui. --Telle est la loi providentielle de la succession des êtres et des choses, répondit-il. Ô mon fils, adorons le Dieu de l'infini! Ô Spiridion! je ne te demande pas de m'apparaître en ce jour; les yeux de mon âme s'ouvrent sur un monde où ta forme humaine n'est pas nécessaire à ma certitude; tu es avec moi, tu es en moi. Il n'est plus nécessaire que le sable crie sous tes pieds pour que je sache retrouver ton empreinte sur mon chemin. Non! plus de visions, plus de prestiges, plus de songes extatiques! Angel, les morts ne quittent pas le sanctuaire de la tombe pour venir, sous une forme sensible, nous instruire ou nous reprendre: mais ils vivent en nous, comme Spiridion le disait à Fulgence, et notre imagination exaltée les ressuscite et les met aux prises avec notre conscience, quand notre conscience incertaine et notre sagesse incomplète rejettent la lumière que nous eussions dû trouver en eux...» En ce moment, un bruit lointain vint tonner comme un écho affaibli sur la croupe des montagnes, et la mer le répéta au loin d'une voix plus faible encore. «Qu'est ceci, mon père? demandai-je à Alexis qui écoutait en souriant. --C'est le canon, répondit-il, c'est le vol de la conquête qui se dirige sur nous.» Puis il prêta l'oreille, et le canon se faisait entendre régulièrement. «Ce n'est pas un combat, dit-il, c'est un hymne de victoire. Nous sommes conquis, mon enfant; il n'y a plus d'Italie. Que ton coeur ne se déchire pas à l'idée d'une patrie perdue. Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'Italie n'existe plus; et ce qui achève de crouler aujourd'hui, c'est l'Église des papes. Ne prions pas pour les vaincus: Dieu sait ce qu'il fait, et les vainqueurs l'ignorent.» Comme nous rentrions dans l'église, nous fûmes abordés brusquement par le Prieur suivi de quelques moines. La figure de Donatien était décomposée par la peur. «Savez-vous ce qui se passe? nous dit-il; entendez-vous le canon? on se bat! --On s'est battu, répondit tranquillement Alexis. --D'où le savez vous? s'écria-t-on de toutes parts; avez-vous quelque nouvelle? Pouvez-vous nous apprendre quelque chose? --Ce ne sont de ma part que des conjectures, répondit-il tranquillement; mais je vous conseille de prendre la fuite, ou d'apprêter un grand repas pour les hôtes qui vous arrivent...» Et aussitôt, sans se laisser interroger davantage, il leur tourna le dos et entra dans l'église. À peine y étions-nous que des cris confus se firent entendre au dehors. C'était comme des chants de triomphe et d'enthousiasme, mêlés d'imprécations et de menaces. Aucun cri, aucune menace ne répondirent à ces voix étrangères. Tout ce que le pays avait d'habitants avait fui devant le vainqueur, comme une volée d'oiseaux timides à l'approche du vautour. C'était un détachement de soldats français envoyés à la maraude. Ils avaient, en errant dans les montagnes, découvert les dômes du couvent, et, fondant sur cette proie, ils avaient traversé les ravins et les torrents avec cette rapidité effrayante qu'on voit seulement dans les rêves. Ils s'abattaient sur nous comme une nuée d'orage. En un instant, les portes furent brisées et les cloîtres inondés de soldats ivres qui faisaient retentir les voûtes d'un chant rauque et terrible dont ces mots vinrent, entre autres, frapper distinctement mon oreille:Liberté, liberté chérie, Combats avec tes défenseurs!... J'ignore ce qui se passa dans le couvent. J'entendis, le long des murs extérieurs de l'église, des pas précipités qui semblaient, dans leur fuite pleine d'épouvante, vouloir percer les marbres du pavé. Sans doute, il y eut un grand pillage, des violences, une orgie... Alexis, à genoux sur la pierre du _Hic est_, semblait sourd à tous ces bruits. Absorbé dans ses pensées, il avait l'air d'une statue sur un tombeau. Tout à coup la porte de la sacristie s'ouvrit avec fracas; un soldat s'avança avec méfiance; puis, se croyant seul, il courut à l'autel, força la serrure du tabernacle avec la pointe de sa baïonnette, et commença à cacher précipitamment dans son sac les ostensoirs et les calices d'or et d'argent. Alors Alexis, voyant que j'étais ému, se tourna vers moi et me dit: «Soumets-toi, l'heure est arrivée; la Providence, qui me permet de mourir, te commande de vivre.» En ce moment, d'autres soldats entrèrent et cherchèrent querelle à celui qui les avait devancés. Ils s'injurièrent et se seraient battus si le temps ne leur eût semblé précieux pour dérober d'autres objets, avant l'arrivée d'autres compagnons de pillage. Ils se hâtèrent donc de remplir leurs sacs, leurs shakos et leurs poches de tout ce qu'ils pouvaient emporter. Pour y mieux parvenir, ils se mirent à casser, avec la crosse de leurs fusils, les reliquaires, les croix et les flambeaux. Au milieu de cette destruction qu'Alexis contemplait d'un visage impassible, le christ du maître-autel, détaché de la croix, tomba avec un grand bruit. «Tiens! s'écria l'un des soldats, voilà le sans-culotte Jésus qui nous salue!» Les autres éclatèrent de rire, et, courant après les morceaux de cette statue, ils virent qu'elle était seulement de bois doré. Alors ils l'écrasèrent sous leurs pieds avec une gaieté méprisante et brutale; et l'un d'eux, prenant la tête du crucifié, la lança contre les colonnes qui nous protégeaient; elle vint rouler à nos pieds. Alexis se leva, et plein de foi, il dit: «Ô Christ! on peut briser tes autels, et traîner ton image dans la poussière. Ce n'est pas à toi, Fils de Dieu, que s'adressent ces outrages. Du sein de ton Père, tu les vois sans colère et sans douleur. Tu sais que c'est l'étendard de Rome, l'insigne de l'imposture et de la cupidité, que l'on renverse et que l'on déchire au nom de cette liberté que tu eusses proclamée aujourd'hui le premier, si la volonté céleste t'eût rappelé sur la terre. --À mort! à mort ce fanatique qui nous injurie dans sa langue! s'écria un soldat en s'élançant vers nous le fusil en avant. --Croisez la baïonnette sur le vieil inquisiteur!» répondirent les autres en le suivant. Et l'un d'eux, portant un coup de baïonnette dans la poitrine d'Alexis, s'écria: «À bas l'inquisition!» Alexis se pencha et se retint sur un bras, tandis qu'il étendait l'autre vers moi pour m'empêcher de le défendre. Hélas! déjà ces insensés s'étaient emparés de moi et me liaient les mains. «Mon fils, dit Alexis avec la sérénité d'un martyr, nous-mêmes nous ne sommes que des images qu'on brise, parce qu'elles ne représentent plus les idées qui faisaient leur force et leur sainteté. Ceci est l'oeuvre de la Providence, et la mission de nos bourreaux est sacrée, bien qu'ils ne la comprennent pas encore! Cependant, ils l'ont dit, tu l'as entendu: c'est au nom du _sans-culotte Jésus_ qu'ils profanent le sanctuaire du l'église. Ceci est le commencement du règne de l'Évangile éternel prophétisé par nos pères.» Puis il tomba la face contre terre, et un autre soldat, lui ayant porté un coup sur la tête, la pierre du _Hic est_ fut inondée de son sang. «Ô Spiridion! dit-il d'une voix mourante, ta tombe est purifiée! Ô Angel! fais que cette trace de sang soit fécondée! Ô Dieu! je t'aime, fais que les hommes te connaissent!...» Et il expira. Alors une figure rayonnante apparut auprès de lui, je tombai évanoui. FIN DE SPIRIDION.