George Sand

Spiridion
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Le Prieur devait, disait-il, à la contrition du coupable
et à l'esprit de charité, de me taire son nom et la nature
de sa faute; mais il m'exhortait à reprendre ma place à
l'église et mes études au noviciat, sans conserver ni
chagrin ni rancune contre personne. Il ajouta en me
regardant avec attention:

«Vous avez pourtant droit, mon cher fils, à une réparation
éclatante ou à un dédommagement agréable pour
le tort que vous avez souffert. Choisissez, ou de recevoir
en présence de toute la communauté les excuses de
ceux des novices qui, par leurs officieux rapports, nous
ont induits en erreur, ou bien d'être dispensé pendant
un mois des offices de la nuit.»

Jaloux de poursuivre mon expérience, je choisis la
dernière offre, et je vis aussitôt le Prieur devenir tout à
fait bienveillant et familier avec moi. Il m'embrassa, et
le père trésorier étant entré en cet instant:

«Tout est arrangé, lui dit-il; cet enfant ne demande,
pour dédommagement du chagrin involontaire que nous
lui avons fait, autre chose qu'un peu de repos pendant
un mois; car sa santé a souffert dans cette épreuve. Au
reste, il accepte humblement les excuses tacites de ses
accusateurs; et il prend son parti sur tout ceci avec une
grande douceur et une aimable insouciance.

--À la bonne heure! dit le trésorier avec un gros rire
et en me frappant la joue avec familiarité; c'est ainsi
que nous les aimons; c'est de ce bon et paisible caractère
qu'il nous les faut.»

[Illustration]

Le père me donna un autre conseil, ce fut de
demander la permission de m'adonner aux sciences, et
de devenir son élève et le préparateur de ses expériences
physiques et chimiques.

«On te verra avec plaisir accepter cet emploi, me
dit-il; parce que la chose qu'on craint le plus ici, c'est
la ferveur et l'ascétisme. Tout ce qui peut détourner l'intelligence
de son véritable but et l'appliquer aux choses
matérielles est encouragé par le Prieur. Il m'a proposé
cent fois de m'adjoindre un disciple, et, craignant de
trouver un espion et un traître dans les sujets qu'on
me présentait, j'ai toujours refusé sous divers prétextes.
On a voulu une fois me contraindre en ce point; j'ai
déclaré que je ne m'occuperais plus de science et que
j'abandonnerais l'observatoire si on ne me laissait vivre
seul et à ma guise. On a cédé, parce que, d'une part,
il n'y avait personne pour me remplacer, et que les
moines mettent une vanité immense à paraître savants et
à promener les voyageurs dans leurs cabinets et bibliothèques;
parce que, de l'autre, on sait que je ne manque
pas d'énergie, et qu'on a mieux aimé se débarrasser de
cette énergie au profit des spéculations scientifiques,
qui ne font point de jaloux ici, que d'engager une lutte
dans laquelle mon âme n'eût jamais plié. Va donc; dis
que tu as obtenu de moi l'autorisation de faire ta demande.
Si on hésite, marque de l'humeur, prends un air
sombre; pendant quelques jours reste sans cesse prosterné
dans l'église, jeûne, soupire, montre-toi farouche,
exalté dans la dévotion, et, de peur que tu ne deviennes
un saint, on cherchera à faire de toi un savant.»

Je trouvai le Prieur encore mieux disposé à accueillir
ma demande que le père Alexis ne me l'avait fait espérer.
Il y eut même dans le regard pénétrant qu'il attacha
sur moi, en recevant mes remerciements, quelque
chose d'âcre et de satirique, équivalent à l'action d'un homme
qui se frotte les mains. Il avait dans l'âme une
pensée que ni le père Alexis ni moi n'avions pressentie.

Je fus aussitôt dispensé d'une grande partie de mes
exercices religieux, afin de pouvoir consacrer ce temps
à l'étude, et on plaça même mon lit dans une petite
cellule voisine de celle d'Alexis, afin que je pusse me
livrer avec lui, la nuit, à la contemplation des astres.

[Illustration]

C'est à partir de ce moment que je contractai avec le
père Alexis une étroite amitié. Chaque jour elle s'accrut
par la découverte des inépuisables trésors de son âme.
Il n'a jamais existé sur la terre un coeur plus tendre,
une sollicitude plus paternelle, une patience plus angélique.
Il mit à m'instruire un zèle et une persévérance
au-dessus de toute gratitude. Aussi avec quelle anxiété
je voyais sa santé se détériorer du plus ou plus! Avec
quel amour je le soignais jour et nuit, cherchant à lire
ses moindres désirs dans ses regards éteints! Ma présence
semblait avoir rendu la vie à son coeur longtemps
vide d'affection humaine, et, selon son expression, affamé
de tendresse; l'émulation à son intelligence fatiguée de
solitude et lasse de se tourmenter sans cesse en face
d'elle-même. Mais en même temps que son esprit reprenait
de la vigueur et de l'activité, son corps s'affaiblissait
de jour en jour. Il ne dormait presque plus, son estomac
ne digérant plus que des liquides, et ses membres
étaient tour à tour frappés de paralysie durant des
jours entiers. Il sentait arriver sa fin avec sérénité, sans
terreur et sans impatience. Quant à moi, je le voyais
dépérir avec désespoir, car il m'avait ouvert un monde
inconnu; mon coeur avide d'amour nageait à l'aise dans
cette vie de sentiment, de confiance et d'effusion qu'il
venait de me révéler.

Toutes les pensées qui m'étaient venues d'abord sur
le dérangement possible de son cerveau s'étaient évanouies.
Il me sembla désormais que son exaltation mystérieuse
était l'élan du génie; son langage obscur me
devenait de plus en plus intelligible, et quand je ne le
comprenais pas bien, j'en attribuais la faute à mon
ignorance, et je vivais dans l'espoir d'arriver à le pénétrer
parfaitement.

Cependant cette félicité n'était pas sans nuages. Il y
avait comme un ver rongeur au fond de ma conscience
timorée. Le père Alexis ne me semblait pas croire en
Dieu selon les lois de l'Église chrétienne. Il y a plus, il
me semblait parfois qu'il ne servait pas le même Dieu
que moi. Nous n'étions jamais en dissidence ouverte sur
aucun point, parce qu'il évitait soigneusement tout rapport
entre les sujets de nos études scientifiques et les
enseignement du dogme. Mais il semblait que nous nous
fissions mutuellement cette concession, lui, de ne pas l'attaquer,
moi, de ne pas le défendre. Quand par hasard
je lui soumettais un cas de conscience ou une difficulté
théologique, il refusait de s'expliquer en disant:

«Ceci n'est pas de mon ressort; vous avez des docteurs
versés dans ces matières, allez les consulter; moi,
en fait de culte, je ne m'embarrasse pas dans le labyrinthe
de la scolastique, je sers mon maître comme je
l'entends, et ne demande point à un directeur ce que
je dois admettre ou rejeter: ma conscience est en paix
avec elle-même, et je suis trop vieux pour aller me
remettre sur les bancs.»

Son thème favori était de parler _sur la chair et sur
l'esprit_; mais, quoiqu'il ne se déclarât jamais en dissidence
avec la foi, il traitait ces matières bien plus en
philosophe métaphysicien qu'en serviteur zélé de l'Église
catholique et romaine.

J'avais encore remarqué une chose qui me donnait
bien à penser. Il avait souvent l'air préoccupé de mon
instruction scientifique, et alors il me faisait entreprendre
des expériences chimiques dont j'apercevais moi-même,
grâce aux enseignements qu'il m'avait déjà donnés, l'insignifiance
et la grossièreté; puis bientôt il m'interrompait
au milieu de mes manipulations pour me faire
chercher dans des livres inconnus des éclaircissements
qu'il disait précieux. Je lisais à voix haute, en commençant
à la page qu'il m'indiquait, pendant des heures
entières. Lui, pendant ce temps, se promenait de long en
large, levant les yeux au ciel avec enthousiasme, passant
lentement la main sur son front dépouillé, et
s'écriant de temps en temps: «_Bon! bon!_» Pour moi,
j'avais bientôt reconnu que ce n'étaient pas là des articles
de science sèche et précise, mais bien des pages
pleines d'une philosophie audacieuse et d'une morale
inconnue. Je continuais quelque temps par respect pour
lui, espérant toujours qu'il m'arrêterait; mais voyant qui'il
me laissait aller, je me mettais à craindre pour ma foi,
et, posant le livre tout d'un coup, je lui disais:

«Mais, mon père, ne sont-ce pas des hérésies que
nous lisons là, et croyez-vous qu'il n'y ait rien dans
ces pages, trop belles peut-être, qui soit contraire à
notre sainte religion?»

En entendant ces paroles, il s'arrêtait brusquement
dans sa marche d'un air découragé, me prenait le livre
des mains, et le jetait sur une table en me disant:

«Je ne sais pas! je ne sais pas, mon enfant; je suis
une créature malade et bornée; je ne puis juger ces
choses; je les lis, mais sans dire qu'elles sont bonnes ni
mauvaises. Je ne sais pas! je ne sais pas! Travaillons!»

Et nous nous remettions tous deux en silence à l'ouvrage,
sans oser, moi approfondir mes pensées, lui me
communiquer les siennes.

Ce qui me fâchait le plus, c'était de l'entendre citer
et invoquer sans cesse les révélations d'un Esprit tout-puissant
qu'il ne désignait jamais clairement. Il donnait
à ce nom d'Esprit l'extension la plus vague. Tantôt il
semblait s'en servir pour qualifier Dieu créateur et inspirateur
de toutes choses, et tantôt il réduisait les proportions
de cette essence universelle jusqu'à personnifier
une sorte de génie familier avec lequel il aurait eu, comme
Socrate, des communications-cabalistiques. Dans ces
instants-là, j'étais saisi d'une telle frayeur que je n'osais
dormir; je me recommandais à mon ange gardien, et je
murmurais des formules d'exorcisme chaque fois que
mes yeux appesantis voyaient passer les visions des
rêves. Mon esprit devenait alors si faible que j'étais tenté
d'aller encore me confesser au père Hégésippe; si je ne
le faisais pas c'est que ma tendresse pour Alexis restant
inaltérable, je craignais de le perdre par mes aveux,
quelque réserve et quelque prudence que je pusse y
mettre. Cependant les deux choses qui m'avaient le
plus inquiété n'avaient plus lieu. Lorsque mon maître
s'endormait, un livre à la main, la tête penchée dans
l'attitude d'un homme qui lit, à son réveil il ne se persuadait
plus avoir lu, et il ne me rapportait plus les sentences
imaginaires qu'il prétendait avoir trouvées dans
ce livre. En outre, je ne voyais plus paraître le cahier
sur les pages immaculées duquel il lisait couramment,
affectant de se reprendre et de tourner les feuillets
comme il eût fait d'un véritable livre. Je pouvais attribuer
ces pratiques bizarres à un affaiblissement passager
de ses facultés mentales, phase douloureuse de la maladie,
dont il était sorti et dont il n'avait plus conscience.
Aussi me gardais-je bien de lui en parler, dans la crainte
de l'affliger. Si son état physique empirait, du moins son
cerveau paraissait très-bien rétabli; il pensait et ne
rêvait plus.

Comme il ne prenait aucun soin de sa santé, il ne
voulait s'astreindre à aucun régime. Je n'avais plus
guère d'espérance de le voir se rétablir. Il repoussait
toutes mes instances, disant que l'arrêt du destin était
inévitable, et parlant avec une résignation toute chrétienne
de la fatalité, qu'il semblait concevoir à la manière
des musulmans. Enfin, un jour, m'étant jeté à ses
pieds, et l'ayant supplié avec larmes de consulter un
célèbre médecin qui se trouvait alors dans le pays, je
le vis céder à mes voeux avec une complaisance mélancolique.

«Tu le veux, me dit-il; mais à quoi bon? que peut un
homme sur un autre homme? relever quelque peu les
forces de la matière et y retenir le souffle animal quelques
jours de plus! L'esprit n'obéit jamais qu'au souffle de
l'Esprit; et l'Esprit qui règne sur moi ne cédera pas à la
parole d'un médecin, d'un homme de chair et d'os!
Quand l'heure marquée sonnera, il faudra restituer
l'étincelle de mon âme au foyer qui me l'a départie.
Que feras-tu d'un homme en enfance, d'un vieillard
idiot, d'un corps sans âme?»

Il consentit néanmoins à recevoir la visite du médecin.
Celui-ci s'étonna, en le voyant, de trouver un homme
encore si jeune (le père Alexis n'avait pas plus de soixante
ans) et d'une constitution si robuste dans un tel état
d'épuisement. Il jugea que les travaux de l'intelligence
avaient ruiné ce corps trop négligé, et je me souviens
qu'il lui dit ces paroles proverbiales qui frappèrent mon
oreille pour la première fois:

«Mon père, la lame a usé le fourreau.

--Qu'est-ce qu'une misérable gaine de plus ou de
moins? répondit mon maître en souriant; la lame n'est-elle
pas indestructible?

--Oui, répondit le docteur; mais elle peut se rouiller
quand la gaine usée ne la protège plus.

--Qu'importé qu'une lame ébréchée se rouille?
reprit le père Alexis; elle est déjà hors de service. Il
faut que le métal soit remis dans la fournaise pour être
travaillé et employé de nouveau.»

Le docteur voyant que j'étais le seul qui portât un
sincère intérêt au père Alexis, me prit à part et m'interrogea
avec détail sur son genre de vie. Quand il sut de
moi l'excès du travail auquel s'abandonnait mon maître,
et l'excitation qu'il entretenait dans son cerveau, il dit
comme se parlant à lui-même:

«Il est évident que le four a trop chauffé; il y a peu
de ressources; la flamme sublime a tout dévoré; il
faudra essayer de l'éteindre un peu.»

Il écrivit une ordonnance, et m'engagea à la faire
exécuter fidèlement, après quoi il demanda à son malade
la permission de l'embrasser, le peu d'instants qu'il
avait passés près de lui ayant gagné son coeur. Cette
marque de sympathie pour mon maître me toucha et
m'attrista profondément; ce baiser ressemblait à un
éternel adieu. Le docteur devait repasser dans le pays à
la fin de la saison où nous venions d'entrer.

Les remèdes qu'il avait prescrits eurent d'abord un
effet merveilleux. Mon bon maître retrouva l'aisance et
l'activité de ses membres; son estomac devint plus robuste,
et il eut plusieurs nuits d'un excellent sommeil.
Mais je n'eus pas longtemps lieu de me réjouir; car, à
mesure que son corps se fortifiait, son esprit tombait
dans la mélancolie. La mélancolie fut suivie de tristesse,
la tristesse d'engourdissement, l'engourdissement de
désordre. Puis toutes ces phases se répétèrent alternativement
dans la même journée, et toutes ses facultés perdirent
leur équilibre. Je vis reparaître ces somnolences
durant lesquelles son cerveau travaillait péniblement
sur des chimères. Je vis reparaître aussi le maudit livre
blanc qui m'avait tant déplu; et non-seulement il y
lisait, mais il y traçait chaque jour des caractères imaginaires
avec une plume qu'il ne songeait point à imbiber
d'encre. Un profond ennui et une inquiétude secrète
semblaient miner les ressorts détendus de son âme.
Pourtant il continuait à me témoigner la même bonté,
la même tendresse; il essaya, malgré moi, de continuer
mes leçons; mais il s'assoupissait au bout d'un instant,
et, s'éveillant en sursaut, il me saisissait le bras en me
disant:

«Tu l'as pourtant vu, n'est-ce pas? Tu l'as bien vu?
Ne l'as-tu donc vu qu'une fois?

--Ô mon bon maître! lui disais-je, que ne puis-je
ramener près de vous cet ami qui vous est si cher! sa
présence adoucirait votre mal et ranimerait votre âme.»

Mais alors il s'éveillait tout à fait, et me disait:

«Tais-toi, imprudent, tais-toi; de quoi parles-tu là,
malheureux? Tu veux donc qu'il ne revienne plus, et
que je meure sans l'avoir revu?»

Je n'osais ajouter un mot; toute curiosité était morte
en moi. Il n'y avait plus de place que pour la douleur, et
le sentiment d'une vague épouvante était le seul qui vint
parfois s'y mêler.

Une nuit, qu'accablé de fatigue je m'étais endormi
plus tôt et plus profondément que de coutume, je fis
un songe, je rêvai que je revoyais le bel inconnu dont
l'absence affligeait tant mon maître. Il s'approchait de
mon lit, et se penchant vers moi, il me parlait à
l'oreille:

«Ne dites pas que je suis là, me disait-il; car ce
vieillard obstiné s'acharnerait à me voir, et je ne veux
le visiter qu'à l'heure de sa mort.»

Je le suppliai d'aller vers mon maître, lui disant
qu'il soupirait après sa venue, et que les douleurs de
son âme étaient dignes de pitié. Je m'éveillais alors et me
mettais sur mon séant; car j'avais l'esprit frappé de ce
rêve, et j'avais besoin d'ouvrir les yeux et d'étendre les
bras pour me convaincre que c'était un fantôme créé par
le sommeil. Par trois fois ce jeune homme m'apparut
dans toute sa douceur et dans toute sa beauté. Sa voix
résonnait à mon oreille comme les sons éloignés d'une
lyre, et sa présence répandait un parfum comme celui
des lis au lever de l'aurore. Par trois fois je le suppliai
d'aller visiter mon maître, et par trois fois je m'éveillai
et me convainquis que c'était un songe; mais à la
troisième, j'entendis de la cellule voisine le père Alexis
qui m'appelait avec véhémence. Je courus à lui, et, à la
lueur d'une veilleuse qui brûlait sur la table, je le vis
assis sur son lit, les yeux brillants, la barbe hérissée, et
comme hors de lui-même.

«Vous l'avez vu! me dit-il d'une voix forte et rude,
qui n'avait rien de son timbre ordinaire. Vous l'avez
vu, et vous ne m'avez pas averti! il vous a parlé, et
vous ne m'avez pas appelé! il vous a quitté, et vous
ne l'avez pas envoyé vers moi! Malheureux! serpent
réchauffé dans mon sein! vous m'avez enlevé mon
ami, et mon hôte est devenu le vôtre; vipère! vous
m'avez trahi, vous m'avez dépouillé, vous me donnez
la mort!»

Il se jeta en arrière sur son chevet, et resta privé de
sentiment pendant plusieurs minutes. Je crus qu'il venait
d'expirer; je frottai ses tempes glacées avec l'essence
qu'il avait coutume d'employer lorsqu'il était
menacé de défaillance. Je réchauffai ses pieds avec ma
robe, et ses mains avec mon haleine. Je ne percevais
plus le bruit de la sienne, et ses doigts étaient raidis par
un froid mortel. Je commençais à me désespérer, lorsqu'il
revint à lui, et, se soulevant doucement, il appuya
sa tête sur mon épaule:

«Angel, que fais-tu près de moi à cette heure? me
dit-il avec, une douceur ineffable. Suis-je donc plus malade
que de coutume! Mon pauvre enfant, je suis cause
de tes soucis et de tes fatigues.»

Je ne voulus pas lui dire ce qui s'était passé, et
encore moins lui demander compte de l'incroyable
coïncidence de sa vision avec la mienne; j'eusse craint
de réveiller son délire. Il semblait n'en avoir pas gardé
le moindre souvenir, et il exigea que je retournasse à
mon lit. J'obéis, mais je restai attentif à tous ses mouvements;
il me sembla qu'il dormait, et que sa respiration
était gênée; son oppression augmentait et diminuait
comme le bruit lointain de la mer. Enfin il me
parut soulagé, et je succombai au sommeil; mais, au
bout de peu d'instants, je fus réveillé de nouveau par
le son d'une voix puissante qui ne ressemblait point à la
sienne.

«Non, tu ne m'as jamais connu, jamais compris,
disait cette voix sévère; je suis venu vers toi cent fois
et tu n'as pas osé m'appartenir une seule; mais que
peut-on attendre d'un moine, sinon l'incertitude, la
couardise et le sophisme?

«--Mais je t'ai aimé! répondit la voix plaintive et
affaiblie du père Alexis. Tu le sais, je t'ai imploré, je
t'ai poursuivi; j'ai employé toutes les puissances de
mon être à pénétrer le sens de tes paraboles, je t'ai
invoqué à genoux; j'ai délaissé le culte des Hébreux;
j'ai laissé le dieu des Juifs et des gentils se tordre douloureusement
sur son gibet sanglant, sans lui accorder
une larme, sans lui adresser une prière.

«--Et qui te l'avait commandé ainsi? reprit la voix.
Moine ignorant, philosophe sans entrailles! martyr sans
enthousiasme et sans foi! t'ai-je jamais prescrit de mépriser
le Nazaréen?

«--Non, tu n'as jamais daigné te prononcer sur aucune
chose, et tu n'as pas voulu faire voir la lumière à
celui qui pour toi aurait passé par toutes les idolâtries.
Tu le sais! tu le sais! si tu l'avais voulu, j'aurais déchiré
le froc et ceint le glaive. J'aurais fait retentir ma
parole et prêché ton Évangile aux quatre coins de la
terre; j'y aurais porté le fer et la flamme; j'aurais bouleversé
la face des nations et imposé ton culte aux humains
du sud au septentrion, du couchant à l'aurore.
J'avais la volonté, j'avais la puissance; tu n'avais qu'à
dire: «Marche!» à mettre le flambeau dans ma main et
marcher devant moi comme une étoile; j'aurais en ton
nom, enchaîné les mers et transporté les montagnes. Que
ne l'as-tu voulu! tu aurais des autels, et j'aurais vécu!
tu serais un dieu, et je serais ton prophète.

«--Oui, oui, dit la voix inconnue, tu avais l'orgueil
et l'ambition en partage; et, si je t'avais encouragé, tu
aurais consenti à être dieu toi-même.

«--Ô maître! ne me méprise pas, ne me tourne pas
en dérision! J'avais ces instincts et je les ai refoulés. Tu
as blâmé mes voeux téméraires, mon audace insensée, et
je t'ai sacrifié tous mes rêves. Tu m'as dit que la violence
ne gouvernait pas les siècles, et que l'Esprit n'habitait
pas dans la vapeur du sang et dans le tumulte des armées.
Tu m'as dit qu'il fallait le chercher dans l'ombre, dans
la solitude, dans le silence et le recueillement. Tu m'as
dit qu'on le trouvait dans l'étude, dans le renoncement,
dans une vie humble et cachée, dans les veilles, dans la
méditation, dans l'incessante inspiration de l'Âme. Tu
m'as dit de le chercher dans les entrailles de la terre,
dans la poussière des livres, dans les vers du sépulcre;
et je l'ai cherché où tu m'avais dit, et pourtant je ne l'ai
pas trouvé, et je vais mourir dans l'horreur du doute et
dans l'épouvante du néant!...

«--Tais-toi, lâche blasphémateur! reprit la voix tonnante;
c'est ta soif de gloire qui cause tes regrets, c'est
ton orgueil qui te pousse au désespoir. Vermisseau superbe,
qui ne peux te soumettre à descendre dans la tombe
sans avoir pénétré le secret de la toute-puissance! Mais
qu'importe à l'inexorable passé, à l'innumérable avenir
des êtres, qu'un moine de plus ou de moins ait vécu dans
l'imposture et soit mort dans l'ignorance? L'intelligence
universelle périra-t-elle parce qu'un bénédictin a ergoté
contre elle? La puissance infinie sera-t-elle détrônée
parce qu'un moine astronome n'a pu la mesurer avec son
compas et ses lunettes?»

Un rire impitoyable fit retentir la cellule du père Alexis,
et la voix de mon maître y répondit par un lamentable
sanglot. J'avais écouté ce dialogue avec une affreuse angoisse.
Debout près de la porte entrouverte, les pieds nus
sur le carreau, retenant mon haleine, j'avais essayé de
voir l'hôte inconnu de cette veillée sinistre; mais la
lampe s'était éteinte, et mes yeux, troublés par la peur, ne
pouvaient percer les ténèbres. La douleur de mon maître
ranima mon courage; j'entrai dans sa cellule, je rallumai
la lampe avec du phosphore, et je m'approchai de son
lit. Il n'y avait personne autre que lui et moi dans la
chambre; aucun bruit, aucun désordre ne trahissait le
départ précipité de son interlocuteur. Je surmontai mon
effroi pour m'occuper de mon maître, dont le désespoir
me déchirait. Assis sur son traversin, le corps plié en
deux comme si une main formidable eut brisé ses reins,
il cachait sa face dans ses genoux convulsifs, ses dents
claquaient dans sa bouche, et des torrents de larmes
ruisselaient sur sa barbe grise. Je me jetai à genoux près
de lui, je mêlai mes pleurs aux siens, je lui prodiguai de
filiales caresses. Il s'abandonna quelques instants à cette
effusion sympathique, et s'écria plusieurs fois en se jetant
dans mon sein:

«Mourir! mourir désespéré! mourir sans avoir vécu,
et ne pas savoir si l'on meurt pour revivre?

--Mon père, mon maître bien-aimé, lui dis-je, je ne
sais quelles désolantes visions troublent votre sommeil
et le mien. Je ne sais quel fantôme est entré ici cette
nuit pour nous tenter et nous menacer; mais que ce soit
un ministre du Dieu vivant qui vient nous inspirer une
terreur salutaire, ou que ce soit un esprit de ténèbres
qui vient pour nous damner en nous faisant désespérer
de la bonté de Dieu, faites cesser ces choses surnaturelles
en rentrant dans le giron de la sainte Église. Exorcisez
les démons qui vous assiègent, ou rendez-vous favorables
les anges qui vous visitent en recevant les sacrements,
et en me permettant de vous dire les prières de notre
sainte liturgie...

--Laisse-moi, laisse-moi, mon cher Angel, dit-il en
me repoussant avec douceur, ne fatigue pas mon cerveau
par des discours puérils. Laisse-moi seul, ne trouble plus
ton sommeil et le mien par de vaines frayeurs. Tout ceci
est un rêve, et je me sens tout à fait bien maintenant;
les larmes m'ont soulagé, les larmes sont une pluie bienfaisante
après l'orage. Que rien de ce que je puis dire
dans mon sommeil ne t'étonne. Aux approches de la mort,
l'âme, dans ses efforts pour briser les liens de la matière,
tombe dans d'étranges détresses; mais l'Esprit la relève
et l'assiste, dit-on, au moment solennel.»

Dans la matinée, je reçus ordre de me rendre auprès
du Prieur. Je descendis à sa chambre; on me dit qu'il
était occupé et que j'eusse à l'attendre dans la salle du
chapitre, qui y était contiguë. J'entrai dans cette salle
et j'en fis le tour; c'était la seconde fois, je crois, que
j'y pénétrais, et je n'avais jamais eu le loisir d'en contempler
l'architecture, qui était grande et sévère. Au
reste, je n'y pouvais faire en cet instant même qu'une
médiocre attention; j'étais accablé des émotions de la
nuit, troublé et épouvanté dans ma conscience, affligé,
par-dessus tout, des douleurs physiques et morales de
mon cher maître. En outre, l'entretien auquel m'appelait
le Prieur ne laissait pas de m'inquiéter; car j'avais
singulièrement négligé mes devoirs religieux depuis que
j'étais le disciple d'Alexis, et je m'en faisais de sérieux
reproches.

Cependant, tout en promenant mes regards mélancoliques
autour de moi pour me distraire de ces tristesses
et me fortifier contre ces appréhensions, je fus frappé
de la belle ordonnance de cette antique salle, cintrée
avec une force et une hardiesse inconnues de nos modernes
architectes. Des pendentifs accolés à la muraille
donnaient naissance aux rinceaux de pierre qui s'entrecroisaient
en arceaux à la voûte, et au-dessous de chacun
de ces pendentifs était suspendu le portrait d'un
dignitaire ou d'un personnage illustre de l'ordre. C'étaient
tous de beaux tableaux, richement encadrés, et cette
longue galerie de graves personnages vêtus de noir avait
quelque chose d'imposant et de funéraire. On était aux
derniers beaux jours de l'automne. Le soleil, entrant par
les hautes croisées, projetait de grands rayons d'or pâle
sur les traits austères de ces morts respectables, et donnait
un reste d'éclat aux dorures massives des cadres
noircis par le temps. Un silence profond régnait dans les
cours et dans les jardins; les voûtes me renvoyaient
l'écho de mes pas.

Tout d'un coup il me sembla entendre d'autres pas
derrière les miens, et ces pas avaient quelque chose de
si ferme et de si solennel que je crus que c'était le
Prieur. Je me retournai pour le saluer; mais je ne vis
personne et je pensai m'être trompé. Je recommençai à
marcher, et j'entendis ces pas une seconde fois, et une
troisième, quoique je fusse absolument seul dans la salle.
Alors les terreurs qui m'avaient déjà assailli recommencèrent,
je songeai à m'enfuir; mais forcé d'attendre le
Prieur, j'essayai de surmonter ma faiblesse et d'attribuer
ces rêveries à l'accablement de mon corps et de mon
esprit. Pour y échapper, je m'assis sur un banc, vis-à-vis
du tableau qui occupait le milieu parmi tous les
autres. Il représentait notre patron, le grand saint Benoît.
J'espérais que la contemplation de cette belle peinture
chasserait les visions dont j'étais obsédé, lorsqu'il
me sembla reconnaître, dans la tête pâle et douloureusement
extatique du saint, les traits de l'inconnu que
j'avais rencontré un matin au seuil de l'église. Je me
levai, je me rassis, je m'approchai, je me reculai, et plus
je regardai, plus je me convainquis que c'étaient les
mêmes traits et la même expression; seulement la chevelure
du saint était rejetée en désordre derrière sa tête,
son front était un peu dégarni, et ses traits annonçaient
un âge plus mûr. Le costume ne consistait qu'en une
robe noire qui laissait voir ses pieds nus. La découverte
de cette ressemblance me causa un transport de joie.
J'eus un instant l'orgueil de croire que notre saint patron
m'était apparu, et que son esprit veillait sur moi. En
même temps je songeai avec bonheur que le père Alexis
était dans la bonne voie, et qu'il était un saint lui-même,
puisque le bienheureux était en commerce avec lui, et
venait l'assister tantôt de salutaires reproches, et tantôt,
sans doute, de tendres encouragements.

Je m'avançai pour m'agenouiller devant cette image
sacrée; mais il me sembla encore qu'on me suivait pas
à pas, et je me retournai encore sans voir personne. En
ce moment mes yeux se portèrent sur le tableau qui
faisait face à celui de saint Benoît; et quelle fut ma surprise
en retrouvant les mêmes traits avec une expression
douce et grave, et la belle chevelure ondoyante que
j'avais cru voir en réalité! Ce personnage était bien plus
identique que l'autre avec ma vision. Il était debout et
dans l'attitude où il m'était apparu. Il portait exactement
le même costume, le même manteau, la même ceinture,
les mêmes bottines. Ses grands yeux bleus, un peu enfoncés
sous l'arcade régulière de ses sourcils, s'abaissaient
doucement avec une expression méditative et pénétrante.
La peinture était si belle qu'elle me sembla
être sortie du même pinceau que le saint Benoît, et le
personnage était si beau lui-même que toutes mes méfiances
à cet égard firent place à une joie extrême de le
revoir, ne fût-ce qu'en effigie. Il était représenté un livre
à la main, et beaucoup de livres étaient épars à ses pieds.
Il paraissait fouler ceux-là avec indifférence et mépris,
tandis qu'il élevait l'autre dans la main, et semblait dire
ce qui était écrit en effet sur la couverture de ce livre:
_Hic est veritas_!

Comme je le contemplais avec ravissement, me disant
que ce ne pouvait être qu'un homme vénérable, puisque
son image décorait cette salle, la porte du fond s'ouvrit,
et le père trésorier, qui était un bonhomme assez volontiers
bavard, vint causer avec moi en attendant l'arrivée
du Prieur.

«Vous me paraissez charmé de la vue de ces tableaux,
me dit-il. Notre saint Benoît est un superbe morceau, à
ce qu'on assure. Quelques auteurs l'ont pris pour un
Van Dyck; mais Van Dyck était mort quand cette toile a
été peinte. C'est l'ouvrage d'un de ses élèves, qui continuait
admirablement sa manière. Il n'y a pas à se tromper
sur les dates; car lorsque Pierre Hébronius vint ici,
vers l'an 1690, Van Dyck n'était plus; et, comme vous
avez dû le remarquer, c'est la tête de Pierre Hébronius,
alors âgé d'un peu plus de trente ans, qui a servi de modèle
au peintre de saint Benoît.

--Et qui donc était ce Pierre Hébronius? demandai-je.

--Eh! mais, reprit le moine en me montrant le portrait
de mon ami inconnu, c'est celui que l'on connaît ici
sous le nom de l'abbé Spiridion, le vénérable fondateur
de notre communauté. C'était, comme vous voyez, un
des plus beaux hommes de son temps, et le peintre ne
pouvait pas trouver une plus belle tête de saint.

--Et il est mort? m'écriai-je, sans songer à ce que je
disais.

--Vers l'an 1698, répondit le trésorier, il y a près
d'un siècle. Vous voyez que le peintre l'a représenté
tenant en main un livre et en foulant plusieurs autres
sous les pieds. Celui qu'il tient est, dit-on, le quatrième
écrit de Bossuet contre les protestants, les autres sont
les livres exécrables de Luther et de ses adeptes. Cette
action faisait allusion à la conversion récente de Pierre
Hébronius, et marquait son passage à la vraie foi, qu'il
a servie avec éclat depuis en embrassant la vie religieuse
et en consacrant ses biens à l'édification de cette sainte
maison.

--J'ai ouï dire en effet, repris-je, que ce fondateur
fut un homme de grand mérite, qu'il vécut et mourut en
odeur de sainteté.»

Le trésorier secoua la tête en souriant.

«Il est facile de bien vivre, dit-il; plus facile que de
bien mourir! Il n'est pas bon de tant cultiver la science
dans le cloître. L'esprit s'exalte, l'orgueil s'empare souvent
des meilleures têtes, et l'ennui fait aussi qu'on se
lasse de croire toujours aux mêmes vérités. On veut en
découvrir de nouvelles; on s'égare. Le démon fait son
profit de cela et vous suscite parfois, sous les formes
d'une belle philosophie et sous les apparences d'une céleste
inspiration, de monstrueuses erreurs, bien malaisées
à abjurer quand l'heure de rendre compte vous surprend.
J'ai ouï dire tout bas, par des gens bien informés, que
l'abbé Spiridion, sur la fin de sa carrière, quoique menant
une vie austère et sainte, ayant lu beaucoup de
mauvais livres, sous prétexte de les réfuter à loisir, s'était
laissé infecter peu à peu, et à son insu, par le poison de
l'erreur. Il conserva toujours l'extérieur d'un bon religieux;
mais il parait que secrètement il était tombé dans
des hérésies plus monstrueuses encore que celles de sa
jeunesse. Les livres abominables du juif Spinosa et les
infernales doctrines des philosophes de cette école
l'avaient rendu panthéiste, c'est-à-dire athée. Mon cher
fils, oh! que l'amour de la science, et qui n'est qu'une
vaine curiosité, ne vous entraîne jamais à de telles chutes!
On prétend que, dans ses dernières années, Hébronius
avait écrit des abominations sans nombre. Heureusement
il se repentit à son lit de mort, et les brûla de sa
propre main, afin que le poison n'infectât pas, par la
suite, les esprits simples qui les liraient. Il est mort en
paix avec le Seigneur, en apparence; mais ceux qui
n'avaient vu que sa vie extérieure, et qui le regardaient
comme un saint, furent étonnés de ce qu'il ne fît point
de miracles pour eux sur son tombeau. Les esprits droits
qui avaient appris à le mieux juger, s'abstinrent toujours
de dire leurs craintes sur son sort dans l'autre vie. Quelques-uns
pensèrent même qu'il avait été jusqu'à se livrer
à des pratiques de sorcellerie, et que le diable paru
auprès de lui lorsqu'il expira. Mais ce sont des choses
dont il est impossible de s'assurer pleinement, et dont il
est imprudent, dangereux peut-être, de parler. Paix soit
donc à sa mémoire! Son portrait est resté ici pour marquer
que Dieu peut bien lui avoir tout pardonné en
considération de ses grandes aumônes et de la fondation
de ce monastère.»

Nous fûmes interrompus par l'arrivée du Prieur. Le
trésorier s'inclina jusque terre, les bras croisés sur la
poitrine, et nous laissa ensemble.

Alors le Prieur, me toisant de la tête aux pieds et me
parlant avec sécheresse, me demanda compte des longues
veilles du père Alexis et du bruit de voix qu'on entendait
partir chaque nuit de sa cellule. J'essayai d'expliquer ces
faits par l'état de maladie de mon maître; mais le Prieur
me dit qu'une personne digne de foi, en allant avant le
jour remonter l'horloge de l'église, avait entendu dans
nos cellules un grand bruit de voix, des menaces, des
cris et des imprécations.

«J'espère, ajouta le Prieur, que vous me répondrez
avec sincérité et simplicité; car il y a grâce pour toutes
les fautes quand le coupable se confesse et se repent;
mais, si vous n'éclaircissez pas mes doutes d'une manière
satisfaisante, les plus rudes châtiments vous y
contraindront.

--Mon révérend père, répondis-je, je ne sais quels
soupçons peuvent peser sur moi en de telles circonstances.
Il est vrai que le père Alexis a parlé à voix
haute toute la nuit et avec assez de véhémence; car il
avait le délire. Quant à moi, j'ai pleuré, tant sa souffrance
me faisait de peine; et, dans les instants où il
revenait à lui-même, il murmurait à Dieu de ferventes
prières. J'unissais ma voix à la sienne et mon coeur au
sien.

--Cette explication ne manque pas d'habileté, reprit
le Prieur d'un ton méprisant; mais comment expliquerez-vous
la grande lueur qui tout d'un coup a éclairé vos cellules
et le dôme entier, et la flamme qui est sortie par le
faîte et qui s'est répandue dans les airs, accompagnée
d'une horrible odeur de soufre?

--Je ne comprendrais pas, mon révérend père, répondis-je,
qu'il y eût plus de mal à me servir de phosphore
et de soufre pour allumer une lampe qu'il n'y en
a, selon moi, à veiller un malade pendant la nuit et à
prier auprès de son lit. Il est possible que je me sois
servi imprudemment de cette composition, et que, dans
mon empressement, j'aie laissé ouvert le flacon, dont
l'odeur désagréable a pu se répandre dans la maison;
mais j'ose affirmer que cette odeur n'a rien de dangereux,
et qu'en aucun cas le phosphore ne pourrait causer un
incendie. Je supplie donc Votre Révérence de me pardonner
si j'ai manqué de prudence, et de n'en imputer
la faute qu'à moi seul.»

Le Prieur fixa longtemps sur moi un regard inquisiteur,
comme s'il eût voulu voir jusqu'où irait mon
impudence; puis, levant les yeux au ciel dans un transport
d'indignation, il sortit sans me dire une seule
parole.

Resté seul et frappé d'épouvante, non à cause de moi,
mais à cause de l'orage que je voyais s'amasser sur la
tête d'Alexis, je regardai involontairement le portrait
d'Hébronius, et je joignis les mains, emporté par un
mouvement irrésistible de confiance et d'espoir. Le soleil
frappait en cet instant le visage du fondateur, et il me
sembla voir sa tête se détacher du fond, puis sa main et
tout son corps quitter le cadre et se pencher en avant.
Le mouvement fit ondoyer légèrement la chevelure, les
yeux s'animèrent et attachèrent sur moi un regard vivant.
Alors je fus pris d'une palpitation si violente que mon
sang bourdonna dans mes oreilles, ma vue se troubla;
et, sentant défaillir mon courage, je m'éloignai précipitamment.

Je me retirai fort triste et fort inquiet. Soit que la
haine et la calomnie eussent envenimé des faits qui restaient
pour moi à l'état de problème, soit que je fusse,
ainsi que le père Alexis, en butte aux attaques du malin
esprit, et qu'il se fût passé aux yeux d'un témoin véridique
quelque chose de plus que ce que j'avais aperçu,
je prévoyais que mon infortuné maître allait être accablé
de persécutions, et que ses derniers instants, déjà si
douloureux, seraient abreuvés d'amertume. J'eusse voulu
lui cacher ce qui venait de se passer entre le Prieur et
moi; mais le seul moyen de détourner les châtiments
qu'on lui préparait sans doute, c'était de l'engager à se
réconcilier avec l'esprit de l'Église.

Il écouta mon récit et mes supplications avec indifférence,
et quand j'eus fini de parler:

«Sois en paix, me dit-il; l'Esprit est avec nous, et
rien ne nous arrivera de la part des hommes de chair.
L'Esprit est rude, il est sévère, il est irrité; mais il est
pour nous. Et quand même nous serions livrés aux châtiments,
quand même on plongerait ton corps délicat et
mon vieux corps agonisant dans les humides ténèbres
d'un cachot, l'Esprit monterait vers nous des entrailles
de la terre, comme il descend sur nous à cette heure
des rayons d'or du soleil. Ne crains pas, mon fils; là
où est l'Esprit, là aussi sont la lumière, la chaleur et la
vie.»

Je voulus lui parler encore; il me fit signe avec douceur
de ne pas le troubler; et, s'asseyant dans son fauteuil,
il tomba dans une contemplation intérieure durant
laquelle son front chauve et ses yeux abaissés vers la
terre offrirent l'image de la plus auguste sérénité. Il y
avait en lui, à coup sur, une vertu inconnue qui subjuguait
toutes mes répugnances et dominait toutes mes
craintes. Je l'aimais plus qu'un fils n'a jamais aimé son
père. Ses maux étaient les miens, et, s'il eût été damné,
malgré mon sincère désir de plaire à Dieu, j'eusse voulu
partager cette damnation. Jusque-là j'avais été rongé de
scrupules; mais désormais le sentiment de son danger
donnait tant de force à ma tendresse que je ne connaissais
plus l'incertitude. Mon choix était fait entre la voix de
ma conscience et le cri de son angoisse; ma sollicitude
prenait un caractère tout humain, je l'avoue. S'il ne peut
être sauvé dans l'autre vie, me disais-je, qu'il achève du
moins paisiblement celle-ci; et, si je dois être à jamais
châtié de ce voeu, la volonté de Dieu soit faite!...

Le soir, comme il s'assoupissait doucement et que
j'achevais ma prière à côté de son lit, la porte s'ouvrit
brusquement, et une figure épouvantable vint se placer
en face de moi. Je demeurai terrifié au point de ne
pouvoir articuler un son ni faire un mouvement. Mes
cheveux se dressaient sur ma tête et mes yeux restaient
attachés sur cette horrible apparition comme ceux de
l'oiseau fasciné par un serpent. Mon maître ne s'éveillait
point, et l'odieuse chose était immobile au pied de son
lit. Je fermai les yeux pour ne plus la voir et pour chercher
ma raison et ma force au fond de moi-même. Je
rouvris les yeux, elle était toujours là. Alors je fis un
grand effort pour crier; et, un râlement sourd sortant de
ma poitrine, mon maître s'éveilla. Il vit cela devant lui,
et, au lieu de témoigner de l'horreur ou de l'effroi, il dit
seulement du ton d'un homme un peu étonné:

«Ah! ah!

--Me voici, car tu m'as appelé, dit le fantôme.

--Mon maître haussa les épaules, et se tournant vers
moi:

--Tu as peur? me dit-il; tu prends cela pour un
esprit, pour le diable, n'est-ce pas? Non, non; les esprits
ne revêtent pas cette forme, et, s'il en était d'aussi sottement
laids, ils n'auraient pas le pouvoir de se montrer
aux hommes. La raison humaine est sous la garde de
l'esprit de sagesse. Ceci n'est point une vision, ajouta-t-il
en se levant et en s'approchant du fantôme; ceci est un
homme de chair et d'os. Allons, ôtez ce masque, dit-il
en saisissant le spectre à la gorge, et ne pensez pas que
cette crapuleuse mascarade puisse m'épouvanter.»

Alors, secouant ce fantôme avec une main de fer, il le
fit tomber sur les genoux; et, Alexis lui arrachant son
masque, je reconnus le frère convers qui m'avait chassé
de l'église, et qui avait nom Dominique.

«Prends la lampe! me dit Alexis d'une voix forte et
l'oeil étincelant d'une joie ironique. Marche devant moi;
il faut que j'aie raison de cette abomination. Allons, dépêche-toi!
obéis! as-tu moins de force et de courage
qu'un lièvre!»

J'étais encore si bouleversé que ma main tremblait et
ne pouvait soutenir la lampe.

«Ouvre la porte,» me dit mon maître d'un ton impérieux.

J'obéis; mais, en le voyant traîner, comme un haillon
sur le pavé, le misérable Dominique, je fus saisi d'horreur;
car le père Alexis avait, dans l'indignation, des
instants de violence effrénée, et je crus qu'il allait précipiter
le prétendu démon par-dessus la rampe du
dôme.

«Grâce! grâce! mon père, lui dis-je en me mettant
devant lui. Ne souillez pas vos mains de sang.»

Le père Alexis haussa les épaules et dit:
«Tu es insensé! Puisque tu ne veux pas marcher
devant, suis-moi!»

Et, traînant toujours le convers, qui était pourtant un
homme robuste, mais qui semblait terrassé par une force
surhumaine, il descendit rapidement l'escalier. Alors je
repris courage et le suivis. Au bruit que nous faisions,
plusieurs personnes, qui attendaient sans doute au bas
de l'escalier le résultat des aveux que le faux démon
prétendait arracher à mon maître, se montrèrent; mais,
en voyant une scène si différente de ce qu'elles attendaient,
elles s'enveloppèrent dans leurs capuchons et
s'enfuirent dans les ténèbres. Nous eûmes le temps de
remarquer à leurs robes que c'étaient des frères convers
et des novices. Aucun des pères ne s'était compromis
dans cette farce sacrilège, dirigée cependant, comme
nous le sûmes depuis, par des ordres supérieurs.

Alexis marchait toujours à grands pas, traînant son
prisonnier. De temps en temps celui-ci faisait des efforts
pour se dégager de sa main formidable; mais le père,
s'arrêtant, lui imprimait un mouvement de strangulation,
et le faisait rouler sur les degrés. Les ongles d'Alexis
étaient imprégnés de sang, et les yeux du Dominique
sortaient de leurs orbites. Je les suivais toujours, et ainsi
nous arrivâmes au bas du grand escalier qui donnait sur
le cloître. Là était suspendue la grosse cloche que l'on
ne sonnait qu'à l'agonie des religieux, et que l'on appelait
l'_articulo mortis_. Tenant toujours d'une main son
démon terrassé, Alexis se mit à sonner de l'autre avec une
telle vigueur que tout le monastère en fut ébranlé. Bientôt
nous entendîmes ouvrir précipitamment les portes
des cellules, et tous les escaliers se remplirent de bruit.
Les moines, les novices, les serviteurs, toute la maison
accourait, et bientôt le cloître fut plein de monde. Toutes
ces figures effarées et en désordre, éclairées seulement
par la lueur tremblante de ma lampe, offraient l'aspect
des habitants de la vallée de Josaphat s'éveillant du sommeil
de la mort au son de la trompette du jugement. Le
père sonnait toujours, et en vain on l'accablait de questions,
en vain on voulait arracher de ses mains le malheureux
Dominique: il était animé d'une force surnaturelle;
il faisait face à cette foule, et la dominant du bruit
de son tocsin et de sa voix de tonnerre:

«Il me manque quelqu'un, disait-il; quand il sera
ici, je parlerai, je me soumettrai, mais je ne cesserai de
sonner qu'il ne soit descendu comme les autres.»

Enfin le Prieur parut le dernier, et le père Alexis
cessa d'agiter la cloche. Il était si fort et si beau en cet
instant, debout, les yeux étincelants, l'air victorieux, et
tenant sous ses pieds cette figure de monstre, qu'on l'eût
pris pour l'archange Michel terrassant le démon. Tout le
monde le regardait immobile; pas un souffle ne s'entendait
sous la profonde voûte du cloître. Alors le vieillard,
élevant la voix au milieu de ce silence funèbre, dit en
s'adressant au Prieur:

«Mon père, voyez ce qui se passe! Pendant que
j'agonise sur mon lit, des hommes de cette sainte maison,
et qui s'appellent mes frères, viennent assiéger mon
dernier soupir d'une lâche curiosité et d'une supercherie
infâme. Ils envoient dans ma cellule celui-ci, ce Dominique!
(Et en disant cela il élevait assez haut la tête du
convers pour que toute l'assemblée fût bien à même de
le reconnaître.) Ils l'envoient, affublé d'un déguisement
hideux, se placer à mon chevet et crier à mon oreille
d'une voix furieuse pour me réveiller en sursaut de mon
sommeil, de mon dernier sommeil peut-être! Qu'espéraient-ils?
m'épouvanter, glacer par une apparition terrifiante
mon esprit qu'ils supposaient abattu, et arracher
à mon délire de honteuses paroles et d'horribles secrets?
Quelle est cette nouvelle et incroyable persécution, mon
père, et depuis quand n'est-il plus permis au pêcheur
de passer dans le silence et dans ta paix son heure
suprême? S'ils eussent eu affaire à un faible d'esprit, et
qu'ils m'eussent tué par cette vision infernale sans me
laisser le temps de me reconnaître et d'invoquer le Seigneur,
sur qui, dites-moi, aurait dû tomber le poids de
ma damnation? Ô vous tous, hommes de bonne volonté
qui vous trouvez ici, ce n'est pas pour moi que je parle,
pour moi qui vais mourir; c'est pour vous qui survivez,
c'est pour que vous puissiez boire tranquillement le calice
de votre mort, que je vous dis de demander tous avec
moi justice à notre père spirituel qui est devant nous, et
au besoin à l'autre qui est au-dessus de nous. Justice
donc, mon père! j'attends: faites justice!

Et les hommes de bonne volonté qui étaient là crièrent
tous ensemble: «Justice! justice!» et les échos
émus du cloître répétèrent: «Justice!»

Le Prieur assistait à cette scène avec un visage impassible.
Seulement il me sembla plus pâle qu'à l'ordinaire.
Il resta quelques instants sans répondre, le sourcil
légèrement contracté. Enfin il éleva la voix, et dit:

«Mon fils Alexis, pardonne à cet homme.

--Oui, je lui pardonne à condition que vous le punirez,
mon père, répondit Alexis.

--Mon fils Alexis, reprit le Prieur, sont-ce là les
sentiments d'un homme qui se dit prêt à paraître devant
le tribunal de Dieu? Je vous prie de pardonner à cet
homme, et de retirer votre main de dessus lui.»

Alexis hésita un instant; mais il sentit que, s'il ne
réprimait sa colère, ses ennemis allaient triompher. Il
fit deux pas en avant, et, poussant sa proie aux pieds
du Prieur sans la lâcher:

«Mon révérend, dit-il en s'inclinant, je pardonne,
parce que je le dois et parce que vous le voulez; mais
comme ce n'est pas moi, comme c'est le ciel qui a été
offensé, comme c'est votre vertu, votre sagesse et votre
autorité qui ont été outragées, j'amène le coupable à
vos genoux, et, m'y prosternant avec lui, je supplie
Votre Révérence de lui faire grâce, et de prier pour que
la justice éternelle lui pardonne aussi.»

Les ennemis de mon maître avaient espéré que, par
son emportement et sa résistance, il allait gâter sa
cause; mais cet acte de soumission déjoua tous leurs
mauvais desseins, et ceux qui étaient pour lui donnèrent
à sa conduite de telles marques d'approbation que
le Prieur fut forcé de prendre son parti, du moins en
apparence.

«Mon fils Alexis, lui dit-il en le relevant et en l'embrassant,
je suis touché de votre humilité et de votre
miséricorde; mais je ne puis pardonner à cet homme
comme vous lui pardonnez. Votre devoir était d'intercéder
pour lui, le mien est de le châtier sévèrement, et
il sera fait ainsi que le veulent la justice céleste et les
statuts de notre ordre.»
                
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