George Sand

Spiridion
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À cet arrêt sévère, un frémissement d'effroi passa de
proche en proche; car les peines contre le sacrilége
étaient les plus sévères de toutes, et aucun religieux
n'en connaissait l'étendue avant de les avoir subies. Il
était défendu, en outre, de les révéler, sous peine de
les subir une seconde fois. Les condamnés ne sortaient
du cachot que dans un état épouvantable de souffrance,
et plusieurs avaient succombé peu de temps après avoir
reçu leur grâce. Sans doute, mon maître ne fut pas
dupe de la sévérité du Prieur, car je vis un sourire
étrange errer sur ses lèvres: néanmoins sa fierté était
satisfaite, et alors seulement il lâcha sa proie. Sa main
était tellement crispée et roidie au collet de son ennemi
qu'il fut forcé d'employer son autre main pour l'en détacher.
Dominique tomba évanoui aux pieds du Prieur,
qui fit un signe, et aussitôt quatre autres convers l'emportèrent
aux yeux de l'assemblée consternée. Il ne
reparut jamais dans le couvent. Il fut défendu de jamais
prononcer ni son nom ni aucune parole qui eût rapport
à son étrange faute; l'office des morts fut récité pour
lui sans qu'il nous fut permis de demander ce qu'il était
devenu; mais par la suite je l'ai revu dehors, gras,
dispos et allègre, et riant d'un air sournois quand on lui
rappelait cette aventure.

Mon maître s'appuya sur moi, chancela, pâlit, et
perdant tout à coup la force miraculeuse qui l'avait soutenu
jusque-là, il se traîna à grand'peine à son lit; je
lui lis avaler quelques gouttes d'un cordial, et il me dit:

«Angel, je crois bien que je l'aurais tué si le Prieur
l'eût protégé.»

Il s'endormit sans ajouter une parole.

Le lendemain le père Alexis s'éveilla assez tard: il
était calme, mais très-faible; il eut besoin de s'appuyer
sur moi pour gagner son fauteuil, et il y tomba plutôt
qu'il ne s'assit, en poussant un soupir. Je ne concevais
pas que ce corps si débile eût été, la veille, capable de
si puissants efforts.

«Mon père, lui dis-je en le regardant avec inquiétude,
est-ce que vous vous trouvez plus mal, et souffrez-vous
davantage?

--Non, me répondit-il, non, je suis bien.

--Mais vous paraissez profondément absorbé.

--Je réfléchis!

--Vous réfléchissez à tout ce qui s'est passé, mon
père. Je le conçois; il y a lieu à méditer. Mais vous
devriez, ce me semble, être plus serein, car il y a aussi
lieu à se réjouir. Nous avons fini par voir clair au fond
de cet abîme, et nous savons maintenant que vous n'êtes
pas réellement assiégé par les mauvais esprits.»

Alexis se mit à sourire d'un air doucement ironique,
en secouant la tête:

«Tu crois donc encore aux mauvais esprits, mon
pauvre Angel? me dit-il. Erreur! erreur! Crois-tu aussi,
comme les physiciens d'autrefois, que la nature a horreur
du vide? Il n'y a pas plus de mauvais esprits que
de vide. Que serait donc l'homme, cette créature intelligente,
ce fils de l'esprit, si les mauvaises passions, les
vils instincts de la chair, pouvaient venir, sous une forme
hideuse ou grotesque, assaillir sa veille, ou fatiguer son
sommeil? Non: tous ces démons, toutes ces créations
infernales, dont parlent tous les jours les ignorants ou
les imposteurs, sont de vains fantômes créés par l'imagination
des uns pour épouvanter celle des autres. L'homme
fort sent sa propre dignité, rit en lui-même des pitoyables
inventions avec lesquelles on veut tenter son
courage, et, sûr de leur impuissance, il s'endort sans
inquiétude et s'éveille sans crainte.

--Pourtant, lui répondis-je étonné, il s'est passé ici
même des choses qui doivent me faire penser le contraire.
L'autre nuit, vous savez; je vous ai entendu vous
entretenir avec une autre voix plus forte que la vôtre
qui semblait vous gourmander durement. Vous lui répondiez
avec l'accent de la crainte et de la douleur; et,
comme j'étais effrayé de cela, je suis venu dans votre
chambre pour vous secourir, et je vous ai trouvé seul,
accablé et pleurant amèrement. Qu'était-ce donc?

--C'était lui.

--Lui! qui, lui?

--Tu le sais bien, puisqu'il était avec toi, puisqu'il
t'avait appelé par trois fois, comme l'esprit du Seigneur
appela durant la nuit le jeune Samuel endormi dans le
temple.

--Comment le savez-vous, mon père?»

Alexis ne sembla pas entendre ma question. Il resta
quelque temps absorbé, la tête baissée sur la poitrine;
puis il reprit la parole sans changer de position ni faire
aucun mouvement:

«Dis-moi, Angel, quand l'as-tu vu? c'était en plein
jour?

--Oui, mon père, à l'heure de midi. Vous m'avez
déjà fait cette question.

--Et le soleil brillait?

--Il rayonnait sur sa face.

--Ne l'as-tu vu que cette seule fois?»

J'hésitais à répondre; je craignais d'être dupe d'une
illusion et de donner par mes propres aberrations de la
consistance à celles d'Alexis.

«Tu l'as vu une autre fois! s'écria-t-il avec impatience,
et tu ne me l'as pas dit!

--Mon bon maître, quelle importance voulez-vous
donner à des apparitions qui ne sont peut-être que l'effet
d'une ressemblance fortuite ou même de simples jeux
de la lumière?

--Angel, que voulez-vous dire? Ce que vous voulez
me cacher m'est révélé par vos réticences mêmes.
Parlez, il le faut, il y va du repos de mes derniers jours!»

Vaincu par sa persistance, je lui racontai, pour le
satisfaire, la frayeur que j'avais eue dans la sacristie un
jour que, me croyant seul et sortant d'un profond évanouissement,
j'avais entendu murmurer des paroles et
vu passer une ombre sans pouvoir m'expliquer ensuite
ces choses d'une manière naturelle.

[Illustration]

«Et quelles étaient ces paroles? dit Alexis.

--Un appel à Dieu en faveur des victimes de l'ignorance
et de l'imposture.

--Comment appelait-il celui qu'il invoquait? Disait-il:
Ô Esprit! ou bien disait-il: Ô Jéhovah!

--Il disait: Ô Esprit de sagesse!

--Et comment était faite cette ombre?

--Je ne le sais point. Elle sortit de l'obscurité, et se
perdit dans le rayon qui tombait de la fenêtre, avant que
j'eusse eu le temps ou le courage de l'examiner. Mais,
écoutez, mon bon maître, j'ai toujours pensé que c'était
vous qui, appuyé contre la fenêtre, et vous parlant à
vous-même...»

Alexis fit un geste d'incrédulité.

«Pourriez-vous avoir gardé le souvenir du contraire,
sans cesse errant, à cette époque, dans les jardins, et
fortement préoccupé comme vous l'êtes toujours?

--Mais tu l'as vu d'autres fois encore? interrompit
Alexis avec une sorte de violence. Tu ne veux pas me
dire tout, tu veux que je meure sans léguer mon secret
à un ami! Réponds à cette question, du moins. Quand
tu te promenais seul dans les beaux jours, le long des
allées écartées du jardin, et qu'en proie à de douloureuses
pensées, tu invoquais une providence amie des
hommes, n'as-tu pas entendu derrière tes pas d'autres
pas qui faisaient crier le sable?»

Je tressaillis, et lui dis que ce bruit de pas m'avait
poursuivi dans la salle du chapitre la veille même.

«Et alors rien ne t'est apparu?»

J'avouai l'effet prodigieux du soleil sur le portrait du
fondateur. Il serra ses mains l'une dans l'autre avec
transport, en répétant à plusieurs reprises:

«C'est lui, c'est lui!... Il t'a choisi, il t'a envoyé, il
veut que je te parle. Eh bien! je vais te parler. Recueille
tes pensées, et qu'une vaine curiosité n'agite point ton
âme. Reçois la confidence que je vais te faire, comme les
fleurs au matin reçoivent avec calme la délicieuse rosée
du ciel. As-tu jamais entendu parler de _Samuel
Hébronius_?

--Oui, mon père, s'il est en effet le même que l'abbé
Spiridion.»

Et je lui rapportai ce que le trésorier m'avait raconté.

[Illustration]

Le père Alexis haussa les épaules avec une expression
de mépris, et me parla en ces termes:

«Il est d'autres héritages que ceux de la famille, où
l'on se lègue, selon la chair, les richesses matérielles.
D'autres parentés plus nobles amènent souvent des héritages
plus saints. Quand un homme a passé sa vie à
chercher la vérité par tous les moyens et de tout son
pouvoir, et qu'à force de soins et d'étude il est arrivé à
quelques découvertes dans le vaste monde de l'esprit,
jaloux de ne pas laisser s'enfouir dans la terre le trésor
qu'il a trouvé, et rentrer dans la nuit le rayon de lumière
qu'il a entrevu, dès qu'il sent approcher son
terme, il se hâte de choisir parmi des hommes plus
jeunes une intelligence sympathique à la sienne, dont il
puisse faire, avant de mourir, le dépositaire de ses
pensées et de sa science, afin que l'oeuvre sacrée, ininterrompue
malgré la mort du premier ouvrier, marche,
s'agrandisse, et, perpétuée de race en race par des successions
pareilles, parvienne à la fin des temps à son
entier accomplissement. Et crois bien, mon fils, qu'il
est besoin, pour entreprendre et continuer de pareils
travaux, pour faire accepter de pareils legs, d'une
intelligence généreuse et d'un fort dévoûment, quand on
sait d'avance qu'on ne connaîtra pas le mot de la grande
énigme à l'intelligence de laquelle on a pourtant consacré
sa vie. Pardonne-moi cet orgueil, mon enfant; ce
sera peut-être la seule récompense que je retirerai de
toute cette vie de labeur; peut-être sera-ce le seul épi
que je récolterai dans le rude sillon que j'ai labouré à la
sueur de mon front. Je suis l'héritier spirituel du père
Fulgence, comme tu seras le mien, Angel. Le père
Fulgence était un moine de ce couvent; il avait, dans sa
jeunesse, connu le fondateur, notre vénéré maître
Hébronius, ou, comme on l'appelle ici, l'abbé Spiridion.
Il était alors pour lui ce que tu es pour moi, mon fils; il
était jeune et bon, inexpérimenté et timide comme toi;
son maître l'aimait comme je t'aime, et il lui apprit,
avec une partie de ses secrets, l'histoire de sa vie. C'est
donc de l'héritier même du maître que je tiens les
choses que je vais te redire.

«Pierre Hébronius ne s'appelait pas ainsi d'abord.
Son vrai nom était Samuel. Il était juif, et né dans un
petit village des environs d'Inspruck. Sa famille, maîtresse
d'une assez grande fortune, le laissa, dans sa première
jeunesse, complétement libre de suivre ses inclinations.
Dès l'enfance il en montra de sérieuses. Il aimait
à vivre dans la solitude, et passait ses journées et quelquefois
ses nuits à parcourir les âpres montagnes et les
étroites vallées de son pays. Souvent il allait s'asseoir
sur le bord des torrents ou sur les rives des lacs, et il y
restait longtemps à écouter la voix des ondes, cherchant
à démêler le sens que la nature cachait dans ces bruits.
À mesure qu'il avança en âge, son intelligence devint
plus curieuse et plus grave. Il fallut donc songer à lui
donner une instruction solide. Ses parents l'envoyèrent
étudier aux universités d'Allemagne. Il y avait à peine
un siècle que Luther était mort, et son souvenir et sa
parole vivaient encore dans l'enthousiasme de ses disciples.
La nouvelle loi affermissait les conquêtes qu'elle
avait faites, et semblait s'épanouir dans son triomphe.
C'était, parmi les réformés, la même ardeur qu'aux
premiers jours, seulement plus éclairée et plus mesurée.
Le prosélytisme y régnait encore dans toute sa ferveur,
et faisait chaque jour de nouveaux adeptes. En entendant
prêcher une morale et expliquer des dogmes que le
luthéranisme avait pris dans le catholicisme, Samuel fut
pénétré d'admiration. Comme c'était un esprit sincère et
hardi, il compara tout de suite les doctrines qu'on lui
exposait présentement avec celles dans lesquelles on
l'avait élevé; et, éclairé par cette comparaison, il reconnut
tout d'abord l'infériorité du judaïsme. Il se dit qu'une
religion faite pour un seul peuple à l'exclusion de tous
les autres, qui ne donnait à l'intelligence ni satisfaction
dans le présent, ni certitude dans l'avenir, méconnaissait
les nobles besoins d'amour qui sont dans le coeur de
l'homme, et n'offrait pour règle de conduite qu'une justice
barbare; il se dit que cette religion ne pouvait être
celle des belles âmes et des grands esprits, et que celui-là
n'était pas le Dieu de vérité qui ne dictait qu'au bruit
du tonnerre ses changeantes volontés, et n'appelait à
l'exécution de ses étroites pensées que les esclaves d'une
terreur grossière. Toujours conséquent avec lui-même,
Samuel, qui avait dit selon sa pensée, fit ensuite selon
son dire, et, un an après son arrivée en Allemagne, il
abjura solennellement le judaïsme pour entrer dans le
sein de l'église réformée. Comme il ne savait pas faire
les choses à moitié, il voulut, autant qu'il était en lui,
dépouiller le vieil homme et se faire une vie toute nouvelle;
c'est alors qu'il changea son nom de Samuel pour
celui de Pierre. Quelque temps se passa pendant lequel
il s'affermit et s'instruisit davantage dans sa nouvelle
religion. Bientôt il en arriva au point de chercher pour
elle des objections à réfuter et des adversaires à combattre.
Comme il était audacieux et entreprenant, il
s'adressa d'abord aux plus rudes. Bossuet fut le premier
auteur catholique qu'il se mit à lire. Ce fut avec une
sorte de dédain qu'il le commença: croyant que dans la
foi qu'il venait d'embrasser résidait la vérité pure, il
méprisait toutes les attaques que l'on pouvait tenter
contre elle, et riait un peu d'avance des arguments irrésistibles
de l'Aigle de Meaux. Mais son ironique méfiance
fit bientôt place à l'étonnement, et ensuite à l'admiration.
Quand il vit avec quelle logique puissante et quelle
poésie grandiose le prélat français défendait l'église de
Rome, il se dit que la cause plaidée par un pareil avocat
en devenait au moins respectable; et, par une transition
naturelle, il arriva à penser que les grands esprits ne
pouvaient se dévouer qu'à de grandes choses. Alors il
étudia le catholicisme avec la même ardeur et la même
impartialité qu'il avait fait pour le luthéranisme, se
plaçant vis-à-vis de lui, non pas comme font d'ordinaire
les sectaires, au point de vue de la controverse et du
dénigrement, mais à celui de la recherche et de la comparaison.
Il alla en France s'éclairer auprès des docteurs
de la religion-mère, comme il avait fait en Allemagne
pour la réformée. Il vit le grand Arnauld et le second
Grégoire de Nazianze, Fénelon, et ce même Bossuet.
Guidé par ces maîtres, dont la vertu lui faisait aimer
l'intelligence, il pénétra rapidement au fond des mystères
de la morale et du dogme catholiques. Il y retrouva tout
ce qui faisait pour lui la grandeur et la beauté du protestantisme,
le dogme de l'unité et de l'éternité de Dieu
que les deux religions avaient emprunté au judaïsme, et
ceux qui semblent en découler naturellement et que pourtant
celui-ci n'avait pas reconnus, l'immortalité de l'âme,
le libre arbitre dans cette vie, et dans l'autre la récompense
pour les bons et la punition pour les méchants.
Il y retrouva, plus pure peut-être et plus élevée encore,
cette morale sublime qui prêche aux hommes l'égalité
entre eux, la fraternité, l'amour, la charité, le dévoûment
à autrui, le renoncement à soi-même. Le catholicisme
lui paraissait avoir en outre l'avantage d'une formule
plus vaste et d'une unité vigoureuse qui manquait
au luthéranisme. Celui-ci avait, il est vrai, en retour,
conquis la liberté d'examen, qui est aussi un besoin de
la nature humaine, et proclamé l'autorité de la raison
individuelle; mais il avait, par cela même, renoncé au
principe de l'infaillibilité, qui est la base nécessaire et
la condition vitale de toute religion révélée, puisqu'on
ne peut faire vivre une chose qu'en vertu des lois qui
ont présidé à sa naissance, et qu'on ne peut, par conséquent,
confirmer et continuer une révélation que par
une autre. Or, l'infaillibilité n'est autre chose que la révélation
continuée par Dieu même ou le Verbe dans la
personne de ses vicaires. Le luthéranisme, qui prétendait
partager l'origine du catholicisme et s'appuyer à la
même révélation, avait, en brisant la chaîne traditionnelle
qui rattachait le christianisme tout entier à cette
même révélation, sapé de ses propres mains les fondements
de son édifice. En livrant à la libre discussion la
continuation de la religion révélée, il avait par là même
livré aussi son commencement, et attenté ainsi lui-même
à l'inviolabilité de cette origine qu'il partageait
avec la secte rivale. Comme l'esprit d'Hébronius se trouvait
en ce moment plus porté vers la foi que vers la
critique, et qu'il avait bien moins besoin de discussion
que de conviction, il se trouva naturellement porté à
préférer la certitude et l'autorité du catholicisme à la
liberté et à l'incertitude du protestantisme. Ce sentiment
se fortifiait encore à l'aspect du caractère sacré d'antiquité
que le temps avait imprimé au front de la religion-mère.
Puis la pompe et l'éclat dont s'entourait le culte
romain semblaient à cet esprit poétique l'expression
harmonieuse et nécessaire d'une religion révélée par le
Dieu de la gloire et de la toute-puissance. Enfin, après
de mûres réflexions, il se reconnut sincèrement et entièrement
convaincu, et reçut de nouveau le baptême de
mains de Bossuet. Il ajouta sur les fonts le nom de Spiridion
à celui de Pierre, en mémoire de ce qu'il avait
été deux fois éclairé par l'esprit. Résolu dès lors à consacrer
sa vie tout entière à l'adoration du nouveau Dieu
qui l'avait appelé à lui et à l'approfondissement de sa
doctrine, il passa en Italie, et y fit bâtir, à l'aide de la
grande fortune que lui avait laissée un de ses oncles,
catholique comme lui, le couvent où nous sommes.
Fidèle à l'esprit de la loi qui avait créé les communautés
religieuses, il y rassembla autour de lui les moines les
mieux famés par leur intelligence et leur vertu, pour se
livrer avec eux à la recherche de toutes les vérités, et
travailler à l'agrandissement et à la corroboration de la
foi par la science. Son entreprise parut d'abord réussir.
Stimulés par son exemple, ses compagnons se livrèrent
pendant quelques années avec ardeur à l'étude, à la
prière et à la méditation. Ils s'étaient placés sous la protection
de saint Benoît, et avaient adopté les règles de
son ordre. Quand le moment fut venu pour eux de se
donner un chef spirituel, ils portèrent unanimement sur
Hébronius leur choix, qui fut ratifié par le pape. Le
nouveau Prieur, un instant heureux de la confiance des
frères qu'il s'était choisis, se remit à ses travaux avec
plus d'ardeur et d'espérance que jamais. Mais son illusion
ne fut pas de longue durée. Il ne fut pas longtemps
à reconnaître qu'il s'était cruellement trompé sur le
compte des hommes qu'il avait appelés à partager son
entreprise. Comme il les avait pris parmi les plus pauvres
religieux de l'Italie, il n'eut pas de peine à en
obtenir du zèle et du soin pendant les premières années.
Accoutumés qu'ils étaient à une vie dure et active, ils
avaient facilement adopté le genre d'existence qu'il leur
avait donné, et s'étaient conformés volontiers à ses désirs.
Mais, à mesure qu'ils s'habituèrent à l'opulence,
ils devinrent moins laborieux, et se laissèrent peu à peu
aller aux défauts et aux vices dont ils avaient vu autrefois
l'exemple chez leurs confrères plus riches, et dont
peut-ètre ils avaient conservé en eux-mêmes le germe.
La frugalité fit place à l'intempérance, l'activité à la
paresse, la chanté à l'égoïsme; le jour n'eut plus de
prières, la nuit plus de veilles; la médisance et la gourmandise
trônèrent dans le couvent comme deux reines
impures; l'ignorance et la grossièreté y pénétrèrent à leur
suite, et firent du temple destiné aux vertus austères et
aux nobles travaux un réceptacle de honteux plaisirs et
de lâches oisivetés.

«Hébronius, endormi dans sa confiance et perdu dans
ses profondes spéculations, ne s'apercevait pas du ravage
que faisaient autour de lui les misérables instincts
de la matière. Quand il ouvrit les yeux, il était déjà
trop tard: n'ayant pas vu la transition par laquelle toutes
ces âmes vulgaires étaient allées du bien au mal; trop
éloigné d'elles par la grandeur de sa nature pour pouvoir
comprendre leurs faiblesses, il se prit pour elles
d'un immense dédain; et, au lieu de se baisser vers les
pécheurs avec indulgence et de chercher à les ramener à
leur vertu première, il s'en détourna avec dégoût, et
dressa vers le ciel sa tête désormais solitaire. Mais,
comme l'aigle blessé qui monte au soleil avec le venin
d'un reptile dans l'aile, il ne put, dans la hauteur de
son isolement, se débarrasser des révoltantes images
qui avaient surpris ses yeux. L'idée de la corruption et
de la bassesse vint se mêler à toutes ses méditations
théologiques, et s'attacher, comme une lèpre honteuse,
à l'idée de la religion. Il ne put bientôt plus séparer,
malgré sa puissance d'abstraction, le catholicisme des
catholiques. Cela l'amena, sans qu'il s'en aperçût, à le
considérer sous ses côtés les plus faibles, comme il
l'avait jadis considéré sous les plus forts, et à en
rechercher, malgré lui, les possibilités mauvaises. Avec
le génie investigateur et la puissante faculté d'analyse
dont il était doué, il ne fut pas longtemps à les trouver;
mais, comme ces magiciens téméraires qui évoquaient
des spectres et tremblaient à leur apparition, il s'épouvanta
lui-même de ses découvertes. Il n'avait plus cette
fougue de la première jeunesse qui le poussait toujours
en avant; et il se disait que, cette troisième religion une
fois détruite, il n'en aurait plus aucune sous laquelle il
pût s'abriter. Il s'efforça donc de raffermir sa foi, qui
commençait à chanceler, et pour cela il se mit à relire
les plus beaux écrits des défenseurs contemporains de
l'Église. Il revint naturellement à Bossuet; mais il était
déjà à un autre point de vue, et ce qui lui avait autrefois
paru concluant et sans réplique lui semblait maintenant
controversable ou niable en bien des points. Les
arguments du docteur catholique lui rappelèrent les objections
des protestants; et la liberté d'examen, qu'il
avait autrefois dédaignée, rentra victorieusement dans
son intelligence. Obligé de lutter individuellement contre
la doctrine infaillible, il cessa de nier l'autorité de la
raison individuelle. Bientôt, même, il en fit un usage
plus audacieux que tous ceux qui l'avaient proclamée.
Il avait hésité au début; mais, une fois son élan pris, il
ne s'arrêta plus. Il remonta de conséquence en conséquence
jusqu'à la révélation elle-même, l'attaqua avec
la même logique que le reste, et força de redescendre
sur la terre cette religion qui voulait cacher sa tête dans
les cieux. Lorsqu'il eut livré à la foi cette bataille décisive,
il continua presque forcément sa marche et poursuivit
sa victoire; victoire funeste, qui lui coûta bien des
larmes et bien des insomnies. Après avoir dépouillé de
sa divinité le père du christianisme, il ne craignit pas
de demander compte à lui et à ses successeurs de
l'oeuvre humaine qu'ils avaient accomplie. Le compte fut
sévère. Hébronius alla au fond de toutes les choses. Il
trouva beaucoup de mal mêlé à beaucoup de bien, et de
grandes erreurs à de grandes vérités. Le grand champ
catholique avait porté autant d'ivraie, peut-être, que
de pur froment. Dans la nature d'esprit d'Hébronius,
l'idée d'un Dieu pur esprit, tirant de lui-même un monde
matériel et pouvant le faire rentrer en lui par un anéantissement
pareil à sa création, lui semblait être le produit
d'une imagination malade, pressée d'enfanter une
théologie quelconque; et voici ce qu'il se disait
souvent:--Organisé comme il l'est, l'homme, qui ne doit pourtant
juger et croire que d'après ses perceptions, peut-il
concevoir qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque
chose rien? Et sur cette base, quel édifice se trouve
bâti? Que vient faire l'homme sur ce monde matériel
que le pur esprit a tiré de lui-même? Il a été tiré et
formé de la matière, puis placé dessus par le Dieu qui
connaît l'avenir, pour être soumis à des épreuves que ce
Dieu dispose à son gré et dont il sait d'avance l'issue,
pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit
nécessairement succomber, et expier ensuite une faute
qu'il n'a pu s'empêcher de commettre.

«Cette pensée des hommes appelés, sans leur consentement,
à une vie de périls et d'angoisses, suivie
pour la plupart de souffrances éternelles et inévitables,
arrachait à l'âme droite d'Hébronius des cris de douleur
et d'indignation.--Oui, s'écriait-il, oui, chrétiens,
vous êtes bien les descendants de ces Juifs implacables
qui, dans les villes conquises, massacraient jusqu'aux
enfants des femmes et aux petits des brebis; et votre
Dieu est le fils agrandi de ce Jéhovah féroce qui ne parlait
jamais à ses adorateurs que de colère et de vengeance!

«Il renonça donc sans retour au christianisme; mais,
comme il n'avait plus de religion nouvelle à embrasser
à la place, et que, devenu plus prudent et plus calme,
il ne voulait pas se faire inutilement accuser encore
d'inconstance et d'apostasie, il garda toutes les pratiques
extérieures de ce culte qu'il avait intérieurement
abjuré. Mais ce n'était pas assez d'avoir quitté l'erreur;
il aurait encore fallu trouver la vérité. Hébronius avait
beau tourner les yeux autour de lui, il ne voyait rien
qui y ressemblât. Alors commença pour lui une suite de
souffrances inconnues et terribles. Placé face à face avec
le doute, cet esprit sincère et religieux s'épouvanta de
son isolement, et se prit à suer l'eau et le sang, comme
le Christ sur la montagne, à la vue de son calice. Et
comme il n'avait d'autre but et d'autre désir que la
vérité, que rien hors elle ne l'intéressait ici-bas, il
vivait absorbé dans ses douloureuses contemplations;
ses regards erraient sans cesse dans le vague qui l'entourait
comme un océan sans bornes, et il voyait l'horizon
reculer sans cesse devant lui à mesure qu'il voulait le
saisir. Perdu dans cette immense incertitude, il se sentait
pris peu à peu de vertige, et se mettait à tourbillonner
sur lui-même. Puis, fatigué de ses vaines recherches
et de ses tentatives sans espérance, il retombait
affaissé, morne et désorganisé, ne vivant plus que par
la sourde douleur qu'il ressentait sans la comprendre.

«Pourtant il conservait encore assez de force pour ne
rien laisser voir au dehors de sa misère intérieure. On
soupçonnait bien, à la pâleur de son front, à sa lente et
mélancolique démarche, à quelques larmes furtives qui
glissaient de temps en temps sur ses joues amaigries,
que son âme était fortement travaillée, mais on ne savait
par quoi. Le manteau de sa tristesse cachait à tous les
yeux le secret de sa blessure. Comme il n'avait confié à
personne la cause de son mal, personne n'aurait pu dire
s'il venait d'une incrédulité désespérée ou d'une foi trop
vive que rien sur la terre ne pouvait assouvir. Le doute,
à cet égard, n'était même guère possible. L'abbé Spiridion
accomplissait avec une si irréprochable exactitude
toutes les pratiques extérieures du culte et tous ses devoirs
visibles de parfait catholique, qu'il ne laissait ni
prise à ses ennemis ni prétexte à une sensation plausible.
Tous les moines, dont sa rigide vertu contenait les vices
et dont ses austères labeurs condamnaient la lâche paresse,
blessés à la fois dans leur égoïsme et dans leur
vanité, nourrissaient contre lui une haine implacable,
et cherchaient avidement les moyens de le perdre;
mais, ne trouvant pas dans sa conduite l'ombre d'une
faute, ils étaient forcés de ronger leur frein en silence,
et se contentaient de le voir souffrir par lui-même.
Hébronius connaissait le fond de leur pensée, et, tout
en méprisant leur impuissance, s'indignait de leur méchanceté.
Aussi, quand, par instants, il sortait de ses
préoccupations intérieures pour jeter un regard sur la
vie réelle, il leur faisait rudement porter le poids de
leur malice. Autant il était doux avec les bons, autant
il était dur avec les mauvais. Si toutes les faiblesses le
trouvaient compatissant, et toutes les souffrances sympathique,
tous les vices le trouvaient sévère, et toutes
les impostures impitoyable. Il semblait même trouver
quelque adoucissement à ses maux dans cet exercice
complet de la justice. Sa grande âme s'exaltait encore
à l'idée de faire le bien. Il n'avait plus de règle certaine
ni de loi absolue; mais une sorte de raison instinctive,
que rien ne pouvait anéantir ni détourner, le guidait
dans toutes ses actions et le conduisait au juste. Ce
fut probablement par ce côté qu'il se rattacha à la vie;
en sentant fermenter ces généreux sentiments, il se dit
que l'étincelle sacrée n'avait pas cessé de brûler en lui,
mais seulement de briller; et que Dieu veillait encore
dans son coeur, bien que caché à son intelligence par
des voiles impénétrables. Que ce fût cette idée ou une
autre qui le ranimât, toujours est-il qu'on vit peu à
peu son front s'éclaircir, et ses yeux, ternis par les
larmes, reprendre leur ancien éclat. Il se remit avec
plus d'ardeur que jamais aux travaux qu'il avait abandonnés,
et commença à mener une vie plus retirée encore
qu'auparavant. Ses ennemis se réjouirent d'abord, espérant
que c'était la maladie qui le retenait dans la solitude;
mais leur erreur ne fut pas de longue durée.
L'abbé, au lieu de s'affaiblir, reprenait chaque jour de
nouvelles forces, et semblait se retremper dans les fatigues
toujours plus grandes qu'il s'imposait. À quelque
heure de la nuit que l'on regardât à sa fenêtre, on était
sûr d'y voir de la lumière; et les curieux qui s'approchaient
de sa porte pour tâcher de connaître l'emploi
qu'il faisait de son temps, entendaient presque toujours
dans sa cellule le bruit de feuillets qui se tournaient
rapidement, ou le cri d'une plume sur le papier, souvent
des pas mesurés et tranquilles, comme ceux d'un homme
qui médite. Quelquefois même des paroles inintelligibles
arrivaient aux oreilles des espions, et des cris confus
pleins de colère ou d'enthousiasme les clouaient d'étonnement
à leur place ou les faisaient fuir d'épouvante.
Les moines, qui n'avaient rien compris à l'abattement
de l'abbé, ne comprirent rien à son exaltation. Ils se
mirent à chercher la cause de son bien-être, le but de
ses travaux, et leurs sottes cervelles n'imaginèrent rien
de mieux que la magie. La magie! comme si les grands
hommes pouvaient rapetisser leur intelligence immortelle
au métier de sorcière, et consacrer toute leur vie à souffler
dans des fourneaux pour faire apparaître aux enfants
effrayés des diables à queue de chien avec des pieds de
bouc! Mais la matière ignorante ne comprend rien à la
marche de l'esprit, et les hiboux ne connaissent pas les
chemins par où les aigles vont au soleil.

«Cependant la monacaille n'osa pas dire tout haut
son opinion, et la calomnie erra honteusement dans
l'ombre autour du maître, sans oser l'attaquer en face.
Il trouva, dans la terreur qu'inspiraient à ses imbéciles
ennemis des machinations imaginaires, une sécurité qu'il
n'aurait pas trouvée dans la vénération due à son génie
et à sa vertu. Du mystère profond qui l'entourait, ils
s'attendaient à voir sortir quelque terrible prodige,
comme d'un sombre nuage des feux dévorants. C'est
ainsi qu'il fut donné à Hébronius d'arriver tranquille à
son heure dernière. Quand il la vit approcher, il fit venir
Fulgence, pour qui il nourrissait une paternelle affection.
Il lui dit qu'il l'avait distingué de tous ses autres
compagnons, à cause de la sincérité de son coeur et de
son ardent amour du beau et du vrai, qu'il l'avait depuis
longtemps choisi pour être son héritier spirituel, et que
l'instant était venu de lui révéler sa pensée. Alors il lui
raconta l'histoire intime de sa vie. Arrivé à la dernière
période, il s'arrêta un instant, comme pour méditer,
avant de prononcer les paroles suprêmes et définitives;
puis il reprit de la sorte:

«--Mon cher enfant, je t'ai initié à toutes les luttes, à
tous les doutes, à toutes les croyances de ma vie. Je t'ai
dit tout ce que j'avais trouvé de bon et de mauvais, de
vrai et de faux dans toutes les religions que j'ai traversées.
Je t'en laisse le juge, et remets à ta conscience le
soin de décider. Si tu penses que j'aie tort, et que le
catholicisme, où tu as vécu depuis ton enfance, satisfasse
à la fois ton esprit et ton coeur, ne te laisse pas entraîner
par mon exemple, et garde ta croyance. On doit rester
là où l'on est bien. Pour aller d'une foi à une autre il faut
traverser des abîmes, et je sais trop combien la route est
pénible pour t'y pousser malgré toi. La sagesse mesure
aux plantes le terrain et le vent: à la rose elle donne la
plaine et la brise, au cèdre la montagne et l'ouragan. Il
est des esprits hardis et curieux qui veulent et cherchent
avant tout la vérité; il en est d'autres, plus timides et
plus modestes, qui ne demandent que du repos. Si tu
me ressemblais, si le premier besoin de ta nature était
de savoir, je t'ouvrirais sans hésiter ma pensée tout entière.
Je te ferais boire à la coupe de vérité que j'ai
remplie de mes larmes, au risque de t'enivrer. Mais il
n'en est pas ainsi, hélas! Tu es fait pour aimer bien
plus que pour savoir, et ton coeur est plus fort que ton
esprit. Tu es attaché au catholicisme, je le crois du
moins, par des liens de sentiment que tu ne pourrais
briser sans douleur; et, si tu le faisais, cette vérité,
pour laquelle tu aurais immolé toutes tes sympathies,
ne te paierait pas de tes sacrifices. Au lieu de t'exalter,
elle t'accablerait peut-être. C'est une nourriture trop
forte pour les poitrines délicates, et qui étouffe quand
elle ne vivifie pas. Je ne veux donc pas te révéler cette
doctrine qui fait le triomphe de ma vie et la consolation
de mon heure dernière, parce qu'elle ferait peut-être
ton deuil et ton désespoir. Que sait-on des âmes? Pourtant,
à cause même de ton amour, il est possible que
le culte du beau te mène au besoin du vrai, et l'heure
peut sonner où ton esprit sincère aura soif et faim de
l'absolu. Je ne veux pas alors que tu cries en vain vers
le ciel, et que tu répandes sur une ignorance incurable
des larmes inexaucées. Je laisse après moi une essence
de moi, la meilleure partie de mon intelligence, quelques
pages, fruit de toute ma vie de méditations et de travaux.
De toutes les oeuvres qu'ont enfantées mes longues
veilles, c'est la seule que je n'aie pas livrée aux flammes,
parce que c'était la seule complète. Là je suis tout entier;
là est la vérité. Or le sage a dit de ne pas enfouir les
trésors au fond des puits. Il faut donc que cet écrit échappe
à la brutale stupidité de ces moines. Mais comme il ne
doit passer qu'en des mains dignes de le toucher et ne
s'ouvrir qu'à des yeux capables de le comprendre, j'y
veux mettre une condition qui sera en même temps une
épreuve. Je veux l'emporter dans la tombe, afin que
celui de vous qui voudra un jour le lire ait assez de courage
pour braver de vaines terreurs en l'arrachant à la
poussière du sépulcre. Ainsi, écoute ma dernière volonté:
Dès que j'aurai fermé les yeux, place cet écrit sur ma
poitrine. Je l'ai enfermé moi-même dans un étui de parchemin,
dont la préparation particulière pourrait le garantir
de la corruption durant plusieurs siècles. Ne laisse
personne toucher à mon cadavre; c'est là un triste soin
qu'on ne se dispute guère et qu'on te laissera volontiers.
Roule toi-même le linceul autour de mes membres exténués,
et veille sur ma dépouille d'un oeil jaloux, jusqu'à
ce que je sois descendu dans le sein de la terre avec mon
trésor; car le temps n'est pas venu où tu pourrais toi-même
en profiter. Tu n'en adopterais l'esprit que sur la
foi de ma parole, et cette foi ne suffirait pas à l'épreuve
d'une lutte chaque jour renouvelée contre toi par le catholicisme.
Comme chaque génération de l'humanité,
chaque homme a ses besoins intellectuels, dont la limite
marque celle de ses investigations et de ses conquêtes.
Pour lire avec fruit ces lignes que je confie au silence de
la tombe, il faudra que ton esprit soit arrivé, comme le
mien, à la nécessité d'une transformation complète. Alors
seulement tu dépouilleras sans crainte et sans regret le
vieux vêtement, et tu revêtiras le nouveau avec la certitude
d'une bonne conscience. Quand ce jour luira pour
toi, brise sans inquiétude la pierre et le métal, ouvre
mon cercueil et plonge dans mes entrailles desséchées
une main ferme et pieuse. Ah! quand viendra cette
heure, il me semble que mon coeur éteint tressaillera
comme l'herbe glacée au retour d'un soleil de printemps,
et que du sein de ses transformations infinies mon esprit
entrera en commerce immédiat avec le tien: car l'Esprit
vit à jamais, il est l'éternel producteur et l'éternel aliment
de l'esprit; il nourrit ce qu'il engendre, et, comme
chaque destruction alimente une production nouvelle
dans l'ordre matériel, de même chaque souffle intellectuel
entretient, par une invisible communion, le souffle
éveillé par lui dans un sanctuaire nouveau de l'intelligence.

«Ce discours n'éveilla pas dans le sein de Fulgence
une ardeur plus grande que son maître ne l'avait pressenti;
Spiridion l'avait bien jugé en lui disant que
l'heure de la connaissance n'était pas sonnée pour lui.
Sans doute, des esprits plus hardis et des cerveaux plus
vastes que celui de Fulgence eussent pu être institués
dépositaires du secret de l'abbé; à cette époque il s'en
trouvait encore dans le cloître. Mais, sans doute aussi,
ces caractères ne lui offraient point une garantie suffisante
de sincérité et de désintéressement; il devait
craindre que son trésor ne devint un moyen de puissance
temporelle ou de gloire mondaine dans les mains
des ambitieux, peut-être une source d'impiété, une
cause d'athéisme, sous l'interprétation d'une âme aride
et d'une intelligence privée d'amour. Il savait que Fulgence
était, comme dit l'Écriture, _un or très-pur_, et
que si, le courage lui manquant, il venait à ne point
profiter du legs sacré, du moins il n'en ferait jamais un
usage funeste. Quand il vit avec quelle humble résignation
ce disciple bien-aimé avait écouté ses confidences, il
s'applaudit de l'avoir laissé à son libre arbitre, et lui
fit jurer seulement qu'il en mourrait point sans avoir
fait passer le legs en des mains dignes de le posséder,
Fulgence le jura.

--Mais, ô mon maître! s'écria-t-il, à quoi connaîtrai-je
ces mains pures? et si nul ne m'inspire assez de confiance
pour que je lui transmette votre héritage, du sein
de la tombe votre voix ne montera-t-elle pas vers moi
pour tancer mon aveuglement ou ma timidité? Pourrai-je,
quand la lumière sera éteinte, me diriger seul dans
les ténèbres?

--Aucune lumière ne s'éteint, répondit l'abbé, et les
ténèbres de l'entendement sont, pour un esprit généreux
et sincère, des voiles faciles à déchirer. Rien ne se perd;
la forme elle-même ne meurt pas; et, ma figure restant
gravée dans le plus intime sanctuaire de ta mémoire,
qui pourra dire que ma figure a disparu de ce monde et
que les vers ont détruit mon image? La mort rompra-t-elle
les liens de notre amitié, et ce qui est conservé
dans le coeur d'un ami a-t-il cessé d'être! L'âme a-t-elle
besoin des yeux du corps pour contempler ce qu'elle
aime, et n'est-elle pas un miroir d'où rien ne s'efface?
Va, la mer cessera de refléter l'azur des cieux avant que
l'image d'un être aimé retombe dans le néant; et l'artiste
qui fixe une ressemblance sur la toile ou sur le marbre
ne donne-t-il pas, lui aussi, une sorte d'immortalité à la
matière?

«Tels étaient les derniers entretiens de Spiridion avec
son ami. Mais ici commence pour ce dernier une série
de faits personnels sur lesquels j'appelle toute ton attention;
les voici tels qu'ils m'ont été transmis maintes fois
par lui avec la plus scrupuleuse exactitude.

«Fulgence ne pouvait s'habituer à l'idée de voir mourir
son ami et son maître. En vain les médecins lui disaient
qui l'abbé avait peu de jours à vivre, sa maladie
ayant dépassée déjà le terme où cessent les espérances et
où s'arrêtent les ressources de l'art; il ne concevait pas
que cet homme, encore si vigoureux d'esprit et de caractère,
fût à la veille de sa destruction. Jamais il ne
l'avait vu plus clair et plus éloquent dans ses paroles,
plus subtil dans ses aperçus et plus large dans ses vues.

Au seuil d'une autre vie, il avait encore de l'énergie et
de l'activité pour s'occuper des détails de la vie qu'il
allait quitter. Plein de sollicitude pour ses frères, il
donnait à chacun l'instruction qui lui convenait: aux
mauvais, la prédication ardente; aux bons, l'encouragement
paternel. Il était plus inquiet et plus touché de
la douleur de Fulgence que de ses propres souffrances
physiques, et sa tendresse pour ce jeune homme lui
faisait oublier ce qu'a de solennel et de terrible le pas
qu'il allait franchir.»

Ici le père Alexis s'interrompit en voyant mes yeux
se remplir de larmes, et ma tête se pencha sur sa main
glacée, à la pensée d'un rapprochement si intime entre
la situation qu'il me décrivait et celle où nous nous
trouvions l'un et l'autre. Il me comprit, serra ma main
avec force et continua.

«Spiridion, voyant que cette âme tendre et passionnée
dans ses attachements allait se briser avec le fil de sa
vie, essayait de lui adoucir l'horreur dont le catholicisme
environne l'idée de la mort; il lui peignait sous des couleurs
sereines et consolantes ce passage d'une existence
éphémère à une existence sans fin.

--Je ne vous plains pas de mourir, lui répondait Fulgence;
je me plains parce que vous me quittez. Je ne
suis pas inquiet de votre avenir, je sais que vous allez
passer de mes bras dans ceux d'un Dieu qui vous aime;
mais moi je vais gémir sur une terre aride et traîner une
existence délaissée parmi des êtres qui ne vous remplaceront
jamais pour moi!

--Ô mon enfant! ne parle pas ainsi, répondit l'abbé;
il y a une providence pour les hommes bons, pour les
coeurs aimants. Si elle te retire un ami dont la mission
auprès de toi est remplie, elle donnera en récompense à
ta vieillesse un ami fidèle, un fils dévoué, un disciple
confiant, qui entourera tes derniers jours des consolations
que tu me procures aujourd'hui.

--Nul ne pourra m'aimer comme je vous aime, reprenait
Fulgence, car jamais je ne serai digne d'un
amour semblable à celui que vous m'inspirez; et quand
même cela devrait arriver, je suis si jeune encore!
Imaginez ce que j'aurai à souffrir, privé de guide et
d'appui, durant les années de ma vie où vos conseils et
votre protection m'eussent été le plus nécessaires!

--Ecoute, lui dit un jour l'abbé, je veux te dire une
pensée qui a traversé plusieurs fois mon esprit sans s'y
arrêter. Nul n'est plus ennemi que moi, tu le sais, des
grossières jongleries dont les moines se servent pour
terrifier leurs adeptes; je ne suis pas davantage partisan
des extases que d'ignorants visionnaires ou de vils imposteurs
ont fait servir à leur fortune ou à la satisfaction
de leur misérable vanité; mais je crois aux apparitions
et aux songes qui ont jeté quelquefois une salutaire terreur
ou apporté une vivifiante espérance à des esprits
sincères et pieusement enthousiastes. Les miracles ne
me paraissent pas inadmissibles à la raison la plus froide
et la plus éclairée. Parmi les choses surnaturelles qui,
loin de causer de la répugnance à mon esprit, lui sont
un doux rêve et une vague croyance, j'accepterais
comme possibles les communications directes de nos sens
avec ce qui reste en nous et autour de nous des morts
que nous avons chéris. Sans croire que les cadavres
puissent briser la pierre du sépulcre et reprendre pour
quelques instants les fonctions de la vie, je m'imagine
quelquefois que les éléments de notre être ne se divisent
pas subitement, et qu'avant leur diffusion un reflet
de nous-mêmes se projette autour de nous, comme le
spectre solaire frappe encore nos regards de tout son
éclat plusieurs minutes après que l'astre s'est abaissé
derrière notre horizon. S'il faut t'avouer tout ce qui se
passe en moi à cet égard, je te confesserai qu'il était
une tradition dans ma famille que je n'ai jamais eu la
force de rejeter comme une fable. On disait que la vie
était dans le sang de mes ancêtres à un tel degré d'intensité
que leur âme éprouvait, au moment de quitter
le corps, l'effort d'une crise étrange, inconnue. Ils
voyaient alors leur propre image se détacher d'eux, et
leur apparaître quelquefois double et triple. Ma mère assurait
qu'à l'heure suprême où mon père rendit l'esprit,
il prétendait voir de chaque côté de son lit un spectre
tout semblable à lui, revêtu de l'habit qu'il portait les
jours de fête pour aller à la synagogue dont il était rabbin.
Il eût été si facile à la raison hautaine de repousser
cette légende que je ne m'en suis jamais donné la peine.
Elle plaisait à mon imagination, et j'eusse été affligé de
la condamner au néant des erreurs _jugées_. Ces discours
te causent quelque surprise, je le vois. Tu m'as vu repousser
si durement les tentatives de nos visionnaires
et railler d'une manière si impitoyable leurs hallucinations,
que tu penses peut-être qu'en cet instant mon
cerveau s'affaiblit. Je sens, au contraire, que les voiles
se dégagent, et il me semble que jamais je n'ai pénétré
avec plus de lucidité dans les perceptions inconnues
d'un nouvel ordre d'idées. À l'heure d'abdiquer l'exercice
de la raison superbe, l'homme sincère, sentant
qu'il n'a plus besoin de se défendre des terreurs de la
mort, jette son bouclier et contemple d'un oeil calme le
champ de bataille qu'il abandonne. Alors il peut voir
que, de même que l'ignorance et l'imposture, la raison
et la science ont leurs préjugés, leurs aveuglements,
leurs négations téméraires, leurs étroites obstinations.
Que dis-je? il voit que la raison et la science humaines
ne sont que des aperçus provisoires, des horizons nouvellement
découverts, au delà desquels s'ouvrent des
horizons infinis, inconnus encore, et qu'il juge insaisissables,
parce que la courte durée de sa vie et la faible
mesure de ses forces ne lui permettent pas de pousser
plus loin son voyage. Il voit, à vrai dire, que la raison
et la science ne sont que la supériorité d'un siècle relativement
à un autre, et il se dit en tremblant que les
erreurs qui le font sourire en son temps ont été le dernier
mot de la sagesse humaine pour ses devanciers. Il
peut se dire que ses descendants riront également de sa
science, et que les travaux de toute sa vie, après avoir
porté leurs fruits pendant une saison, seront nécessairement
rejetés comme le vieux tronc d'un arbre qu'on
recèpe. Qu'il s'humilie donc alors, et qu'il contemple
avec un calme philosophique cette suite de générations
qui l'ont précédé et cette suite de générations qui le
suivront; et qu'il sourie en voyant le point intermédiaire
où il a végété, atome obscur, imperceptible anneau
de la chaîne infinie! Qu'il dise: J'ai été plus loin
que mes ancêtres, j'ai grossi ou épuré le trésor qu'ils
avaient conquis. Mais qu'il ne dise pas: Ce que je n'ai pas
fait est impossible à faire, ce que je n'ai pas compris est
un mystère incompréhensible, et jamais l'homme ne
surmontera les obstacles qui m'ont arrêté. Car cela serait
un blasphème, et ce serait pour de tels arrêts qu'il faudrait
rallumer les bûchers où l'inquisition jette les écrits
des novateurs.

«Ce jour-là, Spiridion mit sa tête dans ses mains, et
ne s'expliqua pas davantage. Le lendemain, il reprit un
entretien qui semblait lui plaire et le distraire de ses
souffrances.

--Fulgence! dit-il, que peut signifier ce mot, _passé_?
et quelle action veut marquer ce verbe, _n'être plus_?
Ne sont-ce pas là des idées créées par l'erreur de nos sens
et l'impuissance de notre raison? Ce qui a été peut-il
cesser d'être, et ce qui est peut-il n'avoir pas été de
tout temps?

--Est-ce à dire, maître, lui répliqua le simple Fulgence,
que vous ne mourrez point, ou que je vous
verrai encore après que vous ne serez plus?

--Je ne serai plus et je serai encore, répondit le
maître. Si tu ne cesses pas de m'aimer, tu me verras,
tu me sentiras, tu m'entendras partout. Ma forme sera
devant tes yeux, parce qu'elle restera gravée dans ton
esprit; ma voix vibrera à ton oreille, parce qu'elle restera
dans la mémoire de ton coeur: mon esprit se révélera
encore à ton esprit, parce que ton âme me comprend
et me possède. Et peut-être, ajouta-t-il avec une
sorte d'enthousiasme et comme frappé d'une idée nouvelle,
peut-être te dirai-je, après ma mort, ce que mon
ignorance et la tienne nous ont empêchés de découvrir
ensemble et de nous communiquer l'un à l'autre. Peut-être
la pensée fécondera-t-elle la mienne; peut-être la
semence laissée par moi dans ton âme fructifiera-t-elle,
échauffée par ton souffle. Prie, prie! et ne pleure pas.
Rappelle-toi que le jeune prophète Elisée demanda pour
toute grâce au Seigneur qu'il mit sur lui une double
part de l'esprit du prophète Elie, son maître. Nous
sommes tous prophètes aujourd'hui, mon enfant. Nous
cherchons tous la parole de vie et l'esprit de vérité.

«Le dernier jour, l'abbé reçut les sacrements avec
tout le calme et toute la dignité d'un homme qui accomplit
un acte extérieur et qui l'accepte comme un
symbole respectable. Il reçut tous les adieux de ses
frères, leur donna sa dernière bénédiction, et, se tournant
vers Fulgence, il lui dit tout bas au moment où
celui-ci, le voyant si fort et si tranquille, espérait presque
qu'une crise favorable s'opérait et que son ami allait lui
être rendu:
                
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