George Sand

Spiridion
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«Fais-les sortir, Fulgence; je veux être seul avec toi.
Hâte-toi, je vais mourir.»

«Fulgence, consterné, obéit; et quand il fut seul avec
l'abbé, il lui demanda, en tremblant et on pleurant,
d'où lui venait, dans un moment où il semblait si calme,
la pensée que sa vie allait finir si vite.

«Je me sens extraordinairement bien, en effet, répondit
Spiridion, et, si je m'en rapportais au bien-être
que j'éprouve dans mon corps et dans mon âme, je
croirais volontiers que je ne fus jamais plus fort et
mieux portant. Mais il est certain que je vais mourir;
car j'ai vu tout à l'heure mon spectre qui me montrait
le sablier, et qui me faisait signe de renvoyer tous ces
témoins inutiles ou malveillants. Dis-moi où en est le
sable.

--Ô mon maître! plus d'à moitié écoulé dans le
réceptacle.

--C'est bien, mon enfant... Donne-moi l'écrit...
place-le sur ma poitrine, et mets tout de suite le linceul
autour de mes reins.»

Fulgence obéit, le front baigné d'une sueur froide.
L'abbé lui prit les mains, et lui dit encore:

«Je ne m'en vais pas... Tous les éléments de mon être
retournent à _Dieu_, et une partie de moi passe en toi.»

Puis il ferma les yeux et se recueillit. Au bout d'une
demi-heure, il les ouvrit, et dit:

«Cet instant est ineffable; je ne fus jamais plus heureux...
Fulgence, reste-t-il du sable?

«Fulgence tourna ses yeux humides vers le sablier.
Il ne restait plus que quelques grains dans le récipient.
Emporté par un mouvement de douleur inexprimable,
il serra convulsivement les deux mains de son maître,
qui étaient enlacées aux siennes, et qu'il sentait se refroidir
rapidement. L'abbé lui rendit son étreinte avec
force, et sourit en lui disant: «_Voici l'heure!_»

«En cet instant, Fulgence sentit une main pleine de
chaleur se poser sur sa tête. Il se retourna brusquement,
et vit debout derrière lui un homme en tout
semblable à l'abbé, qui le regardait d'un air grave et
paternel. Il reporta ses regards sur le mourant; ses
mains s'étaient étendues, ses yeux étaient fermés. Il
avait cessé de vivre de la vie des hommes.

«Fulgence n'osa se retourner. Partagé entre la terreur
et le désespoir, il colla son visage au bord du lit,
et perdit connaissance pendant quelques instants. Mais
bientôt, se rappelant le devoir qu'il avait à remplir, il
reprit courage, et acheva d'ensevelir son maître bien-aimé
dans le linceul. Il arrangea le manuscrit avec le
plus grand soin, mit le crucifix dessus, suivant l'usage,
et croisa les bras du cadavre sur la poitrine. À peine y
furent-ils placés, qu'ils se roidirent comme l'acier, et il
sembla à Fulgence que nul pouvoir humain n'eût pu
arracher le livre à ce corps privé de vie.

«Il ne le quitta pas une seule minute, et le porta
lui-même, avec trois autres novices, dans l'église. Là,
il se prosterna auprès de son catafalque, et y resta sans
prendre aucun aliment ni goûter aucun sommeil, jusqu'à
ce qu'il eût de ses mains soudé le cercueil et qu'il
eût vu de ses yeux sceller la pierre du caveau. Quand ce
fui fait, il se prosterna sur cette dalle, et l'arrosa de
larmes amères. Alors il entendit une voix qui lui dit à
l'oreille: «T'ai-je donc quitté?» Il n'osa pas regarder
auprès de lui. Il ferma les yeux pour ne rien voir. Mais
la voix qu'il avait entendue était bien celle de son ami.
Les chants funèbres résonnaient encore sous la voûte
du temple, et le cortège des moines défilait lentement.

«Là, poursuivit Alexis après s'être un peu reposé,
cessent pour moi les intimes révélations de Fulgence.»
Lorsqu'il me raconta ces choses, il crut devoir ne me
rien cacher de la vie et de la mort de son maître; mais,
soit scrupule de chrétien, soit une sorte de confusion et
de repentir envers la mémoire de Spiridion, il ne voulut
point me raconter ce qui s'était passé depuis entre lui et
l'ombre assidue à le visiter. J'ai la certitude intime qu'il
eut de nombreuses apparitions dans les premiers temps;
mais la crainte qu'elles lui causaient et les efforts qu'il
faisait pour s'y soustraire les rendirent de plus en plus
rares et confuses. Fulgence était un caractère flottant,
une conscience timorée. Quand il eut perdu son maître,
le charme de sa présence continuelle n'agissant plus sur
lui, il fut effrayé de tout ce qu'il avait entendu, et peut-être
de ce qu'il avait fait en inhumant le livre. Personne
mieux que lui ne savait combien l'accusation de magie
était indigne de la haute sagesse et de la puissante raison
de l'abbé. Néanmoins, à force d'entendre dire, après la
mort de celui-ci, qu'il s'était adonné à cet art détestable
et qu'il avait eu commerce avec les démons, Fulgence,
épouvanté des choses surnaturelles qu'il avait vues, et de
celles qui, sans doute, se passaient encore en lui,
chercha dans l'observance scrupuleuse de ses devoirs de
chrétien un refuge contre la lumière qui éblouissait sa
faible vue. Ce qu'il faut admirer dans cet homme généreux
et droit, c'est qu'il trouva dans son coeur la force
qui manquait à son esprit, et qu'il ne trahit jamais,
même au sein des investigations menaçantes ou perfides
du confessionnal, aucun des secrets de son maître.
L'existence du manuscrit demeura ignorée, et, à l'heure
de sa mort, il exécuta fidèlement la volonté suprême de
Spiridion en me confiant ce que je viens de te confier.

«Spiridion avait érigé en statut particulier de notre
abbaye, que tout religieux atteint d'une maladie grave,
serait en droit de réclamer, outre les soins de l'infirmier
ordinaire, ceux d'un novice ou d'un religieux à son
choix. L'abbé avait institué ce règlement peu de jours
avant sa mort, en reconnaissance des consolations dont
Fulgence entourait son agonie, afin que ce même Fulgence
et les autres religieux eussent, dans leur dernière
épreuve, ces secours et ces consolations de l'amitié, que
rien ne peut remplacer. Fulgence étant donc tombé en
paralysie, je fus mandé auprès de lui. Le choix qu'il
faisait de moi en cette occurrence eut lieu de me surprendre;
car je le connaissais à peine, et il n'avait jamais
semblé me distinguer, tandis qu'il était sans cesse entouré
de fervents disciples et d'amis empressés. Objet
des persécutions et des méfiances de l'ordre durant les
années qui suivirent la mort de l'abbé, il avait fini par
faire sa paix à force de douceur et de bonté. De guerre
lasse, on avait cessé de lui demander compte des écrits
hérétiques qu'on soupçonnait être sortis de la plume
d'Hébronius, et on se persuadait qu'il les avait brûlés.
Les conjectures sur le grand oeuvre étaient passées de
mode depuis que l'esprit du XVIIIe siècle s'était infiltré
dans nos murs. Nous avions au moins dix bons pères
philosophes qui lisaient Voltaire et Rousseau en cachette,
et qui poussaient l'_esprit fort_ jusqu'à rompre le jeûne
et soupirer après le mariage. Il n'y avait plus que le
portier du couvent, vieillard de quatre-vingts ans, contemporain
du père Fulgence, qui mêlât les superstitions
du passé à l'orgueil du présent. Il parlait du vieux temps
avec admiration, de l'abbé Spiridion avec un sourire
mystérieux, et de Fulgence lui-même avec une sorte de
mépris, comme d'un ignorant et d'un paresseux qui eût
pu faire part de son secret et enrichir le couvent, mais
qui avait peur du diable et faisait niaisement son salut.
Cependant il y avait encore de mon temps plusieurs jeunes
cerveaux que la vie et la mort d'Hébronius tourmentaient
comme un problème. J'étais de ce nombre;
mais je dois dire que, si le sort de cette grande âme
dans l'autre vie m'inspirait quelque inquiétude, je ne
partageais aucune des imbéciles terreurs de ceux qui
n'osaient prier pour elle, de peur de la voir apparaître.
Une superstition, qui durera tant qu'il y aura des couvents,
condamnait son spectre à errer sur la terre jusqu'à
ce que les portes du purgatoire tombassent tout à
fait devant son repentir ou devant les supplications des
hommes. Mais, comme, selon les moines, il est de la
nature des spectres de s'acharner après les vivants qui
veulent bien s'occuper d'eux, pour en obtenir toujours
plus de messes et de prières, chacun se gardait bien de
prononcer son nom dans les commémorations particulières.

«Pour moi, j'avais souvent réfléchi aux choses
étranges qu'on racontait au noviciat sur les anciennes
apparitions de l'abbé Spiridion. Aucun novice de mon
temps ne pouvait affirmer avoir vu ou entendu l'_Esprit_;
mais certaines traditions s'étaient perpétuées dans cette
école avec les commentaires de l'ignorance et de la peur,
éléments ordinaires de l'éducation monacale. Les anciens,
qui se piquaient d'être éclairés, riaient de ces
traditions, sans avouer qu'ils les avaient accréditées
eux-mêmes dans leur jeunesse. Pour moi, je les écoutais
avec avidité, mon imagination se plaisant à la
poésie de ces récits merveilleux, et ma raison ne cherchant
point à les commenter. J'aimais surtout une certaine
histoire que je veux te rapporter.

«Pendant les dernières années de l'abbé Spiridion, il
avait pris l'habitude de marcher à grands pas dans la
longue salle du chapitre depuis midi jusqu'à une heure.
C'était là toute la récréation qu'il se permettait, et encore
la consacrait-il aux pensées les plus graves et les
plus sombres; car, si on venait l'interrompre au milieu
de sa promenade, il se livrait à de violents accès de
colère. Aussi les novices qui avaient quelque grâce à
lui demander se tenaient-ils dans la galerie du cloître
contiguë à celle du chapitre, et là ils attendaient, tout
tremblants, que le coup d'une heure sonnât; l'abbé,
scrupuleusement régulier dans la distribution de sa
journée, n'accordait jamais une minute de plus ni de
moins à sa promenade. Quelques jours après sa mort,
l'abbé Déodatus, son successeur, étant entré un peu
après midi dans la salle du chapitre, en sortit, au bout
de quelques instants, pâle comme la mort, et tomba
évanoui dans les bras de plusieurs frères qui se trouvaient
dans la galerie. Jamais il ne voulut dire la cause
de sa terreur ni raconter ce qu'il avait vu dans la salle.
Aucun religieux n'osa plus y pénétrer à cette heure-là,
et la peur s'empara de tous les novices au point qu'on
passait la nuit en prières dans les dortoirs, et que plusieurs
de ces jeunes gens tombèrent malades. Cependant
la curiosité étant plus forte encore que la frayeur, il y en
eut quelques-uns d'assez hardis pour se tenir dans la
galerie à l'heure fatale. Cette galerie est, tu le sais, plus
basse de quelques pieds que le sol de la salle du chapitre,
Les cinq grandes fenêtres en ogive de la salle
donnent donc sur la galerie, et à cette époque elles
étaient, comme aujourd'hui, garnies de grands rideaux
de serge rouge constamment baissés sur cette face du
bâtiment. Quels furent la surprise et l'effroi de ces novices
lorsqu'ils virent passer sur les rideaux la grande
ombre de l'abbé Spiridion, bien reconnaissable à la silhouette
de sa belle chevelure! En même temps qu'on
voyait passer et repasser cette ombre, on entendait le
bruit égal et rapide de ses pas. Tout le couvent voulut
être témoin de ce prodige, et les esprits forts, car dès
ce temps-là il y en avait quelques-uns, prétendaient que
c'était Fulgence ou quelque autre des anciens favoris de
l'abbé qui se promenait de la sorte. Mais l'étonnement
des incrédules fut grand lorsqu'ils purent s'assurer que
toute la communauté, sans en excepter un seul religieux,
novice ou serviteur, était rassemblée sur la galerie,
tandis que l'ombre marchait toujours et que le plancher
de la salle craquait sous ses pieds comme à l'ordinaire.

[Illustration]

«Cela dura plus d'un an. À force de messes et de
prières, on satisfit, dit-on, cette âme en peine, et le
premier anniversaire de la mort d'Hébronius vit cesser
le prodige. Cependant une autre année s'écoula encore
sans que personne osât entrer dans la salle à l'heure
maudite. Comme on donne à chaque chose un nom de
convention dans les couvents, on avait nommé cette
heure le _Miserere_, parce que, pendant l'année qu'avait
duré la promenade du revenant, plusieurs novices, désignés
à tour de rôle par les supérieurs, avaient été tenus
d'aller réciter le _Miserere_ dans la galerie. Quand cette
apparition eut cessé et qu'on se fut familiarisé de nouveau
avec les lieux hantés par l'esprit, on disait qu'à
l'heure de midi, au moment où le soleil passait sur la
figure du portrait d'Hébronius, on voyait ses yeux s'animer
et paraître en tout semblables à des yeux humains.

«Cette légende ne m'avait jamais trouvé railleur et
superbe. Je prenais un singulier plaisir à l'entendre raconter;
et longtemps avant l'époque où je connus intimement
Fulgence, je m'étais intéressé à ce savant abbé,
dont l'âme agitée n'avait peut-être pu encore entrer dans
le repos céleste, faute d'avoir trouvé des amis assez
courageux ou des chrétiens assez fervents pour demander
et obtenir sa grâce. Dans toute la naïveté de ma foi, je
m'étais posé comme l'avocat de Spiridion auprès du tribunal
de Dieu, et tous les soirs, avant de m'endormir,
je récitais avec onction un _De profondis_ pour lui. Bien
qu'il fût mort une quarantaine d'années avant ma naissance,
soit que j'aimasse la grandeur de ce caractère
dont on rapportait mille traits remarquables, soit qu'il
y eût en moi quelque chose comme une prédestination à
devenir son héritier, je me sentais ému d'une vive sympathie
et d'une sorte de tendresse pieuse en songeant à
lui. J'avais horreur de l'hérésie, et je le plaignais si vivement
d'avoir donné dans cette erreur que je ne pouvais
souffrir qu'on parlât devant moi de ses dernières années.

[Illustration]

«Néanmoins la prudence me défendait d'avouer cette
sympathie. L'inquisition exercée sans cesse par les supérieurs
eût incriminé la pureté de mes sentiments. Le
choix que Fulgence fit de moi pour son ami et son consolateur
eut lieu de me surprendre autant qu'il surprit
les autres. Quelques-uns en furent blessés, mais personne
ne songea à m'en faire un crime; car je ne l'avais
pas cherché, et on n'en conçut point de méfiance.
J'étais alors aussi fervent catholique qu'il est possible
de l'être, et même ma dévotion avait un caractère d'orthodoxie
farouche qui m'assurait, sinon la bienveillance,
du moins la considération des supérieurs. Il y avait déjà
quatre ans que j'avais fait profession, et cette _ferveur
de novice_, qui est devenue un terme proverbial, ne
s'était pas encore démentie. J'aimais la religion catholique
avec une sorte de transport; elle me semblait une
arche sainte à l'abri de laquelle je pourrais dormir toute
ma vie en sûreté contre les flots et les orages de mes
passions; car je sentais fermenter en moi une force capable
de briser comme le verre tous les raisonnements
de la sagesse; et les idées que renferme ce mot, _mystère_,
étaient les seuls qui pussent m'enchaîner, parce qu'elles
seules pouvaient gouverner ou du moins endormir mon
imagination. Je me plaisais à exalter la puissance de
cette révélation divine qui coupe court à toutes les controverses
et promet, en revanche de la soumission de
l'esprit, les éternelles joies de l'âme. Combien je la
trouvais préférable à ces philosophies profanes qui cherchent
vainement le bonheur dans un monde éphémère,
et qui ne peuvent, après avoir lâché la bride aux instincts
de la matière, reprendre le moindre empire durable sur
eux par le raisonnement! J'étais chargé de presque toutes
les instructions scolastiques, et je professais la théologie
en apôtre exalté, faisant servir tout l'esprit de discussion
et d'examen qui étaient en moi à démontrer l'excellence
d'une foi qui proscrivait l'un et l'autre.

«Je semblais donc l'homme le moins propre à recevoir
les confidences de l'ami d'Hébronius. Mais un seul acte
de ma vie avait révélé naguère au vieux Fulgence quel
fonds on pouvait faire sur la fermeté de mon caractère. Un
novice m'avait confié une faute que je l'avais engagé à
confesser. Il ne l'avait pas fait, et la faute ayant été découverte
ainsi que la confidence que j'avais reçue, on
taxait presque mon silence de complicité. On voulait
pour m'absoudre que je fisse de plus amples révélations,
et que je complétasse, par la délation, l'accusation portée
contre ce jeune homme. J'aimai mieux me laisser charger
que de le charger lui-même. Il confessa toute la vérité,
et je fus disculpé. Mais on me fit un grand crime de ma
résistance, et le Prieur m'adressa des reproches publics
dans les termes les plus blessants pour l'orgueil irritable
qui couvait dans mon sein. Il m'imposa une rude pénitence;
puis, voyant la surprise et la consternation que
cet arrêt sévère répandait sur le visage des novices tremblants
autour de moi, il ajouta:

«--Nous avons regret à punir avec la rigueur de la
justice un homme aussi régulier dans ses moeurs et aussi
attaché à ses devoirs que vous l'avez été jusqu'à ce jour.
Nous aimerions à pardonner cette faute, la première de
votre vie religieuse qui nous ait offert de la gravité. Nous
le ferions avec joie, si vous montriez assez de confiance
en nous pour vous humilier devant notre paternelle autorité,
et si, tout en reconnaissant vos torts, vous preniez
l'engagement solennel de ne jamais retomber dans une
telle résistance, en faveur des profanes maximes d'une
mondaine loyauté.

«--Mon père, répondis-je, j'ai sans doute commis une
grande faute, puisque vous condamnez ma conduite;
mais Dieu réprouve les voeux téméraires, et quand nous
faisons un ferme propos de ne plus l'offenser, ce n'est
point par des serments, mais par d'humbles voeux et
d'ardentes prières que nous obtenons son assistance
future. Nous ne saurions tromper sa clairvoyance, et il
se rirait de notre faiblesse et de notre présomption. Je
ne puis donc m'engager à ce que vous me demandez.»

«Ce langage n'était pas celui de l'Église, et, à mon
insu, un instant d'indignation venait de tracer en moi
une ligne de démarcation entre l'autorité de la foi et
l'application de cette autorité entre les mains des hommes.
Le Prieur n'était pas de force à s'engager dans
une discussion avec moi. Il prit un air d'hypocrite compassion,
et me dit d'un ton affligé qui déguisait mal son
dépit:

«--Je serai forcé de confirmer ma sentence, puisque
vous ne vous sentez pas la force de me rassurer à l'avenir
sur une seconde faute de ce genre.

«--Mon père, répondis-je, je ferai double pénitence
pour celle-ci.»

«Je la lis en effet; je prolongeai tellement mes macérations
qu'on fut forcé de les faire cesser. Sans m'en
douter, ou du moins sans l'avoir prévu, j'allumai de
profonds ressentiments, et j'excitai de vives alarmes
dans l'esprit des supérieurs par l'orgueil d'une expiation
qui désormais me déclarait invulnérable aux atteintes
des châtiments extérieurs. Fulgence fut vivement frappé
du caractère inattendu que cette conduite, de ma part,
révélait aux autres et à moi-même. Il lui échappa de dire
que, du temps de l'abbé Spiridion, _de telle choses ne
ne seraient point passées_.

«Ces paroles me frappèrent à mon tour, et je lui en
demandai l'explication un jour que je me trouvai seul
avec lui.

«--Ces paroles signifient deux choses, me répondit-il:
d'abord, que jamais l'abbé Spiridion n'eût cherché à
arracher de la bouche d'un ami le secret d'un ami;
ensuite, que, si quelqu'un l'eût osé tenter, il eût puni
la tentative et récompensé la résistance.»

«Je fus fort surpris de cet instant d'abandon, le seul
peut-être auquel Fulgence se fût livré depuis bien des
années. Très peu de temps après il tomba en paralysie,
et me fit venir près de lui. Il me parut d'abord très gêné
avec moi, et j'attendais vainement qu'il m'expliquât par
quel hasard il m'avait choisi. Mais, voyant qu'il ne le
faisait pas, je sentis ce qu'il y aurait eu d'indélicat à le
lui demander, et je m'efforçai de lui montrer que j'étais
reconnaissant et honoré de la préférence qu'il m'accordait.
Il me sut gré de lui épargner toute explication, et
nos relations s'établirent sur un pied de tendre intimité
et de dévoûment filial. Cependant la confiance eut peine
à venir, quoique nous parlassions beaucoup ensemble et
avec une apparence d'abandon. Le bon vieillard semblait
avoir besoin de raconter ses jeunes années, et de faire
partager à un autre l'enthousiasme qu'il avait pour son
bien-aimé maître Spiridion. Je l'écoutais avec plaisir,
éloigné que j'étais de concevoir aucune inquiétude pour
ma foi; et bientôt je pris tant d'intérêt à ce sujet que,
lorsqu'il s'en écartait, je l'y ramenais de moi-même.
J'aurais bien, à cause des travaux inconnus qui avaient
rempli les dernières années de l'abbé, gardé contre lui
une sorte de méfiance, si les détails de sa vie m'eussent
été transmis par un catholique moins régulier que Fulgence;
mais de celui-ci rien ne m'était suspect, et, à
mesure que par lui je me mis à connaître Spiridion, je
me laissai aller à la sympathie étrange et toute-puissante
que m'inspirait le caractère de l'homme sans m'alarmer
des opinions finales du théologien. Cette sincérité vigoureuse
et cette justice rigide qu'il avait apportées dans
tous les actes de sa vie faisaient vibrer en moi des cordes
jusque là muettes. Enfin j'arrivai à chérir ce mort illustre
comme un ami vivant. Fulgence parlait de lui et des choses
écoulées depuis soixante ans comme s'ils eussent été
d'hier; le charme et la vérité de ses tableaux étaient tels
pour moi que je finissais par croire à la présence du
maître ou à son retour prochain au milieu de nous. Je
restais parfois longtemps sous l'empire de cette illusion;
et quand elle s'évanouissait, quand je revenais au sentiment
de la réalité, je me sentais saisi d'une véritable
tristesse, et je m'affligeais de mon erreur perdue avec
une naïveté qui faisait sourire et pleurer à la fois le bon
Fulgence.

«Malgré la résignation patiente avec laquelle ce digne
religieux supportait son infirmité toujours croissante,
malgré l'enjouement et l'expansion que ma présence lui
apportait, il était facile de voir qu'un chagrin lent et
profond l'avait rongé toute sa vie; et plus ses jours déclinaient
vers la tombe, plus ce chagrin mystérieux semblait
lui peser. Enfin, sa mort étant proche, il m'ouvrit
tout à fait son âme et me dit qu'il m'avait jugé seul
capable de recevoir un secret de cette importance, à
cause de la fermeté de mes principes et de celle de mon
caractère. L'une devait m'empêcher, selon lui, de m'égarer
dans les abîmes de l'hérésie, l'autre me préserverait
de jamais trahir le secret du livre. Il désirait que je ne
prisse point connaissance de ce livre; mais il ajoutait,
selon l'esprit du maître, que, si je venais à perdre la foi
et à tomber dans l'athéisme, le livre, quoique entaché
peut-être d'hérésie, devait certainement me ramener à
la croyance de la Divinité et des points fondamentaux de
la vraie religion. Sous ce rapport, c'était un trésor qu'il
ne fallait pas laisser à jamais enfoui; et Fulgence me fit
jurer, au cas où je n'aurais jamais besoin d'y recourir,
de ne point emporter se secret dans la tombe et de le
confier à quelque ami éprouvé avant de mourir. Il y eut
beaucoup d'embarras et de contradictions dans les aveux
du bon religieux. Il semblait qu'il y eût en lui deux
consciences, l'une tourmentée par les devoirs et les engagements
de l'amitié, l'autre par les terreurs de l'enfer.
Son trouble excita en moi une tendre compassion, et je
ne songeai pas à porter de sévères jugements sur sa
conduite, en un moment si solennel et si douloureux.
D'autre part, je commençais à me trouver moi-même
dans la même situation que lui. Catholique et hérétique
à la fois, d'une main j'invoquais l'autorité de l'Église
romaine, de l'autre je plongeais dans la tombe de Spiridion
pour y chercher ou du moins pour y protéger l'esprit
de révolte et d'examen. Je compris bien les souffrances
du moribond Fulgence, et je lui cachai celles qui s'emparaient
de moi. Il s'était soutenu vigoureux d'esprit tant
que l'urgence de ses aveux avait été aux prises avec les
scrupules de sa dévotion. À peine eut-il mis fin à ses
agitations qu'il commença à baisser: sa mémoire s'affaiblit,
et bientôt il sembla avoir complètement oublié jusqu'au
nom de son ami. Durant les heures de la fièvre, il
était livré aux plus minutieuses pratiques de dévotion,
et je n'étais occupé qu'à lui réciter des prières et à lui
lire des psaumes. Il s'endormait un rosaire entre les
doigts, et s'éveillait en murmurant: _Miserere nobis_. On
eût dit qu'il voulait expier à force de puérilités la coûteuse
énergie qu'il avait déployée en exécutant la volonté
dernière de son ami. Ce spectacle m'affligea.--À quoi
sert toute une vie de soumission et d'aveuglement, pensai-je,
s'il faut à quatre-vingts ans mourir dans l'épouvante?
Comment mourront les athées et les débauchés
si les saints descendent dans la tombe pâles de terreur et
manquant de confiance eu la justice de Dieu?

«Une nuit Fulgence, en proie à un redoublement de
fièvre, fut agité de rêves pénibles. Il me pria de m'asseoir
près de son lit et de rester éveillé afin de réveiller
lui-même s'il venait à s'endormir. À chaque instant il
croyait voir un spectre approcher de lui; mais il avouait
ensuite qu'il ne le voyait point, et que la peur seule de
le voir l'aidait passer devant ses yeux des images flottantes
et des formes confuses. Il faisait un beau clair de
lune, et cette circonstance l'effrayait particulièrement.
C'est alors que, dévoré d'une curiosité égoïste, je lui
arrachai l'aveu des apparitions qu'il avait eues. Mais
cet aveu fut très incomplet; sa tête s'égarait à chaque
instant. Tout ce que je pus savoir, c'est que le spectre
avait cessé de le visiter pendant plus de cinquante ans.
C'était environ un an avant cette maladie, sous laquelle
il succombait, que l'apparition était revenue. À l'heure
de la nuit où la lune entrait dans son plein, il s'éveillait
et voyait l'abbé assis près de lui. Celui-ci ne lui parlait
point, mais il le regardait d'un air triste et sévère,
comme pour lui reprocher son oubli et lui rappeler ses
promesses. Fulgence en avait conclu que son heure était
proche; et, cherchant autour de lui à qui il pourrait
transmettre le secret, il avait remarqué que j'étais le
seul homme sur lequel il put compter. Il n'avait voulu
me faire aucune ouverture préalable, afin ne point attirer
sur nos relations l'attention des supérieurs et de ne point
m'exposer par la suite à des persécutions.

«La nuit se passa sans que le spectre apparût à Fulgence.
Quand il vit le matin blanchir l'horizon, il secoua
tristement la tête en disant:

«--C'est fini, il ne viendra plus. Il ne venait que
pour me tourmenter lorsqu'il était mécontent de moi, et
maintenant que j'ai fait sa volonté il m'abandonne! Ô
maître, ô maître, j'ai pourtant exposé pour vous mon
salut éternel, et peut-être suis-je damné à jamais pour
vous avoir aimé plus que moi-même!»

«Ce dernier élan d'une affection plus forte que la peur
m'attendrit profondément. Quel était donc cet homme
qui soixante ans après sa mort inspirait une telle épouvante,
de tels dévouements et de si tendres regrets?
Fulgence s'endormit et se réveilla vers midi.

«--C'en est fait, me dit-il, je sens la vie qui de minute
en minute se retire de moi. Mon cher frère, je voudrais
recevoir les derniers sacrements. Allez vite assembler nos
frères et demander qu'on vienne m'administrer. Hélas!
ajouta-t-il d'un air préoccupé, je mourrai donc sans savoir
si son âme a fait sa paix avec la mienne! J'ai dormi
profondément; je n'ai point entendu sa voix pendant
mon sommeil. Ah! il aimait son livre mieux que moi!
Je le savais bien! je le lui disais quand il était parmi
nous:--Maître, toute votre affection réside dans votre
intelligence, et votre coeur n'a rien pour nous. C'est
l'histoire des hommes forts et des hommes faibles. Quand
l'esprit des forts est content de nous, ils condescendent
à nous rechercher; mais nous autres, que nous approuvions
ou non les spéculations de leur esprit, notre coeur
leur reste indissolublement attaché.

«--Pere Fulgence, ne dites pas cela, m'écriai-je en le
serrant dans mes bras par un élan involontaire et sans
songer à me faire l'application d'un reproche qui ne
s'adressait pas à moi. Ce serait la première, la seule
hérésie de votre vie. Les hommes vraiment forts aiment
passionnément, et c'est parce que vous êtes un de ces
hommes que vous avez tant aimé. Prenez courage à cette
heure suprême. Si vous avez péché contre la science de
l'Église en restant fidèle à l'amitié, Dieu vous absoudra,
parce qu'il préfère l'amour à l'intelligence.

«--Ah! tu parles comme parlait mon maître, s'écria
Fulgence. Voici la première parole selon mon coeur que
j'aie entendue depuis soixante ans. Sois béni, mon fils.
Je te répéterai la bénédiction de Spiridion: «Veuille le
Tout-Puissant donner à tes vieux jours un ami fidèle et
tendre comme tu l'as été pour moi!»

«Il reçut les sacrements avec une grande ferveur.
Toute la communauté assistait à son agonie. Ceux des
religieux que ne pouvait contenir sa cellule étaient agenouillés
sur deux rangs dans la galerie, depuis sa porte
jusqu'au grand escalier qu'on apercevait au fond. Tout
à coup Fulgence, qui semblait expirer dans une muette
béatitude, se ranima, et, m'attirant vers lui, me dit à
l'oreille:--_Il vient, il monte l'escalier; va au devant
de lui_. Ne comprenant rien à cet ordre, mais obéissant
avec cet aveuglement que les moribonds ont droit d'exiger,
je sortis doucement, et, sans troubler le recueillement
des religieux, je franchis le seuil et portai mes
regards sur cette vaste profondeur de l'escalier voûté,
où nageait en cet instant la vapeur embrasée du soleil.
Les novices, placés toujours derrière les profès, étaient
à genoux de chaque côté des rampes. Je vis alors un
homme qui montait les degrés et qui s'approchait vivement.
Sa démarche était légère et majestueuse à la fois,
comme l'est celle d'un homme actif et revêtu d'autorité.
À sa haute taille pleine d'élégance, à sa chevelure blonde
et rayonnante, à son costume du temps passé, je le reconnus
sur-le-champ. Il était en tout conforme à la description
que Fulgence m'en avait faite tant de fois. Il
traversa les deux rangées de moines, qui récitaient à
voix basse les litanies des Saints, sans que personne
s'aperçût de sa présence, quoiqu'elle fût visible pour
moi comme la lumière du jour, et que le bruit de ses
pas rapides et cadences frappât mon oreille.

«Il entra dans la cellule. Au moment où il passa près
de moi, je tombai sur mes genoux. Sans s'arrêter, il
tourna la tête vers moi et me regarda fixement. Je continuai
à le suivre des yeux. Il s'approcha du lit, prit la
main de Fulgence, et s'assit auprès de lui. Fulgence ne
bougea pas. Sa main resta immobile et pendante dans
celle du maître; sa bouche était entr'ouverte, ses yeux
fixes et sans regard. Pendant tout le temps que durèrent
les litanies, l'apparition demeura immobile, toujours
penchée sur le corps de Fulgence. Au moment où elles
furent achevées, celui-ci se dressa sur son séant, et,
serrant convulsivement la main qui tenait la sienne, il
cria d'une voix forte: «_Sancte Spiridion, ora pro
nobis_,» et retomba mort. Le fantôme disparut en même
temps. Je regardai autour de moi pour voir l'effet qu'avait
produit cette scène sur les autres assistants: au calme
qui régnait sur tous les visages, je reconnus que l'esprit
n'avait été visible que pour moi seul.

«Vingt-quatre heures après on descendit le corps de
Fulgence au sein de la terre. Je fus un des quatre religieux
désignés pour le porter au fond du caveau destiné
à son dernier sommeil. Ce caveau est situé au transept
de notre église. Tu as vu souvent la pierre longue et
étroite qui en marque le centre et qui porte cette étrange
inscription: «_Hic est veritas_.»

--Cette inscription, dis-je en interrompant le père
Alexis, a souvent distrait mes regards et occupé ma
pensée pendant la prière. Malgré moi, je cherchais à
pénétrer le sens d'une devise qui me paraissait opposée
à l'esprit du christianisme. Comment, me disais-je, la
vérité pourrait-elle être enfouie dans un sépulcre? Quels
enseignements les vivants peuvent-ils demander à la
poussière des cadavres? N'est-ce pas vers le ciel que nos
regards doivent se tourner dès que l'étincelle de la vie
a quitté notre chair mortelle, et que l'âme a brisé ses
liens?

--Maintenant, répondit Alexis, tu peux comprendre
le sens mystérieux de cette épitaphe. Spiridion, dans
son enthousiasme pour Bossuet, l'avait fait inscrire, ainsi
que tu l'as vu, au dos du livre que le peintre de son portrait
lui plaça dans la main. Plus tard, lorsqu'il eut dans
son inaltérable bonne foi, changé une dernière fois d'opinion,
voulant, en face des variations de son esprit, témoigner
de la constance de son coeur, il résolut de garder
sa devise, et, à sa mort, il exigea qu'elle fût gravée sur
sa tombe. Noble jalousie d'un vaillant esprit que rien ne
peut séparer de sa conquête et qui demande à dormir
dans sa tombe avec la vérité qu'il a gagnée, comme le
guerrier avec le trophée de sa victoire! Les moines ne
comprirent pas que cette protestation du mourant ne se
rapportait plus à la doctrine de Bossuet; quelques-uns
méditèrent avec méfiance sur la portée de ces trois mots;
nul n'osa cependant y porter une main profane, tant était
grand le respect mêlé de crainte que l'abbé inspirait jusque
dans son tombeau.

«Le jour des obsèques de Fulgence, cette dalle fut
levée, et nous descendîmes l'escalier du caveau; car une
place avait été conservée pour l'ami de Spiridion à côté
de celle même où il reposait. Telle avait été la dernière
volonté du maître. Le cercueil de chêne que nous portions
était fort lourd; l'escalier roide et glissant; les
frères qui m'aidaient, des adolescents débiles, troublés
peut-être par la lugubre solennité qu'ils accomplissaient.
La torche tremblait dans la main du moine qui marchait
en avant. Le pied manqua à un des porteurs; il roula en
laissant échapper un cri, auquel les cris de ses compagnons
répondirent. La torche tomba des mains du guide,
et, à demi éteinte, ne répandit plus sur les objets qu'une
lumière incertaine, de plus en plus sinistre. L'horreur de
cet instant fut extrême pour des jeunes gens timides,
élevés dans les superstitions d'une foi grossière, et prévenus
contre la mémoire de l'abbé par les imputations
absurdes qui circulaient encore contre lui dans le cloître.
Ils croyaient sans doute que le spectre de Spiridion allait
se dresser devant eux, ou que l'esprit malin, réveillé par
ces saintes ablutions, allait s'exhaler en flammes livides
de la fosse ténébreuse.

«Quant à moi, plus robuste de corps ou plus ferme
d'esprit, je ressentais une vive émotion, mais nulle
terreur ne s'y mêlait, et c'était avec une sorte de vénération
joyeuse que j'approchais des reliques d'un grand
homme. Lorsque mon compagnon tomba, je retins à moi
seul la dépouille respectable de mon maître; mais les
deux autres qui marchaient derrière nous s'étant laissé
choir aussi, je fus entraîné par la secousse imprimée au
fardeau, et j'allai tomber avec le cercueil de Fulgence
sur le cercueil de Spiridion. Je me relevai aussitôt; mais
en appuyant ma main sur le sarcophage de plomb qui
contenait les restes de l'abbé, je fus surpris de sentir,
au lieu du froid métallique, une chaleur qui semblait
tenir de la vie. Peut être était-ce le sang d'une légère
blessure que je venais de me faire à la tête, et dont le
sarcophage avait reçu quelques gouttes. Dans le premier
moment, je ne m'aperçus point de cette blessure, et,
transporté d'une sympathie étrange, inconcevable, j'embrassai
ce sépulcre avec le même transport que si j'eusse
senti tressaillir contre mon sein palpitant les ossements
desséchés de mon père. Je me relevai à la hâte en voyant
qu'un autre moine, survenant au milieu de cette scène
de terreur, avait ramassé la torche.

«Je ne me rappelle pas sans une sorte de honte les
pensées qui m'absorbèrent la nuit qui suivit les obsèques
de Fulgence, tandis que je méditais agenouillé sur sa
pierre tumulaire. Le souvenir de Spiridion m'était sans
cesse présent: ébloui par le prestige de son audace
intellectuelle et de cette puissance merveilleuse dont
l'influence lui avait survécu si longtemps, je me sentis
tout à coup possédé d'un ardent désir de marcher sur
ses traces. La jeunesse est orgueilleuse et téméraire, et
les enfants croient qu'ils n'ont qu'à ouvrir les mains
pour saisir les sceptres qu'ont portés les morts. Je me
voyais déjà abbé au couvent, comme Spiridion, maître
de son livre, éblouissant le monde entier par ma science
et ma sagesse. Je ne savais pas quelle était sa doctrine
mais, quelle qu'elle fût, je l'acceptais d'avance, comme
émanée de la plus forte tête de son siècle. Enthousiasmé
par ses idées, je me relevai instinctivement pour aller
m'emparer du livre, et déjà je cherchais les moyens de
soulever la pierre; mais, au moment d'y porter les mains
je me sentis arrêter tout d'un coup par la pensée d'un
sacrilège, et tous mes scrupules religieux, un instant
écartés, revinrent m'assaillir en même temps. Je sorti
de l'église à la fois charmé, tourmenté, épouvanté. L'orgueil
humain et la soumission chrétienne étaient aux
prises en moi, je ne savais encore lequel triompherait
mais il me sembla que le sentiment qui avait, en une
heure, pris autant de force que l'autre en dix ans, aurait
bien de la peine à succomber. Cette lutte intérieure dura
plusieurs jours. Enfin mon intelligence vint au secours
de l'orgueil et décida la victoire. La foi s'enfuit devant
la raison, comme l'obéissance fuyait devant l'ambition.

«Ce ne fut point tout d'un coup cependant, et de parti
délibéré, que j'abjurai la foi catholique. Lorsque j'acordai
à mon esprit le droit d'examiner sa croyance,
étais encore tellement attaché à cette croyance affaiblie
que je me flattais de la retremper au creuset de l'étude
et de la méditation. Si elle devait s'écrouler au premier
choc de l'intelligence, me disais-je, elle serait un bien
pauvre et bien fragile édifice. La loi qui prescrit d'abaiser
l'entendement devant les mystères a dû être promulguée
pour les cerveaux faibles. Ces mystères divins ne
peuvent être que de sublimes figures dont le sens trop
vaste épouvanterait et briserait les cerveaux étroits. Mais
Dieu aurait-il donné à l'intelligence sublime de l'homme,
émanée de lui-même, les ténèbres pour domaine et la
peur pour guide? Non, ce serait outrager Dieu, et la lettre
a dû être aux prophètes aussi claire que l'esprit. Pourquoi
l'âme qui se sent détachée de la terre et ardente à
voler vers les hautes régions de la pensée ne chercherait-elle
pas à marcher sur les traces des prophètes? Plus on
pénétrera dans les mystères, plus on y trouvera de force
et de lumière pour répondre aux arguments de l'athéisme.
Celui-là est un enfant qui se craint lui-même quand sa
volonté est droite et son but sublime.

«Qui sait, me disais-je encore, si le livre de Spiridion
n'est pas un monument élevé à la gloire du catholicisme?
Fulgence a manqué de courage; peut-être, s'il eût osé
s'emparer de la science de son maître, eut-il vu cesser
toutes ses alarmes. Peut-être, après bien des hésitations
et bien des recherches, Hébronius, éclairé d'une lumière
nouvelle et ranimé par une force imprévue, a-t-il proclamé
dans son dernier écrit le triomphe de ces mêmes
idées que depuis dix ans il passait à l'alambic. Je me
rappelais alors la fable du laboureur qui confie à ses fils
l'existence d'un trésor enfoui dans son champ, afin de
les engager à travailler cette terre dont la fécondité doit
faire leur richesse. La pensée de Spiridion a été celle-ci,
me disais-je: Ne croyez pas sur la foi les uns des autres,
et ne suivez pas comme des animaux privés de raison, le
sentier battu par ceux qui marchent devant vous. Ouvrez
vous-mêmes votre voie vers le ciel; tout chemin conduit
à la vérité celui qu'une intention pure anime et que l'orgueil
n'aveugle pas. La foi n'a d'efficacité véritable qu'autant
qu'elle est librement consentie, et de fermeté réelle
qu'autant qu'elle satisfait tous les besoins et occupe les
puissances de l'âme.

«Je résolus donc de me livrer à des études sérieuses
et approfondies sur la nature de Dieu et sur celle de
l'homme, et de ne recourir au livre d'Hébronius qu'à
la dernière extrémité, c'est-à-dire au cas où, mes forces
se trouvant au-dessous d'une tâche si rude, je sentirais
en moi le doute se changer en désespoir, et mes facultés
épuisées ne plus suffire à fournir le reste de ma carrière.

«Cette résolution conciliait tout, et ma curiosité qui
s'éveillait aux mystères de la science, et ma conscience
qui restait encore attachée à ceux de la foi. Avant d'en
venir à cette conclusion, j'avais été fort agité, j'avais
beaucoup souffert. Dans le mouvement de joie enthousiaste
qu'elle me causa, je me laissai entraîner à une
manifestation toute catholique de ma philosophie nouvelle.
Je voulus faire un voeu: je pris avec moi-même
l'engagement de ne point recourir au livre d'Hébronius
avant l'âge de trente ans, fusse-je assailli jusque-là par
les doutes les plus poignants, ou éclairé en apparence
par les certitudes les plus vives. C'était à cet âge que
l'abbé Spiridion avait été dans toute la ferveur de son
catholicisme, et qu'après avoir abjuré déjà deux croyances,
il s'était voué à la troisième par une indissoluble
consécration. J'avais vingt-quatre ans, et je pensais que
six années suffiraient à mes études. Dans ces dispositions,
je m'agenouillai de nouveau sur la pierre qu'on
appelait dans le couvent le _Hic est_; là, dans le silence
et le recueillement, je prononçai à voix basse un serment
terrible, vouant mon âme à l'éternelle damnation
et ma vie à l'abandon irrévocable de la Providence, si je
portais les mains sur le livre d'Hébronius avant l'hiver
de 1766. Je ne voulus point faire ce serment dans l'ombre
de la nuit, me menant du trouble que la solennité
funèbre de certaines heures répand dans l'esprit de
l'homme; ce fut en plein midi, par un jour brûlant et à
la clarté du soleil que je voulus m'engager. La chaleur
étant accablante, le Prieur avait, comme il arrive quelquefois
dans cette saison, accordé à la communauté une
heure de sieste à midi. J'étais donc parfaitement seul
dans l'église; un profond silence régnait partout; on
n'entendait même pas le bruit accoutumé des jardiniers
au dehors, et les oiseaux, plongés dans une sorte de
recueillement extatique, avaient cessé leurs chants.

«Mon âme se dilatait dans son orgueilleux enthousiasme;
les idées les plus riantes et les plus poétiques se
pressaient dans mon cerveau en même temps qu'une
confiance audacieuse gonflait ma poitrine. Tous les objets
sur lesquels errait ma vue semblaient se parer d'une
beauté inconnue. Les lames d'or du tabernacle étincelaient
comme si une lumière céleste était descendue sur
le Saint des saints. Les vitraux coloriés, embrasés par le
soleil, se reflétant sur le pavé, formaient entre chaque
colonne une large mosaïque de diamants et de pierres
précieuses. Les anges de marbre semblaient, amollis
par la chaleur, incliner leurs fronts, et, comme de beaux
oiseaux, vouloir cacher sous leurs ailes leurs têtes charmantes,
fatiguées du poids des corniches. Les battements
égaux et mystérieux de l'horloge ressemblaient
aux fortes vibrations d'une poitrine embrasée d'amour,
et la flamme blanche et mate de la lampe qui brûle incessamment
devant l'autel, luttant avec l'éclat du jour, était
pour moi l'emblème d'une intelligence enchaînée sur la
terre qui aspire sans cesse à se fondre dans l'éternel
foyer de l'intelligence divine. Ce fut dans cet instant de
béatitude intellectuelle et physique que je prononçai à
demi-voix la formule de mon voeu. Mais à peine avais-je
commencé que j'entendis la porte placée au fond du
choeur s'ouvrir doucement, et des pas que je reconnus,
car nuls pas humains ne purent jamais se comparer à
ceux-là, retentirent dans le silence du lieu saint avec
une indicible harmonie. Ils approchaient de moi, et ne
s'arrêtèrent qu'à la place où j'étais agenouillé. Saisi de
respect et transporté de joie, j'élevai la voix, et j'achevai
distinctement la formule que je n'avais pas interrompue.
Quand élle fut finie, je me retournai croyant trouver
debout derrière moi celui que j'avais déjà vu au lit de
mort de Fulgence; mais je ne vis personne. L'esprit
s'était manifesté à un seul de mes sens. Je n'étais pas encore
digne apparemment de le revoir. Il reprit sa marche
invisible, et, passant devant moi, il se perdit peu à peu
dans l'éloignement. Quand il me parut avoir atteint la
grille du choeur, tout rentra dans le silence. Je me reprochai
alors de ne lui avoir point adressé la parole. Peut-être
m'eût-il répondu, peut-être était-il mécontent de mon
silence, et n'eût-il attendu qu'un élan plus vif de mon
coeur vers lui pour se manifester davantage. Cependant
je n'osai marcher sur ses traces ni invoquer son retour;
car il se mêlait une grande crainte à l'attrait irrésistible
que j'éprouvais pour lui. Ce n'était pas cette terreur
puérile que les hommes faibles ressentent à l'aspect d'une
perturbation quelconque des faits ordinairement accessibles
à leurs perceptions bornées. Ces perturbations rares
et exceptionnelles, qu'on appelle à tort faits prodigieux
et surnaturels, tout inexplicables qu'elles étaient pour
mon ignorance, ne me causaient aucun effroi. Mais le
respect que m'inspirait, après sa mort, cet homme supérieur,
je l'eusse éprouvé presque au même degré si je
l'eusse vu durant sa vie. Je ne pensais pas qu'il fût
investi par aucune puissance invisible du droit de me
nuire ou de m'effrayer; je savais qu'à l'état de pur esprit
il devait lire en moi et comprendre ce qui s'y passait
avec plus de force et de pénétration encore qu'il ne l'eût
fait lorsque son âme était emprisonnée dans la matière.
Au contraire de ces caractères timides qui eussent tremblé
de le voir, je ne craignais qu'une chose, c'était de ne
jamais lui sembler digne de le voir une seconde fois.
Lorsque j'eus perdu l'espérance de le contempler ce
jour-là, je demeurai triste et humilié. J'étais arrivé à me
persuader qu'il n'était point mort hérétique, et que son
âme ne subissait pas les tourments du purgatoire, mais
qu'au contraire elle jouissait dans les cieux d'une éternelle
béatitude. Ses apparitions étaient une grâce, une
bénédiction d'en haut, un miracle qui s'était accompli
en faveur de Fulgence et de moi; c'était pour moi un
doux et glorieux souvenir; mais je n'osais demander plus
qu'il ne m'était accordé.

«Dès ce jour, je m'adonnai au travail avec ardeur,
et, en moins de deux années j'avais dévoré tous les volumes
de notre bibliothèque qui traitaient des sciences,
de l'histoire et de la philosophie. Mais quand j'eus franchi
ce premier pas, je m'aperçus que je n'avais rien fait
que de tourner dans le cercle restreint où le catholicisme
avait enfermé ma vie passée. Je me sentais fatigué, et je
voyais bien que je n'avais pas travaillé; mon esprit était
attiédi et affaissé sous le poids de ces controverses incroyablement
subtiles et patientes du moyen âge, que
j'avais abordées courageusement. Ma confiance dans l'infaillibilité
de l'Église n'avait pas eu le moindre combat à
soutenir, puisque tous ces écrits tendaient à proclamer
et à défendre les oracles de Rome; mais précisément
cette lutte sans adversaire et cette victoire sans péril me
laissaient froid et mécontent. Ma foi avait perdu cette
vigueur aventureuse, ce charme de sublime poésie qu'elle
avait eus auparavant. Les grands éclairs de génie qui traversaient
ce fatras d'écrits scolastiques ne compensaient
pas l'inutilité verbeuse de la plupart d'entre eux. D'ailleurs,
ces réfutations véhémentes de doctrines qu'il était
défendu d'examiner ne pouvaient satisfaire un esprit qui
s'était imposé la tâche de connaître et de comprendre par
lui-même. Je résolus de lire les écrits des hérétiques. La
bibliothèque du couvent n'était pas comme aujourd'hui
rassemblée dans plusieurs pièces réunies sous la même
clef. La collection des auteurs hérétiques, impies et profanes,
que Spiridion avait tant de fois interrogée, était
restée enfouie dans une pièce inaccessible aux jeunes
religieux, et très-éloignée de la bibliothèque sacrée. Ce
cabinet réservé était situé au bout de la grande salle du
chapitre, celle même où jadis l'abbé Spiridion, avant et
après sa mort, s'était promené si solennellement à certaines
heures. Cette précieuse collection était restée pour
les uns un objet d'horreur et d'effroi, pour la plupart un
objet d'indifférence et de mépris. Un statut du fondateur
en interdisait la destruction; l'ignorance et la superstition
en gardaient l'entrée. Je fus le premier peut-être,
depuis le temps d'Hébronius, qui osa secouer la poussière
de ces livres vénérables.

«Je ne pris pas une telle résolution sans une secrète
épouvante; mais il faut dire aussi qu'il s'y mêlait une
curiosité ardente et pleine de joie. L'émotion solennelle
que j'éprouvais en entrant dans ce sanctuaire avait donc
plus de charme que d'angoisse, et je franchis le seuil
tellement absorbé par mes sensations intimes que je ne
songeai même pas à demander la permission aux supérieurs.
Cette permission ne s'obtenait pas aisément,
comme tu peux le croire, Angel; peut-être même ne
s'obtenait-elle pas du tout; car j'ignore si jamais aucun
de nous avait eu le courage de la demander ou l'art de se
la faire octroyer.
                
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