George Sand

Spiridion
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«--Je déclare, dis-je avec un calme apparent dont
l'effet fut terrible, que l'élection proclamée est nulle,
parce que les statuts de l'ordre ont été violés. Une seule
voix, oubliée ou détournée, suffit pour frapper de nullité
les résolutions de tout un chapitre. J'invoque cet article
de la charte de l'abbé Spiridion, et déclare que moi,
Alexis, membre de l'ordre et serviteur de Dieu, je n'ai
point déposé mon vote aujourd'hui dans l'urne, parce
que je n'ai point eu le loisir d'entrer en retraite comme
les autres; parce que j'ai été écarté, par hasard ou par
malice, des délibérations communes, et qu'il m'eût été
impossible, ignorant jusqu'à cet instant la mort de notre
vénérable Prieur, de me décider inopinément sur le choix
de son successeur.»

«Ayant prononcé ces paroles qui furent un coup de
foudre pour Donatien, je me rassis et refusai de répondre
aux mille questions que chacun venait m'adresser. Donatien,
un instant confondu de mon audace, reprit bientôt
courage, et déclara que mon vote était non-seulement
inutile mais non recevable, parce qu'étant sous le poids
d'une faute grave, et subissant, durant les délibérations,
une correction dégradante, d'après les statuts, je n'étais
point apte à voter.

«--Et qui donc a qualifié ou apprécié ma faute? demandai-je.
Qui donc, s'est permis de m'en infliger le
châtiment? Le sous-prieur? il n'en avait pas le droit.
Il devait, pour me juger indigne de prendre part à
l'élection, faire examiner ma conduite par six des plus
anciens du chapitre, et je déclare qu'il ne l'a point
fait.

«--Et qu'en savez-vous? me dit un des anciens qui
était le chaud partisan de mon antagoniste.

«--Je dis, m'écriai-je, que cela ne s'est point fait,
parce que j'avais le droit d'en être informé, parce que
mon jugement devait être signifié à moi d'abord, puis
à toute la communauté rassemblée, et enfin placardé
ici, dans ma stalle, et qu'il n'y est point et n'y a jamais
été.

«--Votre faute, s'écria Donatien, était d'une telle
nature...

«--Ma faute, interrompis-je, il vous plaît de la qualifier
de grave; moi, il me plaît de qualifier la punition
que vous m'avez infligée, et je dis que c'est pour vous
qu'elle est dégradante. Dites quelle fut ma faute! Je
vous somme de le dire ici; et moi je dirai quel traitement
vous m'avez fait subir, bien que vous n'eussiez
pas le droit de le faire.»

«Donatien voyant que j'étais outré, et que l'on commençait
à m'écouter avec curiosité, se hâta de terminer
ce débat en appelant à son secours la prudence et la
ruse. Il s'approcha de moi, et, du ton d'un homme
pénétré de componction, il me supplia, au nom du Sauveur
des hommes, de cesser une discussion scandaleuse
et contraire à l'esprit de charité qui devait régner entre
des frères. Il ajouta que je me trompais en l'accusant de
machinations si perfides, que sans doute il y avait entre
nous un malentendu qui s'éclaircirait dans une explication
amicale.

«--Quant à vos droits, ajouta-t-il, il m'a semblé et il
me semble encore, mon frère, que vous les avez perdus.
Ce serait peut-être pour la communauté une affaire à
examiner; mais il suffit que vous m'accusiez d'avoir redouté
votre candidature pour que je veuille faire tomber
au plus vite un soupçon si pénible pour moi. Et pour
cela, je déclare que je désire vous avoir sur-le-champ
pour compétiteur. Je supplie la communauté d'écarter
de vous toute accusation, et de permettre que vous déposiez
votre vote dans l'urne après qu'on aura fait un
nouveau tour de scrutin, sans examiner si vos droits
sont contestables. Non-seulement je l'en supplie, mais
au besoin je le lui commande; car je suis, en attendant
le résultat de votre candidature, le chef de cette respectable
assemblée.»

«Ce discours adroit fut accueilli avec acclamations;
mais je m'opposai à ce qu'on recommençât le vote
séance tenante. Je déclarai que je voulais entrer en
retraite, et que, comme les autres s'étaient contentés
de trois jours, bien que quarante furent prescrits, je
m'en contenterais aussi; mais que, sous aucun prétexte,
je ne croyais pouvoir me dispenser de cette
préparation.

«Donatien s'était engagé trop avant pour reculer. Il
feignit de subir ce contre-temps avec calme et humilité.
Il supplia la communauté de n'apporter aucun empêchement
à mes desseins. Il y avait bien quelques murmures
contre mon obstination, mais pas autant peut-être
que Donatien l'avait espéré. La curiosité, qui est
l'élément vital des moines, était excitée au plus haut
point par ce qui restait de mystérieux entre Donatien et
moi. Ma disparition avait causé bien de l'étonnement à
plusieurs. On voulait, avant de se ranger sous la loi de
ce nouveau chef si mielleux et si tendre en apparence,
avoir quelques notions de plus sur son vrai caractère.
Je semblais l'homme le plus propre à les fournir. Sa
modération avec moi en public, au milieu d'une crise si
terrible pour son orgueil et son ambition, paraissait sublime
à quelques-uns, sensée à plusieurs autres, étrange
et de mauvais augure à un plus grand nombre. Trente
voix, qui ne s'entendaient pas sur le choix de leur candidat,
avaient combattu son élection. Il était déjà évident
qu'elles allaient se reporter sur moi. Trois jours de nouvelles
réflexions et de plus amples informations pouvaient
détacher bien des partisans. Chacun le sentit, et la majorité,
qui avait été surprise et comme enivrée par la
précipitation des meneurs, se réjouit du retard que je
venais apporter au dénoûment.

«Une heure après la clôture de cette séance orageuse,
ma cellule était assiégée des meneurs de mon parti; car
j'avais déjà un parti malgré moi, et un parti très-ardent.
Donatien n'était pas médiocrement haï, et je dois à la
vérité de dire que tout ce qu'il y avait de moins avili et
de moins corrompu dans l'abbaye était contre lui. Ma
colère était déjà tombée, et les offres qu'on me faisait
n'éveillaient en moi aucun désir de puissance monacale.
J'avais de l'ambition, mais une ambition vaste comme
le monde, l'ambition des choses sublimes. J'aurais voulu
élever un beau monument de science ou de philosophie,
trouver une vérité et la promulguer, enfanter une de
ces idées qui soulèvent et remplissent tout un siècle,
gouverner enfin toute une génération, mais du fond de
ma cellule, et sans salir mes doigts à la fange des affaires
sociales; régner par l'intelligence sur les esprits, par le
coeur sur les coeurs, vivre en un mot comme Platon ou
Spinosa. Il y avait loin de là à la gloriole de commander
à cent moines abrutis. La petitesse pompeuse d'un tel
rôle soulevait mon âme de dégoût; mais je compris quel
parti je pouvais tirer de ma position, et j'accueillis mes
partisans avec prudence.

«Avant le soir, les trente voix qui avaient résisté à
Donatien s'étaient déjà réunies sur moi. Donatien en
fut plus irrité qu'effrayé. Il vint me trouver dans ma
cellule, et il essaya de m'intimider en me disant que,
si je me retirais de la candidature, il ne me reprocherait
point mes hérésies, à lui bien connues; que les
choses pouvaient encore se passer honorablement pour
moi et tranquillement pour lui, si je me contentais de
la petite victoire que j'avais obtenue en retardant son
élection; mais que, si je me mettais sur les rangs pour
le priorat, il ferait connaître quelles étaient mes occupations,
mes lectures, et sans doute mes pensées, depuis
plus de cinq ans. Il me menaça de dévoiler la fraude et la
désobéissance où j'avais vécu tout ce temps-là, dérobant
les livres défendus et me nourrissant durant les saints
offices, dans le temple même du Seigneur, des plus
infâmes doctrines.

«Le calme avec lequel j'affrontai ces menaces le déconcerta
beaucoup. Il voulait sans doute me faire parler
sur mes croyances; peut être avait-il placé des témoins
derrière la porte pour m'entendre apostasier dans un
moment d'emportement. J'étais sur mes gardes, et je
vis, dans cette circonstance, combien l'homme le plus
simple a de supériorité sur le plus habile, lorsque celui-ci
est mû par de mauvaises passions. Je n'étais certes pas
rompu à l'intrigue comme ce moine cauteleux et rusé;
mais le mépris que j'avais pour l'enjeu me donnait tout
l'avantage de la partie. J'étais armé d'un sang-froid à
toute épreuve, et mes reparties calmes démontaient de
plus en plus mon adversaire. Il se retira fort troublé.
Jusque-là il ne m'avait point connu, disait-il d'un ton
amèrement enjoué. Il m'avait cru plongé dans les livres,
et ne se serait jamais douté que j'apportasse tant de
prudence et de calcul dans les affaires temporelles. Il
ajouta sournoisement qu'il faisait des voeux pour que
mon orthodoxie en matière de religion lui fût bien démontrée;
car, dans ce cas, je lui paraissais le plus propre
de tous à bien gouverner l'abbaye.

«Le lendemain, mes trente partisans cabalèrent si
bien qu'ils détachèrent plus de quinze poltrons, jetés
par la frayeur dans le parti de mon rival. Donatien était
l'homme le plus redouté et le plus haï de la communauté;
mais il avait pour lui tous les anciens, qu'il avait su accaparer,
et aux vices desquels son athéisme secret offrait
toutes les garanties désirables. Il n'y a pas de plus grand
fléau pour une communauté religieuse qu'un chef sincèrement
dévot. Avec lui, la règle, qui est ce que le
moine hait et redoute le plus, est toujours en vigueur, et
vient à chaque instant troubler les douces habitudes
de paresse et d'intempérance; son zèle ardent suscite
chaque jour de nouvelles tracasseries, en voulant ramener
les pratiques austères, la vie de labeur et de privations.
Donatien savait, avec le petit nombre des fanatiques, se
donner les apparences d'une foi vive; avec le grand
nombre des indifférents, il savait, sans compromettre
la dignité d'étiquette de la règle, et sans déroger aux
apparences de la ferveur, donner à chacun le prétexte le
plus convenable à la licence. Par ce moyen son autorité
était sans bornes pour le mal; il exploitait les vices d'autrui
au profit des siens propres. Cette manière de gouverner
les hommes en profitant de leur corruption est
infaillible; et, si j'étais le favori d'un roi, je la lui conseillerais.

«Mais ce qui contre-balançait l'autorité naissante de
Donatien. C'était ce qu'on savait de son humeur vindicative.
Ceux qui l'avaient offensé un jour avaient à s'en
repentir longtemps, et l'on craignait avec raison que
le Prieur n'oubliât pas, en recevant la crosse, les vieilles
querelles du simple frère. C'est pourquoi les faibles
s'étaient jetés dans son parti par frayeur, le croyant
tout-puissant et ne voulant pas qu'il les punît d'avoir
cabalé contre lui.

«Dès que ceux-là virent une puissance se former
contre la sienne et offrir quelque garantie, ils se rejetèrent
facilement de ce coté, et le troisième jour j'avais
une majorité incontestable. Je ne saurais t'exprimer,
Angel, combien j'eus à souffrir secrètement de cette banale
préférence, basée sur des intérêts d'égoïsme et revêtue
des formes menteuses de l'estime et de l'affection.
Les sales caresses de ces poltrons me répugnaient; les
protestations des autres intrigants, qui se flattaient de
régner à ma place tandis que je serais absorbé dans mes
spéculations scientifiques, ne me causaient pas moins de
dégoût et de mépris.

«--Vous triompherez, me disaient-ils d'un air lâchement
fier en sortant de ma cellule.

«--Dieu m'en préserve! répondais-je lorsqu'ils étaient
sortis.»

«Le jour de l'élection, Donatien vint me réveiller avant
l'aube. Il n'avait pu fermer l'oeil de la nuit.

«--Vous dormez comme un triomphateur, me dit-il,
Êtes-vous donc si sur de l'emporter sur moi?»

«Il affectait le calme; mais sa voix était tremblante,
et le trouble de toute sa contenance révélait les angoisses
de son âme.

«--Je dors avec une double sécurité, lui répondis-je
en souriant, celle du triomphe et celle de la plus parfaite
indifférence pour ce même triomphe.

«--Frère Alexis, reprit-il, vous jouez la comédie
avec un art au-dessus de tout éloge.

«--Frère Donatien, lui dis-je, vous ne vous trompez
pas, je joue la comédie; car je brigue des suffrages dont
je ne veux pas profiter. Combien voulez-vous me les
payer?

«--Quelles seraient vos conditions? dit-il en feignant
de soutenir une plaisanterie; mais ses lèvres étaient
pâles d'émotion et son oeil étincelant de curiosité.

«--Ma liberté, répondis-je, rien que cela. J'aime
l'étude et je déteste le pouvoir: assurez-moi le calme et
l'indépendance la plus absolue au fond de ma cellule.
Donnez-moi les clefs de toutes les bibliothèque, le soin
de tous les instruments de physique et d'astronomie, et
la direction des fonds appliqués à leur entretien par le
fondateur; donnez-moi la cellule de l'observatoire, abandonnée
depuis la mort du dernier moine astronome, enfin
dispensez-moi des offices, et à ce prix vous pourrez me
considérer comme mort. Je vivrai dans mon donjon, et
vous sur votre chaire abbatiale, sans que nous ayons
jamais rien de commun ensemble. À la première affaire
temporelle dont je me mêlerai, je vous autorise à me
remettre sous la règle; mais aussi à la première tracasserie
temporelle que vous me susciterez, je vous promets
de vous montrer encore une fois que je ne suis pas
sans influence. Tous les trois ans, lorsqu'on renouvellera
votre élection, nous passerons marché comme aujourd'hui,
si le marché d'aujourd'hui vous convient. Promettez-vous?
Voici la cloche qui nous appelle à l'église;
dépêchez-vous.»

«Il promit tout ce que je voulus; mais il se retira sans
confiance et sans espoir. Il ne pouvait croire qu'on renonçât
à la victoire quand on la tenait dans ses mains.

«Il serait impossible de peindre l'angoisse qui contractait
son visage lorsque je fus proclamé Prieur à la
majorité de dix voix. Il avait l'air d'un homme foudroyé
au moment d'atteindre aux astres. M'avoir tenu enfermé
trois jours et trois nuits, s'être flatté de me trouver mort
de faim et de froid, et tout à coup me voir sortir comme
de la tombe pour lui arracher des mains la victoire et
m'asseoir à sa place sur la chaire d'honneur!

«Chacun vint m'embrasser, et je subis cette cérémonie,
sans détromper le vaincu jusqu'à ce qu'il vint à son
tour me donner le baiser de paix. Quand il eut accompli
cette dernière humiliation, je le pris par la main; et,
me dépouillant des insignes dont on m'avait déjà revêtu,
je lui mis au doigt l'anneau, et à la main la crosse abbatiale;
puis je le conduisis à la chaire, et, m'agenouillant
devant lui, je le priai de me donner sa bénédiction
paternelle.

«Il y eut une stupéfaction inconcevable dans le chapitre,
et d'abord je trouvait beaucoup d'opposition à accepter
cette substitution de personne; mais les poltrons
et les faibles emportèrent de nouveau la majorité là où
je voulais la constituer. Le scrutin de ce jour ne produisit
rien; mais celui du lendemain rendit, par mes soins et
par mon influence, le priorat au trop heureux Donatien.
Il me fit l'honneur de douter de ma loyauté jusqu'au
dernier moment, me soupçonnant toujours de feindre
un excès d'humilité afin de m'assurer un pouvoir sans
bornes pour toute ma vie. Il y avait peu d'exemples
qu'un Prieur n'eût pas été réélu tous les trois ans jusqu'à
sa mort; mais le statut n'en restait pas moins en
vigueur, et l'existence d'un rival important pouvait troubler
la vie du vainqueur. Donatien pensait donc que je
voulais amener à moi par un semblant de vertu et de
désintéressement romanesque ceux qui lui étaient le plus
attachés, afin de ne point avoir à craindre une réaction
vers lui au bout de trois ans. Au reste, c'est grâce à ce
statut que la tranquillité de ma vie fut à peu près assurée.
Les persécutions dont j'avais été accablé jusque-là, et
dont j'ai passe le détail sous silence dans ce récit, comme
n'étant que les accessoires de souffrances plus réelles
et plus profondes, cessèrent à partir de ce jour. Ce n'est
que depuis peu que, me voyant prêt à descendre dans la
tombe, Donatien a cessé de me craindre et encouragé
peut-être les vieilles haines de ses créatures.

«Quand son élection eut été enfin proclamée, et qu'il
se fut assuré de ma bonne foi, sa reconnaissance me
parut si servile et si exagérée que je me hâtai de m'y
soustraire.

«--Payez vos dettes, lui dis-je à l'oreille, et ne me
sachez aucun autre gré d'une action qui n'est point, de
ma part, un sacrifice.

«Il se hâta de me proclamer directeur de la bibliothèque
et du cabinet réservé aux études et aux collections
scientifiques. J'eus, à partir de cet instant, la plus
grande liberté d'occupations et tous les moyens possibles
de m'instruire.

«Au moment où je quittais la salle du chapitre pour
aller, plein d'impatience, prendre possession de ma
nouvelle étude, je levai les yeux par hasard sur le portrait
du fondateur, et alors le souvenir des événements
surnaturels qui s'étaient passés dans cette salle quelques
jours auparavant me revint si distinct et si frappant que
j'en fus effrayé. Jusque-là, les préoccupations qui avaient
rempli toutes mes heures ne m'avaient pas laissé le loisir
d'y songer, ou plutôt cette partie du cerveau qui
conserve les impressions que nous appelons poétiques
et merveilleuses (à défaut d'expression juste pour peindre
les fonctions du sens divin), s'était engourdie chez
moi au point de ne rendre à'ma raison aucun compte
des prodiges de mon évasion. Ces prodiges restaient
comme enveloppés dans les nuages d'un rêve, comme
les vagues réminiscences des faits accomplis durant
l'ivresse on durant la fièvre. En regardant le portrait
d'Hébronius, je revis distinctement l'animation de ces
yeux peints qui, tout d'un coup, étaient devenus vivants
et lumineux, et ce souvenir se mêla si étrangement au
présent qu'il me sembla voir encore cette toile reprendre
vie, et ces yeux me regarder comme des yeux humains.
Mais cette fois ce n'était plus avec éclat, c'était avec
douleur, avec reproche. Il me sembla voir des larmes
humecter les paupières. Je me sentis défaillir. Personne
ne faisait attention à moi; mais un jeune enfant de douze
ans, neveu et élève en théologie de l'un des frères, se
tenait par hasard devant le portrait, et, par hasard aussi,
le regardait.

«--Ô mon père Alexis, me dit-il en saisissant ma
robe avec effroi, voyez donc! le portrait pleure!»

«Je faillis m'évanouir, mais je fis un grand effort sur
moi-même, et lui répondis:

«--Taisez-vous, mon enfant, et ne dites pas de pareilles
choses, aujourd'hui surtout; vous feriez tomber
votre oncle en disgrâce.»

«L'enfant ne comprit pas ma réponse, mais il en fut
comme effrayé, et ne parla à personne, que je sache, de
ce qu'il avait vu. Il avait dès lors une maladie dont il
mourut l'année suivante chez ses parents. Je n'ai pas bien
su les détails de sa mort; mais il m'est revenu qu'il avait
vu, à ses derniers instants, une figure vers laquelle il
voulait s'élancer en l'appelant _pater Spiridion_. Cet
enfant était plein de foi, de douceur et d'intelligence. Je
ne l'ai connu que quelques instants sur la terre; mais je
crois que je le retrouverai dans une sphère plus sublime.
Il était de ceux qui ne peuvent pas rester ici-bas, et qui
ont déjà, dès cette vie, une moitié de leur âme dans un
monde meilleur.

«Je fus occupé pendant quelques jours à préparer mon
observatoire, à choisir les livres que je préférais, à les
ranger dans ma cellule, à tout ordonner dans mon nouvel
empire. Pendant que le couvent était en rumeur pour
célébrer l'élection de son nouveau chef, que les uns se
livraient à leurs rêves d'ambition, tandis que les autres
se consolaient de leurs mécomptes en s'abandonnant à
l'intempérance, je goûtais une joie d'enfant à m'isoler de
cette tourbe insensée, et à chercher, dans l'oubli de tous,
mes paisibles plaisirs. Quand j'eus fini de ranger la bibliothèque,
les collections d'histoire naturelle et les instruments
de physique et d'astronomie, ce que je fis avec
tant de zèle que je me couchais chaque soir exténué de
fatigue (car toutes ces choses précieuses avaient été
négligées et abandonnées au désordre depuis bien des
années), je rentrai un soir dans cette cellule avec un
bien-être incroyable. J'estimais avoir remporté une bien
plus grande victoire que celle de Donatien, et avoir
assuré tout l'avenir de ma vie sur les seules bases qui
lui convinssent. Je n'avais qu'une seule passion, celle de
l'étude: j'allais pouvoir m'y livrer à tout jamais, sans
distraction et sans contrainte. Combien je m'applaudissais d'avoir
résisté au désir de fuir, qui m'avait tant de
fois traversé l'esprit durant les années précédentes!
J'avais tant souffert, n'ayant plus aucune foi, aucune
sympathie catholique, d'être forcé d'observer les minutieuses
pratiques du catholicisme, et d'y voir se consumer
un temps précieux! Je m'étais souvent méprisé pour
le faux point d'honneur qui me tenait esclave de mes
voeux.

«Voeux insensés, serments impies! m'étais-je écrié
cent fois, ce n'est point la crainte ou l'amour de Dieu
qui vous a reçus, ni qui m'empêche de vous violer. Ce
Dieu n'existe plus, il n'a jamais existé. On ne doit point
de fidélité à un fantôme, et les engagements pris dans
un songe n'ont ni force ni réalité. C'est donc le respect
humain qui fait votre puissance sur moi. C'est parce
que, dans mes jours de jeunesse intolérante et de dévotion
fougueuse, j'ai flétri à haute voix les religieux qui
rompaient leur ban; c'est parce que j'ai soutenu autrefois
la thèse absurde que le serment de l'homme est
indélébile, qu'aujourd'hui je crains, en me rétractant,
d'être méprisé par ces hommes que je méprise!

«Je m'étais dit ces choses, je m'étais fait ces reproches;
j'avais résolu de partir, de jeter mon froc de moine,
aux ronces du chemin, d'aller chercher la liberté de
conscience et la liberté d'études dans un pays éclairé,
chez une nation tolérante, en France ou en Allemagne;
mais je n'avais jamais trouvé le courage de le faire. Mille
raisons puériles ou orgueilleuses m'en avalent empêché.
Je me couchait en repassant dans mon esprit ces raisons
que, par une réaction naturelle, j'aimais à trouver excellentes,
puisque désormais l'état de moine et le séjour du
monastère étaient pour moi la meilleure condition possible.
Au nombre de ces raisons, ma mémoire vint à me
retracer le désir de posséder le manuscrit de Spiridion
et l'importance que j'avais attachée à exhumer cet écrit
précieux. À peine cette réflexion eut elle traversé mon
esprit, qu'elle y évoqua mille images fantastiques. La
fatigue et le besoin de sommeil commençaient à troubler
mes idées. Je me sentis dans une disposition étrange et
telle que depuis longtemps je n'en avais connu. Ma raison,
toujours superbe, était dans toute sa force, et méprisait
profondément les visions qui m'avaient assailli dans le
catholicisme; elle m'expliquait les prestiges de la nuit
du 10 janvier par des causes toutes naturelles. La faim,
la fièvre, l'agonie des forces morales, et aussi le désespoir
secret et insurmontable de quitter la vie d'une manière
si horrible, avaient dû produire sur mon cerveau un
désordre voisin de la folie. Alors j'avais cru entendre
une voix de la tombe et des paroles en harmonie avec
les souvenirs émouvants de ma précédente existence de
catholique. Les fantômes qui jadis s'étaient produits dans
mon imagination avaient dû s'y reproduire par une loi
physiologique à la première disposition fébrile, et l'anéantissement
de mes forces physiques avait dû, en présence
de ces apparitions, empêcher les fonctions de la raison
et neutraliser les puissances du jugement. Un événement
fortuit, peut-être le passage d'un serviteur dans la salle
du chapitre, ayant amené ma délivrance au moment où
j'étais en proie à ce délire, je n'avais pu manquer d'attribuer
mon salut à ces causes surnaturelles; et le reste
de la vision s'expliquait assez par la lutte qui s'était
établie en moi entre le désir de ressaisir la vie et l'affaissement
de tout mon être. Il n'était donc rien dans tout
cela dont ma raison ne triomphât par des mots; mais les
mots ne remplaceront jamais les idées; et quoiqu'une
moitié de mon esprit se tînt pour satisfaite de ces solutions,
l'autre moitié restait dans un grand trouble et
repoussait le calme de l'orgueil et la sanction du sommeil.

[Illustration]


«Alors je fus pris d'un malaise inconcevable. Je sentis
que ma raison ne pouvait pas me défendre, quelque
puissante et ingénieuse qu'elle fût, contre les vaines
terreurs de la maladie. Je me souvins d'avoir été tellement
dominé par les apparences que j'avais pris mes
hallucinations pour la réalité. Naguère encore, étant
plein de calme, de force et de contentement, j'avais cru
voir des larmes sortir d'une toile peinte, j'avais cru entendre
la parole d'un enfant qui confirmait ce prodige.

«Il est vrai qu'il y avait une légende sur ce portrait.
Dans mon âge de crédulité, j'avais entendu dire qu'il
pleurait à l'élection des mauvais Prieurs; et l'enfant,
nourri à son tour de cette fable, avait été fasciné par
la peur, au point de voir ce que je m'étais imaginé voir
moi-même. Que de miracles avaient été contemplés et
attestés par des milliers de personnes abusées toutes
spontanément et contagieusement par le même élan
d'enthousiasme fanatique! Il n'était pas surprenant que
deux personnes l'eussent été; mais que je fusse l'une
des deux, et que je partageasse les rêveries d'un enfant,
voilà ce qui m'étonnait et m'humiliait étrangement. Eh
quoi! pensai-je, l'imposture du fanatisme chrétien laisse-t-elle
donc dans l'esprit de ceux qui l'ont subie des
traces si profondes, qu'après des années de désabusement
et de victoire, je n'en sois pas encore affranchi? Suis-je
condamné à conserver toute ma vie cette infirmité?
N'est-il donc aucun moyen de recouvrer entièrement la
force morale qui chasse les fantômes et dissipe les
ombres avec un mot? Pour avoir été catholique, ne me
sera-t-il jamais permis d'être un homme, et dois-je, à
la moindre langueur d'estomac, au moindre accès de
fièvre, être en butte aux terreurs de l'enfance? Hélas!
ceci est peut-être un juste châtiment de la faiblesse avec
laquelle l'homme fléchit devant des erreurs grossières.
Peut-être la vérité, pour se venger, se refuse-t-elle à
éclairer complètement les esprits qui l'ont reniée longtemps;
peut-être les misérables qui, comme moi, ont
servi les idoles et adoré le mensonge sont-ils marqués
d'un sceau indélébile d'ignorance, de folie et de lâcheté;
peut-être qu'à l'heure de la mort mon cerveau épuisé
sera livré à des épouvantails méprisables; Satan viendra
peut-être me tourmenter, et peut-être mourrai-je en
invoquant Jésus, comme ont fait plusieurs malheureux
philosophes, en qui de semblables maladies d'esprit
expliquent et révèlent la misère humaine aux prises
avec la lumière céleste?

[Illustration]


«Livré à ces pensées douloureuses, je m'endormis
fort agité, craignant d'être encore la dupe de quelque
songe, et m'en effrayant d'autant plus que ma raison m'en
démontrait les causes et les conséquences.

«Je fis alors un rêve étrange. Je m'imaginai être revenu
au temps de mon noviciat. Je me voyais vêtu de
la robe de laine blanche, un léger duvet paraissait à
peine sur mon visage; je me promenais avec mes jeunes
compagnons, et Donatien, parmi nous, recueillait nos
suffrages pour son élection. Je lui donnai ma voix comme
les autres, avec insouciance, pour éviter les persécutions.
Alors il se retira, en nous lançant un regard de
triomphe méprisant, et nous vîmes approcher de nous
un homme jeune et beau, que nous reconnûmes tous
pour l'original du portrait de la grande salle.

«Mais, ainsi qu'il arrive dans les rêves, notre surprise
fut bientôt oubliée. Nous acceptâmes comme une chose
possible et certaine qu'il eût vécu jusqu'à cette heure,
et même quelques-uns de nous disaient l'avoir toujours
connu. Pour moi, j'en avais un souvenir confus, et,
soit habitude, soit sympathie, je m'approchai de lui
avec affection. Mais il nous repoussa avec indignation.

«Malheureux enfants! nous dit-il d'une voix pleine de
charme et de mélodie jusque dans la colère, est-il possible
que vous veniez m'embrasser après la lâcheté que
vous venez de commettre? Eh quoi! êtes-vous descendus
à ce point d'égoïsme et d'abrutissement que vous choisissez
pour chef, non le plus vertueux ni le plus capable,
mais celui de tous que vous savez le plus tolérant
a l'égard du vice et le plus insensible à l'endroit de
la générosité? Est-ce ainsi que vous observez mes statuts?
Est-ce là l'esprit que j'ai cherché à laisser parmi vous?
Est-ce ainsi que je vous retrouve, après vous avoir quittés
quelque temps?»

«Alors il s'adressa à moi en particulier, et me montrant
aux autres:

«Voici, dit-il, le plus coupable d'entre vous; car
celui-là est déjà un homme par l'esprit, et il connaît le
mal qu'il fait. C'est lui dont l'exemple vous entraîne,
parce que vous le savez rempli d'instruction et nourri
de sagesse. Vous l'estimez tous, mais il s'estime encore
plus lui-même. Méfiez-vous de lui, c'est un orgueilleux,
et l'orgueil l'a rendu sourd à la voix de sa conscience.

«Et comme j'étais triste et rempli de honte, il me
gourmanda fortement, mais en prenant mes mains avec
une effusion de courroux paternel; et tout en me reprochant
mon égoïsme, tout en me disant que j'avais sacrifié
le sentiment de la justice et l'amour de la vérité au
vain plaisir de m'instruire dans les sciences, il s'émut,
et je vis que des larmes inondaient son visage. Les miennes
coulèrent avec abondance, car je sentis les aiguillons du
repentir et tous les déchirements d'un coeur brisé. Il me
serra alors contre son coeur avec tendresse, mais avec
douleur, et il me dit à plusieurs reprises:

«Je pleure sur toi, car c'est à toi-même que tu as fait
le plus grand mal, et ta vie tout entière est condamnée
à expier cette faute. Avais-tu donc le droit de t'isoler au
milieu de tes frères, et de dire: Tout le mal qui se fera
désormais ici me sera indifférent, parce que je n'ai pas
la même croyance que ceux-ci, parce qu'ils méritent
d'être traités comme des chiens, et que je n'estime ici
que moi, mon repos, mon plaisir, mes livres, ma
liberté? Ô Alexis! malheureux enfant! tu seras un vieillard
infortuné; car tu as perdu le sentiment du bien et
la haine du mal; parce que tu as souffert en silence le
triomphe de l'iniquité; parce que tu as préféré la satisfaction
à ton devoir, et que tu as édifié de tes mains le
trône de Baal dans ce coin de la société humaine où tu
t'étais retiré pour cultiver le bien et servir le vrai Dieu!

«Je m'agitai avec angoisse dans mon lit pour échapper
à ces reproches, mais je ne pus réussir à m'éveiller; ils
me poursuivaient avec une vraisemblance, une suite et
un à-propos si extraordinaires; ils m'arrachaient des
larmes si amères, et me couvraient d'une telle confusion,
que je ne saurais dire aujourd'hui si c'était un rêve
ou une vision. Peu à peu les personnages du rêve reparurent.
Donatien s'avança furieux vers Spiridion, dont
la voix s'éteignit et dont les traits s'effacèrent. Donatien
criait à ses méchants courtisans:

«_Détruisez-le! détruisez-le! Que vient-il faire
parmi les vivants? Rendez-le à la tombe, rendez-le
au néant!_

«Alors les moines apportèrent du bois et des torches
pour brûler Spiridion; mais au lieu de celui qui m'avait
accablé de ses reproches et arrosé de ses larmes, je ne
vis plus que le portrait du fondateur, que les partisans
de Donatien arrachaient de son cadre et jetaient sur le
bûcher. Dès que le feu eut commencé à consumer la
toile, il se fit une horrible métamorphose. Spiridion reparut
vivant, se tordant au milieu des flammes et criant:

«Alexis, Alexis! c'est toi qui me donnes la mort!

«Je m'élançai au milieu du bûcher, et ne trouvai que
le portrait qui tombait en cendres. Plusieurs fois la figure
vivante d'Hébronius et la toile inanimée qui la représentait
se métamorphosèrent l'une dans l'autre à mes
yeux stupéfaits: tantôt je voyais la belle chevelure du
maître flamboyer dans l'incendie, et ses yeux pleins de
souffrance, de colère et de douleur se tourner vers moi;
tantôt je voyais brûler seulement une effigie aux acclamations
grossières et aux rires des moines. Enfin je
m'éveillai baigné de sueur et brisé de fatigue. Mon oreiller
était trempé de mes pleurs. Je me levai, je courus ouvrir
ma fenêtre. Le jour naissant dissipa mon sommeil
et mes illusions; mais je restai tout le jour accablé de
tristesse, et frappé de la force et de la justesse des
reproches qui retentissaient encore dans mes oreilles.

«Depuis ce jour le remords me consuma. Je reconnaissais
dans ce rêve la voix de ma conscience qui me criait
que dans toutes les religions, dans toutes les philosophies,
c'était un crime d'édifier la puissance du fourbe
et d'entrer en marché avec le vice. Cette fois la raison
confirmait cet arrêt de la conscience; elle me montrait
dans le passé Spiridion comme un homme juste, sévère,
incorruptible, ennemi mortel du mensonge et de
l'égoïsme; elle me disait que là où nous sommes jetés sur
la terre, quelque fausse que soit notre position, quelque
dégradés que soient les êtres qui nous entourent, notre
devoir est de travailler à combattre le mal et à faire
triompher le bien. Il y avait aussi un instinct de noblesse
et de dignité humaine qui me disait qu'en pareil
cas, lors même que nous ne pouvions faire aucun bien,
il était beau de mourir à la peine en résistant au mal,
et lâche de le tolérer pour vivre en paix. Enfin je tombai
dans la tristesse. Ces études, dont je m'étais promis
tant de joie, ne me causèrent plus que du dégoût. Mon
âme appesantie s'égara dans de vains sophismes, et
chercha inutilement à repousser, par de mauvaises raisons,
le mécontentement d'elle-même. Je craignais tellement,
dans cette disposition maladive et chagrine, de
tomber en proie à de nouvelles hallucinations, que je
luttai pendant plusieurs nuits contre le sommeil. À la
suite de ces efforts, j'entrai dans une excitation nerveuse
pire que l'affaiblissement des facultés. Les fantômes
que je craignais de voir dans le sommeil apparurent
plus effrayants devant mes yeux ouverts. Il me semblait
voir sur tous les murs le nom de Spiridion écrit en lettres
de feu. Indigné de ma propre faiblesse, je résolus de
mettre fin à ces angoisses par un acte de courage. Je
pris le parti de descendre dans le caveau du fondateur
et d'en retirer le manuscrit. Il y avait trois nuits que je
ne dormais pas. La quatrième, vers minuit, je pris un
ciseau, une lampe, un levier, et je pénétrai sans bruit
dans l'église, décidé à voir ce squelette et à toucher ces
ossements que mon imagination revêtait, depuis six
années, d'une forme céleste, et que ma raison allait
restituer à l'éternel néant en les contemplant avec calme.

«J'arrivai à la pierre du _Hic est_, la levai sans beaucoup
de peine, et je commençai à descendre l'escalier;
je me souvenais qu'il avait douze marches. Mais je n'en
avais pas descendu six que ma tête était déjà égarée.
J'ignore ce qui se passait en moi: si je ne l'avais éprouvé,
je ne pourrais jamais croire que le courage de la vanité
puisse couvrir tant de faiblesse et de lâche terreur. Le
froid de la fièvre me saisit; la peur fit claquer mes dents;
je laissai tomber ma lampe; je sentis que mes jambes
pliaient sous moi.

«Un esprit sincère n'eût pas cherché à surmonter
cette détresse. Il se fût abstenu de poursuivre une
épreuve au-dessus de ses forces; il eût remis son entreprise
à un moment plus favorable; il eût attendu avec
patience et simplicité le rassérénement de ses facultés
mentales. Mais je ne voulais pas avoir le démenti vis-à-vis
de moi-même. J'étais indigné de ma faiblesse; ma
volonté voulait briser et réduire mon imagination. Je
continuai à descendre dans les ténèbres; mais je perdis
l'esprit, et devins la proie des illusions et des fantômes.

«Il me sembla que je descendais toujours et que je
m'enfonçais dans les profondeurs de l'Érèbe. Enfin,
j'arrivai lentement à un endroit uni, et j'entendis une
voix lugubre prononcer ces mots qu'elle semblait confier
aux entrailles de la terre:

«_Il ne remontera pas l'escalier._

«Aussitôt, j'entendis s'élever vers moi, du fond
d'abîmes invisibles, mille voix formidables qui chantaient
sur un rhythme bizarre:

«_Détruisons-le! Qu'il soit détruit! Que vient-il
faire parmi les morts? Qu'il soit rendu à la souffrance!
Qu'il soit rendu à la vie!_

«Alors une faible lueur perça les ténèbres, et je vis
que j'étais sur la dernière marche d'un escalier aussi
vaste que le pied d'une montagne. Derrière moi, il y
avait des milliers de degrés de fer rouge; devant moi,
rien que le vide, l'abîme de l'éther, le bleu sombre de
la nuit sous mes pieds comme au-dessus de ma tête. Je
fus pris de vertige, et, quittant l'escalier, ne songeant
plus qu'il me fût possible de le remonter, je m'élançai
dans le vide en blasphémant. Mais à peine eus-je prononcé
la formule de malédiction, que le vide se remplit
de formes et de couleurs confuses, et peu à peu je me
vis de plain-pied avec une immense galerie où je m'avançai
en tremblant. L'obscurité régnait encore autour de
moi; mais le fond de la voûte s'éclairait d'une lueur
rouge et me montrait les formes étranges et affreuses de
l'architecture. Tout ce monument semblait, par sa force
et sa pesanteur gigantesque, avoir été taillé dans une
montagne de fer ou dans une caverne de laves noires. Je
ne distinguais pas les objets les plus voisins; mais ceux
vers lesquels je m'avançais prenaient un aspect de plus
en plus sinistre, et ma terreur augmentait à chaque
pas. Les piliers énormes qui soutenaient la voûte, et les
rinceaux de la voûte même, représentaient des hommes
d'une grandeur surnaturelle, tous livrés à des tortures
inouïes: les uns, suspendus par les pieds et serrés par
les replis de serpents monstrueux, mordaient le pavé,
et leurs dents s'enfonçaient dans le marbre; d'autres,
engagés jusqu'à la ceinture dans le sol, étaient tirés
d'en haut, ceux-ci par les bras la tête en haut, ceux-là
par les pieds la tête en bas, vers les chapiteaux formés
d'autres figures humaines penchées sur elles et
acharnées à les torturer. D'autres piliers encore représentaient
un enlacement de figures occupées à s'entre-dévorer,
et chacune d'elles n'était plus qu'un tronçon
rouge jusqu'aux genoux ou jusqu'aux épaules, mais
dont la tête furieuse conservait assez de vie pour mordre
et dévorer ce qui était auprès d'elle. Il y en avait qui,
écorchés à demi, s'efforçaient, avec la partie supérieure
de leur corps, de dégager la peau de l'autre
moitié accrochée au chapiteau ou retenue au socle;
d'autres encore qui, en se battant, s'étaient arraché des
lanières de chair par lesquelles ils se tenaient suspendus
l'un à l'autre avec l'expression d'une haine et d'une
souffrance indicibles. Le long de la frise, ou plutôt en
guise de frise, il y avait de chaque côté une rangée
d'êtres immondes, revêtus de la forme humaine, mais
d'une laideur effroyable, occupés à dépecer des cadavres, à
dévorer des membres humains, à tordre des viscères, à se
repaître de lambeaux sanglants. De la voûte pendaient,
en guise de clefs et de rosaces, des enfants mutilés qui
semblaient pousser des cris lamentables, ou qui, fuyant
avec terreur les mangeurs de chair humaine, s'élançaient
la tête en bas, et semblaient près de se briser sur le pavé.

«Plus j'avançais, plus toutes ces statues, éclairées
par la lumière du fond, prenaient l'aspect de la réalité;
elles étaient exécutées avec une vérité que jamais l'art
des hommes n'eût pu atteindre. On eût dit d'une scène
d'horreur qu'un cataclysme inconnu aurait surprise au
milieu de sa réalité vivante, et aurait noircie et pétrifiée
comme l'argile dans le four. L'expression du désespoir, de
la rage ou de l'agonie était si frappante sur tous ces visages
contractés; le jeu ou la tension des muscles, l'exaspération
de la lutte, le frémissement de la chair défaillante
étaient reproduits avec tant d'exactitude qu'il était impossible
d'en soutenir l'aspect sans dégoût et sans terreur.
Le silence et l'immobilité de cette représentation
ajoutaient peut-être encore à son horrible effet sur moi.
Je devins si faible que je m'arrêtai et que je voulus
retourner sur mes pas.

«Mais alors j'entendis au fond de ces ténèbres que
j'avais traversées, des rumeurs confuses comme celles
d'une foule qui marche. Bientôt les voix devinrent plus
distinctes et les clameurs plus bruyantes, et les pas se
pressèrent tumultueusement en se rapprochant avec une
vitesse incroyable: c'était un bruit de course irrégulière,
saccadée, mais dont chaque élan était plus voisin, plus
impétueux, plus menaçant. Je m'imaginai que j'étais
poursuivi par cette foule déréglée, et j'essayai de la devancer
en me précipitant sous la voûte au milieu des
sculptures lugubres. Mais il me sembla que ces figures
commençaient à s'agiter, à s'humecter de sueur et de
sang, et que leurs yeux d'émail roulaient dans leurs orbites.
Tout à coup je reconnus qu'elles me regardaient
toutes et qu'elles étaient toutes penchées vers moi, les
unes avec l'expression d'un rire affreux, les autres avec
celle d'une aversion furieuse. Toutes avaient le bras
levé sur moi et semblaient prêtes à m'écraser sous les
membres palpitants qu'elles s'arrachaient les unes aux
autres. Il y en avait qui me menaçaient avec leur propre
tête dans les mains, ou avec des cadavres d'enfants
qu'elles avaient arrachés de la voûte.

«Tandis que ma vue était troublée par ces images
abominables, mon oreille était remplie des bruits sinistres
qui s'approchaient. Il y avait devant moi des objets
affreux, derrière moi des bruits plus affreux encore:
des rires, des hurlements, des menaces, des sanglots,
des blasphèmes, et tout à coup des silences, durant
lesquels il semblait que la foule, portée par le vent,
franchît des distances énormes et gagnât sur moi du
terrain au centuple.

«Enfin le bruit se rapprocha tellement que, ne pouvant
plus espérer d'échapper, j'essayai de me cacher
derrière les piliers de la galerie; mais les figures de
marbre s'animèrent tout à coup; et, agitant leurs bras,
qu'elles tendaient vers moi avec frénésie, elles voulurent
me saisir pour me dévorer.

«Je fus donc rejeté par la peur au milieu de la galerie,
où leurs bras ne pouvaient m'atteindre, et la foule vint,
et l'espace fut rempli de voix, le pavé inondé de pas.
Ce fut comme une tempête dans les bois, comme une
rafale sur les flots; ce fut l'éruption de la lave. Il me
sembla que l'air s'embrasait et que mes épaules pliaient
sous le poids de la houle. Je fus emporté comme une
feuille d'automne dans le tourbillon des spectres.

«Ils étaient tous vêtus de robes noires, et leurs yeux
ardents brillaient sous leurs sombres capuces comme
ceux du tigre au fond de son antre. Il y en avait qui
semblaient plongés dans un désespoir sans bornes, d'autres
qui se livraient à une joie insensée ou féroce,
d'autres dont le silence farouche me glaçait et m'épouvantait
plus encore. À mesure qu'ils avançaient, les figures
de bronze et de marbre s'agitaient et se tordaient
avec tant d'efforts qu'elles finissaient par se détacher de
leur affreuse étreinte, par se dégager du pavé qui enchaînait
leurs pieds, par arracher leurs bras et leurs
épaules de la corniche; et les mutilés de la voûte se
détachaient aussi, et, se traînant comme des couleuvres
le long des murs, ils réussissaient à gagner le sol. Et
alors tous ces anthropophages gigantesques, tous ces
écorchés, tous ces mutilés, se joignaient à la foule des
spectres qui m'entraînaient, et, reprenant les apparences
d'une vie complète, se mettaient à courir et à
hurler comme les autres: de sorte qu'autour de nous
l'espace s'agrandissait, et la foule se répandait dans les
ténèbres comme un fleuve qui a rompu ses digues; mais
la lueur lointaine l'attirait et la guidait toujours. Tout à
coup cette clarté blafarde devint plus vive, et je vis que
nous étions arrivés au but. La foule se divisa, se répandit
dans des galeries circulaires, et j'aperçus au-dessous de
moi, à une distance incommensurable, l'intérieur d'un
monument tel que la main de l'homme n'eût jamais pu
le construire. C'était une église gothique dans le goût de
celles que les catholiques érigeaient au onzième siècle,
dans ce temps où leur puissance morale, arrivée à son
apogée, commençait à dresser des échafauds et des bûchers.
Les piliers élancés, les arcades aiguës, les animaux
symboliques, les ornements bizarres, tous les
caprices d'une architecture orgueilleuse et fantasque
étaient là déployés dans un espace et sur des dimensions
telles qu'un million d'hommes eût pu être abrité sous la
même voûte. Mais cette voûte était de plomb, et les
galeries supérieures où la foule se pressait étaient si
rapprochées du faîte que nul ne pouvait s'y tenir debout,
et que, la tête courbée et les épaules brisées,
j'étais forcé de regarder ce qui se passait tout au fond
de l'église, sous mes pieds, à une profondeur qui me
donnait des vertiges.

«D'abord je ne discernai rien que les effets de l'architecture,
dont les parties basses flottaient dans le vague,
tandis que les parties moyennes s'éclairaient de lueurs
rouges entrecoupées d'ombres noires, comme si un
foyer d'incendie eût éclaté de quelque point insaisissable
à ma vue. Peu à peu cette clarté sinistre s'étendit sur
toutes les parties de l'édifice, et je distinguai un grand
nombre de figures agenouillées dans la nef, tandis
qu'une procession de prêtres revêtus de riches habits
sacerdotaux défilait lentement au milieu, et se dirigeait
vers le choeur en chantant d'une voix monotone:

«_Détruisons-le! détruisons-le! que ce gui appartient
à la tombe soit rendu à la tombe!_»

«Ce chant lugubre réveilla mes terreurs, et je regardai
autour de moi; mais je vis que j'étais seul dans une
des travées: la foule avait envahi toutes les autres; elle
semblait ne pas s'occuper de moi. Alors j'essayai de
m'échapper de ce lieu d'épouvante, où un instinct secret
m'annonçait l'accomplissement de quelque affreux mystère.
Je vis plusieurs portes derrière moi; mais elles
étaient gardées par les horribles figures de bronze, qui
ricanaient et se parlaient entre elles en disant:

«_On va le détruire, et les lambeaux de sa chair
nous appartiendront._»

«Glacé par ces paroles, je me rapprochai de la balustrade
en me courbant le long de la rampe de pierre
pour qu'on ne pût pas me voir. J'eus une telle horreur
de ce qui allait s'accomplir que je fermai les yeux et
me bouchai les oreilles. La tête enveloppée de mon capuce
et courbée sur mes genoux, je vins à bout de me
figurer que tout cela était un rêve et que j'étais endormi
sur le grabat de ma cellule. Je fis des efforts inouïs pour
me réveiller et pour échapper au cauchemar, et je crus
m'éveiller en effet; mais en ouvrant les yeux je me retrouvai
dans la travée, environné à distance des spectres
qui m'y avaient conduit, et je vis au fond de la nef la
procession de prêtres qui était arrivée au milieu du
choeur, et qui formait un groupe pressé au centre duquel
s'accomplissait une scène d'horreur que je n'oublierai
jamais. Il y avait un homme couché dans un cercueil, et
cet homme était vivant. Il ne se plaignait pas, il ne
faisait aucune résistance; mais des sanglots étouffés
s'échappaient de son sein, et ses soupirs profonds, accueillis
par un morne silence, se perdaient sous la voûte
qui les renvoyait à la foule insensible. Auprès de lui
plusieurs prêtres armés de clous et de marteaux se
tenaient prêts à l'ensevelir aussitôt qu'on aurait réussi à
lui arracher le coeur. Mais c'était en vain que, les bras
sanglants et enfoncés dans la poitrine entr'ouverte du
martyr, chacun venait à son tour fouiller et tordre ses
entrailles; nul ne pouvait arracher ce coeur invincible
que des liens de diamant semblaient retenir victorieusement
à sa place. De temps en temps les bourreaux
laissaient échapper un cri de rage, et des imprécations
mêlées à des huées leur répondaient du haut des galeries.
Pendant ces abominations, la foule prosternée dans
l'église se tenait immobile dans l'attitude de la méditation
et du recueillement.

«Alors un des bourreaux s'approcha tout sanglant de
la balustrade qui sépare le choeur de la nef, et dit à ces
hommes agenouillés:

«--Ames chrétiennes, fidèles fervents et purs, ô mes
frères bien-aimés, priez! redoublez de supplications et
de larmes, afin que le miracle s'accomplisse et que vous
puissiez manger la chair et boire le sang du Christ, votre
divin Sauveur.»

«Et les fidèles se mirent à prier à voix basse, à se
frapper la poitrine et à répandre la cendre sur leurs
fronts, tandis que les bourreaux continuaient à torturer
leur proie, et que la victime murmurait en pleurant ces
mots souvent répétés:

«_Ô mon Dieu, relève ces victimes de l'ignorance et
de l'imposture!_»

«Il me semblait qu'un écho de la voûte, tel qu'une
voix mystérieuse, apportait ces plaintes à mon oreille.
Mais j'étais tellement glacé par la peur que, au lieu de
lui répondre et d'élever ma voix contre les bourreaux,
je n'étais occupé qu'à épier les mouvements de ceux qui
m'environnaient, dans la crainte qu'ils ne tournassent leur
rage contre moi en voyant que je n'étais pas un des leurs.
                
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