«Puis j'essayais de me réveiller, et pendant quelques
secondes mon imagination me reportait à des scènes
riantes. Je me voyais assis dans ma cellule par une belle
matinée, entouré de mes livres favoris; mais un nouveau
soupir de la victime m'arrachait à cette douce vision, et
de nouveau je me retrouvais en face d'une interminable
agonie et d'infatigables bourreaux. Je regardais le patient,
et il me semblait qu'il se transformait à chaque instant,
ce n'était plus le Christ, c'était Abeilard, et puis Jean
Huss, et puis Luther... Je m'arrachais encore à ce spectacle
d'horreur, et il me semblait que je revoyais la clarté du
jour et que je fuyais léger et rapide au milieu d'une
riante campagne. Mais un rire féroce, parti d'auprès de
moi, me tirait en sursaut de cette douce illusion, et
j'apercevais Spiridion dans le cercueil, aux prises avec
les infâmes qui broyaient son coeur dans sa poitrine sans
pouvoir s'en emparer. Puis ce n'était plus Spiridion,
c'était le vieux Fulgence, et il appelait vers moi en
disant:
«--Alexis, mon fils Alexis! vas-tu donc me laisser
périr?»
«Il n'eut pas plus tôt prononcé mon nom que je vis
à sa place dans le cercueil ma propre figure, le sein
entr'ouvert, le coeur déchiré par des ongles et des
tenailles. Cependant j'étais toujours dans la travée, caché
derrière la balustrade, et contemplant un autre moi-même
dans les angoisses de l'agonie. Alors je me sentis
défaillir, mon sang se glaça dans mes veines, une sueur
froide ruissela de tous mes membres, et j'éprouvai dans
ma propre chair toutes les tortures que je voyais subir
à mon spectre. J'essayai de rassembler le peu de forces
qui me restaient et d'invoquer à mon tour Spiridion et
Fulgence. Mes yeux se fermèrent, et ma bouche murmura
des mots dont mon esprit n'avait plus conscience.
Lorsque je rouvris les yeux, je vis auprès de moi une
belle figure agenouillée, dans une attitude calme. La
sérénité résidait sur son large front, et ses yeux ne daignaient
point s'abaisser sur mon supplice. Il avait le
regard dirigé vers la voûte de plomb, et je vis qu'au-dessus
de sa tête la lumière du ciel pénétrait par une
large ouverture. Un vent frais agitait faiblement les
boucles d'or de ses beaux cheveux. Il y avait dans ses
traits une mélancolie ineffable mêlée d'espoir et de pitié.
«--Ô toi dont je sais le nom, lui dis-je à voix basse,
toi qui sembles invisible à ces fantômes effroyables, et
qui daignes te manifester à moi seul, à moi seul qui te
connais et qui t'aime! sauve-moi de ces terreurs, soustrais-moi
à ce supplice!...»
«Il se tourna vers moi, et me regarda avec des yeux
clairs et profonds, qui semblaient à la fois plaindre et
mépriser ma faiblesse. Puis, avec un sourire angélique,
il étendit la main, et toute la vision rentra dans les
ténèbres. Alors je n'entendis plus que sa voix amie, et
c'est ainsi qu'elle me parla:
«--Tout ce que tu as cru voir ici n'a d'existence que
dans ton cerveau. Ton imagination a seule forgé l'horrible
rêve contre lequel tu t'es débattu. Que ceci t'enseigne
l'humilité, et souviens-toi de la faiblesse de ton esprit
avant d'entreprendre ce que tu n'es pas encore capable
d'exécuter. Les démons et les larves sont des créations
du fanatisme et de la superstition. À quoi t'a servi toute
ta philosophie, si tu ne sais pas encore distinguer les
pures révélations que le ciel accorde, des grossières
visions évoquées par la peur? Remarque que tout ce
que tu as cru voir s'est passé en toi-même, et que tes
sens abusés n'ont fait autre chose que de donner une
forme aux idées qui depuis longtemps te préoccupent.
Tu as vu dans cet édifice composé de figures de bronze
et de marbre, tour à tour dévorantes et dévorées, un
symbole des âmes que le catholicisme a endurcies et
mutilées, une image des combats que les générations se
sont livrés au sein de l'Église profanée, en se dévorant
les unes les autres, en se rendant les unes aux autres le
mal qu'elles avaient subi. Ce flot de spectres furieux qui
t'a emporté avec lui, c'est l'incrédulité, c'est le désordre,
l'athéisme, la paresse, la haine, la cupidité, l'envie,
toutes les passions mauvaises qui ont envahi l'Église
quand l'Église a perdu la foi; et ces martyrs dont les
princes de l'Église disputaient les entrailles, c'étaient les
Christs, c'étaient les martyrs de la vérité nouvelle,
c'étaient les saints de l'avenir tourmentés et déchirés
jusqu'au fond du coeur par les fourbes, les envieux et les
traîtres. Toi-même, dans un instinct de noble ambition,
tu t'es vu couché dans ce cénotaphe ensanglanté, sous
les yeux d'un clergé infâme et d'un peuple imbécile.
Mais tu étais double à tes propres yeux; et, tandis que
la moitié la plus belle de ton être subissait la torture
avec constance et refusait de se livrer aux pharisiens,
l'autre moitié, qui est égoïste et lâche, se cachait dans
l'ombre, et, pour échapper à ses ennemis, laissait la voix
du vieux Fulgence expirer sans échos. C'est ainsi, ô
Alexis! que l'amour de la vérité a su préserver ton âme
des viles passions du vulgaire; mais c'est ainsi, ô moine!
que l'amour du bien-être et le désir de la liberté t'ont
rendu complice du triomphe des hypocrites avec lesquels
tu es condamné à vivre. Allons, éveille-toi, et cherche
dans la vertu la vérité que tu n'as pu trouver dans la
science.»
«À peine eut-il fini de parler, que je m'éveillai;
j'étais dans l'église du couvent, étendu sur la pierre du
_Hic est_, à côté du caveau entr'ouvert. Le jour était levé,
les oiseaux chantaient gaiement en voltigeant autour des
vitraux; le soleil levant projetait obliquement un rayon
d'or et de pourpre sur le fond du choeur. Je vis distinctement
celui qui m'avait parlé entrer dans ce rayon, et
s'y effacer comme s'il se fût confondu avec la lumière
céleste. Je me tâtai avec effroi. J'étais appesanti par un
sommeil de mort, et mes membres étaient engourdis par
le froid de la tombe. La cloche sonnait matines; je me
hâtai de replacer la pierre sur le caveau, et je pus
sortir de l'église avant que le petit nombre des fervents
qui ne se dispensaient pas des offices du matin y eût
pénétré.
«Le lendemain, il ne me restait de cette nuit affreuse
qu'une lassitude profonde et un souvenir pénible. Les
diverses émotions que j'avais éprouvées se confondaient
dans l'accablement de mon cerveau. La vision hideuse et
la céleste apparition me paraissaient également fébriles
et imaginaires; je répudiais autant l'une que l'autre, et
n'attribuais déjà plus la douce impression de la dernière
qu'au rassérénement de mes facultés et à la fraîcheur
du matin.
«À partir de ce moment, je n'eus plus qu'une pensée
et qu'un but, ce fut de refroidir mon imagination, comme
j'avais réussi à refroidir mon coeur. Je pensai que, comme
j'avais dépouillé le catholicisme pour ouvrir à mon intelligence
une voie plus large, je devais dépouiller tout
enthousiasme religieux pour retenir ma raison dans une
voie plus droite et plus ferme. La philosophie du siècle
avait mal combattu en moi l'élément superstitieux; je
résolus de me prendre aux racines de cette philosophie;
et, rétrogradant d'un siècle, je remontai aux causes des
doctrines incomplètes qui m'avaient séduit. J'étudiai
Newton, Leibnitz, Keppler, Malebranche, Descartes
surtout, père des géomètres, qui avaient sapé l'édifice de
la tradition et de la révélation. Je me persuadai qu'en
cherchant l'existence de Dieu dans les problèmes de la
science et dans les raisonnements de la métaphysique,
je saisirais enfin l'idée de Dieu, telle que je voulais la concevoir,
calme, invincible, infinie.
«Alors commença pour moi une nouvelle série de
travaux, de fatigues et de souffrances. Je m'étais flatté
d'être plus robuste que les spéculateurs auxquels j'allais
demander la foi; je savais bien qu'ils l'avaient perdue
en voulant la démontrer; j'attribuais cette erreur funeste
à l'affaiblissement inévitable des facultés employées à de
trop fortes études. Je me promettais de ménager mieux
mes forces, d'éviter les puérilités où de consciencieuses
recherches les avaient parfois égarés, de rejeter avec
discernement tout ce qui était entré de force dans leurs
systèmes; en un mot, de marcher à pas de géant dans
cette carrière où ils s'étaient traînés avec peine. Là
comme partout, l'orgueil me poussait à ma perte; elle
fut bientôt consommée. Loin d'être plus ferme que mes
maîtres, je me laissai tomber plus bas sur le revers des
sommets que je voulais atteindre et où je me targuais
vainement de rester. Parvenu à ces hauteurs de la science,
que l'intelligence escalade, mais au pied desquelles le
sentiment s'arrête, je fus pris du vertige de l'athéisme.
Fier d'avoir monté si haut, je ne voulus pas comprendre
que j'avais à peine atteint le premier degré de la science
de Dieu, parce que je pouvais expliquer avec une certaine
logique le mécanisme de l'univers, et que pourtant
je ne pouvais pénétrer la pensée qui avait présidé à cette
création. Je me plus à ne voir dans l'univers qu'une machine,
et à supprimer la pensée divine comme un élément
inutile à la formation et à la durée des mondes. Je
m'habituai à rechercher partout l'évidence et à mépriser
le sentiment, comme s'il n'était pas une des principales
conditions de la certitude. Je me fis donc une manière
étroite et grossière de voir, d'analyser et de définir les
choses; et je devins le plus obstiné, le plus vain et le
plus borné des savants.
«Dix ans de ma vie s'écoulèrent dans ces travaux
ignorés, dix ans qui tombèrent dans l'abîme sans faire
croître un brin d'herbe sur ses bords. Je me débattis
longtemps contre le froid de la raison. À mesure que je
m'emparais de cette triste conquête, j'en étais effrayé,
et je me demandais ce que je ferais de mon coeur si
jamais il venait à se réveiller. Mais peu à peu les plaisirs
de la vanité satisfaite étouffaient cette inquiétude. On
ne se figure pas ce que l'homme, voué en apparence aux
occupations les plus graves, y porte d'inconséquence et
de légèreté. Dans les sciences, la difficulté vaincue est
si enivrante que les résolutions consciencieuses, les
instincts du coeur, la morale de l'âme, sont sacrifiés, en
un clin d'oeil, aux triomphes frivoles de l'intelligence.
Plus je courais à ces triomphes, plus celui que j'avais
rêvé d'abord me paraissait chimérique. J'arrivai enfin à
le croire inutile autant qu'impossible; je résolus donc
de ne plus chercher des vérités métaphysiques sur la
voie desquelles mes études physiques me mettaient de
moins en moins. J'avais étudie les mystères de la nature,
la marche et le repos des corps célestes, les lois invariables
qui régissent l'univers dans ses splendeurs infinies
comme dans ses imperceptibles détails; partout
j'avais senti la main de fer d'une puissance incommensurable,
profondément insensible aux nobles émotions
de l'homme, généreuse jusqu'à la profusion, ingénieuse
jusqu'à la minutie en tout ce qui tend à ses satisfactions
matérielles; mais vouée à un silence inexorable en tout
ce qui tient à son être moral, à ses immenses désirs,
fallait-il dire à ses immenses besoins? Cette avidité avec
laquelle quelques hommes d'exception cherchent à communiquer
intimement avec la Divinité, n'était-elle pas
une maladie du cerveau, que l'on pouvait classer à côté
du dérèglement de certaines croissances anormales dans
le règne végétal, et de certains instincts exagérés chez
les animaux? N'était-ce pas l'orgueil, cette autre maladie
commune au grand nombre des humains, qui parait de
couleurs sublimes et rehaussait d'appellations pompeuses
cette fièvre de l'esprit, témoignage de faiblesse et de lassitude
bien plus que de force et de santé? Non, m'écriai-je,
c'est impudence et folie, et misère surtout, que de vouloir
escalader le ciel. Le ciel qui n'existe nulle part pour
le moindre écolier rompu au mécanisme de la sphère!
le ciel, où le vulgaire croit voir, au milieu d'un trône de
nuées formé des grossières exhalaisons de la terre, un
fétiche taillé sur le modèle de l'homme, assis sur les
sphères ainsi qu'un ciron sur l'Atlas! le ciel, l'éther
infini parsemé de soleils et de mondes infinis, que
l'homme s'imagine devoir traverser après sa mort
comme les pigeons voyageurs passent d'un champ à un
autre, et où de pitoyables rhéteurs théologiques choisissent
apparemment une constellation pour domaine et
les rayons d'un astre pour vêtement! le ciel et l'homme,
c'est-à-dire l'infini et l'atome! quel étrange rapprochement
d'idées! quelle ridicule antithèse! Quel est donc
le premier cerveau humain qui est tombé dans une pareille
démence? Et aujourd'hui un pape, qui s'intitule le
roi des âmes, ouvre avec une clef les deux battants de
l'éternité à quiconque plie le genou devant sa discipline
en disant: «_Admettez-moi!_»
«C'est ainsi que je parlais, et alors un rire amer
s'emparait de moi; et, jetant par terre les sublimes
écrits des pères de l'Église et ceux des philosophes spiritualistes
de toutes les nations et de tous les temps, je
les foulais aux pieds dans une sorte de rage, en répétant
ces mots favoris d'Hébronius, où je croyais trouver
la solution de tous mes problèmes: «Ô ignorance, ô
imposture!»
«Tu pâlis, enfant, dit Alexis en s'interrompant; ta
main tremble dans la mienne, et ton oeil effaré semble
interroger le mien avec anxiété. Calme-toi, et ne crains
pas de tomber dans de pareilles angoisses: j'espère que
ce récit t'en préservera pour jamais.
«Heureusement pour l'homme, cette pensée de Dieu,
qu'il ignore et qu'il nie si souvent, a présidé à la création
de son être avec autant de soin et d'amour qu'à celle de
l'univers. Elle l'a fait perfectible dans le bien, corrigible
dans le mal. Si, dans la société, l'homme peut se considérer
souvent comme perdu pour la société, dans la
solitude l'homme n'est jamais perdu pour Dieu; car,
tant qu'il lui reste un souffle de vie, ce souffle peut faire
vibrer une corde inconnue au fond de son âme; et quiconque
a aimé la vérité a bien des cordes à briser avant
de périr. Souvent les sublimes facultés dont il est doué
sommeillent pour se retremper comme le germe des
plantes au sein de la terre, et, au sortir d'un long repos,
elles éclatent avec plus de puissance. Si j'estime tant la
retraite et la solitude, si je persiste à croire qu'il faut
garder les voeux monastiques, c'est que j'ai connu plus
qu'un autre les dangers et les victoires de ce long tête-à-tête
avec la conscience, où ma vie s'est consumée. Si
j'avais vécu dans le monde, j'eusse été perdu à jamais.
Le souffle des hommes eût éteint ce que le souffle de
Dieu a ranimé. L'appât d'une vaine gloire m'eût enivré;
et, mon amour pour la science trouvant toujours de nouvelles
excitations dans le suffrage d'autrui, j'eusse vécu
dans l'ivresse d'une fausse joie et dans l'oubli du vrai
bonheur. Mais ici, n'étant compris de personne, vivant
de moi-même, et n'ayant pour stimulant que mon orgueil
et ma curiosité, je finis par apaiser ma soif et par me
lasser de ma propre estime. Je sentis le besoin de faire
partager mes plaisirs et mes peines à quelqu'un, à défaut
de l'ami céleste que je m'étais aliéné; et je le sentis sans
m'en rendre compte, sans vouloir me l'avouer à moi-même.
Outre les habitudes superbes que l'orgueil de
l'esprit avait données à mon caractère, je n'étais point
entouré d'êtres avec lesquels je pusse sympathiser: la
grossièreté ou la méchanceté se dressait de toutes parts
autour de moi pour repousser les élans de mon coeur. Ce
fut encore un bonheur pour moi. Je sentais que la société
d'hommes intelligents eût allumé en moi une fièvre de
discussion, une soif de controverses; qui m'eussent de
plus en plus affermi dans mes négations; au lieu que
dans mes longues veillées solitaires, au plus fort de
mon athéisme, je sentais encore parfois des aspirations
violentes vers ce Dieu que j'appelais la fiction de mes
jeunes années; et, quoique dans ces moments-là j'eusse
du mépris pour moi-même, il est certain que je redevenais
bon, et que mon coeur luttait avec courage contre
sa propre destruction.
«Les grandes maladies ont des phases où le mal amène
le bien, et c'est après la crise la plus effrayante que la
guérison se fait tout à coup comme un miracle. Les
temps qui précédèrent mon retour à la foi furent ceux
où je crus me sentir le plus robuste adepte de la _raison
pure_. J'avais réussi à étouffer toute révolte du coeur, et
je triomphais dans mon mépris de toute croyance, dans
mon oubli de toute émotion religieuse. À peine arrivé à
cet apogée de ma force philosophique, je fus pris de
désespoir. Un jour que j'avais travaillé pendant plusieurs
heures à je ne sais quels détails d'observation scientifique
avec une lucidité extraordinaire, je me sentis persuadé, plus
que je ne l'avais encore été, de la toute-puissance
de la matière et de l'impossibilité d'un esprit
créateur et vivifiant autre que ce que j'appelais, en
langage de naturaliste, les propriétés vitales de la matière.
Alors j'éprouvai tout à coup dans mon être physique
la sensation d'un froid glacial, et je me mis au lit
avec la fièvre.
«Je n'avais jamais pris aucun soin de ma santé. Je fis
une maladie longue et douloureuse. Ma vie ne fut point
en danger; mais d'intolérables souffrances s'opposèrent
pendant longtemps à toute occupation de mon cerveau.
Un ennui profond s'empara de moi; l'inaction, l'isolement
et la souffrance me jetèrent dans une tristesse mortelle.
Je ne voulais recevoir les soins de personne; mais
les instances faussement affectueuses du Prieur et celles
d'un certain convers infirmier, nommé Christophore, me
forcèrent d'accepter une société pendant la nuit. J'avais
d'insupportables insomnies, et ce Christophore, sous
prétexte de m'en alléger l'ennui, venait dormir chaque
nuit d'un lourd et profond sommeil auprès de mon lit.
C'était bien la plus excellente et la plus bornée des
créatures humaines. Sa stupidité avait trouvé grâce pour
sa bonté auprès des autres moines. On le traitait comme
une sorte d'animal domestique laborieux, souvent nécessaires
et toujours inoffensifs. Sa vie n'était qu'une suite de
bienfaits et de dévouements. Comme on en tirait parti,
on l'avait habitué à compter sur l'efficacité de ses soins:
et cette confiance, que j'étais loin de partager, me le
rendait importun à l'excès. Cependant un sentiment de
justice, que l'athéisme n'avait pu détruire en moi, me
forçait à le supporter avec patience et à le traiter avec
douceur. Quelquefois, dans les commencements, je m'étais
emporté contre lui, et je l'avais chassé de ma cellule.
Au lieu d'en être offensé, il s'affligeait de me laisser
seul en proie à mon mal; il nasillait une longue prière à
ma porte, et au lever du jour je le trouvais assis sur
l'escalier, la tête dans ses mains, dormant à la vérité,
mais dormant au froid et sur la dure plutôt que de se
résigner à passer dans son lit les heures qu'il avait résolu
de mon consacrer. Sa patience et son abnégation me
vainquirent. Je supportai sa compagnie pour lui rendre
service; car, à mon grand regret, nul autre que moi
n'était malade dans le couvent; et, lorsque Christophore
n'avait personne à soigner, il était l'homme le plus malheureux
du monde. Peu à peu je m'habituai à le voir,
lui et son petit chien, qui s'était tellement identifié pour
lui qu'il avait tout son caractère, toutes ses habitudes,
et que, pour un peu, il eût préparé la tisane et tâté le
pouls aux malades. Ces deux êtres remuaient et dormaient
de compagnie. Quand le moine allait et venait
sur la pointe du pied autour de la chambre, le chien
faisait autant de pas que lui; et, dès que le bonhomme
s'assoupissait, l'animal paisible en faisait autant. Si Christophore
faisait sa prière, Bacco s'asseyait gravement
devant lui, et se tenait ainsi fronçant l'oreille et suivant
de l'oeil les moindres mouvements de bras et de tête
dont le moine accompagnait son oraison. Si ce dernier
m'encourageait à prendre patience par de niaises consolations
et de banales promesses de guérison prochaine,
Bacco se dressait sur ses jambes de derrière, et, posant
ses petites pattes de devant sur mon lit avec beaucoup
de discrétion et de propreté, me léchait la main d'un air
affectueux. Je m'accoutumai tellement à eux qu'ils me
devinrent nécessaires autant l'un que l'autre. Au fond
je crois que j'avais une secrète préférence pour Bacco;
car il avait beaucoup plus d'intelligence que son maître,
son sommeil était plus léger, et surtout il ne parlait
pas.
«Mes souffrances devinrent si intolérables que toutes
mes forces furent abattues. Au bout d'une année de ce
cruel supplice, j'étais tellement vaincu que je ne désirais
plus la mort. Je craignais d'avoir à souffrir encore plus
pour quitter la vie, et je me faisais d'une vie sans souffrance
l'idéal du bonheur. Mon ennui était si grand que
je ne pouvais plus me passer un instant de mon gardien.
Je le forçais à manger en ma présence, et le spectacle de
son robuste appétit était un amusement pour moi. Tout
ce qui m'avait choqué en lui me plaisait, même son
pesant sommeil, ses interminables prières et ses contes
de bonne femme. J'en étais venu au point de prendre
plaisir à être tourmenté par lui, et chaque soir je refusais
ma potion afin de me divertir pendant un quart d'heure
de ses importunités infatigables et de ses insinuations
naïves, qu'il croyait ingénieuses, pour m'amener à ses
fins. C'étaient là mes seules distractions, et j'y trouvais
une sorte de gaieté intérieure, que le bonhomme semblait
deviner, quoique mes traits flétris et contractés ne
puissent pas l'exprimer même par un sourire.
«Lorsque je commençais à guérir, une maladie épidémique
se déclara dans le couvent. Le mal était subit,
terrible, inévitable. On était comme foudroyé. Mon
pauvre Christophore en fut atteint un des premiers.
J'oubliai ma faiblesse et le danger; je quittai ma cellule
et passai trois jours et trois nuits au pied de son lit. Le
quatrième jour il expira dans mes bras. Cette perte me
fut si douloureuse que je faillis ne pas y survivre. Alors
une crise étrange s'opéra en moi: je fus promptement et
complètement guéri; mon être moral se réveilla comme
à la suite d'un long sommeil; et, pour la première fois
depuis bien des années, je compris par le coeur les douleurs
de l'humanité. Christophore était le seul homme
que j'eusse aimé depuis la mort de Fulgence. Une si
prompte et si amère séparation me remit en mémoire
mon premier ami, ma jeunesse, ma piété, ma sensibilité,
tous mes bonheurs à jamais perdus. Je rentrai dans ma
solitude avec désespoir. Bacco m'y suivit; j'étais le dernier
malade que son maître eût soigné: il s'était habitué
à vivre dans ma cellule, et il semblait vouloir reporter
son affection sur moi; mais il ne put y réussir, le chagrin
le consuma. Il ne dormait plus, il flairait sans cesse le
fauteuil où Christophore avait coutume de dormir, et que
je plaçais toutes les nuits auprès de mon chevet pour me
représenter quelque chose de la présence de mon pauvre
ami. Bacco n'était point ingrat à mes caresses, mais rien
ne pouvait calmer son inquiétude. Au moindre bruit, il
se dressait et regardait la porte avec un mélange d'espoir
et de découragement. Alors j'éprouvais le besoin de lui
parler comme à un être sympathique.
«Il ne viendra plus, lui disais-je, c'est moi seul que
tu dois aimer maintenant.
«Il me comprenait, j'en suis certain, car il venait à
moi et me léchait la main d'un air triste et résigné. Puis
il se couchait et tâchait de s'endormir; mais c'était un
assoupissement douloureux, entrecoupé de faibles plaintes
qui me déchiraient l'âme. Quand il eut perdu tout
espoir de retrouver celui qu'il attendait toujours, il résolut
de se laisser mourir. Il refusa de manger, et je le vis
expirer sur le fauteuil de son maître, en me regardant
d'un air de reproche, comme si j'étais la cause de ses
fatigues et de sa mort. Quand je vis ses yeux éteints et
ses membres glacés, je ne pus retenir des torrents de
larmes; je le pleurai encore plus amèrement que je
n'avais pleuré Christophore. Il me sembla que je perdais
celui-ci une seconde fois.
«Cet événement, si puéril en apparence, acheva de
me précipiter du haut de mon orgueil dans un abîme de
douleurs. À quoi m'avait servi cet orgueil? à quoi m'avait
servi mon intelligence? La maladie avait frappé l'une
d'impuissance; l'humilité d'un homme charitable, l'affection
fidèle d'un pauvre animal, m'avaient plus secouru
que l'autre. Maintenant que la mort m'enlevait les seuls
objets de ma sympathie, la raison dont j'avais fait mon
Dieu m'enseignait, pour toute consolation, qu'il ne restait
plus rien d'eux, et qu'ils devaient être pour moi comme
s'ils n'eussent jamais été. Je ne pouvais me faire à cette
idée de destruction absolue, et pourtant ma science me
défendait d'en douter. J'essayai de reprendre mes études,
espérant chasser l'ennui qui me dévorait; cela ne servit
qu'à absorber quelques heures de ma journée. Dès que
je rentrais dans ma cellule, dès que je m'étendais sur
mon lit pour dormir, l'horreur de l'isolement se faisait
sentir chaque jour davantage; je devenais faible comme
un enfant, et je baignais mon chevet de mes larmes; je
regrettais ces souffrances physiques qui m'avaient semblé
insupportables, et qui maintenant m'eussent été douces
si elles eussent pu ramener près de moi Christophore et
Bacco.
«Je sentis alors profondément que la plus humble
amitié est un plus précieux trésor que toutes les conquêtes
du génie; que la plus naïve émotion du coeur est
plus douce et plus nécessaire que toutes les satisfactions
de la vanité. Je compris, par le témoignage de mes entrailles,
que l'homme est fait pour aimer, et que la solitude,
sans la foi et l'amour divin, est un tombeau, moins
le repos de la mort! Je ne pouvais espérer de retrouver
la foi, c'était un beau rêve évanoui qui me laissait plein
de regrets; ce que j'appelais ma raison et mes lumières
l'avaient bannie sans retour de mon âme. Ma vie ne pouvait
plus être qu'une veille aride, une réalité desséchante.
Mille pensées de désespoir s'agitèrent dans mon cerveau.
Je songeai à quitter le cloître, à me lancer dans le tourbillon
du monde, à m'abandonner aux passions, aux
vices même, pour lâcher d'échapper à moi-même par
l'ivresse ou l'abrutissement. Ces désirs s'effacèrent
promptement; j'avais étouffé mes passions de trop bonne
heure pour qu'il me fût possible de les faire revivre.
L'athéisme même n'avait fait qu'affermir, par l'étude et
la réflexion, mes habitudes d'austérité. D'ailleurs, à travers
toutes mes transformations, j'avais conservé un
sentiment du beau, un désir de l'idéal que ne répudient
point à leur gré les intelligences tant soit peu élevées.
Je ne me berçais plus du rêve de la perfection divine;
mais, à voir seulement l'univers matériel, à ne contempler
que la splendeur des étoiles et la régularité des lois
qui régissent la matière, j'avais pris tant d'amour pour
l'ordre, la durée et la beauté extérieure des choses, que
je n'eusse jamais pu vaincre mon horreur pour tout ce
qui eût troublé ces idées de grandeur et d'harmonie.
«J'essayai de me créer de nouvelles sympathies; je
n'en pus trouver dans le cloître. Je rencontrais partout
la malice et la fausseté; et, quand j'avais affaire aux
simples d'esprit, j'apercevais la lâcheté sous la douceur.
Je tâchai de nouer quelques relations avec le monde.
Du temps de l'abbé Spiridion, tout ce qu'il y avait
d'hommes distingués dans le pays et de voyageurs instruits
sur les chemins venaient visiter le couvent,
malgré sa position sauvage et la difficulté des routes qui
y conduisent. Mais, depuis qu'il était devenu un repaire
de paresse, d'ignorance et d'ivrognerie, le hasard seul
nous amenait, comme aujourd'hui, à de rares intervalles,
quelques passants indifférents ou quelques curieux
désoeuvrés. Je ne trouvai personne à qui ouvrir
mon coeur, et je restai seul, livré à un sombre abattement.
«Pendant des semaines et des mois, je vécus ainsi
sans plaisir et presque sans peine, tant mon âme était
brisée et accablée sous le poids de l'ennui. L'étude avait
perdu tout attrait pour moi; elle me devint peu à peu
odieuse: elle ne servait qu'à me remettre sous les yeux
ce sinistre problème de la destinée de l'homme abandonné
sur la terre à tous les éléments de souffrance et
de destruction, sans avenir, sans promesse et sans récompense.
Je me demandais alors; à quoi bon vivre,
mais aussi à quoi bon mourir; néant pour néant, je
laissais le temps couler et mon front se dégarnir sans
opposer de résistance à ce dépérissement de l'âme et du
corps, qui me conduisait lentement à un repos plus
triste encore.
«L'automne arriva, et la mélancolie du ciel adoucit
un peu l'amertume de mes idées. J'aimais à marcher sur
les feuilles sèches et à voir passer ces grandes troupes
d'oiseaux voyageurs qui volent dans un ordre symétrique,
et dont le cri sauvage se perd dans les nuées.
J'enviais le sort de ces créatures qui obéissent à des instincts
toujours satisfaits, et que la réflexion ne tourmente
pas. Dans un sens, je les trouvais bien plus
complets que l'homme, car ils ne désirent que ce qu'ils
peuvent posséder; et, si le soin de leur conservation est
un travail continuel, du moins ils ne connaissent pas
l'ennui, qui est la pire des fatigues. J'aimais aussi à voir
s'épanouir les dernières fleurs de l'année. Tout me semblait
préférable au sort de l'homme, même celui des
plantes; et, pourtant ma sympathie sur ces existences
éphémères, je n'avais d'autre plaisir que de cultiver un
petit coin du jardin et de l'entourer de palissades pour
empêcher les pieds profanes de fouler mes gazons et les
mains sacrilèges de cueillir mes fleurs. Lorsqu'on en
approchait, je repoussais les curieux avec tant d'humeur
qu'on me crut fou, et que le Prieur se réjouit de me voir
tomber dans un tel abrutissement.
[Illustration]
«Les soirées étaient fraîches, mais douces; il m'arrivait
souvent, après avoir cherché, dans la fatigue de
mon travail manuel, l'espoir d'un peu de repos pour la
nuit, de me coucher sur un banc de gazon que j'avais
élevé moi-même, et de rester plongé dans une vague
rêverie longtemps après le coucher du soleil. Je laissais
flotter mes esprits, comme les feuilles que le vent enlevait
aux arbres; je m'étudiais à végéter; j'eusse voulu
désapprendre l'exercice de la pensée. J'arrivais, ainsi à
une sorte d'assoupissement qui n'était ni la veille ni le
sommeil, ni la souffrance ni le bien-être, et ce pâle
plaisir était encore le plus vif qui me restât. Peu à peu
cette langueur devint plus douce, et le travail de ma
volonté pour y arriver devint plus facile. Ma béatitude
alors consistait surtout à perdre la mémoire du passé et
l'appréhension de l'avenir. J'étais tout au présent. Je
comprenais la vie de la nature, j'observais tous ses petits
phénomènes, je pénétrais dans ses moindres secrets.
J'écoutais ses capricieuses harmonies, et le sentiment
de toutes ces choses inappréciables aux esprits agités
réussissait à me distraire de moi-même. Je soulageais à
mon insu, par cette douce admiration, mon coeur rempli
d'un amour sans but et d'un enthousiasme sans aliment.
Je contemplais la grâce d'une branche mollement bercée
par le vent, j'étais attendri par le chant faible et mélancolique
d'un insecte. Les parfums de mes fleurs me portaient
à la reconnaissance; leur beauté, préservée de
toute altération par mes soins, m'inspirait un naïf orgueil.
Pour la première fois, depuis bien des années, je
redevenais sensible à la poésie du cloître, sanctuaire
placé sur les lieux élevés pour que l'homme y vive au-dessus
des bruits du monde, recueilli dans la contemplation
du ciel. Tu connais cet angle que forme la terrasse
du jardin du côté de la mer, au bout du berceau
de vigne que supportent des piliers quadrangulaires en
marbre blanc. Là s'élèvent quatre palmiers; c'est moi
qui les ai plantés, et c'est là que j'avais disposé mon
parterre, aujourd'hui effacé et confondu dans le potager,
qui a pris la place du beau jardin créé par Hébronius. Ce
lieu était encore, à l'époque dont je te parle, un des
plus pittoresques de la terre, au dire des rares voyageurs
qui le visitaient. Les riches fontaines de marbre,
qui ne sont plus consacrées aujourd'hui qu'à de vils
usages, y murmuraient alors pour les seules délices des
oreilles musicales. L'eau pure de la source tombait dans
des conques de marbre rouge qui la déversaient l'une
dans l'autre, et fuyait mystérieusement sous l'ombrage
des cyprès et des figuiers. Les rameaux des citronniers
et des caroubiers se pressaient et s'enlaçaient étroitement
autour de ma retraite, et l'isolaient selon mon goût.
Mais, du côté du glacis perpendiculaire qui domine le
rivage, j'avais ménagé une ouverture dans mes berceaux;
et je pouvais admirer à loisir, à travers un cadre
de fleurs et de verdure, le spectacle sublime de la mer
brisant sur les rochers et se teignant à l'horizon des feux
du couchant ou de ceux de l'aurore. Là, perdu dans des
rêveries sans fin, il me semblait saisir des harmonies
inappréciables aux sens grossiers des autres hommes,
quelque chant plaintif, exhalé sur la rive maure, et
porté sur les mers par les vents du sud, ou le cantique
de quelque derviche, saint ignoré, perdu dans les âpres
solitudes de l'Atlas, et plus heureux dans sa misère
cénobitique avec la foi que moi au sein de mon opulence
monacale avec le doute.
[Illustration]
«Peu à peu j'en vins à découvrir un sens profond
dans les moindres faits de la nature. En m'abandonnant
au charme de mes impressions avec la naïveté qu'amène
le découragement, je reculai insensiblement les bornes
étroites du certain jusqu'à celles du possible; et bientôt
le possible, vu avec une certaine émotion du coeur, ouvrit
autour de moi des horizons plus vastes que ma raison
n'eût osé les pressentir. Il me sembla trouver des motifs
de mystérieuse prévoyance dans tout ce qui m'avait
paru livré à la fatalité aveugle. Je recouvrai le sens du
bonheur que j'avais si déplorablement perdu. Je cherchai
les jouissances relatives de tous les êtres, comme
j'avais cherché leurs souffrances, et je m'étonnai de les
trouver si équitablement réparties. Chaque être prit une
forme et une voix nouvelle pour me révéler des facultés
inconnues à la froide et superficielle observation que
j'avais prise pour la science. Des mystères infinis se déroulèrent
autour de moi, contredisant toutes les sentences
d'un savoir incomplet et d'un jugement précipité. En un
mot, la vie prit à mes yeux un caractère sacré et un but
immense, que je n'avais entrevu ni dans les religions ni
dans les sciences, et que mon coeur enseigna sur nouveaux
frais à mon intelligence égarée.
«Un soir j'écoutais avec recueillement le bruit de la
mer calme brisant sur le sable; je cherchais le sens de
ces trois lames, plus fortes que les autres, qui reviennent
toujours ensemble à des intervalles réguliers, comme
un rhythme marqué dans l'harmonie éternelle; j'entendis
un pêcheur qui chantait aux étoiles, étendu sur le dos
dans sa barque. Sans doute, j'avais entendu bien souvent
le chant des pêcheurs de la côte, et celui-là peut-être
aussi souvent que les autres. Mes oreilles avaient
toujours été fermées à la musique, comme mon cerveau
à la poésie. Je n'avais vu dans les chants du peuple que
l'expression des passions grossières, et j'en avais détourné
mon attention avec mépris. Ce soir-là, comme
les autres soirs, je fus d'abord blessé d'entendre cette
voix qui couvrait celle des flots, et qui troublait mon
audition. Mais, au bout de quelques instants, je remarquai
que le chant du pêcheur suivait instinctivement le
rhythme de la mer, et je pensai que c'était là peut-être
un de ces grands et vrais artistes que la nature elle-même
prend soin d'instruire, et qui, pour la plupart,
meurent ignorés comme ils ont vécu. Cette pensée répondant
aux habitudes de suppositions dans lesquelles
je me complaisais désormais, j'écoutai sans impatience
le chant à demi sauvage de cet homme à demi sauvage
aussi, qui célébrait d'une voix lente et mélancolique les
mystères de la nuit et la douceur de la brise. Ses vers
avaient peu de rime et peu de mesure; ses paroles,
encore moins de sens et de poésie; mais le charme de sa
voix, l'habileté naïve de son rhythme, et l'étonnante
beauté de sa mélodie, triste, large et monotone comme
celle des vagues, me frappèrent si vivement, que tout à
coup la musique me fut révélée. La musique me sembla
devoir être la véritable langue poétique de l'homme,
indépendante de toute parole et de toute poésie écrite,
soumise à une logique particulière, et pouvant exprimer
des idées de l'ordre le plus élevé, des idées trop vastes
même pour être bien rendues dans toute autre langue.
Je résolus d'étudier la musique, afin de poursuivre cet
aperçu; et je l'étudiai en effet avec quelque succès,
comme on a pu te le dire. Mais une chose me gêna toujours,
c'est d'avoir trop fait usage de la logique appliquée
à un autre ordre de facultés. Je ne pus jamais
composer, et c'était là pourtant ce que j'eusse ambitionné
par-dessus tout en musique. Quand je vis que
je ne pouvais rendre ma pensée dans cette langue trop
sublime sans doute pour mon organisation, je m'adonnai
à la poésie, et je fis des vers. Cela ne me réussit pas beaucoup
mieux; mais j'avais un besoin de poésie qui cherchait
une issue avant de songer à posséder un aliment,
et ma poésie était faible, parce que la poésie veut être
alimentée d'un sentiment profond dont je n'avais que le
vague pressentiment.
«Mécontent de mes vers, je fis de la prose à laquelle
je tâchai de conserver une forme lyrique. Le seul sujet
sur lequel je pusse m'exercer avec un peu de facilité,
c'était ma tristesse et les maux que j'avais soufferts en
cherchant la vérité. Je t'en réciterai un échantillon:
«Ô ma grandeur! ô ma force! vous avez passé comme une nuée d'orage,
et vous êtes tombées sur la terre pour ravager comme la foudre.
Vous avez frappé de mort et de stérilité tous les fruits et toutes
les fleurs de mon champ. Vous en avez fait une arène désolée, et je
me suis assis tout seul au milieu de mes ruines. Ô ma grandeur! ô
ma force! étiez-vous de bons où de mauvais anges?
«Ô ma fierté! ô ma science! vous vous êtes levées comme les
tourbillons brûlants que le simoun répand sur le désert. Comme le
gravier, comme, la poussière, vous avez enseveli les palmiers, vous
avez troublé ou tari les fontaines. Et j'ai cherché l'onde où l'on
se désaltère, et je ne l'ai plus trouvée; car l'insensé qui veut
frayer sa route vers les cimes orgueilleuses de l'Horeb, oublie
l'humble sentier qui mène à la source ombragée. Ô ma science! ô ma
fierté! étiez-vous les envoyées du Seigneur, étiez-vous des esprits
de ténèbres?
«Ô ma vertu! ô mon abstinence! vous vous êtes dressées comme des
tours, vous vous êtes étendues comme des remparts de marbre, comme
des murailles d'airain. Vous m'avez abrité sous des voûtes glacées,
vous m'avez enseveli dans des caves funèbres remplies d'angoisses
et de terreurs; et j'ai dormi sur une couche dure et froide, où
j'ai rêvé souvent qu'il y avait un ciel propice et des mondes
féconds. Et quand j'ai cherché la lumière du soleil, je ne l'ai
plus trouvée; car j'avais perdu la vue dans les ténèbres, et mes
pieds débiles ne pouvaient plus me porter sur le bord de l'abîme. Ô
ma vertu! ô mon abstinence! étiez-vous les suppôts de l'orgueil, ou
les conseils de la sagesse?
«Ô ma religion! ô mon espérance! vous m'avez porté comme une barque
incertaine et fragile sur des mers sans rivages, au milieu des
brumes décevantes, vagues illusions, informes images d'une patrie
inconnue. Et quand, lassé de lutter contre le vent et de gémir
courbé sous la tempête, je vous ai demandé où vous me conduisiez,
vous avez allumé des phares sur des écueils pour me montrer ce
qu'il fallait fuir, et non ce qu'il fallait atteindre. Ô ma
religion! ô mon espérance! étiez-vous le rêve de la folie, ou la
voix mystérieuse du Dieu vivant?»
«Au milieu de ces occupations innocentes, mon âme
avait repris du calme et mon corps de la vigueur; je fus
tiré de mon repos par l'irruption d'un fléau imprévu. À
la contagion qu'avaient éprouvée le monastère et les environs
succéda la peste qui désola le pays tout entier.
J'avais eu l'occasion de faire quelques observations sur
la possibilité de se préserver des maladies épidémiques
par un système hygiénique fort simple. Je fis part de mes
idées à quelques personnes; et, comme elles eurent à se
louer d'y avoir ajouté foi, on me fit la réputation d'avoir
des remèdes merveilleux contre la peste. Tout en niant
la science qu'on m'attribuait, je me prêtai de grand
coeur à communiquer mes humbles découvertes. Alors
on vint me chercher de tous côtés, et bientôt mon temps
et mes forces purent à peine suffire au nombre du consultations
qu'on venait me demander; il fallut même que
le Prieur m'accordât la permission extraordinaire de
sortir du monastère à toute heure, et d'aller visiter les
malades. Mais, à mesure que la peste étendait ses ravages,
les sentiments de piété et d'humanité, qui d'abord
avaient porté les moines à se montrer accessibles et
compatissants, s'effacèrent de leurs âmes. Une peur
égoïste et lâche glaça tout esprit de charité. Défense me
fut faite de communiquer avec les pestiférés, et les
portes du monastère furent fermées à ceux qui venaient
implorer des secours. Je ne pus m'empêcher d'en témoigner
mon indignation au Prieur. Dans un autre temps,
il m'eût envoyé au cachot; mais les esprits étaient tellement
abattus par la crainte de la mort, qu'il m'écouta
avec calme. Alors il me proposa un terme moyen: c'était
d'aller m'établir à deux lieues d'ici, dans l'ermitage de
Saint-Hyacinthe, et d'y demeurer avec l'ermite jusqu'à
ce que la fin de la contagion et l'absence de tout danger
pour _nos frères_ me permissent de rentrer dans le couvent.
Il s'agissait de savoir si l'ermite consentirait à me
laisser vaquer aux devoirs de ma nouvelle charge de
médecin, et à partager avec moi sa natte et son pain
noir. Je fus autorisé à l'aller voir pour sonder ses intentions,
et je m'y rendis à l'instant même. Je n'avais
pas grand espoir de le trouver favorable: cet homme,
qui venait une fois par mois demander l'aumône à la
porte du couvent, m'avait toujours inspiré de l'éloignement.
Quoique la piété des âmes simples ne le laissât
pas manquer du nécessaire, il était obligé par ses voeux
à mendier de porte en porte à des intervalles périodiques,
plutôt pour faire acte d'abjection que pour assurer son
existence. J'avais un grand mépris pour cette pratique;
et cet ermite, avec son grand crâne conique, ses yeux
pâles et enfoncés qui ne semblaient pas capables de
supporter la lumière du soleil, son dos voûté, son silence
farouche, sa barbe blanche, jaunie à toutes les
intempéries de l'air, et sa grande main décharnée, qu'il
tirait de dessous son manteau plutôt avec un geste de
commandement qu'avec l'apparence de l'humilité, était
devenu pour moi un type de fanatisme et d'orgueil
hypocrite.
«Quand j'eus gravi la montagne, je fus ravi de l'aspect
de la mer. Vue ainsi en plongeant de haut sur ses
abîmes, elle semblait une immense plaine d'azur fortement
inclinée vers les rocs énormes qui la surplombaient;
et ses flots réguliers, dont le mouvement n'était plus
sensible, présentaient l'apparence de sillons égaux
tracés par la charrue. Cette masse bleue, qui se dressait
comme une colline et qui semblait compacte et solide
comme le saphir, me saisit d'un tel vertige d'enthousiasme,
que je me retins aux oliviers de la montagne
pour ne pas me précipiter dans l'espace. Il me semblait
qu'en face de ce magnifique élément le corps devait
prendre les formes de l'esprit et parcourir l'immensité
dans un vol sublime. Je pensai alors à Jésus marchant
sur les flots, et je me représentai cet homme divin,
grand comme les montagnes, resplendissant comme le
soleil. «Allégorie de la métaphysique, ou rêve d'une
confiance exaltée, m'écriai-je, tu es plus grand et plus
poétique que toutes nos certitudes mesurées au compas
et tous nos raisonnements alignés au cordeau!...»
«Comme je disais ces paroles, une sorte de plainte
psalmodiée, faible et lugubre prière qui semblait sortir
des entrailles de la montagne, me força de me retourner.
Je cherchai quelque temps des yeux et de l'oreille d'où
pouvaient partir ces sons étranges; et enfin, étant
monté sur une roche voisine, je vis sous mes pieds, à
quelque distance, dans un écartement du rocher, l'ermite,
nu jusqu'à la ceinture, occupé à creuser une fosse
dans le sable. À ses pieds était étendu un cadavre roulé
dans une natte et dont les pieds bleuâtres, maculés par
les traces de la peste, sortaient de ce linceul rustique.
Une odeur fétide s'exhalait de la fosse entr'ouverte, à
peine refermée la veille sur d'autres cadavres ensevelis
à la hâte. Auprès du nouveau mort il y avait une petite
croix de bois d'olivier grossièrement taillée, ornement
unique du mausolée commun; une jatte de grès avec
un rameau d'hysope pour l'ablution lustrale, et un petit
bûcher de genièvre fumant pour épurer l'air. Un soleil
dévorant tombait d'aplomb sur la tête chauve et sur les
maigres épaules du solitaire. La sueur collait à sa poitrine
les longues mèches de sa barbe couleur d'ambre.
Saisi de respect et de pitié, je m'élançai vers lui. Il ne
témoigna aucune surprise, et, jetant sa bêche, il me fit
signe de prendre les pieds du cadavre, en même temps
qu'il le prenait par les épaules. Quand nous l'eûmes enseveli,
il replanta la croix, fit l'immersion d'eau bénite;
et, me priant de ranimer le bûcher, il s'agenouilla,
murmura une courte prière, et s'éloigna sans s'occuper
de moi davantage. Quand nous eûmes gagné son ermitage,
il s'aperçut seulement que je marchais près de lui;
et, me regardant alors avec quelque étonnement, il me
demanda si j'avais besoin de me reposer. Je lui expliquai
en peu de mots le but de ma visite. Il ne me répondit
que par un serrement de main; puis, ouvrant la porte de
l'ermitage, il me montra, dans une salle creusée au
sein du roc, quatre ou cinq malheureux pestiférés
agonisants sur des nattes.
«--Ce sont, me dit-il, des pêcheurs de la côte et des
contrebandiers que leurs parents, saisis de terreur, ont
jetés hors des huttes. Je ne puis rien faire pour eux que
de combattre le désespoir de leur agonie par des paroles
de foi et de charité; et puis je les ensevelis quand ils
ont cessé de souffrir. N'entrez pas, mon frère, ajouta-t-il
en voyant que je m'avançais sur le seuil; ces gens-là
sont sans ressources, et ce lieu est infecté; conservez
vos jours pour ceux que vous pouvez sauver encore.
«--Et vous, mon père, lui dis-je, ne craignez-vous
donc rien pour vous-même?
«--Rien, répondit-il en souriant; j'ai un préservatif
certain.
«--Et quel est-il?
«--C'est, dit-il d'un air inspiré, la tâche que j'ai à
remplir qui me rend invulnérable. Quand je ne serai plus
nécessaire, je redeviendrai un homme comme les autres;
et quand je tomberai, je dirai: «Seigneur, ta volonté
soit faite; puisque tu me rappelles, c'est que tu n'as plus
rien à me commander.»
«Comme il disait cela, ses yeux éteints se ranimèrent,
et semblèrent renvoyer les rayons du soleil qu'ils avaient
absorbés. Leur éclat fut tel que j'en détournai les miens
et les reportai involontairement sur la mer qui étincelait
à nos pieds.
«--À quoi songez-vous? me dit-il.
«--Je songe, répondis-je, que Jésus a marché sur
les eaux.
«--Quoi d'étonnant? reprit le digne homme, qui ne
me comprenait pas; la seule chose étonnante, c'est que
saint Pierre ait douté, lui qui voyait le Sauveur face à
face.»
«Je revins tout de suite au monastère pour rendre
compte à l'abbé de mon message. J'aurais dû m'épargner
cette peine, et me souvenir que les moines se soucient
fort peu de la règle, surtout quand la peur les
gouverne. Je trouvai toutes les portes closes; et quand
je présentai ma tête au guichet, on me le referma au
visage en me criant que, quel que fût le résultat de ma
démarche je ne pouvais plus rentrer au couvent. J'allai
donc coucher à l'ermitage.
«J'y passai trois mois dans la société de l'ermite.
C'était vraiment un homme des anciens jours, un saint
digne des plus beaux temps du christianisme. Hors de
l'exercice des bonnes oeuvres, c'était peut-être un esprit
vulgaire; mais sa piété était si grande qu'elle lui donnait
le génie au besoin. C'était surtout dans ses exhortations
aux mourants que je le trouvais admirable. Il
était alors vraiment inspiré; l'éloquence débordait en lui
comme un torrent des montagnes. Des larmes de componction
inondaient son visage sillonné par la fatigue. Il
connaissait vraiment le chemin des coeurs. Il combattait
les angoisses et les terreurs de la mort, comme George
le guerrier céleste terrassait les dragons. Il avait une
intelligence merveilleuse des diverses passions qui avaient
pu remplir l'existence de ces moribonds, et il avait un
langage et des promesses appropriés à chacun d'eux. Je
remarquais avec satisfaction qu'il était possédé du désir
sincère de leur donner un instant de soulagement moral
à leur pénible départ de ce monde, et non trop préoccupé
des vaines formalités du dogme. En cela, il s'élevait
au-dessus de lui-même; car sa foi avait dans l'application
personnelle toutes les minuties du catholicisme
le plus étroit et le plus rigide: mais la bonté est un don
de Dieu au-dessus des pouvoirs et des menaces de l'Église.
Une larme de ses mourants lui paraissait plus importante
que les cérémonies de l'extrême-onction, et un
jour je l'entendis prononcer une grande parole pour un
catholique. Il avait présenté le crucifix aux lèvres d'un
agonisant; celui-ci détourna la tête, et, prenant l'autre
main de l'ermite, il la lui baisa en rendant l'esprit.