«--Eh bien! dit l'ermite en lui fermant les yeux, il te
sera pardonné, car tu as senti la reconnaissance; et si
tu as compris le dévoûment d'un homme en ce monde,
tu sentiras la bonté de Dieu dans l'autre.»
«Avec les chaleurs de l'été cessa la contagion. Je
passai encore quelque temps avec l'ermite avant que l'on
osât me rappeler au couvent. Le repos nous était bien
nécessaire à l'un et à l'autre; et je dois dire que ces
derniers jours de l'année, pleins de calme, de fraîcheur
et de suavité dans un des sites les plus magnifiques
qu'il soit possible d'imaginer, loin de toute contrainte,
et dans la société d'un homme vraiment respectable,
furent au nombre des rares beaux jours de ma vie. Cette
existence rude et frugale me plaisait, et puis je me
sentais un autre homme qu'en arrivant à l'ermitage;
un travail utile, un dévoûment sincère, m'avaient retrempé.
Mon coeur s'épanouissait, comme une fleur aux
brises du printemps. Je comprenais l'amour fraternel
sur un vaste plan; le dévoûment pour tous les hommes,
la charité, l'abnégation, la vie de l'âme en un mot. Je
remarquais bien quelque puérilité dans les idées de mon
compagnon rendu au calme de sa vie habituelle. Lorsque
l'enthousiasme ne le soutenait plus, il redevenait capucin
jusqu'à un certain point; mais je n'essayai pas de
combattre ses scrupules, et j'étais pénétré de respect
pour la foi épurée au creuset d'une telle vertu.
«Lorsque l'ordre me vint de retourner au monastère,
j'étais un peu malade; la peur de me voir rapporter un
germe de contagion fit attendre très-patiemment mon
retour. Je reçus immédiatement une licence pour rester
dehors le temps nécessaire à mon rétablissement; temps
qu'on ne limitait pas, et dont je résolus de faire le meilleur
emploi possible.
«Jusque là une des principales idées qui m'avaient
empêché de rompre mon voeu, c'était la crainte du
scandale: non que j'eusse aucun souci personnel de
l'opinion d'un monde avec lequel je ne désirais établir
aucun rapport, ni que je conservasse aucun respect pour
ces moines que je ne pouvais estimer; mais une rigidité
naturelle, un instinct profond de la dignité du serment,
et, plus que tout cela peut-être, un respect invincible
pour la mémoire d'Hébronius, m'avaient retenu. Maintenant
que le couvent me rejetait, pour ainsi dire, de
son enceinte, il me semblait que je pouvais l'abandonner
sans faire un éclat de mauvais exemple et sans
violer mes résolutions. J'examinai la vie que j'avais
menée dans le cloître et celle que j'y pouvais mener encore.
Je me demandai si elle pouvait produire ce qu'elle
n'avait pas encore produit, quelque chose de grand ou
d'utile. Cette vie de bénédictin que Spiridion avait pratiquée
et rêvée sans doute pour ses successeurs, était devenue
impossible. Les premiers compagnons de la savante
retraite de Spiridion durent lui faire rêver les beaux
jours du cloître et les grands travaux accomplis sous ces
voûtes antiques, sanctuaire de l'érudition et de la persévérance;
mais Spiridion, contemporain des derniers hommes
remarquables que le cloître ait produits, mourut
pourtant dégoûté de son oeuvre, à ce qu'on assure, et désillusionné
sur l'avenir de la vie monastique, quant à moi,
qui puis sans orgueil, puisqu'il s'agit de pénibles travaux
entrepris, et non de glorieuses oeuvres accomplies, dire
que j'ai été le dernier des bénédictins en ce siècle, je
voyais bien que même mon rôle de paisible érudit n'était
plus tenable. Pour des études calmes, il faut un esprit
calme; et comment le mien eût-il pu l'être au sein de la
tourmente qui grondait sur l'humanité? Je voyais les
sociétés prêtes à se dissoudre, les trônes trembler comme
des roseaux que la vague va couvrir, les peuples se réveiller
d'un long sommeil et menacer tout ce qui les
avait enchaînés, le bon et le mauvais confondus dans la
même lassitude du joug, dans la même haine du passé.
Je voyais le rideau du temple se fendre du haut en bas
comme à l'heure de la résurrection du crucifié dont ces
peuples étaient l'image, et les turpitudes du sanctuaire
allaient être mises à nu devant l'oeil de la vengeance.
Comment mon âme eût-elle pu être indifférente aux
approches de ce vaste déchirement qui allait s'opérer?
Comment mon oreille eût-elle pu être sourde au rugissement
de la grande mer qui montait, impatiente de
briser ses digues et de submerger les empires? À la
veille des catastrophes dont nous sentirons bientôt
l'effet, les derniers moines peuvent bien achever à la
hâte de vider leurs cuves, et, gorgés de vin et de
nourriture, s'étendre sur leur couche souillée pour y
attendre sans souci la mort au milieu des fumées de
l'ivresse. Mais je ne suis pas de ceux-là; je m'inquiète
de savoir comment et pourquoi j'ai vécu, pourquoi et
comment je dois mourir.
«Ayant mûrement examiné quel usage je pourrais
faire de la liberté que je m'arrogeais, je ne vis, hors des
travaux de l'esprit, rien qui me convînt en ce monde.
Aux premiers temps de mon détachement du catholicisme,
j'avais été travaillé sans doute par de vastes ambitions;
j'avais fait des projets gigantesques; j'avais médité
la réforme de l'Église sur un plan plus vaste que
celui de Luther; j'avais rêvé le développement du protestantisme.
C'est que, comme Luther, j'étais chrétien;
et, conçu dans le sein de l'Église, je ne pouvais imaginer
une religion, si émancipée qu'elle se fît, qui ne fût
d'abord engendrée par l'Église. Mais, en cessant de
croire au Christ, en devenant philosophe comme mon
siècle, je ne voyais plus le moyen d'être un novateur;
on avait tout osé. En fait de liberté de principes, j'avais
été aussi loin que les autres, et je voyais bien que, pour
élever un avis nouveau au milieu de tous ces destructeurs, il
eût fallu avoir à leur proposer un plan de réédification
quelconque. J'eusse pu faire quelque chose pour
les sciences, et je l'eusse dû peut-être; mais, outre que
je n'avais nul souci de me faire un nom dans cette
branche des connaissances humaines, je ne me sentais
vraiment de désirs et d'énergie que pour les questions
philosophiques. Je n'avais étudié les sciences que pour
me guider dans le labyrinthe de la métaphysique, et
pour arriver à la connaissance de l'Être suprême. Ce
but manqué, je n'aimai plus ces études qui ne m'avaient
passionné qu'indirectement; et la perte de toute
croyance me paraissait une chose si triste à éprouver
qu'il m'eût paru également pénible de l'annoncer aux
hommes. Qu'eut été, d'ailleurs, une voix de plus dans
ce grand concert de malédictions qui s'élevait contre
l'Église expirante? Il y aurait eu de la lâcheté à lancer
la pierre contre ce moribond, déjà aux prises avec la
révolution française qui commençait à éclater, et qui,
n'en doute pas, Angel, aura dans nos contrées un retentissement
plus fort et plus prochain qu'on ne se plaît ici
à le croire. Voilà pourquoi je t'ai conseillé souvent de ne
pas déserter le poste où peut-être d'honorables périls
viendront bientôt nous chercher. Quant à moi, si je ne
suis plus moine par l'esprit, je le suis et le serai toujours
par la robe. C'est une condition sociale, je ne
dirai pas comme une autre, mais c'en est une; et plus
elle est déconsidérée, plus il importe de s'y comporter
en homme. Si nous sommes appelés à vivre dans le
monde, sois sur que plus d'un regard d'ironie et de
mépris viendra scruter la contenance de ces tristes
oiseaux de nuit, dont la race habite depuis quinze cents
ans les ténèbres et la poussière des vieux murs. Ceux
qui se présenteront alors au grand jour avec l'opprobre
de la tonsure doivent lever la tête plus haut que les autres;
car la tonsure est ineffaçable, et les cheveux repoussent
en vain sur le crâne: rien ne cache ce stigmate
jadis vénéré, aujourd'hui abhorré des peuples. Sans
doute, Angel, nous porterons la peine des crimes que
nous n'avons pas commis, et des vices que nous n'avons
pas connus. Que ceux qui auront mérité les supplices
prennent donc la fuite; que ceux qui auront mérité des
soufflets se cachent donc le visage. Mais nous, nous pouvons
tendre la joue aux insultes et les mains à la corde,
et porter en esprit et en vérité la croix du Christ, ce philosophe
sublime que tu m'entends rarement nommer,
parce que son nom illustre, prononcé sans cesse autour
de moi par tant de bouches impures, ne peut sortir
de mes lèvres qu'à propos des choses les plus sérieuses
de la vie et des sentiments les plus profonds de l'âme.
«Que pouvais-je donc faire de ma liberté? rien qui
me satisfît. Si je n'eusse écouté qu'une vaine avidité de
bruit, de changement et de spectacles, je serais certainement
parti pour longtemps, pour toujours peut-être.
J'eusse exploré des contrées lointaines, traversé les
vastes mers, et visité les nations sauvages du globe. Je
vainquis plus d'une vive tentation de ce genre. Tantôt
j'avais envie de me joindre à quelque savant missionnaire,
et d'aller chercher, loin du bruit des nations nouvelles,
le calme du passé chez des peuples conservateurs
religieux des lois et des croyances de l'antiquité. La
Chine, l'Inde surtout, m'offraient un vaste champ de
recherches et d'observations. Mais j'éprouvai presque
aussitôt une répugnance insurmontable pour ce repos de
la tombe auquel je ne risquais certainement pas d'échapper,
et que j'allais, tout vivant, me mettre sous les
yeux. Je ne voulus point voir des peuples morts intellectuellement,
attachés comme des animaux stupides au
joug façonné par l'intelligence de leurs aïeux, et marchant
tout d'une pièce comme des momies dans leur
suaire d'hiéroglyphes. Quelque violent, quelque terrible,
quelque sanglant que pût être le dénoûment du drame
qui se préparait autour de moi, c'était l'histoire, c'était
le mouvement éternel des choses, c'était l'action fatale
ou providentielle du destin, c'était la vie, en un mot,
qui bouillonnait sous mes pieds comme la lave. J'aimai
mieux être emporté par elle comme un brin d'herbe que
d'aller chercher les vestiges d'une végétation pétrifiée
sur des cendres à jamais refroidies.
«En même temps que mes idées prirent ce cours,
une autre tentation vint m'assaillir: ce fut d'aller précisément
me jeter au milieu du mouvement des choses,
et de quitter cette terre où le réveil ne se faisait pas
sentir encore, pour voir l'orage éclater. Oubliant alors
que j'étais moine et que j'avais résolu de rester moine,
je me sentais homme, et un homme plein d'énergie et
de passions; je songeais alors à ce que peut être la vie
d'action, et, lassé de la réflexion, je me sentais emporté,
comme un jeune écolier (je devrais plutôt dire
comme un jeune animal), par le besoin de remuer et de
dépenser mes forces. Ma vanité me berçait alors de
menteuses promesses. Elle me disait que là un rôle
utile m'attendait peut-être, que les idées philosophiques
avaient accompli leur tâche, que le moment d'appliquer
ces idées était venu, qu'il s'agissait désormais d'avoir
de grands sentiments, que les caractères allaient être
mis à l'épreuve, et que les grands coeurs seraient aussi
nécessaires qu'ils seraient rares. Je me trompais. Les
grandes époques engendrent les grands hommes; et,
réciproquement, les grandes actions naissent les unes
des autres. La révolution française, tant calomniée à tes
oreilles par tous ces imbéciles qu'elle épouvante et tous
ces cafards qu'elle menace, enfante tous les jours, sans
que tu l'en doutes, Angel, des phalanges de héros, dont
les noms n'arrivent ici qu'accompagnés de malédictions,
mais dont tu chercheras un jour avidement la trace
dans l'histoire contemporaine.
«Quant à moi, je quitterai ce monde sans savoir
clairement le mot de la grande énigme révolutionnaire,
devant laquelle viennent se briser tant d'orgueils étroits
ou d'intelligences téméraires. Je ne suis pas né pour
savoir. J'aurai passé dans cette vie comme sur une
ponte rapide conduisant à des abîmes où je serai lancé
sans avoir le temps de regarder autour de moi, et sans
avoir servi à autre chose qu'à marquer par mes souffrances
une heure d'attente au cadran de l'éternité.
Pourtant, comme je vois les hommes du présent se faire
de plus grands maux encore en vue de l'avenir que nous
ne nous en sommes fait en vue du passé, je me dis que
tout ce mal doit amener de grands biens; car aujourd'hui
je crois qu'il y a une action providentielle, et que
l'humanité obéit instinctivement et sympathiquement
aux grands et profonds desseins de la pensée divine.
«J'étais aux prises avec ce nouvel élan d'ambition,
dernier éclair d'une jeunesse de coeur mal étouffée, et
prolongée par cela même au delà des temps marqués
pour la candeur et l'inexpérience. La révolution américaine
m'avait tenté vivement, celle de France me tentait
plus encore. Un navire faisant voile pour la France
fut jeté sur nos côtes par des vents contraires. Quelques
passagers vinrent visiter l'ermitage et s'y reposer, tandis
que le navire se préparait à reprendre sa route. C'étaient
les personnes distinguées; du moins elles me parurent
telles, à moi qui éprouvais un si grand besoin d'entendre
parler avec liberté des événements politiques et du mouvement
philosophique qui les produisait. Ces hommes
étaient pleins de foi dans l'avenir, pleins de confiance en
eux-mêmes. Ils ne s'entendaient pas beaucoup entre eux
sur les moyens; mais il était aisé de voir que tous les
moyens leur sembleraient bons dans le danger. Cette
manière d'envisager les questions les plus délicates de
l'équité sociale me plaisait et m'effrayait en même temps;
tout ce qui était courage et dévoûment éveillait des échos
endormis dans mon sein. Pourtant les idées de violence
et de destruction aveugle troublaient mes sentiments de
justice et mes habitudes de patience.
«Parmi ces gens-là il y avait un jeune Corse dont les
traits austères et le regard profond ne sont jamais sortis
de ma mémoire. Son attitude négligée, jointe à une
grande réserve, ses paroles énergiques et concises, ses
yeux clairs et pénétrants, son profil romain, une certaine
gaucherie gracieuse qui semblait une méfiance de
lui-même prête à se changer en audace emportée au
moindre défi, tout me frappa dans ce jeune homme; et,
quoiqu'il affectât de mépriser toutes les choses présentes
et de n'estimer qu'un certain idéal d'austérité spartiate,
je crus deviner qu'il brûlait de s'élancer dans la vie, je
crus pressentir qu'il y ferait des choses éclatantes.
J'ignore si je me suis trompé. Peut-être n'a-t-il pu percer
encore, peut-être son nom est-il un de ceux qui remplissent
aujourd'hui le monde, ou peut-être encore est-il tombé
sur un champ de bataille, tranché comme un
jeune épi avant le temps de la moisson. S'il vit et s'il
prospère, fasse le ciel que sa puissante énergie ait servi
le développement de ses principes rigides, et non celui
des passions ambitieuses! Il remarqua peu le vieux
ermite, et, quoique j'en fusse bien moins digne, il concentra
toute son attention sur moi, durant le peu
d'heures que nous passâmes à marcher de long en large
sur la terrasse de rochers qui entoure l'ermitage. Sa
démarche était saccadée, toujours rapide, à chaque instant
brisée brusquement, comme le mouvement de la
mer qu'il s'arrêtait pour écouter avec admiration; car il
avait le sentiment de la poésie mêlé à un degré extraordinaire
à celui de la réalité. Sa pensée semblait embrasser
le ciel et la terre; mais elle était sur la terre plus qu'au
ciel, et les choses divines ne lui semblaient que des institutions
protectrices des grandes destinées humaines.
Son Dieu était la volonté, la puissance son idéal, la
force son élément de vie. Je me rappelle assez distinctement
l'élan d'enthousiasme qui le saisit lorsque j'essayai
de connaître ses idées religieuses.
«Oh! s'écria-t-il vivement, je ne connais que Jéhovah,
parce que c'est le Dieu de la force.
«Oh! oui, la force! c'est là le devoir, c'est là la révélation
du Sinaï, c'est là le secret des prophètes!
«L'appétition de la force, c'est le besoin de développement
que la nécessité inflige à tous les êtres. Chaque
chose veut être parce qu'elle doit être. Ce qui n'a pas la
force de vouloir est destiné à périr, depuis l'homme sans
coeur jusqu'au brin d'herbe privé des sucs nourriciers.
Ô mon père! toi qui étudies les secrets de la nature,
incline-toi devant la force! Vois dans tout quelle âpreté
d'envahissement, quelle opiniâtreté de résistance! comme
le lichen cherche à dévorer la pierre! comme le lierre
étreint les arbres, et, impuissant à percer leur écorce,
se roule à l'entour comme un aspic en fureur! Vois le
loup gratter la terre et l'ours creuser la neige avant de
s'y coucher. Hélas! comment les hommes ne se feraient-ils
pas la guerre, nation contre nation, individu contre
individu? comment la société ne serait-elle pas un conflit
perpétuel de volontés et de besoins contraires, lorsque
tout est travail dans la nature, lorsque les îlots de la mer
se soulèvent les uns contre les autres, lorsque l'aigle
déchire le lièvre et l'hirondelle le vermisseau, lorsque la
gelée fend les blocs de marbre, et que la neige résiste
au soleil? Lève la tête; vois ces masses granitiques qui
se dressent sur nous comme des géants, et qui, depuis
des siècles, soutiennent les assauts des vents déchaînés!
Que veulent ces dieux de pierre qui lassent l'haleine
d'Éole? pourquoi la résistance d'Atlas sous le fardeau de
la matière? pourquoi les terribles travaux du cyclope
aux entrailles du géant, et les laves qui jaillissent de sa
bouche? C'est que chaque chose veut avoir sa place et
remplir l'espace autant que sa puissance d'extension le
comporte; c'est que, pour détacher une parcelle de ces
granités, il faut l'action d'une force extérieure formidable;
c'est que chaque être et chaque chose porte en soi
les éléments de la production et de la destruction; c'est
que la création entière offre le spectacle d'un grand
combat, où l'ordre et la durée ne reposent que sur la
lutte incessante et universelle. Travaillons donc, créatures
mortelles, travaillons à notre propre existence!
Ô homme! travaille à refaire ta société, si elle est
mauvaise; en cela tu imiteras le castor industrieux qui
bâtit sa maison. Travaille à la maintenir, si elle est
bonne; en cela tu seras semblable au récif qui se défend
contre les flots rongeurs. Si tu l'abandonnes, si tu
laisses à la chimère du hasard le soin de ton avenir, si
tu subis l'oppression, si tu négliges l'oeuvre de la délivrance,
tu mourras dans le désert comme la race incrédule
d'Israël. Si tu t'endors dans la lâcheté, si tu souffres
les maux que l'habitude t'a rendus familiers, afin
d'éviter ceux que tu crois éloignés; si tu endures la
soif par méfiance de l'eau du rocher et de la verge du
prophète, tu mérites que le ciel t'abandonne et que la
mer roule sur toi ses flots indifférents. Oui, oui, le plus
grand crime que l'homme puisse commettre, la plus
grande impiété dont il puisse souiller sa vie, c'est la paresse
et l'indifférence. Ceux qui ont appliqué la sainte
parole de résignation à cette soumission couarde et nonchalante,
ceux qui ont fait un mérite aux hommes de
subir l'insolence et le despotisme d'autres hommes;
ceux-là, dis-je, ont péché; ce sont de faux prophètes,
et ils ont égaré la race humaine dans des voies de malédictions!»
«C'est ainsi qu'il parlait tandis que la brise de mer
soufflait dans ses longs cheveux noirs. Je n'essaie pas
ici de te rendre la force et la concision de sa parole, je
ne saurais y atteindre; le souvenir de ses idées m'est
seul resté, et sa figure a été longtemps devant mes
yeux après son départ. Je l'accompagnai sur la barque
qui le reconduisait à bord du navire. Il me serra la
main avec force en me quittant, et ses dernières paroles
furent:
«--Eh bien, vous ne voulez pas nous suivre?»
«Mon coeur tressaillit en cet instant, comme s'il eût
voulu s'échapper de ma poitrine; je sentis pour ce jeune
homme un élan de sympathie extraordinaire, comme si
son énergie avait en moi un reflet ignoré. Mais, en même
temps, cette face inconnue de son être qui échappait à
ma pénétration me glaça de crainte, et je laissai retomber
sa main blanche et froide comme le marbre. Longtemps
je le suivis des yeux, du haut des rochers, d'où je l'apercevais
debout sur le tillac, une longue-vue à la main,
observant les récifs de la côte: déjà il ne songeait plus
à moi. Quand la voile eut disparu à l'horizon, je regrettai
de ne pas lui avoir demandé son nom. Je n'y avais pas
songé.
«Quand je me retrouvai seul sur le rivage, il me
sembla que la dernière lueur de vie venait de s'éteindre
en moi et que je rentrais dans la nuit éternelle. Mon
coeur se serra étroitement; et, quoique le soleil fût ardent
sur ma tête, je me trouvai tout à coup comme
environné de ténèbres. Alors les paroles de mon rêve
me revinrent à la mémoire, et je les prononçai tout haut
dans une sorte de désespoir:
«_Que ce qui appartient à la tombe soit rendu à
la tombe_.
«Je passai le reste de cette journée dans une grande
agitation. Tant que ces voyageurs m'avaient encouragé
à les suivre, je m'étais senti plus fort que leurs suggestions;
maintenant qu'il n'était plus temps de me raviser,
je n'étais pas sûr que mon refus ne fût pas bien plutôt
un trait de lâcheté qu'un acte de sagesse. J'étais abattu,
incertain; je jetais des regards sombres autour de moi;
ma robe noire me semblait une chape de plomb; j'étais
accablé de moi-même. Je me traînai jusqu'à mon lit de
joncs, et je m'endormis en formant le souhait de ne plus
me réveiller.
«Je revis en rêve l'abbé Spiridion, pour la première
fois depuis douze ans. Il me sembla qu'il entrait dans la
cellule, qu'il passait auprès de l'ermite sans l'éveiller, et
qu'il venait s'asseoir familièrement près de moi. Je ne le
voyais pas distinctement, et pourtant je le reconnaissais;
j'étais assuré qu'il était là, qu'il me parlait, et je lui
retrouvais le même son de voix qu'il avait eu dans mes
rêves précédents, malgré le temps qui s'était écoulé
depuis le dernier. Il me parla longuement, vivement, et
je m'éveillai fort ému; mais il me fut impossible de me
rappeler un mot de ce qu'il m'avait dit. Pourtant j'étais
sous l'impression de ses remontrances, et tout le jour je
me trouvai languissant et rêveur comme un enfant repris
d'une faute dont il ne connaît pas la gravité. Je me
promenai poursuivi de l'idée de Spiridion, et ne songeant
d'ailleurs plus à la chasser; elle ne me causait
plus d'effroi, quoiqu'elle se liât toujours dans ma pensée
à une pensée d'aliénation mentale; il m'importait assez
peu désormais de perdre la raison, pourvu que ma folie
fût douce; et, comme je me sentais porté à la mélancolie,
je préférais de beaucoup cet état à la lucidité du
désespoir.
«La nuit suivante, je reçus la même visite, je fis le
même songe, et le surlendemain aussi. Je commençai à ne
plus me demander si c'était là une de ces idées fixes qui
s'emparent des cerveaux troublés, ou s'il y avait véritablement
un commerce possible entre l'âme des vivants
et celle des morts. J'avais, sinon l'esprit, du moins le
coeur assez tranquille; car, depuis un certain temps, je
m'appliquais sérieusement à la pratique du bien. J'avais
quitté le désir de me rendre plus éclairé et plus habile,
pour celui de me rendre plus pur et plus juste. Je me
laissais donc aller au destin. Mon dernier sacrifice, quoiqu'il
m'eût bien coûté, était consommé: j'avais fait pour
le mieux. J'ignorais si cette ombre assidue à me visiter
était mécontente de mon regret; mais je n'avais plus
peur d'elle, je me sentais assez fort pour ne pas me soucier
des morts, moi qui avais pu rompre, à tout jamais,
avec les vivants.
«Le quatrième jour, l'ordre formel me vint du haut
clergé de retourner à mon couvent. L'évêque de la province
avait déjà entendu parler de ma conférence avec
des voyageurs dont le rapide passage avait échappé au
contrôle de sa police. On craignait que je n'eusse quelques
rapports secrets avec des moteurs d'insurrection,
ou des étrangers imbus de mauvais principes; on m'enjoignait
de rentrer sur l'heure au monastère. Je cédai à
cette injonction avec la plus complète indifférence. Le
regret du bon ermite me toucha cependant, quoique son
respect pour les ordres supérieurs l'eût empêché d'élever
aucune objection contre mon départ, ni de laisser
voir aucun mécontentement. Au moment de me voir disparaître
parmi les arbres, il me rappela, se jeta dans
mes bras, et s'en arracha tout en pleurs pour se précipiter
dans son oratoire. Alors je courus après lui à mon
tour, et, pour la première fois depuis bien des années,
m'agenouillant devant un homme et devant un prêtre, je
lui demandai sa bénédiction. Ce fut un éternel adieu; il
mourut l'hiver suivant, dans sa quatre-vingt-dixième
année; c'était un homme trop obscur pour que l'on songeât
à Rome à le canoniser. Pourtant jamais chrétien ne
mérita mieux le patriciat céleste. Les paysans de la
contrée se partagèrent sa robe de bure, et en portent
encore de petits morceaux comme des reliques. Les bandits
des montagnes, pour lesquels sa porte n'avait jamais
été fermée, payèrent un magnifique service funèbre à
l'église de sa paroisse pour faire honneur à sa mémoire.
«Je le quittai vers midi, et prenant le plus long chemin
pour retourner au couvent, je suivis les grèves de la mer
jusqu'à la plaine, faisant pour la dernière fois de ma vie
l'école buissonnière avec des épaules courbées par l'âge
et un coeur usé par la tristesse.
«La journée était chaude, car déjà le printemps s'épanouissait
au flanc des rochers. Le chemin que je suivais
n'était pas tracé; la mer seule l'avait creusé à la base des
montagnes. Mille aspérités du roc semblaient encore disputer
la rive à l'action envahissante des flots. Au bout de
deux heures de marche sur ces grèves ardentes, je m'assis,
épuisé de fatigue, sur un bloc de granit noir au milieu
de l'écume blanche des vagues. C'était un endroit sauvage,
et la mer le remplissait d'harmonies lugubres.
Une vieille tour ruinée, asile des pétrels ci des goëlands,
semblait prête à crouler sur ma tête. Rongées par l'air
salin, ses pierres avaient pris le grain et la couleur des
rochers voisins, et l'oeil ne pouvait plus distinguer en
beaucoup d'endroits où finissait le travail de la nature et
où commençait celui de l'homme. Je me comparai à cette
ruine abandonnée que les orages emportaient pierre à
pierre, et je me demandai si l'homme était forcé d'attendre
ainsi sa destruction du temps et du hasard; si,
après avoir accompli sa tâche ou consommé son sacrifice,
il n'avait pas droit de hâter le repos de la tombe; et des
pensées de suicide s'agitèrent dans mon cerveau. Alors
je me levai, et me mis à marcher sur le bord du rocher,
si rapidement et si près de l'abîme, que j'ignore comment
je n'y tombai pas. Mais en cet instant j'entendis
derrière moi comme le bruit d'un vêtement qui froissait
la mousse et les broussailles. Je me retournai sans voir
personne et repris ma course. Mais par trois fois des pas
se firent entendre derrière les miens, et, à la troisième
fois, une main froide comme la glace se posa sur ma tête
brûlante. Je reconnus alors l'Esprit, et, saisi de crainte,
je m'arrêtai en disant:
«--Manifeste ta volonté, et je suis à toi. Mais que ce
soit la volonté paternelle d'un ami et non la fantaisie
d'un spectre capricieux; car je puis échapper à tout et à
toi-même par la mort.»
«Je ne reçus point de réponse, et je cessai de sentir
la main qui m'avait arrêté; mais, en cherchant des yeux,
je vis devant moi, à quelque distance, l'abbé Spiridion
dans son ancien costume, tel qu'il m'était apparu au lit
de mort de Fulgence. Il marchait rapidement sur la mer,
en suivant la longue traînée de feu que le soleil y projette,
quand il eut atteint l'horizon, il se retourna, et me
parut étincelant comme un astre; d'une main il me montrait
le ciel, de l'autre le chemin du monastère. Puis
tout à coup il disparut, et je repris ma route, transporté
de joie, rempli d'enthousiasme. Que m'importait d'être
fou? j'avais eu une vision sublime.»
«--Père Alexis, dis-je en interrompant le narrateur,
vous eûtes sans doute quelque peine à reprendre les
habitudes de la vie monastique?
«--Sans doute, répondit-il, la vie cénobitique était plus
conforme à mes goûts que celle du cloître; pourtant j'y
songeai peu. Une vaine recherche du bonheur ici-bas
n'était pas le but de mes travaux; un puéril besoin de
bonheur et de bien-être n'était pas l'objet de mes désirs;
je n'avais eu qu'un désir dans ma vie, c'était d'arriver à
l'espérance, sinon à la foi religieuse. Pourvu qu'en développant
les puissances de mon âme j'eusse pu parvenir à
en tirer le meilleur parti possible pour la vérité, la sagesse
ou la vertu, je me serais regardé comme heureux,
autant qu'il est donné à l'homme de l'être en ce monde;
mais hélas! le doute à cet égard vint encore m'assaillir,
après le dernier, l'immense sacrifice que j'avais consommé.
J'étais, il est vrai, plus près de la vertu que je
ne l'avais été en sortant de ma retraite. Fatigué de cultiver
le champ stérile de la pure intelligence, ou, pour
mieux dire, comprenant mieux l'étendue de ce vaste domaine
de l'âme, qu'une fausse philosophie avait voulu
restreindre aux froides spéculations de la métaphysique,
je sentais la vanité de tout ce qui m'avait séduit, et la
nécessité d'une sagesse qui me rendit meilleur. Avec
l'exercice du dévouement, j'avais retrouvé le sentiment
de la charité; avec l'amitié, j'avais compris la tendresse
du coeur; avec la poésie et les arts, je retrouvais l'instinct
de la vie éternelle; avec la céleste apparition du bon
génie Spiridion, je retrouvais la foi et l'enthousiasme;
mais il me restait quelque chose à faire, je le savais
bien, c'était d'accomplir un devoir. Ce que j'avais fait
pour soulager autour de moi quelques maux physiques
n'était qu'une obligation passagère dont je ne pouvais me
faire un mérite, et dont la Providence m'avait récompensé
au centuple en me donnant deux amis sublimes:
l'ermite sur la terre, Hébronius dans le ciel. Mais, rentré
dans le couvent, j'avais sans doute une mission quelconque
à remplir, et la grande difficulté consistait à savoir
laquelle. Il me venait donc encore à l'esprit de me méfier
de ce qu'en d'autres temps j'eusse appelé les visions
d'un cerveau enclin au merveilleux, et de me demander
à quoi un moine pouvait être bon au fond de son monastère
dans le siècle où nous vivons, après que les travaux
accomplis par les grands érudits monastiques des siècles
passés ont porté leurs fruits, et lorsqu'il n'existe plus
dans les couvents de trésors enfouis à exhumer pour
l'éducation du genre humain; lorsque, surtout, la vie
monastique a cessé de prouver et de mériter pour une
religion qui, elle-même, ne prouve et ne mérite plus pour
les générations contemporaines. Que faire donc pour le
présent quand on est lié par le passé? Comment marcher
et faire marcher les autres quand on est garrotté à un
poteau?
«Ceci est une grande question, ceci est la véritable
grande question de ma vie. C'est à la résoudre que j'ai
consumé mes dernières années, et il faut bien que je
te l'avoue, mon pauvre Angel, je ne l'ai point résolue.
Tout ce que j'ai pu faire, c'est de me résigner, après avoir
reconnu douloureusement que je ne pouvais plus rien.
«Ô mon enfant! je n'ai rien fait jusqu'ici pour détruire
en toi la foi catholique. Je ne suis point partisan
des éducations trop rapides. Lorsqu'il s'agit de ruiner
des convictions acquises, et qu'on n'a pu formuler l'inconnu
d'une idée nouvelle, il ne faut pas trop se hâter
de lancer une jeune tête dans les abîmes du doute. Le
doute est un mal nécessaire. On peut dire qu'il est un
grand bien, et que, subi avec douleur, avec humilité,
avec l'impatience et le désir d'arriver à la foi, il est un
des plus grands mérites qu'une âme sincère puisse offrir
à Dieu. Oui, certes, si l'homme qui s'endort dans l'indifférence
de la vérité est vil, si celui qui s'enorgueillit dans
une négation cynique est insensé ou pervers, l'homme
qui pleure sur son ignorance est respectable, et celui
qui travaille ardemment à en sortir est déjà grand, même
lorsqu'il n'a encore rien recueilli de son travail. Mais il
faut une âme forte ou une raison déjà mûre pour traverser
cette mer tumultueuse du doute, sans y être englouti.
Bien des jeunes esprits s'y sont risqués, et, privés de
boussole, s'y sont perdus à jamais, ou se sont laissé
dévorer par les monstres de l'abîme, par les passions
que n'enchaînait plus aucun frein. À la veille de te quitter,
je te laisse aux mains de la Providence. Elle prépare
ta délivrance matérielle et morale. La lumière du siècle,
cette grande clarté de désabusement qui se projette si
brillante sur le passé, mais qui a si peu de rayons pour
l'avenir, viendra te chercher au fond de ces routes ténébreuses.
Vois-la sans pâlir, et pourtant garde-toi d'en
être trop enivré. Les hommes ne rebâtissent pas du jour
au lendemain ce qu'ils ont abattu dans une heure de lassitude
ou d'indignation. Sois sur que la demeure qu'ils
t'offriront ne sera point faite à ta taille. Fais-toi donc
toi-même ta demeure, afin d'être à l'abri au jour de
l'orage. Je n'ai pas d'autre enseignement à te donner
que celui de ma vie. J'aurais voulu te le donner un peu
plus tard; mais le temps presse, les évènements s'accomplissent
rapidement. Je vais mourir, et, si j'ai acquis,
au prix de trente années de souffrances, quelque notions
pures, je veux te les léguer: fais-en l'usage que ta conscience
t'enseignera. Je te l'ai dit, et ne sois point étonné
du calme avec lequel je te le répète, ma vie a été un
long combat entre la foi et le désespoir; elle va s'achever
dans la tristesse et la résignation, quant à ce qui concerne
cette vie elle-même. Mais mon âme est pleine d'espérance
en l'avenir éternel. Si parfois encore tu me vois en proie
à de grands combats, loin d'en être scandalisé, sois-en
édifié. Vois combien le désespoir est impossible à la raison
et à la conscience humaine, puisque ayant épuisé tous
les sophismes de l'orgueil, tous les arguments de l'incrédulité,
toutes les langueurs du découragement, toutes les
angoisses de la crainte, l'espoir triomphe en moi aux
approches de la mort. L'espoir, mon fils, c'est la foi de ce
siècle.
«Mais reprenons notre récit. J'étais rentré au couvent
dans un état d'exaltation. À peine eus-je franchi la grille,
qu'il me sembla sentir tomber sur mes épaules le poids
énorme de ces voûtes glacées sous lesquelles je venais
une seconde fois m'ensevelir. Quand la porte se referma
derrière moi avec un bruit formidable, mille échos lugubres,
réveillés comme en sursaut, m'accueillirent d'un
concert funèbre. Alors je fus épouvanté, et, dans un
mouvement d'effroi impossible à décrire, je retournai
sur mes pas et j'allai toucher cette porte fatale. Si elle
eût été entr'ouverte, je pense que c'en était fait, et que
je prenais la fuite pour jamais. Le portier me demanda si
j'avais oublié quelque chose.
[Illustration]
«--Oui, lui répondis-je avec égarement, j'ai oublié
de vivre.»
«J'espérais que la vue de mon jardin me consolerait,
et, au lieu d'aller tout de suite faire acte de présence et
de soumission chez le Prieur, je courus vers mon parterre.
Je n'en trouvai plus la moindre trace: le potager
avait tout envahi; mes berceaux avaient disparu, mes
belles plantes avaient été arrachées; les palmiers seuls
avaient été respectés: ils penchaient leurs fronts altérés
dans une attitude morne, comme pour chercher sur le
sol fraîchement remué les gazons et les fleurs qu'ils
avaient coutume d'abriter. Je retournai à m'a cellule; elle
était dans le même état qu'au jour de mon départ; mais
elle ne me rappelait que des souvenirs pénibles. J'allai
chez le Prieur; mes traits étaient bouleversés: au premier
coup d'oeil qu'il jeta sur moi, il s'en aperçut et je
lus sur son visage la joie d'un triomphe insultant. Alors
le mépris me rendit toute mon énergie, et, bien que notre
entretien roulât en apparence sur des choses générales,
je lui fis sentir en peu de mots que je ne me méprenais
pas sur la distance qui séparait un homme comme lui,
voué à la règle par de vulgaires intérêts, et un homme
comme moi rendu à l'esclavage par un acte héroïque de
la volonté. Pendant quelques jours je fus en butte à une
lâche et malveillante curiosité. On ne pouvait croire que la
peur seule de la discipline ecclésiastique ne m'eût pas
ramené au couvent, et on se réjouissait à l'idée de ma
souffrance. Je ne leur donnai pas la satisfaction de surprendre
un soupir dans ma poitrine ou un murmure sur
mes lèvres. Je me montrai impassible; mais il m'en coûta
beaucoup.
«L'éclair d'enthousiasme que m'avait apporté ma
vision magnifique au bord de la mer, se dissipa promptement,
car elle ne se renouvela pas, comme je m'en
étais flatté; et, de nouveau rendu à la lutte des tristes
réalités, j'eus le loisir de me considérer encore une fois
comme un être raisonnable condamné à subir une aberration
passagère, et à s'en rendre compte froidement le
reste de sa vie. Dans un autre siècle, ces visions eussent
pu faire de moi un saint; mais dans celui-ci, réduit à les
cacher comme une faiblesse ou une maladie, je n'y voyais
qu'un sujet de réflexions humiliantes sur la pauvreté
bizarre de l'esprit humain. Cependant, à force de songer
à ces choses, j'arrivai à me dire que la nature de l'âme
étant un profond mystère, les facultés de l'âme étaient
elles-mêmes profondément mystérieuses; car, de deux
choses l'une: ou mon esprit avait par moments la puissance
de ranimer fictivement ce que la mort avait replongé
dans le passé, ou ce que la mort a frappé avait la
puissance de se ranimer pour se communiquer à moi.
Or, qui pourrait nier cette double puissance dans le domaine
des idées? Qui a jamais songé à s'en étonner?
Tous les chefs-d'oeuvre de la science et de l'art qui nous
émeuvent jusqu'à faire palpiter nos coeurs et couler nos
larmes, sont-ce des monuments qui couvrent des morts?
La trace d'une grande destinée est-elle effacée par la
mort? N'est-elle pas plus brillante encore au travers des
siècles écoulés? Est-elle dans l'esprit et dans le coeur des
générations à l'état d'un simple souvenir? Non, elle est
vivante, elle remplit à jamais la postérité de sa chaleur
et de sa lumière. Platon et le Christ ne sont-ils pas toujours
présents et debout au milieu de nous? Ils pensent,
ils sentent par des millions d'âmes; ils parlent, ils agissent
par des millions de corps. D'ailleurs, qu'est-ce que
le souvenir lui-même? N'est-ce pas une résurrection sublime
des hommes et des événements qui ont mérité
d'échapper à la mort de l'oubli? Et cette résurrection
n'est-elle pas le fait de la puissance du passé qui vient
trouver le présent, et de celle du présent qui s'en va
chercher le passé? La philosophie matérialiste a pu prononcer
que, toute puissance étant brisée à jamais par la
mort, les morts n'avaient pas d'autre force parmi nous
que celle qu'il nous plaisait de leur restituer par la sympathie
ou l'esprit d'imitation. Mais des idées plus avancées
doivent restituer aux hommes illustres une immortalité
plus complète, et rendre solidaires l'une de l'autre
cette puissance des morts et cette puissance des vivants
qui forment un invincible lien à travers les générations.
Les philosophes ont été trop avides de néant, lorsque,
nous fermant l'entrée du ciel, ils nous ont refusé l'immortalité
sur la terre.
[Illustration]
«Là, pourtant, elle existe d'une manière si frappante
qu'on est tenté de croire que les morts renaissent dans
les vivants; et, pour mon compte, je crois à un engendrement
perpétuel des âmes, qui n'obéit pas aux lois de
la matière, aux liens du sang, mais à des lois mystérieuses,
à des liens invisibles. Quelquefois je me suis
demandé si je n'étais pas Hébronius lui-même, modifié
dans une existence nouvelle par les différences d'un siècle
postérieur au sien. Mais, comme cette pensée était trop
orgueilleuse pour être complètement vraie, je me suis
dit qu'il pouvait être moi sans avoir cessé d'être lui, de
même que, dans l'ordre physique, un homme, en reproduisant
la stature, les traits et les penchants de ses ancêtres,
les fait revivre dans sa personne, tout en ayant
une existence propre à lui-même qui modifie l'existence
transmise par eux. Et ceci me conduisit à croire qu'il est
pour nous deux immortalités, toutes deux matérielles et
immatérielles: l'une, qui est de ce monde et qui transmet
nos idées et nos sentiments à l'humanité par nos oeuvres
et nos travaux; l'autre qui s'enregistre dans un monde
meilleur par nos mérites et nos souffrances, et qui conserve
une puissance providentielle sur les hommes et les
choses de ce monde. C'est ainsi que je pouvais admettre
sans présomption que Spiridion vivait en moi par le sentiment
du devoir et l'amour de la vérité qui avaient rempli
sa vie, et au-dessus de moi par une sorte de divinité qui
était la récompense et le dédommagement de ses peines
en cette vie.
«Abîmé dans ces pensées, j'oubliai insensiblement ce
monde extérieur, dont le bruit, un instant monté jusqu'à
moi, m'avait tant agité. Les instincts tumultueux qu'une
heure d'entraînement avait éveillés en moi s'apaisèrent;
et je me dis que les uns étaient appelés à améliorer la
forme sociale par d'éclatantes actions, tandis que les autres
étaient réservés à chercher, dans le calme et la méditation,
la solution de ces grands problèmes dont l'humanité
était indirectement tourmentée; car les hommes
cherchaient, le glaive à la main, à se frayer une route
sur laquelle la lumière d'un jour nouveau ne s'était pas
encore levée. Ils combattaient dans les ténèbres, s'assurant
d'abord une liberté nécessaire, en vertu d'un droit
sacré. Mais leur droit connu et appliqué, il leur resterait
à connaître leur devoir; et c'est de quoi ils ne pouvaient
s'occuper durant cette nuit orageuse, au sein de laquelle
il leur arrivait souvent de frapper leurs frères au lieu de
frapper leurs ennemis. Ce travail gigantesque de la révolution
française, ce n'était pas, ce ne pouvait pas être
seulement une question de pain et d'abri pour les pauvres;
c'était beaucoup plus haut, et malgré tout ce qui
s'est accompli, malgré tout ce qui a avorté en France à
cet égard, c'est toujours, dans mes prévisions, beaucoup
plus haut, que visait et qu'a porté, en effet, cette révolution.
Elle devait, non-seulement donner au peuple un
bien-être légitime, elle devait, elle doit, quoi qu'il arrive,
n'en doute pas, mon fils, achever de donner la liberté
de conscience au genre humain tout entier. Mais quel
usage fera-t-il de cette liberté? Quelles notions aura-t-il
acquises de son devoir, en combattant comme un vaillant
soldat durant des siècles, en dormant sous la tente, et
en veillant sans cesse, les armes à la main, contre les
ennemis de son droit? Hélas! chaque guerrier qui tombe
sur le champ de bataille tourne ses yeux vers le ciel, et
se demande pourquoi il a combattu, pourquoi il est un
martyr, si tout est fini pour lui à cette heure amère de
l'agonie. Sans nul doute, il pressent une récompense;
car, si son unique devoir, à lui, a été de conquérir son
droit et celui de sa postérité, il sent bien que tout devoir
accompli mérite récompense; et il voit bien que sa récompense
n'a pas été de ce monde, puisqu'il n'a pas
joui de son droit. Et quand ce droit sera conquis entièrement
par les générations futures, quand tous les devoirs
des hommes entre eux seront établis par l'intérêt
mutuel, sera-ce donc assez pour le bonheur de l'homme?
Cette âme qui me tourmente, cette soif de l'infini qui
me dévore, seront-elles satisfaites et apaisées, parce que
mon corps sera à l'abri du besoin, et ma liberté préservée
d'envahissement? Quelque paisible, quelque douce
que vous supposiez la vie de ce monde, suffira-t-elle aux
désirs de l'homme, et la terre sera-t-elle assez vaste pour
sa pensée? Oh! ce n'est pas à moi qu'il faudrait répondre
oui. Je sais trop ce que c'est que la vie réduite à des
satisfactions égoïstes; j'ai trop senti ce que c'est que
l'avenir privé du sens de l'éternité! Moine, vivant à
l'abri de tout danger et de tout besoin, j'ai connu l'ennui,
ce fiel répandu sur tous les aliments. Philosophe,
vivant à l'empire de la froide raison sur tous les sentiments
de l'âme, j'ai connu le désespoir, cet abîme
entr'ouvert devant toutes les issues de la pensée. Oh!
qu'on ne me dise pas que l'homme sera heureux quand
il n'aura plus ni souverains pour l'accabler de corvées,
ni prêtres pour le menacer de l'enfer. Sans doute, il
ne lui faut ni tyrans ni fanatiques, mais il lui faut une
religion; car il a une âme, et il lui faut connaître un
Dieu.
«Voilà pourquoi, suivant avec attention le mouvement
politique qui s'opérait en Europe, et voyant combien
mes rêves d'un jour avaient été chimériques, combien
il était impossible de semer et de recueillir dans un
si court espace, combien les hommes d'action étaient
emportés loin de leur but par la nécessité du moment,
et combien il fallait s'égarer à droite et à gauche avant
de faire un pas sur cette voie non frayée, je me réconciliai
avec mon sort, et reconnus que je n'étais point un
homme d'action. Quoique je sentisse en moi la passion
du bien, la persévérance et l'énergie, ma vie avait été trop
livrée à la réflexion; j'avais embrassé la vie tout
entière de l'humanité d'un regard trop vaste pour faire,
la hache à la main, le métier de pionnier dans une forêt
de têtes humaines. Je plaignais et je respectais ces travailleurs
intrépides qui, résolus à ensemencer la terre,
semblables aux premiers cultivateurs, renversaient les montagnes,
brisaient les rochers, et, tout sanglants,
parmi les ronces et les précipices, frappaient sans faiblesse
et sans pitié sur le lion redoutable et sur la biche
craintive. Il fallait disputer le sol à des races dévorantes.
Il fallait fonder une colonie humaine au sein d'un monde
livré aux instincts aveugles de la matière. Tout était
permis, parce que tout était nécessaire. Pour tuer le
vautour, le chasseur des Alpes est obligé de percer aussi
l'agneau qu'il tient dans ses serres. Des malheurs privés
déchirent l'âme du spectateur; pourtant le salut général
rend ces malheurs inévitables. Les excès et les abus de
la victoire ne peuvent être imputés ni à la cause de la
guerre, ni à la volonté des capitaines. Lorsqu'un peintre
retrace à nos yeux de grands exploits, il est forcé de
remplir les coins de son tableau de certains détails affreux
qui nous émeuvent péniblement. Ici, les palais et les
temples croulent au milieu des flammes; là, les enfants
et les femmes sont broyés sous les pieds des chevaux,
ailleurs, un brave expire sur les rochers teints de son
sang. Cependant le triomphateur apparaît au centre de
la scène, au milieu d'une phalange de héros: le sang versé
n'ôte rien à leur gloire; on sent que la main du Dieu des
armées s'est levée devant eux, et l'éclat qui brille sur
leurs fronts annonce qu'ils ont accompli une mission
sainte.
«Tels étaient mes sentiments pour ces hommes au
milieu desquels je n'avais pas voulu prendre place. Je
les admirais; mais je comprenais que je ne pouvais les
imiter; car ils étaient d'une nature différente de la
mienne. Ils pouvaient ce que je ne pouvais pas, parce
que, moi, je pensais comme ils ne pouvaient penser. Ils
avaient la conviction héroïque, mais romanesque, qu'ils
touchaient au but, et qu'encore un peu de sang versé
les ferait arriver au règne de la justice et de la vertu.
Erreur que je ne pouvais partager, parce que, retiré sur
la montagne, je voyais ce qu'ils ne pouvaient distinguer
à travers les vapeurs de la plaine et la fumée du combat;
erreur sainte sans laquelle ils n'eussent pu imprimer au
monde le grand mouvement qu'il devait subir pour sortir
de ses liens! Il faut, pour que la marche providentielle
du genre humain s'accomplisse, deux espèces d'hommes
dans chaque génération: les uns, toute espérance, toute
confiance, toute illusion, qui travaillent pour produire
un oeuvre incomplet; et les autres, toute prévoyance,
toute patience, toute certitude, qui travaillent pour que
cet oeuvre incomplet soit accepté, estimé et continué sans
découragement, lors même qu'il semble avorté. Les uns
sont des matelots, les autres sont des pilotes; ceux-ci
voient les écueils et les signalent, ceux-là les évitent ou
viennent s'y briser, selon que le vent de la destinée les
pousse à leur salut ou à leur perte; et, quoi qu'il arrive
des uns et des autres, le navire marche, et l'humanité ne
peut ni périr, ni s'arrêter dans sa course éternelle.
«J'étais donc trop vieux pour vivre dans le présent,
et trop jeune pour vivre dans le passé. Je fis mon choix,
je retombai dans la vie d'étude et de méditation philosophique.
Je recommençai tous mes travaux, les regardant
avec raison comme manqués. Je relus avec une patience
austère tout ce que j'avais lu avec une avidité impétueuse.
J'osai mesurer de nouveau la terre et les cieux,
la créature et le Créateur, sonder les mystères de la vie
et de la mort, chercher la foi dans mes doutes, relever
tout ce que j'avais abattu, et le reconstruire sur de nouvelles
bases. En un mot, je cherchai à revêtir la Divinité
de son mystère sublime, avec la même persévérance
que j'avais mise à l'en dépouiller. C'est là que je connus,
hélas! combien il est plus difficile de bâtir que d'abattre.
Il ne faut qu'un jour pour ruiner l'oeuvre de plusieurs
siècles. Dans le doute et la négation, j'avais marché à
pas de géant; pour me refaire un peu de foi, j'employai
des années, et quelles années! De combien de fatigues,
d'incertitudes et de chagrins elles ont été remplies!
Chaque jour a été marqué par des larmes, chaque heure
par des combats. Angel, Angel, le plus malheureux des
hommes est celui qui s'est imposé une tâche immense,
qui en a compris la grandeur et l'importance, qui ne
peut trouver hors de ce travail ni satisfaction ni repos,
et qui sens ses forces le trahir et sa puissance l'abandonner.
Ô infortuné entre tous les fils des hommes, celui
qui rêve de posséder la lumière refusée à son intelligence!
Ô déplorable entre toutes les générations des
hommes, celle qui s'agite et se déchire pour conquérir
la science promise à des siècles meilleurs! Placé sur un
sol mouvant, j'avais voulu bâtir un sanctuaire indestructible;
mais les éléments me manquaient aussi bien
que la base. Mon siècle avait des notions fausses, des
connaissance incomplètes, des jugements erronés sur le
passé aussi bien que sur le présent. Je le savais, quoique
j'eusse en main les documents réputés les plus parfaits
de mon époque sur l'histoire des hommes et sur celle
de la création; je le savais, parce que je sentais en moi
une logique toute puissante à laquelle tous ces documents,
sur lesquels j'eusse voulu l'appuyer, venaient à
chaque instant donner un démenti désespérant. Oh! si
j'avais pu me transporter, sur les ailes de ma pensée, à
la source de toutes les connaissances humaines, explorer
la terre sur toute sa surface et jusqu'au fond de ses
entrailles, interroger les monuments du passé, chercher
l'âge du monde dans les cendres dont son sein est le
vaste sépulcre, et dans les ruines où des générations
innombrables ont enseveli le souvenir de leur existence!
Mais il fallait me contenter des observations et des conjectures
de savants et de voyageurs dont je sentais l'incompétence,
la présomption et la légèreté. Il y avait des
moments où, échauffé par ma conviction, j'étais résolu à
partir comme missionnaire, afin d'aller fouiller tous ces
débris illustres qu'on n'avait pas compris, ou déterrer
tous ces trésors ignorés qu'on n'avait pas soupçonnés.
Mais j'étais vieux; ma santé, un instant raffermie à
l'exercice et au grand air des montagnes, s'était de nouveau
altérée dans l'humidité du cloître et dans les veilles
du travail. Et puis, que de temps il m'eût fallu pour
soulever seulement un coin imperceptible de ce voile
qui me cachait l'univers! D'ailleurs, je n'étais pas un
homme de détail, et ces recherches persévérantes et
minutieuses, que j'admirais dans les hommes purement
studieux, n'étaient pas mon fait. Je n'étais homme d'action
ni dans la politique ni dans la science; je me sentais
appelé à des calculs plus larges et plus élevés; j'eusse
voulu manier d'immenses matériaux, bâtir, avec le
fruit de tous les travaux et de toutes les études, un
vaste portique pour servir d'entrée à la science des
siècles futurs.