George Sand

Spiridion
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«J'étais un homme de synthèse plus qu'un homme
d'analyse. En tout j'étais avide de conclure, consciencieux
jusqu'au martyre, ne pouvant rien accepter qui
ne satisfît à la fois mon coeur et ma raison, mon sentiment
et mon intelligence, et condamné à un éternel
supplice; car la soif de la vérité est inextinguible, et
quiconque ne peut se payer des jugements de l'orgueil,
de la passion ou de l'ignorance, est appelé à souffrir
sans relâche. Oh! m'écriais-je souvent, que ne suis-je
un chartreux abruti par la peur de l'enfer, et dressé
comme une bête de somme à creuser un coin de terre
pour faire pousser quelques légumes, en attendant qu'il
l'engraisse de sa dépouille! Pourquoi toute mon affaire
en ce monde n'est-elle pas de réciter des offices pour
arriver au repos, et de manier une bêche pour me
conserver en appétit ou pour chasser la réflexion importune,
et parvenir dès cette vie à un état de mort
intellectuelle?

«Il m'arrivait quelquefois de jeter les yeux sur ceux
de nos moines qui, par exception, se sont conservés
sincèrement dévots: Ambroise, par exemple, que nous
avons vu mourir l'an passé en odeur de sainteté, comme
ils disent, et dont le corps était desséché par les jeûnes
et les macérations: celui-là, à coup sur, était de bonne
foi; souvent il m'a fait envie. Une nuit ma lampe s'éteignit;
je n'avais pas achevé mon travail; je cherchai de
la lumière dans le cloître, j'en aperçus dans sa cellule;
la porte était ouverte, j'y pénétrai sans bruit pour ne
pas le déranger, car je le supposais en prières, je le
trouvai endormi sur son grabat; sa lampe était posée
sur une tablette tout auprès de son visage et donnant
dans ses yeux. Il prenait cette précaution toutes les
nuits depuis quarante ans au moins, pour ne pas s'endormir
trop profondément et ne pas manquer d'une
minute l'heure des offices. La lumière, tombant d'aplomb
sur ses traits flétris, y creusait des ombres profondes,
ravages d'une souffrance volontaire. Il n'était pas couché,
mais appuyé seulement sur son lit et tout vêtu, afin de
ne pas perdre un instant à des soins inutiles. Je regardai
longtemps cette face étroite et longue, ces traits amincis
par le jeûne de l'esprit encore plus que par celui du
corps, ces joues collées aux os de la face comme une
couche de parchemin, ce front mince et haut, jaune et
luisant comme de la cire. Ce n'était vraiment pas un
homme vivant, mais un squelette séché avec la peau, un
cadavre qu'on avait oublié d'ensevelir, et que les vers
avaient délaissé parce que sa chair ne leur offrait point
de nourriture. Son sommeil ne ressemblait pas au repos
de la vie, mais à l'insensibilité de la mort; aucune respiration
ne soulevait sa poitrine. Il me fit peur, car ce
n'était ni un homme ni un cadavre; c'était la vie dans
la mort, quelque chose qui n'a pas de nom dans la langue
humaine, et pas de sens dans l'ordre divin. C'est donc
là un saint personnage? pensai-je; certes, les anachorètes
de la Thébaïde n'ont ni jeûné, ni prié davantage;
et pourtant je ne vois ici qu'un objet d'épouvante, rien
qui attire le respect, parce que tout ici repousse la sympathie.
Quelle compassion Dieu peut-il avoir pour cette
agonie et pour cette mort anticipées sur ses décrets?
Quelle admiration puis-je concevoir, moi homme, pour
cette vie stérile et ce coeur glacé! Ô vieillard, qui chaque
soir allumes ta lampe comme un voyageur pressé de
partir avant l'aurore, qui donc as-tu éclairé durant la
nuit, qui donc as-tu guidé durant le jour? À qui donc
ton long et laborieux pèlerinage sur la terre a-t-il été
secourable? Tu n'as rien donné de toi à la terre, ni la
substance de la reproduction animale, ni le fruit d'une
intelligence productive, ni le service grossier d'un bras
robuste, ni la sympathie d'un coeur tendre. Tu crois que
Dieu a créé la terre pour te servir de cuve purificatoire,
et tu crois avoir assez fait pour elle en lui léguant tes os!
Ah! tu as raison de craindre et de trembler à cette
heure; tu fais bien de te tenir toujours prêt à paraître
devant le juge! Puisses-tu trouver à ton heure dernière,
une formule qui t'ouvre la porte du ciel, ou un instant
de remords qui t'absolve du pire de tous les crimes,
celui de n'avoir rien aimé hors de toi! Et, ainsi disant,
je me retirai sans bruit, sans même vouloir allumer ma
lampe à celle de l'égoïste, et, depuis ce jour, je préférai
ma misère à celle des dévots.

«En proie à toute la fatigue et à toute l'inquiétude
d'une âme qui cherche sa voie, il me fallut pourtant bien
des jours d'épuisement et d'angoisse pour accepter l'arrêt
qui me condamnait à l'impuissance. Je ne puis me le
dissimuler aujourd'hui, mon mal était l'orgueil. Oui, je
crois que de tout temps, et aujourd'hui encore, j'ai été
et je suis un orgueilleux. Ce zèle dévorant de la vérité,
c'est un louable sentiment; mais on peut aussi le porter
trop loin. Il nous faut faire usage de toutes nos forces
pour défricher le champ de l'avenir; mais il faudrait
aussi, quand nos forces ne suffisent plus, nous contenter
humblement du peu que nous avons fait, et nous asseoir
avec la simplicité du laboureur au bord du sillon que
nous avons tracé. C'est une leçon que j'ai souvent reçue
de l'ami céleste qui me visite, et je ne l'ai jamais su
mettre à profit. Il y a en moi une ambition de l'infini
qui va jusqu'au délire. Si j'avais été jeté dans la vie du
monde et que mon esprit n'eût pas eu le loisir de viser
plus haut, j'aurais été avide de gloire et de conquêtes;
j'aurais eu sous les yeux l'existence de Charlemagne ou
d'Alexandre, comme j'ai eu celle de Pythagore et de Socrate;
j'aurais convoité l'empire du monde; j'aurais fait
peut-être beaucoup de mal. Grâce à Dieu, j'ai fini de
vivre, et tout mon crime est de n'avoir pu faire le bien.
J'avais rêvé, en rentrant au couvent, de refaire mes
études avec fruit, et d'écrire un grand ouvrage sur les
plus hautes questions de la religion et de la philosophie.
Mais je n'avais pas assez considéré mon âge et mes forces.
J'avais cinquante ans passés, et j'avais souffert, depuis
vingt-cinq ans, un siècle par année. Voyant d'ailleurs
combien j'étais dépourvu de matériaux qui m'inspirassent
toute confiance, je résolus du moins de jeter les
bases et de tracer le plan de mon oeuvre, afin de léguer
ce premier travail, s'il était possible, à quelque homme
capable de le continuer ou de le faire continuer; et cette
idée me rappela vivement ma jeunesse, le secret légué
par Fulgence à moi, comme ce même secret l'avait été
par Spiridion à Fulgence, et je me persuadai que le
temps était venu d'exhumer le manuscrit. Ce n'était
plus une ambition vulgaire, ce n'était plus une froide
curiosité qui m'y portaient; ce n'était pas non plus une
obéissance superstitieuse: c'était un désir sincère de
m'instruire, et d'utiliser pour les autres hommes un
document précieux, sans doute, sur les questions importantes
dont j'étais occupé. Je regardais la publication
immédiate ou future de ce manuscrit comme un
devoir; car, de quelque façon que je vinsse à considérer
les rapports étranges que mon esprit avait eus avec
l'esprit d'Hébronius, il me restait la conviction que,
durant sa vie, cet homme avait été animé d'un grand
esprit.

«Pour la troisième fois, dans l'espace d'environ
vingt-cinq ans, j'entrepris donc, au milieu de la nuit,
l'exhumation du manuscrit. Mais ici, un fait bien simple
vint s'opposer à mon dessein; et, tout naturel que soit
ce fait, il me plongea dans un abîme de réflexions.

«Je m'étais muni des mêmes outils qui m'avaient
servi la dernière fois. Cette dernière fois, tu te la rappelles,
malgré la longueur de ce récit; tu te souviens
que j'avais alors trente ans révolus, et que j'eus un accès
de délire et une épouvantable vision. Je me la rappelais
bien aussi, cette hallucination terrible; mais je n'en
craignais pas le retour. Il est des images que le cerveau
ne peut plus se créer quand certaines idées et certains
sentiments qui les évoquaient n'habitent plus notre âme.
J'étais désormais à jamais dégagé des liens du catholicisme,
liens si étroitement serrés et si courts qu'il faut
toute une vie pour en sortir, mais, par cela même, impossibles
à renouer quand une fois on les a brisés.

«Il faisait une nuit claire et fraîche; j'étais en assez
bonne santé: j'avais précisément choisi un tel concours
de circonstances, car je prévoyais que le travail matériel
serait assez pénible. Mais quoi! Angel, je ne pus pas
même ébranler la pierre du _Hic est_. J'y passai trois
grandes heures, l'attaquant dans tous les sens, m'assurant
bien qu'elle n'était rivée au pavé que par son propre
poids, reconnaissant même les marques que j'y avais
faites autrefois avec mon ciseau, lorsque je l'avais enlevée
légèrement et sans fatigue. Tout fut inutile; elle
résista à mes efforts. Baigné de sueur, épuisé de lassitude,
je fus forcé de regagner mon lit et d'y rester accablé
et brisé pendant plusieurs jours.

«Ce premier échec ne me rebuta pas. Je me remis à
l'ouvrage la semaine suivante, et j'échouai de même. Un
troisième essai, entrepris un mois plus tard, ne fut pas
plus heureux, et il me fallut dès lors y renoncer; car le
peu de forces physiques que j'avais conservées jusque-là
m'abandonna sans retour à partir de cette époque. Sans
doute, j'en dépensai le reste dans cette lutte inutile contre
un tombeau. La tombe fut muette, les cadavres sourds,
la mort inexorable; j'allai jeter dans un buisson du jardin
mon ciseau et mon levier, et revins, tranquille et
triste, m'asseoir sur cette tombe qui ne voulait pas me
rendre ses trésors.

«Là, je restai jusqu'au lever du soleil, perdu dans mes
pensées. La fraîcheur du matin étant venue glacer sur
mon corps la sueur dont j'étais inondé, je fus paralysé;
je perdis non-seulement la puissance d'agir, mais encore
la volonté; je n'entendis pas les cloches qui sonnaient
les offices, je ne fis aucune attention aux religieux qui
vinrent les réciter. J'étais seul dans l'univers, il n'y avait
entre Dieu et moi que ce tombeau qui ne voulait ni me
recevoir ni me laisser partir: image de mon existence
tout entière, symbole dont j'étais vivement frappé, et
dont la comparaison m'absorbait entièrement! Quand on
vint me relever, comme je ne pouvais ni remuer ni parler,
on se persuada que mon cerveau était paralysé
comme le reste. On se trompa; j'avais toute ma raison;
je ne la perdis pas un instant durant toute la maladie
qui suivit cet accident. Il est inutile de te dire qu'on
l'imputa au hasard, et qu'on ne soupçonna jamais ce
que j'avais tenté.

«Une fièvre ardente succéda à ce froid mortel: je
souffris beaucoup, mais je ne délirai point; j'eus même
la force de cacher assez la gravité de mon mal pour
qu'on ne me soignât pas plus que je ne voulais l'être,
et pour qu'on me laissât seul. Aux heures où le soleil
brillait dans ma cellule, j'étais soulagé; des idées plus
douces remplissaient mon esprit; mais la nuit j'étais en
proie à une tristesse inexorable. Aux cerveaux actifs
l'inaction est odieuse. L'ennui, la pire des souffrances
qu'entraînent les maladies, m'accablait de tout son poids.
La vue de ma cellule m'était insupportable. Ces murs
qui me rappelaient tant d'agitations et de langueurs subies
sans arriver à la connaissance du vrai; ce grabat
où j'avais supporté si souvent et si longtemps la fièvre
et les maladies, sans conquérir la santé pour prix de tant
de luttes avec la mort; ces livres que j'avais si vainement
interrogés; ces astrolabes et ces télescopes, qui ne
savaient que chercher et mesurer la matière; tout cela
me jetait dans une fureur sombre. À quoi bon survivre à
soi-même? me disais-je, et pourquoi avoir vécu quand
on n'a rien fait? Insensé, qui voulais, par un rayon de
ton intelligence, éclairer l'humanité dans les siècles
futurs, et qui n'as pas seulement la force de soulever une
pierre pour voir ce qui est écrit dessous! malheureux,
qui, durant l'ardeur de ta jeunesse, n'as su t'occuper
qu'à refroidir ton esprit et ton coeur, et dont l'esprit et
le coeur s'avisent de se ranimer quand l'heure de mourir
est venue! meurs donc, puisque tu n'as plus ni tête, ni
bras; car, si ton coeur a la témérité de vivre encore et
de brûler pour l'idéal, ce feu divin ne servira plus qu'à
consumer tes entrailles, et à éclairer ton impuissance et
ta nullité.

«Et en parlant ainsi, je m'agitais sur mon lit de douleur,
et des larmes de rage coulaient sur mes joues.
Alors une voix pure s'éleva dans le silence de la nuit et
me parla ainsi:

«--Crois-tu donc n'avoir rien à expier, toi qui oses te
plaindre avec tant d'amertume? Qui accuses-tu de tes
maux? N'es-tu pas ton seul, ton implacable ennemi? À
qui imputeras-tu la faute de ton orgueil coupable, de
cette insatiable estime de toi-même qui t'a aveuglé quand
tu pouvais approcher de l'idéal par la science, et qui t'a
fait chercher ton idéal en toi seul?

«--Tu mens! m'écriai-je avec force, sans songer
même à me demander qui pouvait me parler de la sorte.
Tu mens! je me suis toujours haï; j'ai toujours été ennuyeux,
accablant, insupportable à moi-même. J'ai
cherché l'idéal partout avec l'ardeur du cerf qui cherche
la fontaine dans un jour brûlant; j'ai été consumé de la
soif de l'idéal, et si je ne l'ai pas trouvé...

«--C'est la faute de l'idéal, n'est-ce pas! interrompit
la voix d'un ton de froide pitié. Il faut que Dieu comparaisse
au tribunal de l'homme et lui rende compte du
mystère dont il a osé s'envelopper, pendant que l'homme
daignait se donner la peine de le chercher, et vous n'appelez
pas cela de l'orgueil, vous autres!...

«--Vous autres! repris-je frappé d'étonnement, et
qui donc es-tu, toi qui regardes en pitié la race humaine,
et qui te crois, sans doute, exempt de ses misères?

«--Je suis, répondit la voix, celui que tu ne veux
pas connaître, car tu l'as toujours cherché où il n'est
pas.»

«À ces mots, je me sentis baigné de sueur de la tête
aux pieds; mon coeur tressaillit à rompre ma poitrine,
et, me soulevant sur mon lit, je lui dis:

«--Es-tu donc celui qui dort sous la pierre?

«--Tu m'as cherché sous la pierre, répondit-il, et la
pierre t'a résisté. Tu devrais savoir que le bras d'un
homme est moins fort que le ciment et le marbre. Mais
l'intelligence transporte les montagnes, et l'amour peut
ressusciter les morts.

«--Ô mon maître! m'écriai-je avec transport, je te
reconnais. Ceci est ta voix, ceci est ta parole. Béni sois-tu,
toi qui me visites à l'heure de l'affliction. Mais où
donc fallait-il te chercher, et où te retrouverai-je sur la
terre?

«--Dans ton coeur, répondit la voix. Fais-en une demeure
où je puisse descendre. Purifie-le comme une
maison qu'on orne et qu'on parfume pour recevoir un
hôte chéri. Jusque là que puis-je faire pour toi?»

«La voix se tut, et je parlai en vain: elle ne me répondit
plus. J'étais seul dans les ténèbres. Je me sentis
tellement ému que je fondis en larmes. Je repassai toute
ma vie dans l'amertume de mon coeur. Je vis qu'elle
était en effet un long combat et une longue erreur; car
j'avais toujours voulu choisir entre ma raison et mon
sentiment, et je n'avais pas eu la force de faire accepter
l'un par l'autre. Voulant toujours m'appuyer sur des
preuves palpables, sur des bases jetées par l'homme, et
ne trouvant pas ces bases suffisantes, je n'avais eu ni
assez de courage ni assez de génie pour me passer du
témoignage humain, et pour le rectifier avec cette puissante
certitude que le ciel donne aux grandes âmes. Je
n'avais pas osé rejeter la métaphysique et la géométrie
là où elles détruisaient le témoignage de ma conscience.
Mon coeur avait manqué de feu, partant mon cerveau
de puissance pour dire à la science:--C'est toi qui te
trompes; nous ne savons rien, nous avons tout à apprendre.
Si le chemin que nous suivons ne nous conduit
pas à Dieu, c'est que nous nous sommes trompés
de chemin; retournons sur nos pas et cherchons Dieu
car nous errons loin de lui dans les ténèbres; et les
hommes ont beau nous crier que notre habileté nous a
faits dieux nous-mêmes, nous sentons le froid de la mort
et nous sommes entraînés dans le vide comme des astre;
qui s'éteignent et qui dévient de l'ordre éternel.

«À partir de ce jour, je m'abandonnai aux mouvements
les plus chaleureux de mon âme, et un grand
prodige s'opéra en moi. Au lieu de me refroidir moralement
avec la vieillesse, je sentis mon coeur, vivifié et
renouvelé, rajeunir à mesure que mon corps penchait
vers la destruction. Je sens la vie animale me quitter
comme un vêtement usé; mais à mesure que je dépouille
cette enveloppe terrestre, ma conscience me donne l'intime
certitude de mon immortalité. L'ami céleste est
revenu souvent; mais n'attends pas que j'entre dans le
détail de ses apparitions. Ceci est toujours un mystère
pour moi, un mystère que je n'ai pas cherché à pénétrer,
et sur lequel il me serait impossible d'étendre le réseau
d'une froide analyse: je sais trop ce qu'on risque à
l'examen de certaines impressions; l'esprit se glace à
les disséquer, et l'impression s'efface. Quoique j'aie cru
de mon devoir d'établir mes dernières croyances religieuses
le plus logiquement possible dans quelques écrits
dont je te fais le dépositaire, je me suis permis de laisser
tomber un voile de poésie sur les heures d'enthousiasme
et d'attendrissement qui, dissipant autour de moi les
ténèbres du monde physique, m'ont mis en rapport
direct avec cet esprit supérieur. Il est des choses intimes
qu'il vaut mieux taire que de livrer à la risée des
hommes. Dans l'histoire que j'ai écrite simplement de
ma vie obscure et douloureuse, je n'ai pas fait mention
de Spiridion. Si Socrate lui-même a été accusé de charlatanisme
et d'imposture pour avoir révélé ses communications
avec celui qu'il appelait son génie familier,
combien plus un pauvre moine comme moi ne serait-il
pas taxé de fanatisme s'il avouait avoir été visité par un
fantôme! Je ne l'ai pas fait, je ne le ferai pas. Et pourtant
je m'en expliquerais naïvement avec le savant modeste
et consciencieux qui, sans ironie et sans préjugé,
voudrait pénétrer dans les merveilles d'un ordre de
choses vieux comme le monde, qui attend une explication
nouvelle. Mais où trouver un tel savant aujourd'hui?
L'oeuvre de la science, en ces temps-ci, est de rejeter
tout ce qui paraît surnaturel, parce que l'ignorance et
l'imposture en ont trop longtemps abusé. De même que
les nommes politiques sont forcés de trancher avec le
fer les questions sociales, les hommes d'étude sont obligés,
pour ouvrir un nouveau champ à l'analyse, de jeter
au feu pêle-mêle le grimoire des sorciers et les miracles
de la foi. Un temps viendra où, l'oeuvre nécessaire de la
destruction étant accomplie, on rechercha soigneusement,
dans les débris du passé, une vérité qui ne peut
se perdre, et qu'on saura démêler de l'erreur et du
mensonge, comme jadis Crésus reconnut à des signes
certains que tous les oracles étaient menteurs, excepté
a Pythie de Delphes, qui lui avait révélé ses actions
cachées avec une puissance incompréhensible. Tu verras
peut-être l'aurore de cette science nouvelle, sans laquelle
l'humanité est inexplicable, et son histoire dépourvue de
sens. Tous les miracles, tous les augures, tous les prodiges
de l'antiquité ne seront peut-être pas, aux yeux de
tes contemporains, des tours de sorciers ou des terreurs
imbéciles accréditées par les prêtres. Déjà la science
n'a-t-elle pas donné une explication satisfaisante de beaucoup
de phénomènes qui semblaient surnaturels à nos
aïeux? Certains faits qui semblent impossibles et mensongers
en ce siècle auront peut-être une explication
non moins naturelle et concluante quand la science aura
élargi ses horizons. Quant à moi, bien que le mot _prodige_
n'ait pas de sens pour mon entendement, puisqu'il peut
s'appliquer aussi bien au lever du soleil chaque matin
qu'à la réapparition d'un mort, je n'ai pas essayé de
porter le lumière sur ces questions difficiles: le temps
m'eût manqué. J'ai entendu parler de Mesmer; je ne sais
si c'est un imposteur ou un prophète; je me méfie de ce
que j'ai entendu rapporter, parce que les assertions sont
trop hardies et les prétendues preuves trop complètes
pour un ordre de découvertes aussi récent. Je ne comprends
pas encore ce qu'ils entendent par ce mot _magnétisme_;
je t'engage à examiner ceci en temps et lieu
pour moi, je n'ai pas eu le loisir de m'égarer dans ces
propositions hardies; j'ai évité même de me laisser séduire
par elles. J'avais un devoir plus clair et plus pressé
à accomplir, celui d'écrire, sous l'impression de mes
entretiens avec l'_Esprit_, les fragments brisés de ma méditation
éternelle.»

Ici Alexis s'interrompit, et posa sa main sur un livre
que je connaissais bien pour le lui avoir souvent vu
consulter, à mon grand étonnement, bien qu'il ne me
parût formé que de feuillets blancs. Comme je le regardais
avec surprise, il sourit:

«Je ne suis pas fou, comme tu le penses, reprit-il;
ce livre est criblé de caractères très-lisibles pour quiconque
connaît la composition chimique dont je me suis
servi pour écrire. Cette précaution m'a paru nécessaire
pour échapper à l'espionnage de la censure monastique.
Je t'enseignerai un procédé bien simple au moyen duquel
tu feras reparaître les caractères tracés sur ces
pages quand le temps sera venu. Tu cacheras ce manuscrit
en attendant qu'il puisse servir à quelque chose,
si toutefois il doit jamais servir à quoi que ce soit; cela,
je l'ignore. Tel qu'il est, incomplet, sans ordre et sans
conclusion, il ne mérite pas de voir le jour. C'est peut-être
à toi, c'est peut-être à quelque autre qu'il appartient
de le refaire. Il n'a qu'un mérite, c'est d'être le
récit fidèle d'une vie d'angoisse, et l'exposé naïf de mon
état présent.

--Et cet état, m'est-il permis, mon père, de vous
demander de me le faire mieux connaître?

--Je le ferai en trois mots qui résument pour moi la
théologie, répondit-il en ouvrant son livre à la première
page: «_croire, espérer, aimer_. «Si l'Église catholique
avait pu conformer tous les points de sa doctrine à cette
sublime définition des trois vertus théologales: la foi,
l'espérance, la charité, elle serait la vérité sur la terre;
elle serait la sagesse, la justice, la perfection. Mais
l'Église romaine s'est porté le dernier coup; elle a
consommé son suicide le jour où elle a fait Dieu implacable
et la damnation éternelle. Ce jour-là tous les grands
coeurs se sont détachés d'elle; et l'élément d'amour et
de miséricorde manquant à sa philosophie, la théologie
chrétienne n'a plus été qu'un jeu d'esprit, un sophisme
où de grandes intelligences se sont débattues en vain
contre leur témoignage intérieur, un voile pour couvrir
de vastes ambitions, un masque pour cacher d'énormes
iniquités...»

Ici le père Alexis s'arrêta de nouveau et me regarda
attentivement pour voir quel effet produirait sur moi
cet anathème définitif. Je le compris, et, saisissant ses
mains dans les miennes, je les pressai fortement en lui
disant d'une voix ferme et avec un sourire qui devait lui
révéler toute ma confiance:

«Ainsi, père, nous ne sommes plus catholiques?

--Ni chrétiens, répondit-il d'une voix forte; ni
protestants, ajouta-t-il en me serrant les mains; ni
philosophes comme Voltaire, Helvétius et Diderot; nous
ne sommes pas même socialistes comme Jean-Jacques et
la Convention française: et cependant nous ne sommes
ni païens ni athées!

--Que sommes-nous donc, père Alexis? lui dis-je;
car, vous l'avez dit, nous avons une âme, Dieu existe, et
il nous faut une religion.

--Nous en avons une, s'écria-t-il en se levant et en
étendant vers le ciel ses bras maigres avec un mouvement
d'enthousiasme. Nous avons la seule vraie, la seule
immense, la seule digne de la Divinité. Nous croyons en
la Divinité, c'est dire que nous la connaissons et la voulons;
nous espérons en elle, c'est dire que nous la désirons
et travaillons pour la posséder; nous l'aimons, c'est
dire que nous la sentons et la possédons virtuellement;
et Dieu lui-même est une trinité sublime dont notre vie
mortelle est le reflet affaibli. Ce qui est foi chez l'homme
est science chez Dieu; ce qui est espérance chez l'homme
est puissance chez Dieu; ce qui est charité, c'est-à-dire
piété, vertu, effort, chez l'homme, est amour, c'est-à-dire
production, conservation et progression éternelle
chez Dieu. Aussi Dieu nous connaît, nous appelle, et
nous aime; c'est lui qui nous révèle cette connaissance
que nous avons de lui, c'est lui qui nous commande le
besoin que nous avons de lui, c'est lui qui nous inspire
cet amour dont nous brûlons pour lui; et une des grandes
preuves de Dieu et de ses attributs, c'est l'homme et ses
instincts. L'homme conçoit, aspire et tente sans cesse,
dans sa sphère finie, ce que Dieu sait, veut et peut dans
sa sphère infinie. Si Dieu pouvait cesser d'être un foyer
d'intelligence, de puissance et d'amour, l'homme retomberait
au niveau de la brute; et chaque fois qu'une
intelligence humaine a nié la Divinité intelligente, elle
s'est suicidée.

--Mais, mon père, interrompis-je, ces grands
athées du siècle dont on vante les lumières et l'éloquence...

--Il n'y a pas d'athées, reprit le père Alexis avec
chaleur; non, il n'y en a pas! Il est des temps de recherche
et de travail philosophique, où les hommes,
dégoûtés des erreurs du passé, cherchent une nouvelle
route vers la vérité. Alors ils errent sur des sentiers
inconnus. Les uns, dans leur lassitude, s'asseyent et se
livrent au désespoir. Qu'est-ce que ce désespoir, sinon
un cri d'amour vers cette Divinité qui se voile à leurs
yeux fatigués? D'autres s'avancent sur toutes les cimes
avec une précipitation ardente, et, dans leur présomption
naïve, s'écrient qu'ils ont atteint le but et qu'on
ne peut aller plus loin. Qu'est-ce que cette présomption,
qu'est-ce que cet aveuglement, sinon un désir inquiet
et une impatience immodérée d'embrasser la Divinité?
Non, ces athées, dont on vante avec raison la grandeur
intellectuelle, sont des âmes profondément religieuses,
qui se fatiguent ou qui se trompent dans leur essor vers
le ciel. Si, à leur suite, on voit se traîner des âmes
basses et perverses, qui invoquent le néant, le hasard,
la nature brutale, pour justifier leurs vices honteux et
leurs grossiers penchants, c'est encore là un hommage
rendu à la majesté de Dieu. Pour se dispenser de tendre
vers l'idéal, et de soutenir par le travail et la vertu la
dignité humaine, la créature est forcée de nier l'idéal.
Mais, si une voix intérieure ne troublait pas l'ignoble
repos de sa dégradation, elle ne se donnerait pas tant de
peine pour rejeter l'existence d'un juge suprême. Quand
les philosophes de ce siècle ont invoqué la Providence,
la nature, les lois de la création, ils n'ont pas cessé
d'invoquer le vrai Dieu sous ces noms nouveaux. En se
réfugiant dans le sein d'une Providence universelle et
d'une nature inépuisablement généreuse, ils ont protesté
contre les anathèmes que les sectes farouches se lançaient
l'une à l'autre, contre les monstruosités de l'inquisition,
contre l'intolérance et le despotisme. Lorsque
Voltaire, à la vue d'une nuit étoilée, proclamait le grand
horloger céleste; lorsque Rousseau conduisait son élève
au sommet d'une montagne pour lui révéler la première
notion du Créateur au lever du soleil, quoique ce fussent
là des preuves incomplètes et des vues étroites, en comparaison
de ce que l'avenir réserve aux hommes de
preuves éclatantes et d'infaillibles certitudes, c'étaient
du moins des cris de l'âme élevés vers ce Dieu que
toutes les générations humaines ont proclamé sous des
noms divers et adoré sous différents symboles.

--Mais ces preuves éclatantes, mais cette certitude,
lui dis-je, où les puiserons-nous, si nous rejetons la
révélation, et si le sens intérieur ne nous suffit pas?

--Nous ne rejetons pas la révélation, reprit-il vivement,
et le sens intérieur nous suffit jusqu'à un certain
point; mais nous y joignons d'autres preuves encore:
quant au passé, le témoignage de l'humanité tout entière;
quant au présent, l'adhésion de toutes les consciences
pures au culte de la Divinité, et la voix éloquente de
notre propre coeur.

--Si je vous entends bien, repris-je, vous acceptez
de la révélation ce qu'elle a d'éternellement divin, les
grandes notions sur la Divinité et l'immortalité, les préceptes
de vertu et le devoir qui en découlent.

--- L'homme, répondit-il, arrache au ciel même la
connaissance de l'idéal, et la conquête des vérités sublimes
qui y conduisent est un pacte, un hyménée entre
l'intelligence humaine qui cherche, aspire et demande,
et l'intelligence divine qui, elle aussi, cherche le coeur
de l'homme, aspire à s'y répandre, et consent à y régner.
Nous reconnaissons donc des maîtres, de quelque nom
que l'on ait voulu les appeler. Héros, demi-dieux, philosophes,
saints ou prophètes, nous pouvons nous incliner
devant ces pères et ces docteurs de l'humanité. Nous
pouvons adorer chez l'homme investi d'une haute science
et d'une haute vertu un reflet splendide de la Divinité.
Ô Christ! un temps viendra où l'on t'élèvera de nouveaux
autels, plus dignes de toi, en te restituant ta véritable
grandeur, celle d'avoir été vraiment le fils de la femme et
le sauveur, c'est-à-dire l'ami de l'humanité, le prophète
de l'idéal.

--Et le successeur de Platon, ajoutai-je.

--Comme Platon fut celui des autres révélateurs que
nous vénérons, et dont nous sommes les disciples.

«Oui, poursuivit Alexis après une pause, comme pour
me donner le temps de peser ses paroles, nous sommes
les disciples de ces révélateurs, mais nous sommes leurs
libres disciples. Nous avons le droit de les examiner, de
les commenter, de les discuter, de les redresser même;
car, s'ils participent par leur génie de l'infaillibilité de
Dieu, ils participent par leur nature de l'impuissance de
la raison humaine. Il est donc non-seulement dans notre
privilège, mais dans notre devoir comme dans notre
destinée, de les expliquer et d'aider à la continuation de
leurs travaux.

--Nous, mon père! m'écriai-je avec effroi; mais quel
est donc notre mandat?

--C'est d'être venus après eux. Dieu veut que nous
marchions; et, s'il fait lever des prophètes au milieu du
cours des âges, c'est pour pousser les générations devant
eux, comme il convient à des hommes, et non pour les
enchaîner à leur suite, comme il appartient à de vils
troupeaux. Quand Jésus guérit le paralytique, il ne lui
dit pas: «Prosterne-toi, et suis-moi.» Il lui dit: «Lève-toi,
et marche.»

--Mais où irons-nous, mon père?

--Nous irons vers l'avenir; nous irons, pleins du
passé et remplissant nos jours présents par l'étude, la
méditation et un continuel effort vers la perfection. Avec
du courage et de l'humilité, en puisant dans la contemplation
de l'idéal la volonté et la force, en cherchant dans
la prière l'enthousiasme et la confiance, nous obtiendrons
que Dieu nous éclaire et nous aide à instruire les hommes,
chacun de nous selon ses forces... Les miennes sont
épuisées, mon enfant. Je n'ai pas fait ce que j'aurais pu
faire si je n'eusse pas été élevé dans le catholicisme. Je
t'ai raconté ce qu'il m'a fallu de temps et de peines pour
arriver à proclamer sur le bord de ma tombe ce seul
mot: «Je suis libre!»

--Mais ce mot en dit beaucoup, mon père! m'écriai-je.
Dans votre bouche il est tout puissant sur moi, et c'est
de votre bouche seule que j'ai pu l'entendre sans méfiance
et sans trouble. Peut-être, sans ce mot de vous,
toute ma vie eût été livrée à l'erreur. Que j'eusse continué
mes jours dans ce cloître, il est probable que j'y
eusse vécu courbé et abruti sous le joug du fanatisme.
Que j'eusse vécu dans le tumulte du monde, il est possible
que je me fusse laissé égarer par les passions
humaines et les maximes de l'impiété. Grâce à vous,
j'attends mon sort de pied ferme. Il me semble que je
ne peux plus succomber aux dangers de l'athéisme, et
je sens que j'ai secoué pour toujours les liens de la
superstition.

--Et si ce mot de ma bouche, dit Alexis, profondément
ému, est le seul bien que j'aie pu faire en ce
monde, ces mots de la tienne sont une récompense suffisante.
Je ne mourrai donc pas sans avoir vécu, car le
but de la vie est de transmettre la vie. J'ai toujours
pensé que le célibat était un état sublime, mais tout à
fait exceptionnel, parce qu'il entraînait des devoirs immenses.
Je pense encore que celui qui se refuse à donner
la vie physique à des êtres de son espèce doit donner en
revanche, par ses travaux et ses lumières, la vie intellectuelle
au grand nombre de ses semblables. C'est pour
cela que je révère la féconde virginité du Christ. Mais,
lorsque, après avoir nourri dans ma jeunesse des espérances
orgueilleuses de science et de vertu, je me suis
vu courbé sous les années et les mains vides de grandes
oeuvres, je me suis affligé et repenti d'avoir embrassé
un état à la hauteur duquel je n'avais pas su m'élever.
Aujourd'hui je vois que je ne tomberai pas de l'arbre
comme un fruit stérile. La semence de vie a fécondé ton
âme. J'ai un fils, un enfant plus précieux qu'un fruit de
mes entrailles; j'ai un fils de mon intelligence.

--Et de ton coeur, lui dis-je en pliant les deux genoux
devant lui; car tu as un grand coeur, ô père Alexis! un
coeur plus grand encore que ton intelligence! Et quand
tu t'écries: «Je suis libre!» cette parole puissante implique
celle-ci: «J'aime et je crois.»

--J'aime, je crois et j'espère, tu l'as dit! répondit-il
avec attendrissement; s'il en était autrement, je ne serais
pas libre. La brute, au fond des forêts, ne connaît point
de lois, et pourtant elle est esclave; car elle ne sait ni le
prix, ni la dignité, ni l'usage de sa liberté. L'homme
privé d'idéal est l'esclave de lui-même, de ses instincts
matériels, de ses passions farouches, tyrans plus absolus,
maîtres plus fantasques que tous ceux qu'il a renversés
avant de tomber sous l'empire de la fatalité.»

Nous causâmes ainsi longtemps encore. Il m'entretint
des grands mystères de la foi pythagoricienne, platonicienne
et chrétienne, qu'il disait être un même dogme
continué et modifié, et dont l'essence lui semblait le fond
de la vérité éternelle; vérité progressive, disait-il, en ce
sens qu'elle était enveloppée encore de nuages épais, et
qu'il appartenait à l'intelligence humaine de déchirer ces
voiles un à un, jusqu'au dernier. Il s'efforça de rassembler
tous les éléments sur lesquels il basait sa foi en un
_Dieu-Perfection:_ c'est ainsi qu'il l'appelait. Il disait:
1º que la grandeur et la beauté de l'univers accessible
aux calculs et aux observations de la science humaine,
nous montraient dans le Créateur l'ordre, la sagesse et
la science omnipotente; 2º que le besoin qu'éprouvent
les hommes de se former en société et d'établir entre
eux des rapports de sympathie, de religion commune et
de protection mutuelle, prouvait, dans le législateur
universel, l'esprit de souveraine justice; 3º que les élans
continuels du coeur de l'homme vers l'idéal prouvaient
l'amour infini du père des hommes répandu à grands
flots sur la grande famille humaine, et manifesté à
chaque âme en particulier dans le sanctuaire de sa conscience.
De là il concluait pour l'homme trois sortes de
devoirs. Le premier, appliqué à la nature extérieure:
devoir de s'instruire dans les sciences, afin de modifier
et de perfectionner autour de lui le monde physique. Le
second, appliqué à la vie sociale: devoir de respecter
ou d'établir des institutions librement acceptées par la
famille humaine et favorables à son développement. Le
troisième, applicable à la vie intérieure de l'individu:
devoir de se perfectionner soi-même en vue de la perfection
divine, et de chercher sans cesse pour soi et pour
les autres les voies de la vérité, de la sagesse et de la
vertu.

Ces entretiens et ces enseignements furent au moins
aussi longs que le récit qui les avait amenés. Ils durèrent
plusieurs jours, et nous absorbèrent tellement l'un
et l'autre que nous prenions à peine le temps de dormir.
Mon maître semblait avoir recouvré, pour m'instruire,
une force virile. Il ne songeait plus à ses souffrances et
me les faisait oublier à moi-même; il me lisait son livre
et me l'expliquait à mesure. C'était un livre étrange,
plein d'une grandeur et d'une simplicité sublimes. Il
n'avait pas affecté une forme méthodique; il avouait
n'avoir pas eu le temps de se résumer, et avoir plutôt
écrit, comme Montaigne, au jour le jour, une suite d'essais,
où il avait exprimé naïvement tantôt les élans religieux,
tantôt les accès de tristesse et de découragement
sous l'empire desquels il s'était trouvé.

«J'ai senti, me disait-il, que je n'étais plus capable
d'écrire un grand ouvrage pour mes contemporains, tel
que je l'avais rêvé dans mes jours de noble, mais aveugle
ambition. Alors, conformant ma manière à l'humilité de
ma position, et mes espérances à la faiblesse de mon
être, j'ai songé à répandre mon coeur tout entier sur ces
pages intimes, afin de former un disciple qui, ayant bien
compris les désirs et les besoins de l'âme humaine, consacrât
son intelligence à chercher le soulagement et la
satisfaction de ses désirs et de ses besoins, dont tôt ou
tard, après les agitations politiques, tous les hommes
sentiront l'importance. Expression plaintive de la triste
époque où le sort m'a jeté, je ne puis qu'élever un cri de
détresse afin qu'on me rende ce qu'on m'a ôté: une foi,
un dogme et un culte. Je sens bien que nul encore ne
peut me répondre et que je vais mourir hors du temple,
plein de trouble et de frayeur, n'emportant pour tout
mérite, aux pieds du juge suprême, que le combat opiniâtre
de mes sentiments religieux contre l'action dissolvante
d'un siècle sans religion. Mais j'espère, et mon
désespoir même enfante chez moi des espérances nouvelles;
car, plus je souffre de mon ignorance, plus j'ai
horreur du néant, et plus je sens que mon âme a des
droits sacrés sur cet héritage céleste dont elle a l'insatiable
Désir...»

[Illustration]


C'était la troisième nuit de cet entretien, et, malgré
l'intérêt puissant qui m'y enchaînait, je fus tout à coup
saisi d'un tel accablement, que je m'assoupis auprès du
lit de mon maître tandis qu'il parlait encore, d'une voix
affaiblie, au milieu des ténèbres; car toute l'huile de la
lampe était consumée, et le jour ne paraissait point encore.
Au bout de quelques instants, je m'éveillai; Alexis
faisait entendre encore des sons inarticulés et semblait
se parler à lui-même. Je fis d'incroyables efforts pour
l'écouter et pour résister au sommeil; ses paroles étaient
inintelligibles, et, la fatigue l'emportant, je m'endormis
de nouveau, la tête appuyée sur le bord de son lit. Alors,
dans mon sommeil, j'entendis une voix pleine de douceur
et d'harmonie qui semblait continuer les discours
de mon maître, et je l'écoutais sans m'éveiller et sans
la comprendre. Enfin, je sentis comme un souffle rafraîchissant
qui courait dans mes cheveux, et la voix
me dit: «_Angel, Angel, l'heure est venue_.» Je m'imaginai
que mon maître expirait, et, faisant un grand
effort, je m'éveillai et j'étendis les mains vers lui. Ses
mains étaient tièdes, et sa respiration régulière annonçait
un paisible repos. Je me levai alors pour rallumer la
lampe; mais je crus sentir le frôlement d'un être d'une
nature indéfinissable qui se plaçait devant moi et qui
s'opposait à mes mouvements. Je n'eus point peur et je
lui dis avec assurance:

«Qui es-tu, et que veux-tu? es-tu celui que nous
aimons? as-tu quelque-chose à m'ordonner?

--Angel, dit la voix, le manuscrit est sous la pierre,
et le coeur de ton maître sera tourmenté tant qu'il
n'aura pas accompli la volonté de celui...»

[Illustration]


Ici la voix se perdit; je n'entendis plus aucun autre
bruit dans la chambre que la respiration égale et faible
d'Alexis. J'allumai la lampe, je m'assurai qu'il dormait,
que nous étions seuls, que toutes les portes étaient fermées;
je m'assis, incertain et agité. Puis, au bout de peu
d'instants, je pris mon parti, je sortis de la cellule, sans
bruit, tenant d'une main ma lampe, de l'autre une
barre d'acier que j'enlevai à une des machines de l'observatoire,
et je me rendis à l'église.

Comment, moi, si jeune, si timide et si superstitieux
jusqu'à ce jour, j'eus tout à coup la volonté et le courage
d'entreprendre seul une telle chose, c'est ce que
je n'expliquerai pas. Je sais seulement que mon esprit
était élevé à sa plus haute puissance en cet instant, soit
que je fusse sous l'empire d'une exaltation étrange, soit
qu'un pouvoir supérieur à moi agît en moi à mon insu.
Ce qu'il y a de certain, c'est que j'attaquai sans trembler
la pierre du _Hic est_, et que je l'enlevai sans peine. Je
descendis dans le caveau, et je trouvai le cercueil de
plomb dans sa niche de marbre noir. M'aidant du levier
et de mon couteau, j'en dessoudai sans peine une partie;
je trouvai, à l'endroit de la poitrine où j'avais dirigé mes
recherches, des lambeaux de vêtement que je soulevai
et qui se roulèrent autour de mes doigts comme des
toiles d'araignée. Puis, glissant ma main jusqu'à la
place où ce noble coeur avait battu, je sentis sans horreur
le froid de ses ossements. Le paquet de parchemin
n'étant plus retenu par les plis du vêtement, roula dans
le fond du cercueil; je l'en retirai, et, refermant le sépulcre
à la hâte, je retournai auprès d'Alexis et déposai
le manuscrit sur ses genoux. Alors, un vertige me saisit,
et je faillis perdre connaissance; mais ma volonté l'emporta
encore: car Alexis dépliait le manuscrit d'une
main ferme et empressée.

«_Hic est veritas_!» s'écria-t-il en jetant les yeux sur
la devise favorite de Spiridion, qui servait d'épigraphe à
cet écrit. «Angel, que vois-je? en croirai-je mes yeux?
Tiens, regarde toi-même, il me semble que je suis en
proie à une hallucination.»

Je regardai avec lui; c'était un de ces beaux manuscrits
du treizième siècle tracés sur parchemin avec une
netteté et une élégance dont l'imprimerie n'approche
point; travail manuel, humble et patient, de quelque
moine inconnu; et ce manuscrit, quelle fut ma surprise,
quelle fut la consternation de mon maître Alexis, en
voyant que ce n'était pas autre chose que le livre des
Évangiles selon l'apôtre saint Jean?

«Nous sommes trompés! dit Alexis. Il y a eu là une
substitution. Fulgence aura laissé déjouer sa vigilance
pendant les funérailles de son maître, ou bien Donatien
a surpris le secret de nos entretiens; il a enlevé le livre
et mis à la place la parole du Christ sans appel et sans
commentaire.

--Attendez, mon père, m'écriai-je après avoir examiné
attentivement le manuscrit; ceci est un monument
bien rare et bien précieux. Il est de la propre main du
célèbre abbé Joachim de Flore, moine cistercien de la
Calabre... Sa signature l'atteste.

--Oui, dit Alexis en reprenant le manuscrit et en le
regardant avec soin, celui qu'on appelait l'_homme vêtu
de lin_, celui qu'on regardait comme un inspiré, comme
un prophète, le messie du nouvel Évangile au commencement
du treizième siècle! Je ne sais quelle émotion
profonde remue mes entrailles à la vue de ces caractères.
Ô chercheur de vérité, j'ai souvent aperçu la trace de tes
pas sur mon propre chemin! Mais, regarde, Angel,
rien ici ne doit échapper à notre attention; car ce n'est
certes pas sans dessein que ce précieux exemplaire a
servi de linceul au coeur d'Hébronius; vois-tu ces caractères
tracés en plus grosses lettres et avec plus d'élégance
que le reste du texte?

--Ils sont aussi marqués d'une couleur particulière,
et ce ne sont pas les seuls peut-être. Voyons, mon père!»

Nous feuilletâmes l'Évangile de saint Jean, et nous
trouvâmes dans ce chef-d'oeuvre calligraphique de l'abbé
Joachim, trois passages écrits en caractères plus gros,
plus ornés, et d'une autre encre que le reste, comme si
le copiste eût voulu arrêter la méditation du commentateur
sur ces passages décisifs. Le premier, écrit en lettres
d'azur, était celui qui ouvre si magnifiquement l'Évangile
de saint Jean.

«LA PAROLE ÉTAIT AU COMMENCEMENT, LA PAROLE ÉTAIT
AVEC DIEU, ET CETTE PAROLE ÉTAIT DIEU. TOUTES CHOSES
ONT ÉTÉ FAITES PAR ELLE; ET RIEN DE CE QUI A ÉTÉ FAIT
N'A ÉTÉ FAIT SANS ELLE. C'EST EN ELLE QU'ÉTAIT LA
VIE, ET LA VIE ÉTAIT LA LUMIÈRE DES HOMMES. ET LA
LUMIÈRE LUIT DANS LES TÉNÈBRES, ET LES TÉNÈBRES NE
L'ONT POINT REÇUE. C'ÉTAIT LA VÉRITABLE LUMIÈRE QUI
ÉCLAIRE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE.»

Le second passage était écrit en lettres de pourpre.
C'était celui-ci:

«L'HEURE VIENT QUE VOUS N'ADOREREZ LE PÈRE NI SUR
CETTE MONTAGNE NI À JÉRUSALEM. L'HEURE VIENT QUE LES
VRAIS ADORATEURS ADORERONT LE PÈRE EN ESPRIT ET EN
VÉRITÉ.»

Et le troisième, écrit en lettres d'or, était celui-ci:

«C'EST ICI LA VIE ÉTERNELLE DE TE CONNAÎTRE, TOI LE
SEUL VRAI DIEU, ET CELUI QUE TU AS ENVOYÉ, JÉSUS LE
CHRIST.»

Un quatrième passage était encore signalé à l'attention,
mais uniquement par la grosseur des caractères;
c'était celui-ci du chapitre X:

«JÉSUS LEUR RÉPONDIT: J'AI FAIT DEVANT VOUS PLUSIEURS
BONNES OEUVRES DE LA PART DE MON PÈRE; POUR
LAQUELLE ME LAPIDEZ-VOUS?--LES JUIFS LUI RÉPONDIRENT:
CE N'EST POINT POUR UNE BONNE OEUVRE QUE NOUS
TE LAPIDONS, MAIS C'EST À CAUSE DE TON BLASPHÈME,
C'EST À CAUSE QUE, ÉTANT HOMME, TU TE FAIS DIEU.
JÉSUS LEUR RÉPONDIT: N'EST-IL PAS ÉCRIT DANS VOTRE
LOI: «J'AI DIT: VOUS ÊTES TOUS DES DIEUX_.» SI ELLE A
APPELÉ DIEUX CEUX À QUI LA PAROLE DE DIEU ÉTAIT
ADRESSÉE, ET SI L'ÉCRITURE NE PEUT ÊTRE REJETÉE,
DITES-VOUS QUE JE BLASPHÈME, MOI QUE LE PÈRE A
SANCTIFIÉ, ET QU'IL A ENVOYÉ DANS LE MONDE, PARCE
QUE J'AI DIT: JE SUIS LE FILS DE DIEU?»

«Angel! s'écria Alexis, comment ce passage n'a-t-il
pas frappé les chrétiens lorsqu'ils ont conçu l'idée idolâtrique
de faire de Jésus-Christ un Dieu Tout-Puissant,
un membre de la Trinité divine? Ne s'est-il pas expliqué
lui-même sur cette prétendue divinité? n'en a-t-il pas
repoussé l'idée comme un blasphème? Oh! oui, il nous
l'a dit, cet homme divin! nous sommes tous des dieux,
nous sommes tous les enfants de Dieu, dans le sens où
saint Jean l'entendait en exposant le dogme au début de
son Évangile... «À tous ceux qui ont reçu la parole (le
_logos_ divin) il a donné le droit d'être faits enfants de
Dieu.» Oui, la parole est Dieu; la révélation, c'est Dieu,
c'est la vérité divine manifestée, et l'homme est Dieu
aussi, en ce sens qu'il est le fils de Dieu, et une manifestation
de la Divinité: mais il est une manifestation
finie, et Dieu seul est la Trinité infinie. Dieu était
en Jésus, le Verbe parlait par Jésus, mais Jésus n'était
pas le Verbe.

«Mais nous avons d'autres trésors à examiner et à
commenter, Angel; car voici trois manuscrits au lieu
d'un. Modère l'ardeur de ta curiosité, comme je dompte
la mienne. Procédons avec ordre, et passons au second
ayant de regarder le troisième. L'ordre dans lequel Spiridion
a placé ces trois manuscrits sous une même enveloppe
doit être sacré pour nous, et signifie incontestablement
le progrès, le développement et le complément
de sa pensée.»

Nous déroulâmes le second manuscrit. Il n'était ni
moins précieux ni moins curieux que le premier. C'était
ce livre perdu durant des siècles, inconnu aux générations
qui nous séparent de son apparition dans le monde;
ce livre poursuivi par l'Université de Paris, toléré d'abord
et puis condamné, et livré aux flammes par le
saint-siège en 1260: c'était la fameuse _Introduction à
l'Évangile éternel_, écrite de la propre main de l'auteur,
le célèbre Jean de Parme, général des Franciscains
et disciple de Joachim de Flore. En voyant sous
nos yeux ce monument de l'hérésie, nous fûmes saisis,
Alexis et moi, d'un frisson involontaire. Cet exemplaire,
probablement unique dans le monde, était dans
nos mains; et par lui qu'allions-nous apprendre? avec
quel étonnement nous en lûmes le sommaire, écrit à la
première page:

«La religion a trois époques comme le règne des trois
personnes de la Trinité. Le règne du Père a duré pendant
la loi mosaïque. Le règne du Fils, c'est-à-dire
la religion chrétienne, ne doit pas durer toujours. Les
cérémonies et les sacrements dans lesquels cette religion
s'enveloppe, ne doivent pas être éternels. Il doit
venir un temps où ces mystères cesseront, et alors
doit commencer la religion du Saint-Esprit, dans laquelle
les hommes n'auront plus besoin de sacrements,
et rendront à l'Être suprême un culte purement
spirituel. Le règne du Saint-Esprit a été prédit par
saint Jean, et c'est ce règne qui va succéder à la religion
chrétienne, comme la religion chrétienne a succédé
à la loi mosaïque.»

«Quoi! s'écria Alexis, est-ce ainsi qu'il faut entendre
le développement des paroles de Jésus à la Samaritaine:
_L'heure vient que vous n'adorerez plus le
Père ni à Jérusalem ni sur cette montagne, mais
que vous l'adorerez en Esprit et en Vérité_? Oui la
doctrine de l'Évangile-éternel! cette doctrine de liberté,
d'égalité et de fraternité qui sépare Grégoire VII de
Luther, l'a entendu ainsi. Or, cette époque est bien
grande: c'est elle qui, après avoir rempli le monde,
féconde encore la pensée de tous les grands hérésiarques,
de toutes les sectes persécutées jusqu'à nos jours.
Condamné, détruit, cet oeuvre vit et se développe dans
tous les penseurs qui nous ont produits; et des cendres
de son bûcher, l'Évangile éternel projette une flamme
qui embrase la suite des générations. Wiclef, Jean Huss,
Jérôme de Prague, Luther! vous êtes sortis de ce bûcher,
vous avez été couvés sous cette cendre glorieuse; et toi-même
Bossuet, protestant mal déguisé, le dernier
évêque, et toi aussi Spiridion, le dernier apôtre, et
nous aussi les derniers moines! Mais quelle était donc
la pensée supérieure de Spiridion par rapport à cette
révélation du treizième siècle? Le disciple de Luther et
de Bossuet s'était-il retourné vers le passé pour embrasser
la doctrine d'Amaury, de Joachim de Flore et de
Jean de Parme?
                
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