George Sand
[Illustration]
SPIRIDION
NOTICE
_Spiridion_ a été écrit en grande partie, et terminé
dans la Chartreuse de Valdemosa, aux gémissements de
la bise dans les cloîtres en ruines. Certes, ce lieu
romantique eût mieux inspiré un plus grand poète.
Heureusement le plaisir d'écrire ne se mesure pas au
mérite de l'oeuvre, mais à l'émotion de l'artiste; sans
des préoccupations souvent douloureuses, j'aurais été
bien satisfaite de cette cellule de moine dans un site
sublime, où le hasard, ou plutôt la nécessité résultant
de l'absence de tout autre asile, m'avait conduite et mise
précisément dans le milieu qui convenait au sujet de ce
livre commencé à Nohant.
GEORGE SAND.
Nohant, 25 août 1855.
* * * * *
À M. PIERRE LEROUX.
Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science,
agréez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digue de vous
être dédié, mais comme un témoignage d'amitié et de vénération.
GEORGE SAND.
* * * * *
Lorsque j'entrai comme novice au couvent des Bénédictins,
j'étais à peine âgé de seize ans. Mon caractère
doux et timide sembla inspirer d'abord la confiance et
l'affection; mais je ne tardai pas à voir la bienveillance
des frères se changer en froideur; et le père trésorier,
qui seul me conserva un peu d'intérêt, me prit plusieurs
fois à part pour me dire tout bas que, si je ne faisais
attention à moi-même, je tomberais dans la disgrâce du
Prieur.
Je le pressais en vain de s'expliquer; il mettait un
doigt sur ses lèvres, et, s'éloignant d'un air mystérieux,
il ajoutait pour toute réponse:
«Vous savez bien, mon cher fils, ce que je veux dire.»
Je cherchais vainement mon crime. Il m'était impossible,
après le plus scrupuleux examen, de découvrir
en moi des torts assez graves pour mériter une réprimande.
Des semaines, des mois s'écoulèrent, et l'espèce
de réprobation tacite qui pesait sur moi ne s'adoucit
point. En vain je redoublais de ferveur et de zèle; en
vain je veillais à toutes mes paroles, à toutes mes pensées;
en vain j'étais le plus assidu aux offices et le plus ardent
au travail; je voyais chaque jour la solitude élargir un
cercle autour de moi. Tous mes amis m'avaient quitté.
Personne ne m'adressait plus la parole. Les novices les
moins réguliers et les moins méritants semblaient s'arroger
le droit de me mépriser. Quelques-uns même, lorsqu'ils
passaient près de moi, serraient contre leur corps
les plis de leur robe, comme s'ils eussent craint de
toucher un lépreux. Quoique je récitasse mes leçons
sans faire une seule faute, et que je fisse dans le chant
de très-grands progrès, un profond silence régnait dans
les salles d'étude quand ma timide voix avait cessé de
résonner sous la voûte. Les docteurs et les maîtres
n'avaient pas pour moi un seul regard d'encouragement,
tandis que des novices nonchalants ou incapables étaient
comblés d'éloges et de récompenses. Lorsque je passais
devant l'abbé, il détournait la tête, comme s'il eût eu
horreur de mon salut.
J'examinais tous les mouvements de mon coeur, et je
m'interrogeais sévèrement pour savoir si l'orgueil blessé
n'avait pas une grande part dans ma souffrance. Je pouvais
du moins me rendre ce témoignage que je n'avais
rien épargné pour combattre toute révolte de la vanité,
et je sentais bien que mon coeur était réduit à une tristesse
profonde par l'isolement où on le refoulait, par le
manque d'affection, et non par le manque d'amusements
et de flatteries.
Je résolus de prendre pour appui le seul religieux
qui ne pût fuir mes confidences, mon confesseur. J'allai
me jeter à ses pieds, je lui exposai mes douleurs, mes
efforts pour mériter un sort moins rigoureux, mes combats
contre l'esprit de reproche et d'amertume qui commençait
à s'élever en moi. Mais quelle fut ma consternation
lorsqu'il me répondit d'un ton glacial:
«Tant que vous ne m'ouvrirez pas votre coeur avec
une entière sincérité et une parfaite soumission, je ne
pourrai rien faire pour vous.
--Ô père Hégésippe! lui répondis-je, vous pouvez lire
la vérité au fond de mes entrailles; car je ne vous ai
jamais rien caché.»
Alors il se leva et me dit avec un accent terrible:
«Misérable pécheur! âme basse et perverse! vous
savez bien que vous me cachez un secret formidable, et
que votre conscience est un abîme d'iniquité. Mais vous
ne tromperez pas l'oeil de Dieu, vous n'échapperez point
à sa justice. Allez, retirez-vous de moi; je ne veux plus
entendre vos plaintes hypocrites. Jusqu'à ce que la contrition
ait touché votre coeur, et que vous ayez lavé par
une pénitence sincère les souillures de votre esprit, je
vous défends d'approcher du tribunal de la pénitence.
--Ô mon père! mon père! m'écriai-je, ne me repoussez
pas ainsi, ne me réduisez pas au désespoir, ne
me faites pas douter de la bonté de Dieu et de la sagesse
de vos jugements. Je suis innocent devant le Seigneur;
ayez pitié de mes souffrances....
--Reptile audacieux! s'écria-t-il d'une voix tonnante,
glorifie-toi de ton parjure et invoque le nom du Seigneur
pour appuyer tes faux serments; mais laisse-moi, ôte-toi
de devant mes yeux, ton endurcissement me fait horreur!»
En parlant ainsi, il dégagea sa robe que je tenais dans
mes mains suppliantes. Je m'y attachai avec une sorte
d'égarement; alors il me repoussa de toute sa force, et
je tombai la face contre terre. Il s'éloigna, poussant
violemment derrière lui la porte de la sacristie où cette
scène se passait. Je demeurai dans les ténèbres. Soit par
la violence de ma chute, soit par l'excès de mon chagrin,
une veine se rompit dans ma gorge, et j'eus une
hémorragie. Je ne pus me relever, je me sentis défaillir
rapidement, et bientôt je fus étendu sans connaissance
sur le pavé baigné de mon sang.
Je ne sais combien de temps je passai ainsi. Quand
je commençai à revenir à moi, je sentis une fraîcheur
agréable; une brise harmonieuse semblait se jouer autour
de moi, séchait la sueur de mon front et courait
dans ma chevelure, puis semblait s'éloigner avec un son
vague, imperceptible, murmurer je ne sais quelles notes
faibles dans les coins de la salle, et revenir sur moi comme
pour me rendre des forces et m'engager à me relever.
Cependant je ne pouvais m'y décider encore, car
j'éprouvais un bien-être inouï, et j'écoutais dans une
sorte d'aberration paisible les bruits de ce souffle d'été
qui se glissait furtivement par la fente d'une persienne.
Alors il me sembla entendre une voix qui partait du
fond de la sacristie, et qui parlait si bas que je ne distinguais
pas les paroles. Je restai immobile et prêtai
toute mon attention. La voix paraissait faire une de ces
prières entrecoupées que nous appelons oraisons jaculatoires.
Enfin je saisis distinctement ces mots: _Esprit
de vérité, relève les victimes de l'ignorance et de l'imposture_.
«Père Hégésippe! dis-je d'un ton faible, est-ce
vous qui revenez vers moi?» Mais personne ne me
répondit. Je me soulevai sur mes mains et sur mes
genoux, j'écoutai encore, je n'entendis plus rien. Je me
relevai tout a fait, je regardai autour de moi; j'étais
tombé si près de la porte unique de cette petite salle,
que personne après le départ de mon confesseur n'eût
pu rentrer sans marcher sur mon corps; d'ailleurs, cette
porte ne s'ouvrait qu'en dedans par un loquet de forme
ancienne. J'y touchai, et je m'assurai qu'il était fermé.
Je fus pris de terreur, et je restai quelques instants sans
oser faire un pas. Adossé contre la porte, je cherchais à
percer de mon regard l'obscurité dans laquelle les angles
de la salle étaient plongés. Une lueur blafarde, tombant
d'une lucarne à volet de plein chêne, tremblait vers le
milieu de cette pièce. Un faible vent, tourmentant le
volet, agrandissait et diminuait tour à tour la fente qui
laissait pénétrer cette rare lumière. Les objets qui se
trouvaient dans cette région à demi éclairée, le prie-Dieu
surmonté d'une tête de mort, quelques livres
épars sur le plancher, une aube suspendue à la muraille,
semblaient se mouvoir avec l'ombre du feuillage que l'air
agitait derrière la croisée. Quand je crus voir que j'étais
seul, j'eus honte de ma timidité: je fis un signe de
croix, et je m'apprêtai à aller ouvrir tout à fait le
volet; mais un profond soupir qui partait du prie-Dieu
me retint cloué à ma place. Cependant je voyais assez
distinctement ce prie-Dieu pour être bien sur qu'il n'y
avait personne. Une idée que j'aurais dû concevoir plus
tôt vint me rassurer: quelqu'un pouvait être appuyé
dehors contre la fenêtre, et faire sa prière sans songer à
moi. Mais qui donc pouvait être assez hardi pour
émettre des voeux et prononcer des paroles comme
celles que j'avais entendues?
La curiosité, seule passion et seule distraction permise
dans le cloître, s'empara de moi. Je m'avançai vers
la fenêtre; mais à peine eus-je fait un pas, qu'une ombre
noire, se détachant, à ce qu'il me parut, du prie-Dieu,
traversa la salle en se dirigeant vers la fenêtre, et passa
devant moi comme un éclair. Ce mouvement fut si rapide
que je n'eus pas le temps d'éviter ce que je prenais
pour un corps, et ma frayeur fut si grande que je
faillis m'évanouir une seconde fois. Mais je ne sentis
rien, et, comme si j'eusse été traversé par cette ombre,
je la vis disparaître à ma gauche.
Je m'élançai vers la fenêtre, je poussai le volet avec
précipitation; je jetai les yeux dans la sacristie, j'y étais
absolument seul; je les promenai sur tout le jardin, il
était désert, et le vent du midi courait sur les fleurs. Je
pris courage: j'explorai tous les coins de la salle, je
regardai derrière le prie-Dieu, qui était fort grand; je
secouai tous les vêtements sacerdotaux suspendus aux
murailles; je trouvai toutes choses dans leur état naturel,
et rien ne put m'expliquer ce qui s'était passé. La vue
de tout le sang que j'avais perdu me porta à croire que
mon cerveau, affaibli par cette hémorragie, avait été
en proie à une hallucination. Je me retirai dans ma
cellule, et j'y demeurai enfermé jusqu'au lendemain.
Je passai ce jour et cette nuit dans les larmes. L'inanition,
la perte de sang, les vaines terreurs de la sacristie,
avaient brisé tout mon être. Nul ne vint me
secourir ou me consoler; nul ne s'enquit de ce que
j'étais devenu. Je vis de ma fenêtre la troupe des novices
se répandre dans le jardin. Les grands chiens qui gardaient
la maison vinrent gaiement à leur rencontre, et
reçurent d'eux mille caresses. Mon coeur sa serra et
se brisa à la vue de ces animaux, mieux traités cent
fois, et cent fois plus heureux que moi.
J'avais trop de foi en ma vocation pour concevoir
aucune idée de révolte ou de fuite. J'acceptai en somme
ces humiliations, ces injustices et ce délaissement,
comme une épreuve envoyée par le ciel et comme une
occasion de mériter. Je priai, je m'humiliai, je frappai
ma poitrine, je recommandai ma cause à la justice de
Dieu, à la protection de tous les saints, et vers le matin
je finis par goûter un doux repos. Je fus éveillé en sursaut
par un rêve. Le père Alexis m'était apparu, et, me
secouant rudement, il m'avait répété à peu près les paroles
qu'un être mystérieux m'avait dites de la sacristie:
«Relève-toi, victime de l'ignorance et de l'imposture.»
Quel rapport le père Alexis pouvait-il avoir avec cette
réminiscence? Je n'en trouvai aucun, sinon que la
vision de la sacristie m'avait beaucoup occupé au moment
où je m'étais endormi, et qu'à ce moment même
j'avais vu de mon grabat le père Alexis rentrer du jardin
dans le couvent, vers le coucher de la lune, une heure
environ avant le jour.
Cette matinale promenade du père Alexis ne m'avait
pourtant pas frappé comme un fait extraordinaire. Le
père Alexis était le plus savant de nos moines: il était
grand astronome, et il avait la garde des instruments de
physique et de géométrie, dont l'observatoire du couvent
était assez bien fourni. Il passait une partie des
nuits à faire ses expériences et à contempler les astres;
il allait et vouait à toute heure, sans être astreint à
celles des offices, et il était dispensé de descendre à
l'église pour matines et laudes. Mais mon rêve le ramenant
à ma pensée, je me mis à songer que c'était un
homme bizarre, toujours préoccupé, souvent inintelligible
dans ses paroles, errant sans cesse dans le couvent
comme une âme en peine; qu'en un mot ce pouvait bien
être lui qui, la veille, appuyé contre la fenêtre de la
sacristie, avait murmuré une formule d'invocation, et
fait passer son ombre sur le mur, par hasard, sans se
douter de mes terreurs. Je résolus de le lui demander,
et eu réfléchissant à la manière dont il accueillerait mes
questions, je m'enhardis à saisir ce prétexte pour faire
connaissance avec lui. Je me rappelai que ce sombre
vieillard était le seul dont je n'eusse reçu aucune insulte
muette ou verbale, qu'il ne s'était jamais détourné de
moi avec horreur, et qu'il paraissait absolument étranger
à toutes les résolutions qui se prenaient dans la communauté.
Il est vrai qu'il ne m'avait jamais dit une parole
amie, que son regard n'avait jamais rencontré le mien,
et qu'il ne paraissait pas seulement se souvenir de mon
nom; mais il n'accordait pas plus d'attention aux autres
novices. Il vivait dans un monde à part, absorbé dans
ses spéculations scientifiques. On ne savait s'il était
pieux ou indifférent à la religion; il ne parlait jamais
que du monde extérieur et visible, et ne paraissait pas
se soucier beaucoup de l'autre. Personne n'en disait de
mal, personne n'en disait de bien; et quand les novices
se permettaient quelque remarque ou quelque question
sur lui, les moines leur imposaient silence d'un ton sévère.
Peut-être, pensai-je, si j'allais lui confier mes tourments,
il me donnerait un bon conseil; peut-être lui
qui passe sa vie tout seul, si tristement, serait touché
de voir pour la première fois un novice venir à lui et
lui demander son assistance. Les malheureux se cherchent
et se comprennent. Peut-être est-il malheureux,
lui aussi; peut-être sympathisera-t-il avec mes douleurs.
Je me levai, et, avant de l'aller trouver, je passai au
réfectoire. Un frère convers coupait du pain; je lui en
demandai, et il m'en jeta un morceau comme il eût fait
à un animal importun. J'eusse mieux aimé des injures
que cette muette et brutale pitié. On me trouvait indigne
d'entendre le son de la voix humaine, et on me jetait
ma nourriture par terre, comme si, dans mon abjection,
j'eusse été réduit à ramper avec les bêtes.
Quand j'eus mangé ce pain amer et trempé de mes
pleurs, je me rendis à la cellule du père Alexis. Elle
était située, loin de toutes les autres, dans la partie la
plus élevée du bâtiment, à côté du cabinet de physique.
On y arrivait par un étroit balcon, suspendu à l'extérieur
du dôme. Je frappai, on ne me répondit pas; j'entrai.
Je trouvai le père Alexis endormi sur son fauteuil, un
livre à la main. Sa figure, sombre et pensive jusque
dans le sommeil, faillit m'ôter ma résolution. C'était un
vieillard de taille moyenne, robuste, large des épaules,
voûté par l'étude plus que par les années. Son crâne
chauve était encore garni par derrière de cheveux noirs
crépus. Ses traits énergiques ne manquaient cependant
pas de finesse. Il y avait sur cette face flétrie un mélange
inexprimable de décrépitude et de force virile. Je passai
derrière son fauteuil sans faire aucun bruit, dans la
crainte de le mal disposer en l'éveillant brusquement;
mais, malgré mes précautions extrêmes, il s'aperçut de
ma présence; et, sans soulever sa tête appesantie, sans
ouvrir ses yeux caves, sans témoigner ni humeur ni
surprise, il me dit:
«_Je t'entends_.
--Père Alexis... lui dis-je d'une voix timide.
--Pourquoi m'appelles-tu père? reprit-il sans changer
de ton ni d'attitude; tu n'as pas coutume de m'appeler
ainsi. Je ne suis pas ton père, mais bien plutôt ton fils,
quoique je sois flétri par l'âge, tandis que toi, tu restes
éternellement jeune, éternellement beau!»
Ce discours étrange troublait toutes mes idées. Je
gardai le silence. Le moine reprit:
«Eh bien! parle, je t'écoute. Tu sais bien que je
t'aime comme l'enfant de mes entrailles, comme le père
qui m'a engendré, comme le soleil qui m'éclaire, comme
l'air que je respire, et plus que tout cela encore.
--Ô père Alexis, lui dis-je, étonné et attendri d'entendre
des paroles si douces sortir de cette bouche rigide,
ce n'est pas à moi, misérable enfant, que s'adressent
des sentiments si tendres. Je ne suis pas digne
d'une telle affection, et je n'ai le bonheur de l'inspirer à
personne; mais, puisque je vous surprends au milieu
d'un heureux songe, puisque le souvenir d'un ami
égaie votre coeur, bon père Alexis, que votre réveil me
soit favorable, que votre regard tombe sur moi sans
colère, et que votre main ne repousse pas ma tête humiliée,
couverte des cendres de la douleur et de l'expiation.»
En parlant ainsi, je pliai les genoux devant lui, et
j'attendis qu'il jetât les yeux sur moi. Mais à peine m'eut-il
vu qu'il se leva comme saisi de fureur et d'épouvante
en même temps. L'éclair de la colère brillait dans ses
yeux, une sueur froide ruisselait sur ses tempes dévastées.
«Qui êtes-vous? s'écria-t-il. Que me voulez-vous?
Que venez-vous faire ici? Je ne vous connais pas!»
J'essayai vainement de le rassurer par mon humble
posture, par mes regards suppliants.
--Vous êtes un novice, me dit-il, je n'ai point affaire
avec les novices. Je ne suis pas un directeur de consciences,
ni un dispensateur de grâces et de faveurs.
Pourquoi venez-vous m'espionner pendant mon sommeil?
Vous ne surprendrez pas le secret de mes pensées.
Retournez vers ceux qui vous envoient, dites-leur que
je n'ai pas longtemps à vivre, et que je demande qu'on
me laisse tranquille. Sortez, sortez; j'ai à travailler.
Pourquoi violez-vous la consigne qui défend d'approcher
de mon laboratoire? Vous exposez votre vie et la mienne:
allez-vous en!»
J'obéis tristement, et je me retirais à pas lents, découragé,
brisé de douleur, le long de la galerie extérieure
par laquelle j'étais venu. Il m'avait suivi jusqu'en
dehors, comme pour s'assurer que je m'éloignais. Lorsque
j'eus atteint l'escalier, je me retournai, et je le vis
debout, l'oeil toujours enflammé de colère, les lèvres
contractées par la méfiance. D'un geste impérieux il
m'ordonna de m'éloigner. J'essayai d'obéir: je n'avais
plus la force de marcher, je n'avais plus celle de vivre.
Je perdis l'équilibre, je roulai quelques marches, je
faillis être entraîné dans ma chute par-dessus la rampe,
et du haut de la tour me briser sur le pavé. Le père
Alexis s'élança vers moi avec la force et l'agilité d'un
chat. Il me saisit, et me soutenant dans ses bras:
«Qu'avez-vous donc? me dit-il d'un ton brusque,
mais plein de sollicitude. Êtes-vous malade, êtes-vous
désespéré, êtes-vous fou?»
Je balbutiai quelques paroles, et, cachant ma tête dans
sa poitrine, je fondis en larmes. Il m'emporta alors
comme si j'eusse été un enfant au berceau, et, entrant
dans sa cellule, il me déposa sur son fauteuil, frotta mes
tempes d'une liqueur spiritueuse et en humecta mes
narines et mes lèvres froides. Puis, voyant que je reprenais
mes esprits, il m'interrogea avec douceur. Alors
je lui ouvris mon âme tout entière: je lui racontai les
angoisses auxquelles on m'abandonnait, jusqu'à me
refuser le secours de la confession. Je protestai de mon
innocence, de mes bonnes intentions, de ma patience, et
je me plaignis amèrement de n'avoir pas un seul ami
pour me consoler et me fortifier dans cette épreuve au-dessus
de mes forces.
Il m'écouta d'abord avec un reste de crainte et de
méfiance; puis son front austère s'éclaircit peu à peu;
et, comme j'achevais le récit de mes peines, je vis de
grosses larmes ruisseler sur ses joues creuses.
--Pauvre enfant, me dit-il, voilà bien ce qu'ils m'ont
fait souffrir, victime de l'ignorance et de l'imposture!»
À ces paroles, je crus reconnaître la voix que j'avais
entendue dans la sacristie; et, cessant de m'en inquiéter,
je ne songeai point à lui demander l'explication de
cette aventure; seulement je fus frappé du sens de cette
exclamation; et, voyant qu'il demeurait comme plongé
en lui-même, je le suppliai de me faire entendre encore
sa voix amie, si douce à mon oreille, si chère à mon
coeur au milieu de ma détresse.
«Jeune homme, me dit-il, avez-vous compris ce que
vous faisiez quand vous êtes entré dans un cloître? Vous
êtes-vous bien dit que c'était enfermer votre jeunesse
dans la nuit du tombeau et vous résoudre à vivre dans
les bras de la mort?
--Ô mon père, lui dis-je, je l'ai compris, je l'ai résolu,
je l'ai voulu, et je le veux encore; mais c'était à
la vie du siècle, à la vie du monde, à la vie de la chair
que je consentais à mourir.
--Ah! tu as cru, enfant, qu'on te laisserait celle de
l'âme! tu t'es livré à des moines, et tu as pu le croire!
--J'ai voulu donner la vie à mon âme, j'ai voulu
élever et purifier mon esprit, afin de vivre de Dieu,
dans l'esprit de Dieu; mais voilà que, au lieu de m'accueillir
et de m'aider, on m'arrache violemment du sein
de mon père, et on me livre aux ténèbres du doute et du
désespoir...
--_«Gustans gustavi paululum mellis, et ecce
morior!»_ dit le moine d'un air sombre en s'asseyant
sur son grabat; et, croisant ses bras maigres sur sa
poitrine, il tomba dans la méditation.
Puis se levant et marchant dans sa cellule avec activité:
«Comment vous nomme-t-on? me dit-il.
--Frère Angel, pour servir Dieu et vous honorer»,
répondis-je. Mais il n'écouta pas ma réponse, et après
un instant de silence:
«Vous vous êtes trompé, me dit-il; si vous voulez
être moine, si vous voulez habiter le cloître, il faut
changer toutes vos idées; autrement _vous mourrez_!
--Dois-je donc mourir en effet pour avoir mangé le
miel de la grâce, pour avoir cru, pour avoir espéré,
pour avoir dit: «Seigneur, aimez-moi!»
--Oui, pour cela _tu mourras_! répondit-il d'une
voix forte en promenant autour de lui des regards farouches;
puis il retomba encore dans sa rêverie, et ne
fit plus attention à moi. Je commençais à me trouver
mal à l'aise auprès de lui; ses paroles entrecoupées, son
aspect rude et chagrin, ses éclairs de sensibilité suivis
aussitôt d'une profonde indifférence, tout en lui avait
un caractère d'aliénation. Tout d'un coup il renouvela
sa question, et me dit d'un ton presque impérieux:
«--Votre nom?
«--Angel, répondis-je avec douceur.
«--Angel! s'écria-t-il en me regardant d'un air inspiré.
Il m'a été dit: «Vers la fin de tes jours un ange
te sera envoyé, et tu le reconnaîtras à la flèche qui lui
traversera le coeur. Il viendra te trouver, et il te dira:
Retire-moi cette flèche qui me donne la mort... Et si tu
lui retires cette flèche, aussitôt celle qui te traverse
tombera, ta plaie sera fermée, et tu vivras».
«--Mon père, lui dis-je, je ne connais point ce texte,
je ne l'ai rencontré nulle part.
«--C'est que tu connais peu de choses, me répondit-il
en posant amicalement sa main sur ma tête; c'est que
tu n'as point encore rencontré la main qui doit guérir ta
blessure; moi je comprends la parole de l'_Esprit_, et je
te connais. Tu es celui qui devait venir vers moi; je te
reconnais à cette heure, et ta chevelure est blonde
comme la chevelure de celui qui t'envoie. Mon fils, sois
béni, et que le pouvoir de l'Esprit s'accomplisse en
toi... Tu es mon fils bien-aimé, et c'est en toi que je
mettrai toute mon affection.»
Il me pressa sur son sein, et levant les yeux au ciel,
il me parut sublime. Son visage prit une expression que
je n'avais vue que dans ces têtes de saints et d'apôtres,
chefs-d'oeuvre de peinture qui ornaient l'église du couvent.
Ce que j'avais pris pour de l'égarement eut à mes
yeux le caractère de l'inspiration. Je crus voir un archange,
et, pliant les deux genoux, je me prosternai
devant lui.
Il m'imposa les mains, en disant:
«Cesse de souffrir! que la flèche acérée de la douleur
cesse de déchirer ton sein; que le dard empoisonné
de l'injustice et de la persécution cesse de percer ta
poitrine; que le sang de ton coeur cesse d'arroser des
marbres insensible. Sois consolé, sois guéri, sois fort,
sois béni. Lève-toi!
Je me relevai et sentis mon âme inondée d'une telle
consolation, mon esprit raffermi par une espérance si
vive, que je m'écriai:
«Oui, un miracle s'est accompli en moi, et je reconnais
maintenant que vous êtes un saint devant le Seigneur.
--Ne parle pas ainsi, mon enfant, d'un homme faible
et malheureux, me dit-il avec tristesse; je suis un être
ignorant et borné, dont l'_Esprit_ a eu pitié quelquefois.
Qu'il soit loué à cette heure, puisque j'ai eu la puissance
de te guérir. Va en paix; sois prudent, ne me
parle en présence de personne, et ne viens me voir
qu'en secret.
--Ne me renvoyez pas encore, mon père, lui dis-je;
car qui sait quand je pourrai revenir? Il y a des peines
si sévères contre ceux qui approchent de votre laboratoire,
que je serai peut-être bien longtemps avant de pouvoir
goûter de nouveau la douceur de votre entretien.
--Il faut que je te quitte et que _je consulte_, répondit
le père Alexis. Il est possible qu'on te persécute
pour la tendresse que tu vas m'accorder; mais l'Esprit te
donnera la force de vaincre tous les obstacles, car il
m'a prédit ta venue, et ce qui doit s'accomplir _est dit_.
Il se rassit sur son fauteuil, et tomba dans un profond
sommeil. Je contemplai longtemps sa tête, empreinte
d'une sérénité et d'une beauté surnaturelle, bien différente
en ce moment de ce qu'elle m'était apparue
d'abord; puis, baisant avec amour le bord de sa robe
grise, je me retirai sans bruit.
Quand je ne fus plus sous le charme de sa présence,
ce qui s'était passé entre lui et moi me fit l'effet d'un
songe. Moi, si croyant, si orthodoxe dans mes études
et dans mes intentions; moi, que le seul mot d'hérésie
faisait frémir de crainte et d'horreur, par quelles paroles
avais-je donc été fasciné, et par quelle formule avais-je
laissé unir clandestinement ma destinée à cette destinée
inconnue? Alexis m'avait soufflé l'esprit de révolte contre
mes supérieurs, contre ces hommes que je devais
croire et que j'avais toujours crus infaillibles. Il m'avait
parlé d'eux avec un profond mépris, avec une haine
concentrée, et je m'étais laissé surprendre par les figures
et l'obscurité de son langage. Maintenant ma mémoire
me retraçait tout ce qui eût dû me faire douter
de sa foi, et je me souvenais avec terreur de lui avoir
entendu citer et invoquer à chaque instant l'_Esprit_,
sans qu'il y joignît jamais l'épithète consacrée par laquelle
nous désignons la troisième personne de la Trinité
divine. C'était peut-être au nom du malin esprit qu'il
m'avait imposé les mains. Peut-être avais-je fait alliance
avec les esprits de ténèbres en recevant les caresses et
les consolations de ce moine suspect. Je fus troublé, agité;
je ne pus fermer l'oeil de la nuit. Comme la veille, je fus
oublié et abandonné. De même que la nuit précédente,
je m'endormis au jour et me réveillai tard. J'eus honte
alors d'avoir manqué depuis tant d'heures à mes exercices
de piété: je me rendis à l'église, et je priai ardemment
l'Esprit saint de m'éclairer et de me préserver des
embûches du tentateur.
Je me sentis si triste et si peu fortifié au sortir de
l'église, que je me crus dans une voie de perdition, et
je résolus d'aller me confesser. J'écrivis un mot au père
Hégésippe pour le supplier de m'entendre; mais il me fit
faire verbalement, par un des convers les plus grossiers,
une réponse méprisante et un refus positif. En même
temps ce convers m'intima, de la part du Prieur, l'ordre
de sortir de l'église et de n'y jamais mettre les pieds
avant la fin des offices du soir. Encore, si un religieux
prolongeait sa prière dans le choeur, ou y rentrait pour
s'y livrer à quelque acte de dévotion particulière, je devais
à l'instant même purger la maison de Dieu de mon
souffle impur, et céder ma place à un serviteur de Dieu.
Cet arrêt inique me blessa tellement que j'entrai dans
une colère insensée. Je sortis de l'église en frappant du
poing sur les murs comme un furieux. Le convers me
chassait dehors en me traitant de blasphémateur et de
sacrilège.
Au moment où je franchissais la porte au fond du
choeur qui donnait sur le jardin, le chagrin et l'indignation
faillirent me faire perdre encore une fois l'usage
de mes sens. Je chancelai; un nuage passa devant mes
yeux; mais la fierté vainquit le mal, et je m'élançai vers
le jardin, en me jetant un peu de côté pour faire place à
une personne que je vis tout à coup sur le seuil face à
face avec moi. C'était un jeune homme d'une beauté surprenante,
et portant un costume étranger. Bien qu'il fût
couvert d'une robe noire, semblable à celle des supérieurs
de notre ordre, il avait en dessous une jaquette
demi-courte en drap fin, attachée par une ceinture de
cuir à boucle d'argent, à la manière des anciens étudiants
allemands. Comme eux, il portait, au lieu des
sandales de nos moines, des bottines collantes, et sur
son col de chemise, rabattu et blanc comme la neige,
tombait à grandes ondes dorées la plus belle chevelure
blonde que j'aie vue de ma vie. Il était grand, et son
attitude élégante semblait révéler l'habitude du commandement.
Frappé de respect et rempli d'incertitude, je le
saluai à demi. Il ne me rendit point mon salut; mais il
me sourit d'un air si bienveillant, et en même temps ses
beaux yeux, d'un bleu sévère, s'adoucirent pour me regarder
avec une compassion si tendre, que jamais ses traits
ne sont sortis de ma mémoire. Je m'arrêtai, espérant
qu'il me parlerait, et me persuadant, d'après la majesté
de son aspect, qu'il avait le pouvoir de me protéger;
mais le convers qui marchait derrière moi, et qui ne
semblait faire aucune attention à lui, le força brutalement
de se retirer contre le mur, et me poussa presque
jusqu'à me faire tomber. Ne voulant point engager une
lutte avilissante avec cet homme grossier, je me hâtai de
sortir; mais, après avoir fait trois pas dans le jardin, je
me retournai, et je vis l'inconnu qui restait debout à la
même place et me suivait des yeux avec une affectueuse
sollicitude. Le soleil donnait en plein sur lui et faisait
rayonner sa chevelure. Il soupira, et, levant ses beaux
yeux, vers le ciel, comme pour appeler sur moi le secours
de la justice éternelle et la prendre à témoin de mon infortune,
il se tourna lentement vers le sanctuaire,
entra dans le choeur et se perdit dans l'ombre; car la
brillante clarté du jour faisait paraître ténébreux l'intérieur
de l'église. J'avais envie de retourner sur mes pas
malgré le convers, de suivre ce noble étranger et de lui
dire mes peines; mais quel était-il pour les accueillir et
les faire cesser? D'ailleurs, s'il attirait vers lui la sympathie
de mon âme, il m'inspirait aussi une sorte de
crainte; car il y avait dans sa physionomie autant
d'austérité que de douceur.
Je montai vers le père Alexis, et lui racontai les nouvelles
cruautés exercées envers moi.
«Pourquoi avez-vous douté, ô homme de peu de foi?
me dit-il d'un air triste. Vous vous nommez Ange, et,
au lieu de reconnaître l'esprit de vie qui tressaille en
vous, vous avez voulu aller vous jeter aux pieds d'un
homme ignorant, demander la vie à un cadavre! Ce
directeur ignare vous repousse et vous humilie. Vous
êtes puni par où vous avez péché, et votre souffrance
n'a rien de noble, votre martyre rien d'utile pour vous-même,
parce que vous sacrifiez les forces de votre entendement
à des idées fausses ou étroites. Au reste,
j'avais prévu ce qui vous arrive; vous me craignez; vous
ne savez pas si je suis le serviteur des anges ou l'esclave
des démons. Vous avez passé la nuit dernière à commenter
toutes mes paroles, et vous avez résolu ce
matin de me vendre à mes ennemis pour une absolution.
--Oh! ne le croyez pas, m'écriai-je; je me serais
confessé de tout ce qui m'était personnel sans prononcer
votre nom, sans redire une seule de vos paroles. Hélas!
serez-vous donc, vous aussi, injuste envers moi? Serai-je
repoussé de partout? La maison de Dieu m'est fermée,
votre coeur me le sera-t-il de même! Le père Hégésippe
m'accuse d'impiété; et vous, mon père, vous m'accusez
d'être lâche!
--C'est que vous l'avez été, répondit Alexis. La puissance
des moines vous intimide, leur haine vous épouvante.
Vous enviez leurs suffrages et leurs cajoleries aux
ineptes disciples qu'ils choient tendrement. Vous ne savez
pas vivre seul, souffrir seul, aimer seul.
--Eh bien! mon père, il est vrai, je ne sais pas me
passer d'affection; j'ai cette faiblesse, cette lâcheté, si
vous voulez. Je suis peut-être un caractère faible, mais je
sens en moi une âme tendre, et j'ai besoin d'un ami.
Dieu est si grand que je me sens terrifié en sa présence.
Mon esprit est si timide qu'il ne trouve pas en lui-même
la force d'embrasser ce Dieu tout-puissant, et d'arracher
de sa main terrible les dons de la grâce. J'ai besoin
d'intermédiaire entre le ciel et moi. Il me faut des appuis,
des conseils, des médiateurs. Il faut qu'on m'aime,
qu'on travaille pour moi et avec moi à mon salut. Il faut
qu'on prie avec moi, qu'on me dise d'espérer et qu'on
me promette les récompenses éternelles. Autrement je
doute, non de la bonté de Dieu, mais de celle de mes
intentions. J'ai peur du Seigneur, parce que j'ai peur de
moi-même. Je m'attiédis, je me décourage, je me sens
mourir, mon cerveau se trouble, et je ne distingue plus
la voix du ciel de celle de l'enfer. Je cherche un appui;
fût-ce un maître impitoyable qui me châtiât sans cesse,
je le préférerais à un père indulgent qui m'oublie.
--Pauvre ange égaré sur la terre! dit le père Alexis
avec attendrissement; étincelle d'amour tombée de
l'auréole du maître, et condamnée à couver sous la
cendre de cette misérable vie! Je reconnais à tes tourments
la nature divine qui m'anima dans ma jeunesse,
avant qu'on eût épaissi sur mes yeux les ténèbres de
l'endurcissement, avant qu'on eût glacé sous le cilice
les battements de ce coeur brûlant, avant qu'on eût
rendu mes communications avec l'_Esprit_ pénibles,
rares, douloureuses et à jamais incomplètes. Ils feront
de toi ce qu'ils ont fait de moi. Ils rempliront ton esprit
de doutes poignants, de puérils remords et d'imbéciles
terreurs. Ils te rendront malade, vieux avant l'âge, infirme
d'esprit; et quand tu auras secoué tous les liens de
l'ignorance et de l'imposture, quand tu te sentiras assez
éclairé pour déchirer tous les voiles de la superstition,
tu n'en auras plus la force. Ta fibre sera relâchée, ta vue
trouble, ta main débile, ton cerveau paresseux ou fatigué.
Tu voudras lever les yeux vers les astres, et ta tête
pesante retombera stupidement sur ta poitrine; tu voudras
lire, et des fantômes danseront devant tes yeux;
tu voudras te rappeler, et mille lueurs incertaines se
joueront dans ta mémoire épuisée; tu voudras méditer,
et tu t'endormiras sur ta chaise. Et pendant ton sommeil,
si l'Esprit te parle, ce sera en des termes si obscurs
que tu ne pourras les expliquera ton réveil. Ah!
victime! victime! je te plains, et ne puis te sauver.»
En parlant ainsi, il frissonnait comme un homme pris
de fièvre: son haleine brûlante semblait raréfier l'air
de sa cellule, et on eût dit, à la langueur de son être,
qu'il lui restait à peine quelques instants à vivre.
«Bon père Alexis, lui dis-je, votre tendresse pour moi
est-elle donc déjà fatiguée? J'ai été faible et craintif, il
est vrai; mais vous me sembliez si fort, si vivant, que
je comptais retrouver en vous assez de chaleur pour me
pardonner ma faute, pour l'effacer et pour me fortifier
de nouveau. Mon âme retombe dans la mort avec la
vôtre: ne pouvez-vous, comme hier, faire un miracle
qui nous ranime tous les deux?
--L'esprit n'est point avec moi aujourd'hui, dit-il. Je
suis triste, je doute de tout, et même de toi. Reviens
demain, je serai peut-être illuminé.
--Et que deviendrai-je jusque là?
--L'Esprit est fort, l'Esprit est bon; peut-être t'assistera-t-il
directement. En attendant, je veux te donner
un conseil pour adoucir l'amertume de ta situation. Je
sais pourquoi les moines ont adopté envers toi ce système
d'inflexible méchanceté. Ils agissent ainsi avec tous
ceux dont ils craignent l'esprit de justice et la droiture
naturelle. Ils ont pressenti en toi un homme de coeur,
sensible à l'outrage, compatissant à la souffrance, ennemi
des féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans
un tel homme ils ne trouveraient pas un complice, mais
un juge; et ils veulent faire de toi ce qu'ils font de tous
ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les gêne.
Ils veulent t'abrutir, effacer en toi par la persécution
toute notion du juste et de l'injuste, émousser par d'inutiles
souffrances toute généreuse énergie. Ils veulent, par
de mystérieux et vils complots, par des énigmes sans
mot et des châtiments sans objet, t'habituer à vivre brutalement
dans l'amour et l'estime de toi seul, à te passer
de sympathie, à perdre toute confiance, à mépriser toute
amitié. Ils veulent te faire désespérer de la bonté du
maître, te dégoûter de la prière, te forcer à mentir ou à
trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux,
sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre
pervers, stupide et infâme. Ils veulent t'enseigner que
le premier des biens c'est l'intempérance et l'oisiveté,
que pour s'y livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier,
dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout noble
instinct. Ils veulent t'enseigner la haine hypocrite, la
vengeance patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent
que ton âme meure pour avoir été nourrie de miel, pour
avoir aimé la douceur et l'innocence. Ils veulent, en un
mot, faire de toi un moine. Voilà ce qu'ils veulent, mon
fils: voilà ce qu'ils ont entrepris, voilà ce qu'ils poursuivent
d'un commun accord, les uns par calcul, les autres
par instinct, les meilleurs par faiblesse, par obéissance
et par crainte.
--Qu'entends-je? m'écriai-je, et dans quel monde
d'iniquité faites-vous entrer mon âme tremblante! Père
Alexis! père Alexis! dans quel abîme serais-je tombé,
s'il en était ainsi! Ô ciel! ne vous trompez-vous point?
N'êtes-vous point aveuglé par le souvenir de quelque
injure personnelle? Ce monastère n'est-il habité que par
des moines prévaricateurs? Dois-je chercher parmi des
âmes plus sincères la foi et la charité qu'un impur démon
semble avoir chassées de ces murs maudits?
--Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et
des moines meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue
sur la terre, et le vice est impuni. Accepte le travail et
la douleur; car vivre, c'est travailler et souffrir.
--Je le veux, je le veux! mais je veux semer pour
recueillir. Je veux travailler dans la foi et dans l'espérance;
je veux souffrir selon la charité. Je fuirai cet
abominable réceptacle de crimes; je déchirerai cette
robe blanche, emblème menteur d'une vie de pureté.
Je retournerai à la vie du monde, ou je me retirerai
dans une thébaïde pour pleurer sur les fautes du genre
humain et me préserver de la contagion...
--C'est bien, me dit le père Alexis en prenant dans
ses mains mes mains que je tordais avec désespoir,
j'aime ce mouvement d'indignation et cet éclair du courage.
J'ai connu ces angoisses, j'ai formé ces résolutions.
Ainsi j'ai voulu fuir, ainsi j'ai désiré de vivre
parmi les hommes du siècle, ou de m'enfermer dans
des cavernes inaccessibles; mais écoute les conseils que
l'Esprit m'a donnés aux temps de mon épreuve, et
grave-les dans ta mémoire:
«Ne dis pas: Je vivrai parmi les hommes, et je serai
le meilleur d'entre eux; car toute chair est faible, et
ton esprit s'éteindra comme le leur dans la vie de la
chair.
«Ne dis pas non plus: je me retirerai dans la solitude
et j'y vivrai de l'esprit; car l'esprit de l'homme est
enclin à l'orgueil, et l'orgueil corrompt l'esprit.
«Vis avec les hommes qui sont autour de toi. Garde-toi
de leur malice. Cherche ta solitude au milieu d'eux.
Détourne les yeux de leur iniquité, regarde en toi-même,
et garde-toi de les haïr autant que de les imiter.
Fais-leur du bien dans le temps présent en ne leur fermant
ni ton coeur ni ta main. Fais-leur du bien dans leur
postérité en ouvrant ton esprit à la lumière de l'Esprit.
«La vie du siècle débilite, la vie du désert irrite.
«Quand un instrument est exposé aux intempéries
des saisons, les cordes se détendent; quand il est enfermé
sans air dans un étui, les cordes se rompent.
«Si tu écoutes le sens des paroles humaines, tu oublieras
l'Esprit, et tu ne pourras plus le comprendre.
Mais si tu ne laisses venir à toi les sons de la voix humaine,
tu oublieras les hommes, et tu ne pourras plus
les enseigner.»
En récitant ces versets d'une Bible inconnue le père
Alexis tenait ouvert le livre que j'avais vu déjà entre
ses mains, et il tournait les pages pour les consulter,
comme s'il eût aidé sa mémoire d'un texte écrit; mais
les pages de ce livre étaient blanches, et ne paraissaient
pas avoir jamais porté l'empreinte d'aucun caractère.
Ce fait bizarre réveilla mes inquiétudes, et je commençai
à l'observer avec curiosité. Rien dans son aspect
n'annonçait en ce moment l'égarement, ou seulement
l'exaltation. Il referma doucement son livre, et me
parlant avec calme:
«Garde-toi donc, me dit-il en commentant son texte,
de retourner au monde; car tu es un faible enfant, et si
le vent des passions venait à souffler sur toi, il éteindrait
le flambeau de ton intelligence. La concupiscence et la
vanité ne te trouveraient peut-être pas assez fort pour
résister à leur aiguillon. Quant à moi, j'ai fui le monde,
parce que j'étais fort, et que les passions eussent changé
ma force en fureur. J'aurais surmonté la présomption et
terrassé la luxure; j'aurais succombé sous les tentations
de l'ambition et de la haine; j'aurais été dur, intolérant,
vindicatif, orgueilleux, c'est-à-dire égoïste. Nous sommes
faits l'un et l'autre pour le cloître. Quand un homme a
entendu l'esprit l'appeler, ne fût-ce qu'une fois et faiblement,
il doit tout quitter pour le suivre, et rester là où
il l'a conduit, quelque mal qu'il s'y trouve. Retourner
en arrière n'est plus en son pouvoir, et quiconque a
méprisé une seule fois la chair pour l'esprit, ne peut plus
revenir aux plaisirs de la chair; car la chair révoltée se venge
et veut chasser l'esprit à son tour. Alors le coeur
de l'homme est le théâtre d'une lutte terrible où la chair
et l'esprit se dévorent l'un l'autre; l'homme succombe
et meurt sans avoir vécu. La vie de l'esprit est une vie
sublime; mais elle est difficile et douloureuse. Ce n'est
pas une vaine précaution que de mettre entre la contagion
du siècle et le règne de la chair, des murailles, des
remparts de pierre et des grilles d'airain. Ce n'est pas
trop pour enchaîner la convoitise des choses vaines que
de descendre vivant dans un cercueil scellé. Mais il est
bon de voir autour de soi d'autres hommes voués au
culte de l'esprit, ne fût-ce qu'en apparence. Ce fut
l'oeuvre d'une grande sagesse que d'instituer les communautés
religieuses. Où est le temps où les hommes
s'y chérissaient comme des frères et y travaillaient de
concert, en s'aidant charitablement les uns les autres, à
implorer, à poursuivre l'esprit, à vaincre les grossiers
conseils de la matière? Toute lumière, tout progrès,
toute grandeur, sont sortis du cloître; mais toute lumière,
tout progrès, toute grandeur doivent y périr, si quelques-uns
d'entre nous ne persévèrent dans la lutte effroyable
que l'ignorance et l'imposture livrent désormais à la
vérité. Soutenons ce combat avec acharnement; poursuivons
notre entreprise, eussions-nous contre nous
toute l'armée de l'enfer. Si on coupe nos deux bras, saisissons
le navire avec les dents; car l'esprit est avec
nous. C'est ici qu'il habite; malheur à ceux qui profanent
son sanctuaire! Restons fidèles à son culte, et, si nous
sommes d'inutiles martyrs, ne soyons pas du moins de
lâches déserteurs.
--Vous avez, raison, mon père, répondis-je, frappé
des paroles qu'il disait. Votre enseignement est celui de
la sagesse. Je veux être votre disciple et ne me conduire
que d'après vos décisions. Dites-moi ce que je dois faire
pour conserver ma force et poursuivre courageusement
l'oeuvre de mon salut au milieu des persécutions qu'on
me suscite.
--Les subir toutes avec indifférence, répondit-il; ce
sera une tâche facile, si tu considères le peu que vaut
l'estime des moines, et la faiblesse de leurs moyens
contre nous. Il pourra se faire qu'à la vue d'une victime
innocente comme toi, et comme toi maltraitée, tu sentes
souvent l'indignation brûler tes entrailles; mais ton rôle
en ce qui t'est personnel, c'est de sourire, et c'est aussi
toute la vengeance que tu dois tirer de leurs vains efforts.
En outre, ton insouciance fera tomber leur animosité.
Ce qu'ils veulent, c'est de te rendre insensible à force
de douleur; sois-le à force de courage ou de raison. Ils
sont grossiers; ils s'y méprendront. Sèche tes larmes,
prends un visage sans expression, feins un bon sommeil
et un grand appétit, ne demande plus la confession, ne
parais plus à l'église, ou feins d'y être morne et froid.
Quand ils te verront ainsi, ils n'auront plus peur de toi;
et, cessant de jouer une sale comédie, ils seront indulgents
à ton égard, comme l'est un maître paresseux envers
un élevé inepte. Fais ce que je te dis, et avant trois
jours je t'annonce que le Prieur te mandera devant lui
pour faire sa paix avec toi.»
Avant de quitter le père Alexis, je lui parlai du personnage
que j'avais rencontré au sortir de l'église, et lui
demandai qui il pouvait être. D'abord il m'écouta avec
préoccupation, hochant la tête, comme pour dire qu'il
ne connaissait et ne se souciait de connaître aucun
dignitaire de l'ordre; mais, à mesure que je lui détaillais
les traits et l'habillement de l'inconnu, son oeil s'animait,
et bientôt il m'accabla de questions précipitées.
Le soin minutieux que je mis à y répondre acheva de
graver dans ma mémoire le souvenir de celui que je crois
voir encore et que je ne verrai plus.
Enfin le père Alexis, saisissant mes mains avec une
grande expression de tendresse et de joie, s'écria à
plusieurs reprises:
«Est-il possible? est-il possible? as-tu vu cela? Il
est donc revenu? Il est donc avec nous? il t'a connu? il
t'a appelé? Il ôtera la flèche de ton coeur! C'est donc
bien toi, mon enfant, toi qui l'as vu!
--Quel est il donc, mon père, cet ami inconnu vers
lequel mon coeur s'est élancé tout d'abord? Faites-le
moi connaître, menez-moi vers lui, dites-lui de m'aimer
comme je vous aime et comme vous semblez m'aimer
aussi. Avec quelle reconnaissance n'embrasserais-je pas
celui dont la vue remplit votre âme d'une telle joie!
--Il n'est pas en mon pouvoir d'aller vers lui, répondit
Alexis. C'est lui qui vient vers moi, et il faut l'attendre.
Sans doute, je le verrai aujourd'hui, et je te
dirai ce que je dois te dire; jusque-là ne me fais pas de
questions; car il m'est défendu de parler de lui, et ne
dis à personne ce que tu viens de me dire.»
J'objectai que l'étranger ne m'avait pas semblé agir
d'une manière mystérieuse, et que le frère convers avait
du le voir. Le père secoua la tête en souriant.
«Les hommes de chair ne le connaissent point, dit-il.»
Aiguillonné par la curiosité, je montai le soir même à
la cellule du père Alexis; mais il refusa de m'ouvrir la
porte.
«Laisse-moi seul, me dit-il; je suis triste, je ne
pourrais te consoler.
--Et votre ami? lui dis-je timidement.
--Tais-toi, répondit-il d'un ton absolu; il n'est pas
venu; il est parti sans me voir; il reviendra peut-être.
Ne t'en inquiète pas. Il n'aime pas qu'on parle de lui.
Va dormir, et demain conduis-toi comme je te l'ai
prescrit.»
Au moment où je sortais, il me rappela pour me dire:
«Angel, a-t-il fait du soleil aujourd'hui?
--Oui, mon père, un beau soleil, une brillante matinée.
--Et quand tu as rencontré cette figure, le soleil
brillait?
--Oui, mon père.
--Bon, bon, reprit-il; à demain.»
Je suivis le conseil du père Alexis, et je restai au lit
tout le lendemain. Le soir je descendis au réfectoire à
l'heure où le chapitre était assemblé, et, me jetant sur
un plat de viandes fumantes, je le dévorai avidement;
puis, mettant mes coudes sur la table, au lieu de faire
attention à la Vie des saints qu'on lisait à haute voix, et
que j'avais coutume d'écouter avec recueillement, je
feignis de tomber dans une somnolence brutale. Alors
les autres novices, qui avaient détourné les yeux avec
horreur lorsqu'ils m'avaient vu dolent et contrit, se prirent
à rire de mon abrutissement, et j'entendis les supérieurs
encourager cette épaisse gaieté par la leur. Je
continuai cette feinte pendant trois jours, et, comme le
père Alexis me l'avait prédit, je fus mandé le soir du
troisième jour dans la chambre du Prieur. Je parus devant
lui dans une attitude craintive et sans dignité;
j'affectai des manières gauches, un air lourd, une âme
appesantie. Je faisais ces choses, non pour me réconcilier
avec ces hommes que je commençais à mépriser,
mais pour voir si le père Alexis les avait bien jugés. Je
pus me convaincre de la justesse de ses paroles en entendant
le Prieur m'annoncer que la vérité était enfin
connue, que j'avais été injustement accusé d'une faute
qu'un novice venait de confesser.