George Sand

Teverino
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--Pourquoi pleurez-vous'? lui demanda-t-il en s'agenouillant à ses pieds
et en prenant sa main dans les siennes.

--Je pleure notre amitié perdue, répondit-elle en se penchant vers lui
et en laissant tomber quelques larmes sur ses beaux cheveux. Nous nous
sommes mortellement blessés, Léonce; nous ne nous aimons plus. Mais
puisque c'en est fait, et que nous n'avons plus à craindre que l'amour
nous gâte le passé, laissez-moi pleurer sur ce passé si pur et si beau!
laissez-moi vous dire ce qu'apparemment vous ne compreniez pas, puisque
vous avez pu, de gaieté de coeur, entamer cette lutte meurtrière. Je
vous aimais d'une douce et véritable amitié; je me reposais sur votre
coeur comme sur celui d'un frère; j'espérais trouver en vous protection,
et conseil dans tout le cours de ma vie. Vos défauts me semblaient
petits et vos qualités grandes. Maintenant, adieu, Léonce.
Reconduisez-moi chez mon mari. Vous aviez bien raison de m'annoncer
pour cette journée des émotions imprévues, et si terribles que je n'en
perdrai jamais le souvenir. Je ne les prévoyais pas si amères, et je ne
comprends pas pourquoi vous me les avez données. Pourtant, au moment où
je sens qu'elles ont tout brisé entre nous, je sens aussi que la douleur
surpasse la colère, et je ne veux pas que notre dernier adieu soit une
malédiction.

Sabina effleura de ses lèvres le front de Léonce, et ce baiser chaste et
triste, le seul qu'elle lui eût donné de sa vie, renoua le noeud qu'elle
croyait délié.

[Illustration: Il aperçut bientôt le curé qui péchait.]

--Non, ma chère Sabina, lui dit-il en couvrant ses deux mains de baisers
passionnes; ce n'est pas un adieu, et il n'y a rien de brise entre nous.
Vous m'êtes plus chère que jamais, et je saurai reconquérir ce que j'ai
risqué de perdre aujourd'hui. J'y mettrai tous mes soins et vous en
serez touchée, quand même vous résisteriez. Calmez-vous donc, noble
amie; vos larmes tombent sur mon coeur et le renouvellent comme une
rosée bienfaisante sur une plante prête à mourir. Il y a du vrai dans ce
que nous nous sommes dit mutuellement, beaucoup de vrai; mais ce sont
là des vérités relatives qui ne sont pas réelles. Comprenez bien cette
distinction. Nous sommes artistes tous les deux et nous ne pouvons pas
traiter un sujet avec animation sans que la logique, la plastique, si
vous voulez, ne nous entraîne, de conséquence en conséquence, jusqu'à
une synthèse admirable. Mais cette synthèse est une fiction, j'en suis
certain pour vous et pour moi. Nous avons les défauts que nous nous
sommes reprochés; mais ce sont là les accidents de notre caractère et
les hasards de notre vie. En les étudiant avec feu, nous avons été
_inspirés_ jusqu'a les transformer en vices essentiels de notre nature,
en habitudes effrontées de notre conduite. Il n'en est rien pourtant,
puisque nous voici coeur à coeur, pleurant à l'idée de nous quitter et
sentant que cela nous est impossible.

--Eh bien, vous avez raison, Léonce, dit lady G... en essuyant une larme
et en passant ses belles mains sur les yeux de Léonce, peut-être par
tendresse naïve, peut-être pour se convaincre que c'étaient de vraies
larmes aussi qu'elle y voyait briller. Nous avons fait de l'art,
n'est-ce pas? et il ne nous reste plus qu'à décider lequel de nous a été
le plus habile, c'est-à-dire le plus menteur.

--C'est moi, puisque j'ai commencé, et je réclame le prix. Quel
sera-t-il?

--Votre pardon.

--Et un long baiser sur ce bras si beau, que j'ai toujours regardé avec
effroi.

--Voilà que vous redevenez artiste, Léonce!

--Eh bien! pourquoi non?

--Pas de baisers, Léonce, mieux que cela. Passons ensemble le reste
de la journée, et reprenez votre rôle de docteur, pourvu que vous me
traitiez à moins fortes doses.

--Eh bien! nous ferons de l'homéopathie, dit Léonce en baisant le bras
qu'elle parut lui abandonner machinalement, et qu'elle lui retira en
voyant la négresse se réveiller. Replacez-vous dans votre hamac et
dormez tout de bon. Je vous bercerai mollement; ces larmes vous ont
fatiguée, la chaleur est extrême, et nous devons attendre que le soleil
baisse pour quitter les bois.

La singularité et la mobilité des impressions de Léonce donnaient de
l'inquiétude à lady G... Son regard avait une expression qu'elle ne
lui avait encore jamais trouvée, et il lui était facile de sentir, au
bercement un peu saccadé du hamac, qu'il tenait le cordon d'une main
tremblante et agitée. Elle vit donc avec plaisir reparaître Madeleine,
qui, après avoir taquiné la négresse, en lui chatouillant les paupières
et les lèvres avec un brin d'herbe, revint admirer le hamac et relayer
Léonce, malgré lui, dans son emploi de berceur.

--Elle est trop familière, vous l'avez déjà gâtée, dit Léonce en anglais
à Sabina. Laissez-moi chasser cet oiseau importun.

--Non, répondit lady G... avec une angoisse évidente, laissez-la me
bercer; ses mouvements sont plus moelleux que les vôtres; et d'ailleurs
vous avez trop d'esprit pour que je m'endorme facilement auprès de vous.
La familiarité de cet enfant m'amuse; je suis lasse d'être servie à
genoux.

Là-dessus elle s'endormit ou feignit de s'endormir, et Léonce s'éloigna,
dépité plus que jamais.

Il sortit du bois et marcha quelque temps au hasard. Il aperçut bientôt
le curé qui péchait à la ligne, et le jockey qui était venu lui tenir
compagnie, pendant que les chevaux paissaient en liberté dans une
prairie naturelle à portée de sa vue, et que la voiture était _remisée_
à l'ombre beaucoup plus loin. Certain de les retrouver quand il
voudrait, Léonce s'enfonça dans une gorge sauvage, et marcha vite pour
calmer ses esprits surexcités et troublés.

Sa mauvaise humeur se dissipa bientôt à l'aspect des beautés de la
nature. Il avait tourné plusieurs rochers, et il se trouvait au bord
d'un lac microscopique, ou plutôt d'une flaque d'eau cristalline enfouie
et comme cachée dans un entonnoir de granit. Cette eau, profonde et
brillante comme le ciel, dont elle reflétait l'azur embrasé et les
nuages d'or, offrait l'image du bonheur dans le repos. Léonce s'assit au
rivage dans une anfractuosité du roc, qui formait des degrés naturels
comme pour inviter le voyageur à descendre au bord de l'onde tranquille.
Il regarda longtemps les insectes au corsage de turquoise et de rubis
qui effleuraient les plantes fontinales; puis il vit passer, dans le
miroir du lac, une bande de ramiers qui traversait les airs et qui
disparut comme une vision, avec la rapidité de la pensée. Léonce se dit
que les joies de la vie passaient aussi rapides, aussi insaisissables,
et que, comme cette réflection de l'image voyageuse, elles n'étaient que
des ombres. Puis il se trouva ridicule de faire ainsi des métaphores
germaniques, et envia la tranquillité d'âme du curé, qui, dans ce beau
lac, n'eût vu qu'un beau réservoir de truites.

Un léger bruit se fit entendre au-dessus de lui. Un instant il crut que
Sabina venait le rejoindre; mais le battement de son coeur s'apaisa bien
vite à la vue du personnage qui descendait les degrés du roc, dont il
occupait le dernier degré.

C'était un grand gaillard, plus que pauvrement vêtu, qui portait au bout
d'un bâton passé sur son épaule, un mince paquet serré dans un mouchoir
rouge et bleu. Ses haillons, ses longs cheveux tombant sur un visage
pâle et fortement dessiné, son épaisse barbe noire comme de l'encre, sa
démarche nonchalante, et ce je ne sais quoi de railleur qui caractérise
le regard du vagabond lorsqu'il rencontre le riche seul et face à face,
tout lui donnait l'aspect d'un franc vaurien.

Léonce pensa qu'il était dans un endroit très-désert et que le quidam
avait sur lui tout l'avantage de la position, car le sentier était trop
étroit pour deux, et il ne fallait pas se le disputer longtemps pour que
le lac reçût dans son onde muette et mystérieuse celui qui n'aurait pas
les meilleurs poings, et la meilleure place pour combattre.

Dans cette éventualité, qui ne troubla pourtant pas beaucoup Léonce, il
prit un air d'indifférence et attendit la rencontre de l'inconnu dans un
calme philosophique. Cependant il put compter avec une légère impatience
le nombre de pas qui retentit sur le rocher, jusqu'à ce que le vagabond
eût atteint le dernier degré et se trouvât juste à ses côtés.

--Pardon, Monsieur, si je vous dérange, dit alors l'inconnu d'une voix
sonore et avec un accent méridional très-prononcé; mais si c'était un
effet de votre courtoisie, Votre Seigneurie se rangerait un peu pour me
laisser boire.

--Rien de plus juste, répondit Léonce en le laissant passer et en
remontant un degré, de manière à se trouver immédiatement derrière lui.

L'inconnu ôta son chapeau de paille déchiré, et s'agenouillant sur le
roc, il plongea avidement dans l'eau sa sauvage barbe et la moitié de
son visage, puis on l'entendit humer comme un cheval, ce qui donna à
Léonce l'envie facétieuse de siffler en cadence comme on fait pour
occuper ces animaux impatients et ombrageux pendant qu'ils se
désaltèrent.

Mais il s'abstint de cette plaisanterie, et il envia la confiance
superbe avec laquelle ce misérable se plaçait ainsi sous ses pieds,
la tête en avant, le corps abandonné, dans un tête-à-tête qui eût pu
devenir funeste à l'un des deux en cas de mésintelligence. «Voilà le
seul bonheur du pauvre, pensa encore Léonce; il a la sécurité en de
semblables rencontres. Nous voici deux hommes, peut-être d'égale force:
l'un ne saurait pourtant boire sous l'oeil de l'autre sans regarder un
peu derrière lui, et celui qui peut se désaltérer gratis avec cette
volupté, ce n'est pas le riche.»

Quand le vagabond eut assez bu, il redressa son corps, et, restant assis
sur ses talons:--Voilà, dit-il, de l'eau bien tiède à boire, et qui doit
désaltérer en entrant par les pores plus qu'en passant par le gosier.
Qu'en pense Votre Seigneurie?

--Auriez-vous la fantaisie de prendre un bain? dit Léonce, incertain si
ce n'était pas une menace.

--Oui, Monsieur, j'ai cette fantaisie, répondit l'autre; et il commença
tranquillement à se déshabiller, ce qui ne prit guère de temps, car il
n'était point surchargé de toilette, et à peine avait-il sur lui une
seule boutonnière qui ne fût rompue.

--Savez-vous nager, au moins? lui demanda Léonce. Ceci est un large
puits; il n'y a point de rivage du côté où nous sommes, le rocher tombe
à pic à une grande profondeur vraisemblablement.

--Oh! Monsieur, fiez-vous à un ex-professeur de natation dans le golfe
de Baja, répondit l'étranger; et, enlevant lestement le lambeau qui lui
servait de chemise, il s'élança dans le lac avec l'aisance d'un oiseau
amphibie.

Léonce prit plaisir à le voir plonger, disparaître pendant quelques
instants, puis revenir à la surface sur un point plus éloigné, traverser
la nappe étroite du petit lac en un clin d'oeil se laisser porter sur
le dos, se placer debout comme s'il eût trouvé pied, puis folâtrer
en lançant autour de lui des flots d'écume, le tout avec une grâce
naturelle et une vigueur admirable.

Bientôt, pourtant, il revint au pied du roc, et, comme le bord était en
effet très-escarpé, il pria Léonce de lui tendre la main pour l'aider à
remonter. Le jeune homme s'y prêta de bonne grâce, tout en se tenant sur
ses gardes, pour n'être pas entraîné par surprise, et, le voyant assis
sur la pierre échauffée par le soleil, il ne put s'empêcher d'admirer la
force et la beauté de son corps, dont la blancheur contrastait avec sa
figure et ses mains un peu hâlées.--Cette eau est plus froide que je
ne pensais, dit le nageur; elle n'est échauffée qu'à la surface, et je
n'aurai de plaisir qu'en m'y plongeant pour la seconde fois. D'ailleurs,
voici l'occasion de faire un peu de toilette.

Et il tira de son maigre paquet une grande coquille qui lui servait
de tasse, mais dont il avait dédaigné de se servir pour boire. Il la
remplit d'eau à diverses reprises et s'en arrosa la tête et la barbe,
lavant et frottant avec un soin extrême et une volupté minutieuse cette
riche toison noire qui, toute ruisselante, le faisait ressembler à une
sauvage divinité des fleuves. Puis, comme le soleil, tombant d'aplomb
sur sa nuque et sur son front, commençait à l'incommoder, il arracha
des touffes de joncs et d'iris qu'il roula ensemble, et dont il fit un
chapeau ou plutôt une couronne de verdure et de fleurs. Le hasard ou un
certain goût naturel voulut que cette coiffure se trouvât disposée d'une
façon si artiste qu'elle compléta l'idée qu'on pouvait se faire, en le
regardant, d'un Neptune antique.

Il bondit une seconde fois dans le lac, atteignit la rive opposée, et
courant sur la pente qui était adoucie et couverte de végétation de ce
côté-là, il cueillit de superbes fleurs du _nymphéa_ blanc qu'il plaça
dans sa couronne. Enfin, comme s'il eut deviné l'admiration réelle qu'il
causait à Léonce, il se fit une sorte de vêtement avec une ceinture de
roseaux et de feuilles aquatiques; et alors, libre, fier et beau comme
le premier homme, il s'étendit sur un coin de sable fin et parut rêver
ou s'endormir au soleil, dans une attitude majestueuse.

Léonce, frappé de la perfection d'un semblable modèle, ouvrit son album
et essaya de faire un croquis de cet être bizarre, qui, reflété dans
l'eau limpide, à demi nu et à demi vêtu d'herbes et de fleurs, offrait
le plus beau type qu'un artiste ait jamais eu le bonheur de contempler,
dans un cadre naturel de rochers sombres, de feuillages éclatants et de
sables argentés, merveilleusement appropriés au sujet. Les flots de
la lumière coupée des fortes ombres du rocher, le reflet que l'eau
projetait sur ce corps humide d'un ton titianesque, tout se réunissait
pour donner à Léonce une des plus complètes jouissances d'art et un des
plus vifs sentiments poétiques qu'il eût jamais éprouvés; car, bien que
statuaire, il était aussi sensible à la beauté de la couleur qu'à celle
de la forme.

Tout à coup il ferma son album, et le jetant loin de lui: «Honte à
moi, se dit-il, de vouloir retracer une scène que Raphaël ou Véronèse,
Giorgion, Rubens ou le Poussin eussent été jaloux de contempler! Oui,
les grands maîtres de la peinture eussent été seuls dignes de reproduire
ce que moi j'ai surpris et comme dérobé à la bienveillance du hasard.
C'est bien assez pour moi, qui ne saurais manier un pinceau, de le voir,
de le sentir et de le graver dans ma mémoire.»

Le vagabond sembla deviner sa pensée, car, à sa très-grande surprise,
il lui cria en italien, après lui avoir demandé s'il comprenait cette
langue: «C'est de l'antique, n'est-ce pas, _Signore_? Voulez-vous du
Michel-Ange? En voici.» Et il prit une attitude plus bizarre, mais
belle encore, quoique tourmentée. «Maintenant du Raphaël, reprit-il en
changeant de posture; c'est plus gracieux et plus naturel; mais quoi
qu'on en dise, le muscle y joue encore un peu trop son rôle... Le Jules
Romain s'en ressentira encore, mais ce n'est pas à dédaigner.» Et quand
il se fut posé _à la Jules Romain_, il reprit sa première attitude, en
ajoutant:--Celle-ci est la meilleure, c'est du Phidias, et on aura beau
chercher on ne trouvera rien de mieux.

--Vous faites donc le métier de modèle? lui dit Léonce, un peu
désenchanté de ce qui lui avait d'abord semblé naïf et imprévu dans cet
homme.

--Oui, Monsieur, celui-là et bien d'autres, répondit le nageur, qui
était venu se poser au milieu du lac sur un rocher qui formait îlot, et
sur lequel il se dressa comme sur un piédestal. Si j'avais une vieille
cruche, je vous représenterais ici, avec mes roseaux, un groupe dans le
goût de Versailles, quoique je n'y sois pas encore allé; mais nous avons
à Naples beaucoup de choses dans ce style-là. Si j'avais un tambour de
basque, je vous montrerais diverses figures napolitaines qui ont plus de
grâce et d'esprit dans leur petit doigt que tout votre grand siècle dans
ses blocs de marbre et de bronze. Mais puisque je ne puis plus rien pour
charmer vos yeux, je veux au moins charmer vos oreilles. Si vous êtes
Apollon, ne me traitez pas comme Marsyas; mais, fussiez-vous un maestro
renommé, vous conviendrez que la voix est belle. Je sens que cette eau
froide et toutes mes poses vigoureuses m'ont élargi le poumon, et j'ai
une envie folle de chanter.

--Chantez, mon camarade, dit Léonce. Si votre ramage répond à votre
plumage, vous n'avez pas à craindre mon jugement.



                             VI.

                   AUDACES FORTUNA JUVAT.

Alors l'Italien chanta dans sa langue harmonieuse trois strophes
empreintes du génie hyperbolique de sa nation, et dont nous donnerons
ici la traduction libre. Il les adaptait à un de ces airs de l'Italie
méridionale, dont on ne saurait dire s'ils sont les chefs-d'oeuvre
de maîtres inconnus, ou les mâles inspirations fortuites de la muse
populaire:

«Passez, nobles seigneurs, dans vos gondoles bigarrées; vous presserez
en vain l'allure de vos rameurs intrépides; j'irai plus vite que vous
avec mes bras souples comme l'onde et blancs comme l'écume. Couvert de
mes haillons, je suis un des derniers sur la terre; mais, libre et nu,
je suis le roi de l'onde et votre maître à tous!

«Fuyez, nobles dames, sur vos barques pavoisées; vous détournerez en
vain la tête, en vain vous couvrirez de l'éventail vos fronts pudiques;
le mien attirera toujours vos regards, et vous suivrez de l'oeil, à la
dérobée, ma chevelure noire flottante sur les eaux. Avec mes haillons,
je vous fais reculer de dégoût; mais, libre et nu, je suis le roi du
monde et le maître de vos coeurs!

«Nagez, oiseaux de la mer et des fleuves; fendez de vos pieds de corail
le flot amer qui vous balance. Avec ma poitrine solide comme la proue
d'un navire, avec mes bras souples comme votre cou lustré, je vous
suivrai dans vos nids d'algue et de coquillages. Couvert de mes
haillons, je vous effraie; mais, libre et nu, je suis le roi de l'onde,
et vous me prenez pour l'un d'entre vous!»

La voix du chanteur était magnifique, et aucun artiste en renom n'eût
pu surpasser la franchise de son accent, la naïveté de sa manière, la
puissance de son sentiment exalté. Léonce se crut transporté dans le
golfe de Salerne ou de Tarente, sous le ciel de l'inspiration et de la
poésie.

--Par Amphitrite! s'écria-t-il, tu es un grand poëte et un grand
chanteur, noble jeune homme! et je ne sais comment te récompenser du
plaisir que tu viens de me causer. Quel est donc ce chant admirable,
quelles sont donc ces paroles étranges?

--Le chant est de quelque dieu égaré sur les cimes de l'Apennin, qui
l'aura confié aux échos, lesquels l'auront murmuré à l'oreille des
pâtres et des pécheurs; mais les paroles sont de moi, Signor, car, avec
votre permission, je suis improvisateur quand il me plaît de l'être.
Notre langue mélodique est à la portée de tous; et quand nous avons une
idée, nous autres poètes naturels, enfants du soleil, l'expression ne se
fait pas désirer longtemps.

--Tu me répéteras ces paroles; je veux les écrire.

--Si je vous les répète, ce sera autrement. Mes chants s'envolent de moi
comme la flamme du foyer, je puis les renouveler et non les retenir.
Peut-être trouvez-vous celles-ci un peu fanfaronnes; c'est le privilège
du poëte. Ôtez-lui la gloriole, vous lui ôterez son génie.

--Tu as le droit de te vanter, car tu es une nature privilégiée,
répondit Léonce, et quelle que soit ta condition, tu mériterais d'être
un des premiers sur la terre. Tu m'as charmé; viens ici, et conte-moi ta
misère, je veux la faire cesser.

L'inconnu revint au rivage.--Hélas! dit-il, vous avez vu le faune
antique dans toute sa liberté, l'homme de la nature dans toute sa
poésie. A présent, vous allez voir le porteur de haillons dans toute sa
laideur et dans toute sa misère; car il faut bien que je reprenne cette
triste livrée, en attendant qu'elle me quitte, ou que je trouve l'emploi
de mon génie pour renouveler ma garde-robe. Vous paraissez surpris? J'ai
bien lu dans vos regards, lorsque je me suis approché de vous pour la
première fois, que mon aspect vous causait de la répugnance. Vous m'avez
trouvé laid, effrayant, peut-être. Mais quand j'ai eu dépouillé ma
souquenille de mendiant, quand cette eau lustrale m'a débarrassé de mes
souillures, quand vous m'avez vu purifié de la fange et de la poussière
des chemins; ce corps qui a servi quelquefois de modèle aux premiers
sculpteurs de ma patrie, ce visage qui n'est point dégradé par la
débauche et auquel la fatigue et les privations n'ont pas ôté encore la
jeunesse et la beauté, ces membres où la nature a prodigué son luxe, et
ce sentiment du beau que l'homme intelligent porte sur son front et dans
toutes ses habitudes; tout ce qui fait enfin, Monsieur, que, nu, je suis
l'égal et peut-être le supérieur des hommes les mieux vêtus, vous a
frappé enfin, et vous avez essayé de me classer dans vos impressions
d'artiste. Mais vous n'avez pas réussi, j'en suis certain; les oeuvres
de l'art ne sont rien quand elles ne peuvent renchérir sur celles de
Dieu. Si vous êtes peintre, vous me retrouverez quelque jour dans vos
souvenirs, un jour que l'inspiration vous saisira! Aujourd'hui, vous ne
me reproduirez pas!... D'autant plus, ajouta-t-il avec un amer sourire,
que la pièce est jouée, et que ma divinité va disparaître sous la
flétrissure de l'indigence.

Cet homme parlait avec une facilité extraordinaire et avec un
accent d'une noblesse inconcevable. Sa figure, éclairée d'un rayon
d'enthousiasme, et aussitôt voilée par un profond sentiment de douleur,
était d'une beauté inouïe; jamais plus nobles traits, jamais expression
plus fine et plus pénétrante n'avaient attiré l'attention de Léonce.

--Monsieur, lui dit-il, dominé par un respect involontaire, vous êtes
certainement au-dessus de la misérable condition sous les dehors de
laquelle vous m'êtes apparu; vous êtes quelque artiste malheureux:
permettez-moi de vous secourir et de vous récompenser ainsi de la
jouissance poétique que vous m'avez procurée.

Mais l'inconnu ne parut pas avoir entendu les paroles de Léonce. Courbé
sur le rivage, il dépliait, avec une répugnance visible, les bardes
ignobles qu'il était obligé de reprendre pour cacher sa nudité.

--Voilà, dit-il en laissant retomber ses guenilles par terre, un
supplice que je vous souhaite de ne pas connaître. L'Italien aime la
parure, l'artiste aime le bien-être, le luxe, les parfums, la propreté;
cette mollesse exquise qui renouvelle l'âme et le corps après des
exercices mâles et salutaires. Personne ne peut comprendre ce qu'il m'en
coûte de me montrer aux hommes, aux femmes surtout! avec une blouse
déchirée et un pantalon qui montre la corde.

--Oh! je vous comprends et je vous plains, répondit Léonce; mais je puis
faire cesser aujourd'hui votre peine, Dieu merci! Il fait assez chaud
pour que vous restiez ici à m'attendre au soleil un quart d'heure; je
vous promets que, dans un quart d'heure, je serai de retour avec des
vêtements capables de contenter votre honnête et légitime fantaisie.
Attendez-moi.

Et, avant que l'Italien eût répondu, Léonce s'élança sur le sentier,
courut à sa voiture et en retira une valise élégante et légère, qu'il
rapporta au bord du lac. Il retrouva son Italien dans l'eau, occupé à
faire une gerbe des plus belles fleurs aquatiques, qu'il lui rapporta
d'un air de triomphe naïf, et qu'il lui présenta avec une grâce
affectueuse.

--Je ne puis vous donner autre chose en échange de ce que vous
m'apportez, dit-il, je n'ai rien au monde; mais, grâce à mon adresse et
à mon courage, je puis m'approprier les plus rares trésors de la nature,
les plus belles fleurs, les plus précieux échantillons minéralogiques,
les cristaux, les pétrifications, les plantes des montagnes; je puis
vous donner tout cela si vous voulez que je vous suive dans vos
promenades; et même, si vous avez ici un fusil, je puis abattre l'aigle
et le chamois et les déposer au pied de votre maîtresse; car je suis le
plus adroit chasseur que vous ayez rencontré, comme le plus hardi piéton
et le plus agile nageur.

Malgré cette naïveté de vanterie italienne, l'effusion du jeune homme
ne déplut point à Léonce. Sa figure éclairée par la joie et la
reconnaissance avait un éclat, une franchise sympathique, qui gagnaient
l'affection. En dix minutes, il transforma le vagabond en un jeune
élégant du meilleur ton, en tenue de voyage. Il n'y avait dans la valise
de Léonce que des habits du matin, de quoi suffire à une charmante
toilette de campagne, vestes légères et bien coupées, cravates de
couleurs fines et d'un ton frais, linge magnifique, pantalons d'été en
étoffes de caprice, souliers vernis, guêtres de Casimir clair à boutons
de nacre. L'Italien choisit sans façon tout ce qu'il y avait de mieux.
Il était à peu près de la même taille que Léonce, et tout lui allait
à merveille; il n'oublia pas de prendre une paire de gants, dont il
respira le parfum avec délices. Et quand il se vit ainsi rafraîchi et
paré de la tête aux pieds, il se jeta dans les bras de son nouvel ami,
en s'écriant, qu'il lui devait la plus grande jouissance qu'il eût
éprouvée de sa vie. Puis il poussa du bout du pied dans le lac ses
haillons, qui lui faisaient horreur, et, dénouant son petit paquet, dont
il noya aussi l'enveloppe grossière, il en tira, à la grande surprise de
Léonce, un portrait de femme entouré de brillants; une chaîne d'or assez
lourde, et deux mouchoirs de batiste garnis de dentelle. C'était là tout
ce que contenait son havresac de voyage.

--Vous êtes surpris de voir qu'une espèce de mendiant eût conservé ces
objets de luxe, dit-il en se parant de sa chaîne d'or, qu'il étala de
son mieux sur son gilet blanc; c'était tout ce qui me restait de
ma splendeur passée, et je ne m'en serais défait qu'à la dernière
extrémité. _Che volete, Signor mio? pazzia!_

--Vous avez donc été riche? lui demanda Léonce, frappé de l'aisance avec
laquelle il portait son nouveau costume.

--Riche pendant huit jours, je l'ai été cent fois. Vous voulez savoir
mon histoire? je vais vous la dire.

--Eh bien, racontez-la-moi en marchant, et suivez-moi, dit Léonce. Nous
allons reporter à nous deux cette valise dans ma voiture.

--Vous êtes en voyage, Signor?

--Non, mais en promenade, et pour plusieurs jours peut-être. Voulez-vous
être de la partie?

--Ah! de grand coeur, d'autant plus que je peux vous être à la fois
utile et agréable. J'ai plusieurs petits talents, et je connais déjà à
fond ces montagnes dans lesquelles j'erre depuis huit jours. Je ne puis
rester nulle part. Ma tête emporte sans cesse mes jambes pour se venger
de mon coeur, qui l'emporte elle-même à chaque instant. Mais pour vous
faire comprendre ma manière de voyager, c'est-à-dire ma manière de
vivre, il faut que je me fasse connaître tout entier.

«J'ignore le lieu de ma naissance, et je ne sais à quelle grande dame
coupable ou à quelle malheureuse fille égarée je dois le jour. La femme
d'un marchand de poissons me recueillit un matin dans la campagne de
Rome, au bord du Tibre, et me donna le nom de Teverino, autrement dit
Tiberinus. J'avais environ deux ans; je ne pouvais dire d'où je venais,
ni le nom de mes parents. Cette bonne âme m'éleva malgré sa misère.
Elle n'avait plus de fils, et elle compta sur moi pour l'assister et
la soutenir quand je serais en âge de travailler. Malheureusement, je
n'étais pas né avec le goût du travail: la nature m'a gratifié d'une
paresse de prince, et c'est ce qui m'a toujours fait croire que j'étais
d'un sang illustre, bien que par mon esprit j'appartienne au peuple. Il
faut que l'un des deux auteurs de mes jours ait été de cette race de
pauvres diables qui sont destinés à tout conquérir par eux-mêmes; et,
dans mon origine problématique, c'est le côté dont je suis le moins
porté à rougir. Tant que je fus un petit enfant, j'aimai la pèche, mais
plutôt comme un art que comme un métier. Oui, je me sentais déjà né pour
les inventions de l'intelligence. Ardent aux exercices périlleux et
violents, je n'avais pas le goût du lucre. J'éprouvais un plaisir
extrême à guetter, à surprendre et à conquérir la proie. Je ne savais
pas la faire marchander pour la vendre. Je perdais l'argent, ou je me le
laissais emprunter par le premier venu. J'avais trop bon coeur pour
rien refuser à mes petits camarades. Je les aidais à bien placer leurs
marchandises au lieu de demander la préférence sur eux. Enfin je mettais
ma pauvre mère adoptive au désespoir par mon désintéressement et ma
libéralité, qu'elle appelait bêtise et inconduite.

«A mesure que j'acquérais des forces, l'âge lui en ôtait, si bien qu'un
jour, n'ayant plus la force de me battre, la seule consolation qu'elle
eût goûtée avec moi jusqu'alors, elle me mit à la porte en me donnant sa
malédiction et deux carlini.

«J'avais dix ans, j'étais beau comme Cupidon. Un peintre estimé qui
m'avait remarqué dans la rue me prit chez lui pour lui servir de modèle,
et fit, d'après moi, un saint Jean-Baptiste enfant, puis un Giotto, puis
un Jésus enseignant dans le temple; et, quand il eut assez de ma figure,
il me renvoya avec vingt pièces d'or, en me recommandant de me vêtir un
peu mieux, si je voulais me présenter quelque part pour gagner ma vie.
Je sentais déjà naître en moi le goût du luxe; néanmoins je compris que
ce n'était pas le moment de me satisfaire de cette façon. Je courus chez
ma mère d'adoption, je lui donnai tout ce que j'avais reçu, et, comme
touchée de mon bon coeur, elle voulait me retenir chez elle; je lui
déclarai que j'avais pris goût à l'indépendance, et que je voulais être
libre désormais de choisir ma profession.

«Cette profession fut bientôt trouvée, c'est-à-dire qu'il s'en offrit
cent, et que je n'en pris aucune exclusivement. J'avais l'amour du
changement, la passion de la liberté, une curiosité effrénée pour tout
ce qui me semblait noble et beau. J'avais déjà une belle voix, ma figure
et mon esprit se recommandaient d'eux-mêmes. Sûr de charmer les yeux et
les oreilles, je n'avais point de souci à prendre et ne songeais qu'à
cultiver mes facultés naturelles. Tour à tour modèle, batelier, jockey,
enfant de choeur, figurant de théâtre, chanteur des rues, marchand de
coquillages, garçon de café, cicérone... Ah! Monsieur, ce dernier emploi
fut, avec celui de modèle, celui qui profita le plus, sinon à ma bourse,
du moins à mon intelligence. La conversation des artistes et l'étude
journalière des chefs-d'oeuvre de l'art, développèrent tellement mes
idées, que bientôt je me sentis supérieur, par mes conceptions et
par mes jugements, aux sculpteurs et aux peintres qui s'essayaient à
reproduire ma figure, aux voyageurs de toutes les nations que j'initiais
à la connaissance des merveilles de Rome. En m'apercevant de l'ignorance
ou de la pauvreté d'esprit de tous ceux à qui j'avais affaire, je
sentis, de plus en plus, le besoin d'être un esprit supérieur. Je
n'aimais point la lecture. S'instruire dans les livres est un travail
trop froid et trop long pour la rapidité de ma compréhension. Je
m'appliquai donc à approcher le plus possible des hommes vraiment
capables, et sacrifiant presque toujours mes intérêts à ce but, je
m'instruisis de toutes choses en écoutant parler. Batelier ou jockey,
j'observai et je connus les habitudes et les moeurs des gens du monde;
enfant de choeur et choriste d'opéra, je m'initiai au sentiment de la
musique et à l'art du théâtre. J'ai surpris les secrets du prêtre et
ceux du comédien, qui se ressemblent fort. Chanteur de carrefour,
montreur de marionnettes ou marchand de brimborions, j'étudiai toutes
les classes, et connus les impressions du public et leurs causes. Malin
et pénétrant, audacieux et modeste, habile à persuader et dédaigneux de
tromper, j'eus des amis partout et des protecteurs nulle part. Accepter
la protection d'un individu, c'est se mettre dans sa dépendance; toute
espèce de joug m'est odieux. Doué d'un talent d'imitation sans exemple,
certain d'amuser, d'attendrir, d'étonner ou d'intéresser quiconque je
voudrais, il n'y avait pas une heure dans ma vie où je ne pusse compter
sur mes ressources infinies.

«A mesure que je devenais un homme, loin de diminuer, ces ressources
décuplaient. Quand vint l'âge de plaire aux femmes... j'eus bien des
succès, Monsieur, et je n'en abusai point. La même royale indolence qui
m'avait empêché de prodiguer les perfections de mon être dans l'emploi
de marchand de poissons, et qui n'était au fond qu'un respect instinctif
pour la conservation de ma puissance, m'accompagna dans mes relations
avec le beau sexe. Judicieux et discret, je ne m'attachai pas longtemps
au vice, je ne me dévouai point à l'égoïsme, e voulus vivre par le
coeur, afin de rester complet et invincible dans ma fierté. Je fus
miséricordieux sans effort; on me trahit beaucoup, on ne me trompa
guère. Je supplantai beaucoup de rivaux et ne les avilis point. Je
formai beaucoup de liens et sus les rompre sans dépit et sans amertume.
Tenez, Monsieur, j'ai ici le portrait d'une princesse qui m'a tant
tourmenté de sa jalousie que j'ai été forcé de l'abandonner; mais je
garde son image en souvenir des plaisirs qu'elle m'a donnés; je ne la
montre à personne, et je ne vends pas les diamants, quoique je vive de
pain noir et de lait de chèvre depuis huit jours.

--Mais quelle est donc la cause de votre misère présente? demanda
Léonce.

--«L'amour des voyages d'une part, et, de l'autre, l'amour, le pur
amour, _Signor mio!_ A peine avais-je gagné quelque argent que, quittant
l'emploi qui me l'avait procuré, vu que la jouissance que j'en avais
retirée était épuisée pour moi, je partais, et je voyageais à travers
l'Italie. J'ai parcouru toutes ses provinces, me procurant les douceurs
de l'aisance quand je le pouvais, me soumettant aux privations les plus
philosophiques quand ma bourse était à sec; souvent même restant, avec
une sorte de volupté, dans cet état de dénûment qui me faisait sentir le
prix des biens que j'avais prodigués, et attendant avec orgueil que le
désir me revînt assez vif pour secouer ma délicieuse apathie. Tantôt je
dédaignais de me tirer d'affaire, sentant que mes inspirations d'artiste
n'étaient pas arrivées à leur apogée, et préférant jeûner que de mal
déclamer ou de mal chanter. C'est là une grande jouissance, Monsieur,
que de sentir son génie captivé par le respect qu'on lui porte! D'autres
fois, l'amour me dominait, et je me plaisais à prodiguer mon or à mon
idole, heureux encore plus et enivré au delà de toute expression,
lorsque, ruiné, je la voyais s'attacher à ma misère, et me chérir
d'autant plus que je n'avais plus rien à lui donner. Oh! oui, c'est
alors que j'ai laissé passer bien des jours avant de remettre à
l'épreuve de telles affections, en remontant sur la roue de fortune; car
les nobles coeurs ne s'attachent irrésistiblement qu'aux malheureux.»

--Teverino, votre langage me pénètre, dit Léonce. Si vous ne vous
êtes pas vanté, vous êtes un des plus grands coeurs, joint à un des
caractères les plus originaux que j'aie encore rencontrés. Quand vous
avez commencé votre histoire, je pensais à ce titre d'un chapitre de
Rabelais que vous connaissez sans doute, puisque vous connaissez toutes
choses...

--_Comment Pantagruel fit la rencontre de Panurge_? dit l'Italien en
riant.

--C'est cela même, reprit Léonce, et maintenant je crois pouvoir achever
la phrase: _Lequel il aima toute sa vie_.

--On m'a souvent cité ce chapitre; car toutes les personnes qui m'ont
aimé, m'ont rencontré sous leurs pieds. Mais je me suis bientôt élevé au
niveau de leurs coeurs, et même au-dessus de la tête de quelques-unes,
et c'est en cela que je suis un Panurge de meilleure race que celui de
Rabelais; je n'ai ni sa lâcheté, ni son cynisme, ni sa gloutonnerie, ni
sa hâblerie, ni son égoïsme; mais j'ai de commun avec lui la finesse de
l'esprit et les hasards de la fortune. Si vous m'emmenez avec vous pour
quelques jours, vous verrez que, partageant les aises de votre vie, je
n'en abuserai pas un seul instant. Quand j'en aurai assez (et je me
dégoûterai probablement de votre société avant que vous le soyez de la
mienne), vous verrez que vous aurez des regrets et que c'est vous qui me
devrez de la reconnaissance.

--C'est fort possible, dit Léonce en riant, quoique je vous trouve avec
Panurge une ressemblance que vous reniez: la forfanterie.

--Non pas, Monsieur; celui-là est fanfaron, qui promet et ne tient
point. Ne soyez pas piqué de ce que je vous avance, que je serai las
avant vous de notre familiarité. Ce ne sera pas vous qui en serez
cause, car je vois en vous du génie et de la grandeur d'âme; mais des
circonstances extérieures, indépendantes de notre volonté à tous deux:
le monde qui m'amuse un instant et bientôt me déplaît, la contrainte de
quelque usage auquel je ne saurai peut-être me soumettre que pour un
certain nombre d'heures, quelque personnage qui vous charmera et qui
me sera antipathique, enfin un caprice de mon esprit mobile qui
m'entraînera à quelque pointe vers un nouvel aspect des choses, ceci ou
cela me forcera de vous quitter. Mais vous n'aurez pas honte de m'avoir
connu, et le nom de Teverino ne vous sera jamais odieux, je vous le
jure.

--Je sens que vous ne me trompez pas, répondit Léonce, quoique votre
inconstance m'effraie. Voyons, pouvez-vous vous engager à vivre
vingt-quatre heures de ma vie et à vous transformer des pieds à la
tête, moralement parlant, en homme du monde, comme vous l'êtes déjà
matériellement?

--Rien ne me sera plus facile; j'aurai d'aussi belles manières et
d'aussi nobles procédés que vous-même; car depuis une heure que je suis
avec vous, je vous possède déjà. D'ailleurs, n'ai-je pas vécu de pair à
compagnon avec la noblesse, quand mes talents me faisaient rechercher?
Croyez-vous que si j'avais voulu adopter une manière d'être uniforme, me
priver d'émotions vives, comme de m'abstenir de me ruiner en un jour et
de quitter une marquise pour courir après une bohémienne; enfin que si
j'avais voulu me _ranger_, comme on dit, me soumettre à des exigences,
me laisser torturer par l'ambition, infliger à ma vanité tous les
supplices de la vanité jalouse, subir les caprices des grands, et nuire
à mes compétiteurs pour édifier ma fortune et ma réputation, je n'aurais
pas fait comme tant d'autres, qui sont entrés dans le monde par la
petite porte des artistes, et qui, devenus seigneurs à leur tour, ont vu
ouvrir devant eux les deux battants de la grande? Rien ne m'eût été plus
aise, et c'est cette facilité même qui m'en a dégoûté. Comptez donc sur
mon sentiment des convenances, tant que vos convenances me conviendront,
c'est-à-dire pendant vingt-quatre heures, terme que je puis accepter.

--En ce cas, vous allez passer pour un de mes amis que je viens de
rencontrer herborisant ou philosophant dans la montagne, et vous serez
présenté comme tel à une belle dame que nous allons rejoindre, et que
vous entretiendrez dans cette erreur jusqu'à ce que je vous prie de
cesser.

--Je ne puis prendre un engagement posé dans ces termes; je serais
toujours à votre caprice, et cela glacerait mon génie. Nous sommes
convenus de vingt-quatre heures, ni plus ni moins, et il faut que le
serment soit réciproque. Je ne vais pas plus loin, si vous ne me donnez
votre parole d'honneur de ne pas m'ôter mon masque avant demain à deux
heures de l'après-midi; car je vois au soleil qu'il est cette heure-là
ou peu s'en faut: de même que de mon côté, je vous autorise, si je me
trahis avant l'expiration du contrat, à me remettre, nu, dans le lac où
vous m'avez trouvé.

--C'est convenu sur l'honneur, dit Léonce.

En tournant, par derrière le bosquet où la voiture était abritée, Léonce
et Teverino parvinrent à replacer la valise sous le coffre de devant,
sans avoir été aperçus.

--Laissez-moi aller à la découverte et attendez-moi, dit Léonce; et,
comme il s'avançait sur le chemin, il vit venir à lui Madeleine toute
haletante, et portant le hamac.

--Son Altesse vous attend et s'impatiente beaucoup, dit-elle; elle m'a
chargée de vous retrouver et de dire à Votre Seigneurie qu'elle s'ennuie
considérablement. Tenez! la voilà déjà qui traverse l'eau! Moi, je vais
mettre ceci dans la voiture.

Léonce courut offrir la main à Sabina sans s'inquiéter de laisser
Madeleine rencontrer Teverino, et sans se demander si elle ne pouvait
pas fort bien avoir déjà vu ce vagabond errer dans le pays. Le hasard
parut servir ses projets; car à peine eut-il prévenu Sabina qu'il avait
un de ses amis à lui présenter, que Teverino sortit du bosquet, suivi à
distance par l'oiselière, qui le regardait curieusement et semblait le
voir pour la première fois.



                                   VII.

                             A TRAVERS CHAMPS.

--C'est le marquis Tiberino de Montefiori, dit Léonce; un fidèle ami que
j'étais bien sûr de rencontrer, cherchant des fleurs pour son magnifique
herbier des Alpes, et un aimable compagnon de route que la Providence
nous envoie, si vous daignez l'agréer, et lui faire l'honneur d'être
admis dans votre cortège.

La belle figure et la bonne grâce du marquis Tiberino chassèrent
l'humeur qui obscurcissait le front de lady G...

--Je suis bien forcée de vous obéir en tout, dit-elle tout bas à Léonce,
puisque vous êtes mon docteur et mon maître aujourd'hui; et il faut que
j'accepte vos prescriptions sans y regarder de trop près.

--Vous n'aurez pas beaucoup de mérite cette fois, dit Léonce, et bientôt
j'en appellerai à vous-même. Marquis, offre ton bras à milady; je vais
tâcher de repêcher notre curé et ses truites.

Le curé avait fait merveille, et, acharné à ses nombreuses conquêtes, il
oubliait l'heure et ses paroissiens, et son office, et sa gouvernante.
Il ne fallait plus lui parler de tout cela. En voyant frétiller sur
l'herbe le ventre d'argent semé de rubis de ses belles truites, il
bondissait lui-même comme une grenouille, et l'on voyait briller dans
ses gros yeux ronds la joie innocente de l'homme d'église, qui porte une
passion fougueuse dans les _amusements permis_. Léonce l'aida à faire
une caque de joncs et d'osier pour emporter ses poissons, et ainsi
emprisonnés, on les replaça vivants dans l'eau, après avoir assujetti le
filet verdoyant avec de grosses pierres.

--Je vous invite à souper ce soir à mon presbytère, s'écriait le curé;
elles seront délicieuses, surtout s'il vous reste encore de ce bon vin
de tantôt pour les arroser.

--J'ai encore bien mieux, dit Léonce; j'ai aperçu, dans un taillis de
chênes, de superbes oronges, des chanterelles succulentes, des ceps
énormes, et je venais vous chercher pour m'aider à les cueillir.

--Ah! Monsieur! reprit le curé, rouge d'enthousiasme, courons-y
avant que les pâtres descendent chercher leurs vaches. Les ignorants
écraseraient sous leurs pieds ces mirifiques champignons dont il faut
nous emparer absolument. Vous avez bien fait de m'attendre; je connais
toutes les espèces alimentaires, et le bollet surtout exige une grande
délicatesse d'observations, à cause de la quantité de cousins-germains
qu'il possède dans la classe des vénéneux.

--Que Panurge s'en tire comme il pourra! se dit Léonce en voyant
Teverino assis avec Sabina sur un groupe de rochers à quelque distance.
S'il dit quelque sottise, je ne veux pas en avoir la honte, et j'aime
mieux subir les résultats de l'épreuve que de les affronter.

Il emmena le curé et Madeleine, qui parut pourtant ne les suivre qu'à
regret, sous prétexte que tous les champignons étaient empoisonnés et ne
pouvaient servir qu'à tuer les mouches.

--C'est le préjugé de beaucoup de paysans, dit le curé, même dans les
régions où la connaissance des espèces comestibles pourrait leur fournir
une nourriture saine et succulente.

Léonce passa assez près de Sabina pour qu'elle pût le rappeler si le
tête-à-tête lui déplaisait. Elle ne le fit point, et ne parut même
pas le voir. Quant au curé, il faisait bon marché de toutes choses,
lorsqu'il avait en tête quelque amusement champêtre, ou l'attrait de
quelque friandise.

Perdu dans le taillis de chênes, Léonce se trouva bientôt séparé du
curé, que l'ardeur de la découverte emportait parmi les broussailles,
et dont la présence ne se trahissait plus que de loin en loin, par des
exclamations d'enthousiasme, lorsqu'un nouveau groupe de champignons
s'offrait à sa vue. Madeleine avait docilement suivi le jeune homme et
lui présentait son grand chapeau de paille en guise de panier; mais
Léonce n'y mettait que des fleurs de gentiane et des feuilles de baume.
L'oiselière, était préoccupée, et, un instant, il crut voir des larmes
furtives briller dans ses paupières blondes.

--Qu'as-tu, ma chère enfant? lui dit-il en prenant son bras qu'il passa
sous le sien; quelque souci intérieur te persécute?

--Ne faites pas attention, mon bon seigneur, répondit la jeune fille;
c'est une folie qui me passe par l'esprit.

--Quoi donc? dit Léonce en pressant son petit bras contre sa poitrine.

--C'est que, voyez-vous, reprit-elle ingénument, mon bon ami est parti
ce matin avant le jour pour la frontière.

--Il te quitte?

--Oh! Dieu veuille que non! je ne crois pas cela. Il s'est chargé
d'aller reconnaître un passage qu'il a aperçu et que mon frère prétend
impraticable. Lui assure, au contraire, que ce serait mieux pour faire
passer la contrebande, et comme il ne veut pas nous être à charge, comme
le métier le tente, et qu'il prétend aider mon frère à faire quelque
beau coup, il a promis de revenir ce soir et de rapporter une bonne
nouvelle; mais moi j'ai peur qu'il ne revienne point, et je ne fais que
prier Dieu tout bas. C'est ce qui me donne envie de pleurer.

--Ce passage est dangereux, sans doute, et tu crains qu'il ne s'expose
trop?

--Ce n'est pas cela. Ce passage est dangereux, puisque mon frère le
regarde comme impossible; mais mon ami est si adroit et si prudent qu'il
s'en tirera.

--Que crains-tu donc?

--Que sais-je? Ne me le demandez pas, je ne peux pas vous le dire.

--Je te le dirai, moi. Tu crains qu'il ne t'aime plus. Qu'as-tu fait de
ta confiance de ce matin?

--J'ai tort, n'est-ce pas?

--Je ne sais. Mais ne pourrais-tu te consoler, pauvrette?

--Je ne sais pas, Monsieur, répondit Madeleine d'un ton et avec un
regard vers le ciel, qui n'exprimaient pas le doute de l'inconstance
provocante, mais l'effroi de l'inexpérience en face de la douleur.

--Tu ne le sais pas, en effet, reprit Léonce, attentif à sa physionomie,
et tu sens que si c'était possible, ce serait du moins bien difficile.

--Cela ne me parait pas possible du tout. Mais Dieu seul connaît les
miracles qu'il peut faire, et on dit que, quand on le prie de tout son
coeur, il ne vous refuse rien.

--Ton premier mouvement serait donc de le prier pour qu'il te délivrât
de ton amour? Et c'est là sans doute ce que tu fais maintenant?

--Non, Monsieur, je ne le ferais que si j'étais sûre de n'être plus
aimée; car si je demandais maintenant de devenir méchante pour quelqu'un
qui m'est bon, je demanderais quelque chose que Dieu ne pourrait
m'accorder quand même il le voudrait.

--Tu penses que c'est un devoir d'aimer qui nous aime?

--Oui. Quand Dieu nous a permis de l'aimer, il ne veut pas qu'on cesse
par caprice, et je crois même que cela le lâche beaucoup.

--Mais par raison, ce serait différent?

--Alors, ce serait le devoir. Aimer quelqu'un qui ne vous aime plus,
c'est l'offenser et le contrarier. Dieu ne veut pas qu'on tourmente son
prochain, surtout pour le bien qu'il vous a fait.

--Tu es un grand philosophe, Madeleine!

--Philosophe, Monsieur? Je ne connais pas cela.

--Mais quelquefois on aime malgré soi, bien qu'on s'abstienne de le
dire, et de faire souffrir celui qui vous quitte?

--Oui, et cela doit faire beaucoup de mal! dit Madeleine, dont les vives
couleurs s'effacèrent à cette idée.

--Mais on prie, mon enfant, et Dieu vous délivre. N'est-ce pas là ce que
tu disais?

--On a bien de la peine à prier, je suis sûre; on doit toujours penser à
demander autre chose que ce qu'on voudrait obtenir.

--C'est-à-dire qu'en demandant de guérir, on désire, malgré soi, d'être
aimée comme on l'était?

--Je crois bien que c'est cela. Monsieur. Mais enfin, il ne faut pas
désespérer de la miséricorde de Dieu!

--Dieu quelquefois permet alors qu'un autre vous aime et qu'on l'écoute?

--Je ne sais pas. Quand on n'est pas belle et qu'on pense à un autre, il
ne doit pas être aisé de plaire à quelqu'un.

--Mais les miracles de la Providence! Si ta figure semblait belle à
quelque autre que ton ami, et si ton amour et ta douleur, au lieu de lui
déplaire, te rendaient plus belle à ses yeux?

--Vous parlez avec beaucoup de douceur et de bonté, mon cher Monsieur;
on voit bien que vous croyez en Dieu et que vous connaissez sa
miséricorde mieux que M. le curé. Mais vous voulez aussi me consoler en
me montrant les choses comme cela, et moi je suis si triste que je
ne peux pas encore les voir de même. Je pense toujours à ce que je
souffrirais si mon bon ami ne m'aimait plus, et si je ne craignais
d'être impie, je me figurerais que j'en dois mourir.

--Songe que si tu en mourais et qu'il le sût, il serait éternellement
malheureux.

--Et peut-être que le bon Dieu le punirait d'avoir causé ma mort? Oh!
non, je ne veux pas mourir en ce cas!
                
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