George Sand

Teverino
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--Tu es bonne et généreuse, Madeleine; eh bien, je te prédis que tu ne
seras pas malheureuse sans ressources, et que Dieu n'abandonnera pas un
coeur comme le tien.

--Ce que vous dites là me fait du bien, Monsieur, et je voudrais que
vous fussiez mon confesseur à la place de M. le curé. Je sens que vous
trouveriez pour moi des consolations, et je croirais en vous comme en
Dieu.

--Eh bien, Madeleine, prends-moi du moins pour ton conseil et ton ami.
S'il t'arrive malheur, confie-toi à moi; je pourrai quelque chose pour
toi, peut-être, ne fût-ce que de te parler religion et de te donner du
courage.

--Hélas! vous avez bien raison; mais vous êtes de ces gens qui passent
dans notre pays et qui n'y restent pas. Dans trois jours peut-être vous
serez à plus de mille lieues d'ici.

--Prends ce petit portefeuille, et ne le perds pas. Sais-tu lire?

--Oui, Monsieur, et un peu écrire aussi, grâce à mon frère qui m'a
enseigné ce qu'il savait.

--Eh bien! tu trouveras là une adresse et des papiers qui te serviront à
me faire revenir, ou à te conduire vers moi, en quelque lieu que je me
trouve.

--Merci, Monsieur, grand merci, dit Madeleine en mettant le portefeuille
dans sa poche; je ne vous oublierai jamais, car je vois que vous avez
beaucoup de savoir en religion, et que votre coeur est bon pour ceux qui
sont dans le chagrin; je vois ce que je ferai. Si mon bon ami est ingrat
pour moi, je l'enverrai vers vous, et je suis sûre que vous lui parlerez
si saintement qu'il ne voudra plus m'affliger.

--Tu te sens de la confiance et de l'amitié pour moi?

--Oh! beaucoup, dit l'oiselière en pressant naïvement le bras de Léonce
contre son coeur.

--Oui-da! dit le curé en sortant du fourré, si chargé de champignons
qu'il pouvait à peine se porter; vous voici bras dessus bras dessous
comme compère et compagnon! Doucement, Madeleine, doucement, vous êtes
une tête sans cervelle, ma fille; tout ceci tournera mal pour vous!

--Ne la grondez pas, monsieur le curé, répondit Léonce; elle tournera
toujours bien si vous ne vous en mêlez pas.

--Hum! hum! reprit le curé en hochant la tête; vous ne me rassurez
guère, vous, avec vos airs de vertu; vous vous êtes peut-être beaucoup
moqué de moi aujourd'hui! Allons, laissez le bras de cette petite, et
venez voir ma récolte.

--Allons la déposer aux pieds de lady G..., dit Léonce.

[Illustration: C'était un grand gaillard.]

--Et où donc est la vôtre? Quoi! des fleurs, de mauvaises herbes! A quoi
cela peut-il servir? Ce n'est pas même bon pour du vulnéraire!

--Cela servira à l'herbier du marquis, reprit Léonce. Et à propos de
marquis, pensa-t-il, je suis curieux de savoir si le Frontin n'a pas
montré le bout de l'oreille.

Ils retrouvèrent Teverino et Sabina au même endroit où il les avait
laissés; mais la négresse et le jockey étaient fort loin, et le marquis
était si près de lady G..., il avait un tel air de confiance et de
satisfaction, et, de son côté, elle avait l'oeil si brillant et les
joues si animées, qu'ils ne paraissaient ni l'un ni l'autre mécontents
de leur conversation.

--Qu'est-ce que cela? dit lady G... en voyant le curé étaler
fastueusement ses cryptogames sur la mousse. Ah! les belles pommes d'or,
les charmantes découpures d'ambre, les énormes chapeaux de prêtre! Voila
des plantes bizarres et magnifiques.

--Magnifiques? bizarres? dit le curé scandalisé. Dites exquises, Madame;
dites parfumées, fraîches, succulentes! Dieu ne les a point faites
pour l'amusement des yeux, mais bien pour les délices de l'estomac de
l'homme.

--Ah! pardon, monsieur le curé, dit Teverino en jetant loin de lui un
individu suspect; voici une fausse orange.

--Peut-être, peut-être! dit le curé. Dans la précipitation de butiner,
on peut se tromper.

--Vous vous connaissez donc en toutes choses? dit Sabina en adressant un
doux regard au _marquis_. Que ne savez-vous pas?

--Eh bien, comment le trouvez-vous, mon marquis? lui demanda Léonce en
l'attirant à l'écart.

--Puis-je ne pas le trouver charmant? Y aurait-il deux opinions sur son
compte? S'il n'était pas ce qu'il paraît, vous seriez très-imprudent,
cher docteur, de m'avoir présenté un homme qui a tant de séductions.

Sabina parlait d'un ton railleur; mais elle avait, en dépit d'elle-même,
comme une sorte de voile humide sur les yeux qui trahissait un secret
enivrement.

--Grands dieux! qu'aurais-je fait? pensa Léonce consterné; et il allait
se hâter de lui avouer de quelle mauvaise plaisanterie elle était dupe,
lorsqu'un regard inquiet et pénétrant de Teverino, qu'il rencontra, lui
ferma la bouche et lui rappela son serment.

--Non, c'est impossible, se dit-il; cette femme froide et fière né
pourrait se tromper si grossièrement! elle ne s'éprendrait pas ainsi à
la première vue, d'un marquis de ma façon. Et pourtant, ajoutait il
en examinant Teverino (alors au plus brillant de son rôle), si on ne
regarde que la beauté merveilleuse de ce bohémien, l'aisance de ses
manières, cet air incroyablement distingué; si on écoute cette voix
harmonieuse, ce langage pétillant d'esprit et de poésie, qui possédera
plus de charme? qui attirera plus de sympathie? N'est-ce point là
un marquis italien, qui n'a peut-être point son égal dans toute
l'aristocratie de l'univers? Est-il une seule femme assez aveugle pour
n'en être pas éblouie?

[Illustration: Perdu dans le taillis de chênes.]

Léonce devint soucieux, et Sabina fut forcée de le secouer pour le tirer
de ses rêveries. Le soleil baissait, le temps était propice pour s'en
retourner; le curé, plus impatient encore de faire cuire ses truites et
ses champignons que de calmer les inquiétudes de sa gouvernante et de
son sacristain, invitait ses convives à revenir avec lui au presbytère.
Madeleine, assise à l'écart, et complètement muette, semblait
indifférente à tout ce qui se passait autour d'elle.

--Seigneur Léontio, dit le vagabond en italien à Léonce, au moment où
ils allaient remonter en voiture, êtes-vous amoureux de lady Sabina?

--Vous êtes bien curieux, _Signor marchese!_ répondit Léonce aven une
sécheresse ironique.

--Non! mais je suis votre ami, un royal ami, et je dois connaître vos
sentiments, afin de ne pas les contrarier.

--Vous êtes un fat, mon cher!

--Vous avez déjà du dépit? Eh bien, que vous disais-je, que vingt-quatre
heures entre nous seraient le bout du monde? Allons, j'ai deviné votre
secret, et je n'ai pas besoin d'insister. Léonce, vous reconnaîtrez que
Teverino est un galant homme!

Et s'élançant sur le siège:--C'est moi qui suis le cocher, dit-il à
haute voix. Dame Érèbe, dit-il à la négresse, vous irez dans la voiture
et je conduirai les chevaux. J'ai la passion des chevaux!

--Ceci n'est pas aimable, observa lady G..., évidemment contrariée de
cet arrangement. Notre société n'a guère d'attraits pour vous, Marquis!

--Et puis vous ne connaissez pas le pays, objectais le curé. Nous nous
sommes déjà égarés; n'allez pas nous faire souper de la rosée du soir et
coucher à la belle étoile, au moins!

--Laissez donc faire le marquis, dit Léonce, et si vous parlez d'étoile,
fiez-vous à la sienne! Sais-tu conduire? demanda-t-il à Teverino.

--Peut-être! répondit celui-ci, quoique je n'aie jamais essayé.

--Grand merci! s'écria le bourru. Vous allez nous verser, nous rompre
les os! Il n'y a pas à plaisanter avec les précipices et les chemins
étroits. Monsieur! Monsieur! laissez les rênes à ce jeune garçon, qui
s'en sert fort bien.

--Ne fais pas de folies, dit tout bas Léonce à Teverino; si tu n'as pas
été cocher, ne t'en mêle pas.

--Tout s'improvise, répondit le marquis, et je me sens si inspiré que je
conduirais les chevaux du Soleil.

Là-dessus il fouetta les chevaux de Léonce qui partirent au grand galop.

--Pas par ici, pas par ici! cria le curé, jurant malgré lui. Où diable
allez-vous? Sainte-Apollinaire est sur la gauche.

--Vous vous trompez, l'abbé, répondit le phaéton; je connais mieux les
montagnes que vous.

Et se penchant vers Léonce, assis immédiatement derrière lui:--Où
faut-il aller? lui demanda-t-il à l'oreille.

--Partout, nulle part, au diable, si bon te semble! répondit Léonce du
même ton.

--En ce cas, à tous les diables! reprit Teverino, et, fouettant de
nouveau, il laissa maugréer le curé que la peur rendit bientôt pâle et
muet.

Une telle épouvante n'était pas trop mal fondée. Teverino était plus
adroit qu'expérimenté. Naturellement téméraire, et doué d'une présence
d'esprit, d'une agilité et d'une force de corps supérieures à celles de
la plupart des hommes, il méprisait le danger, et ne connaissait pas
d'obstacles moraux ou matériels qu'il ne pût tourner ou franchir. Dans
cette persuasion, ravi de l'énergie et de la finesse des chevaux de
Léonce, il les lança au bord des abîmes, dédaignant de les ralentir
quand le chemin devenait d'une étroitesse effrayante, effleurant les
troncs d'arbres, les blocs de rochers, gravissant des pentes abruptes,
les descendant à fond de train, et enlevant une roue brûlante sur
l'extrême limite du ravin à pic au fond duquel grondait le torrent.
D'abord, Sabina eut peur aussi, sérieusement peur; et trouvant la
plaisanterie de fort mauvais goût, elle commença à craindre que ce
marquis italien ne fût comme les gens mal élevés, qui se font un sot
plaisir des souffrances d'une femme timide. Pourtant, elle ne laissa
paraître ni son angoisse ni son mécontentement; elle savait que la seule
vengeance permise au faible, en pareil cas, c'est de ne point réjouir
l'audace brutale par le spectacle de ses tourments. Sabina était assez
fière pour affronter la mort plutôt que de sourciller. Elle s'efforça
donc de rire et de railler le curé, bien qu'au fond de l'âme elle fût
encore moins rassurée que lui.

Mais bientôt la peur fit place en elle à une sorte de courage exalté;
car elle vit que Léonce était quelque peu jaloux de l'incroyable adresse
du marquis, et comme, après tout, le danger était vaincu à chaque
instant, elle y trouva une nouvelle occasion d'admirer Teverino, qui se
retournait souvent vers elle, comme pour puiser de nouvelles forces dans
son approbation.

--Il va comme un fou! disait Léonce en mesurant l'abîme, et nous allons
bien, pourvu que nous allions longtemps ainsi. N'avez-vous point peur,
Milady, et voulez-vous que j'essaie de le calmer?

--De quoi voulez-vous que j'aie peur? répondait-elle en regardant
l'abîme à son tour, avec une superbe indifférence, votre ami n'est-il
pas magicien? Nous sommes portés par le miracle, et nous pourrions le
suivre sur les eaux, si nous avions tous la foi que j'ai en lui.

--C'est du fanatisme, Madame, que vous avez pour le marquis!

--Vous n'en avez pas moins, puisque vous lui avez confié vos destinées
et les nôtres!

--Je vous avoue qu'il va en toutes choses beaucoup plus vite que je ne
pouvais le prévoir et qu'il est comme ivre du plaisir furibond que lui
cause tant de succès.

--C'est une nature énergique, un courage de lion, dit Sabina piquée
de ce reproche. Ce danger me passionne, et, de tout ce que vous avez
inventé aujourd'hui, voilà ce qui m'a le plus amusé.

--En ce cas, redoublons la dose! Marche donc, Marquis! tu t'endors!

Teverino donna un tel élan, que le curé se renversa au fond de la
voiture, aux trois quarts évanoui de peur, et ne songea plus qu'à dire
son _In manus_.

Sabina fit un éclat de rire, la négresse un signe de croix. Quant
à Madeleine, elle était véritablement la seule vraiment brave et
complètement indifférente au danger. Elle regardait les nuages d'or du
couchant où passaient et repassaient les vautours, agités par l'approche
du soir.



                              VIII.

                        ITALIAM! ITALIAM!

Cependant les chevaux s'étant un apaisés dans une montée, le curé reprit
l'usage de ses sens. Le précipice avait disparu, et la voiture suivait
une tranchée étroite, assez mal entretenue, mais où une chute ne pouvait
plus avoir de suites aussi graves que le long de la rampe.

--Où sommes-nous donc à présent? dit le saint homme un peu soulagé. Je
ne connais plus rien au pays; la vue est bornée de toutes parts. Mais,
autant que je puis m'orienter, nous ne marchons guère du côté de mon
clocher.

--Soyez tranquille, l'abbé! dit Teverino; tout chemin conduit à Rome, et
en suivant cette traverse un peu cahoteuse, nous évitons un long circuit
de la rampe.

--Si nous pouvons passer le torrent, objecta Madeleine avec
tranquillité.

--Qui parle de torrent? s'écria le marquis. Est-ce toi petite?

--C'est moi, reprit la jeune fille. Si les eaux sont basses, nous le
traverserons. Sinon...

--Sinon, nous passerons sur le pont.

--Un pont pour les piétons, un pont à escalier?

--Nous y passerons; je le jure par Mahomet!

--Je le veux bien, moi! dit l'insouciante Madeleine.

--Et moi, je jure par le Christ que je mettrai pied à terre, et que je
passerai le dernier, pensa le curé.

Le torrent ne paraissait pas très-gonflé, et Teverino allait y lancer
la voiture, lorsque Madeleine, qui s'était penchée en avant avec une
prévoyance calme, l'arrêta vigoureusement.

--L'eau n'est pas claire, dit-elle; une forte avalanche de neige a dû y
tomber, il n'y a pas plus de deux heures. Vous n'y passerez pas.

--Milady, voulez-vous vous fier à moi? dit Teverino. Nous passerons, je
vous en réponds. Que ceux qui ont peur descendent.

--Je demande à descendre! s'écria le curé en s'élançant sur le
marchepied.

La négresse le suivit, et le jockey, partagé entre le point d'honneur et
la crainte de se noyer, se plaça devant les chevaux en attendant qu'on
eût pris un parti.

--Sabina, dit Léonce d'un ton d autorité, descendez.

--Je ne descendrai pas, répondit-elle; c'est la première fois que je
sens le plaisir qu'on peut trouver dans le péril. Je veux me donner
cette émotion.

--Je ne le souffrirai pas, reprit Léonce en lui saisissant le bras avec
force. C'est un acte de démence.

--Vous n'avez point de droits sur ma vie, Léonce, et le marquis,
d'ailleurs, en répond.

--Le marquis est un sot! s'écria Léonce, exaspéré de voir la subite
passion de lady G... se trahir si follement.

Le marquis se retourna et regarda Léonce avec des yeux flamboyants.

--Vous voulez dire que vous êtes deux fous, dit Sabina, essayant
de cacher l'effroi que lui causait cette querelle. Je cède à votre
sollicitude, Léonce; marquis, vous descendrez aussi. Le jockey, qui nage
comme un poisson, peut se risquer seul à faire passer la voiture.

--Je nage mieux que tous les jockeys et que tous les poissons du monde,
reprit Teverino, et je ne vois d'ailleurs pas pourquoi la vie de cet
enfant serait exposée plutôt que la mienne. Dans mon opinion, Madame, un
homme en vaut un autre, et si j'ai voulu risquer le passage, c'est à moi
d'en subir seul les conséquences. Combien valent vos chevaux, Léonce?
ajouta-t-il d'un air d'opulence fanfaronne.

--Je t'en fais présent, dit Léonce, noie-les si tu veux. Mais je te
dirai deux mots sur l'autre rive, ajouta-t-il à voix basse.

--Vous ne me direz rien du tout; mais demain à deux heures de
l'après-midi, c'est moi qui vous parlerai, répondit Teverino. Vous êtes
l'agresseur, j'ai le droit de choisir le moment, et, en échange, je vous
laisse le choix des armes. En attendant, par respect pour vous-même qui
m'avez présenté à cette dame, affectez pour moi une étroite amitié qui
explique vos paroles grossières.

--Un duel? un duel avec vous? Eh bien! soit, répondit Léonce, et il
ajouta tout haut: Si nous ne nous battons pas ensemble, marquis, après
avoir échangé de telles douceurs, c'est qu'on ne peut nous accuser
d'être deux poltrons, et, pour le prouver, nous allons passer l'eau
ensemble. Eh bien! que fais-tu là? dit-il à Madeleine, qui avait grimpé
lestement sur le siège auprès du marquis.

--Bah! il n'y a pas de danger pour moi, dit-elle, et je vous suis
nécessaire pour vous diriger. A droite, monsieur le marquis, et puis, à
gauche, marchez!

Ce ne fut pas sans une stupeur profonde que les autres voyageurs,
arrivés en haut du pont, s'arrêtèrent pour voir s'effectuer ce passage
périlleux. Au milieu de l'eau, la violence du courant souleva la
voiture, qui se mit à flotter comme une nacelle, entraînant les chevaux
vers les arches aiguës du petit pont ogival.

--Cedex au courant, et reprenez! dit Madeleine froidement attentive,
comme s'il se fût agi d'une chose facile.

Les chevaux, énergiquement stimulés, et assez forts, heureusement, pour
n'être pas emportés par cette voiture légère, firent quelques bonds,
perdirent pied, se mirent à la nage, retrouvèrent pied sur un roc,
trébuchèrent, et se relevant sous la puissante main de l'aventurier,
gagnèrent, sans aucun accident fâcheux, un endroit moins profond, d'où
ils atteignirent facilement la rive, sans qu'un seul trait eût été
rompu, et sans que leurs conducteurs fussent mouillés autrement que par
quelques éclaboussures.

--Vous voyez, Signora, que vous eussiez pu passer! dit Teverino à lady
G... qui accourait pour le féliciter de sa victoire.

--Non pas! dit le curé, tout ému du danger qu'il aurait pu courir; vous
eussiez été emportés si la voiture eût été plus chargée. Moi, justement,
qui ne suis pas mince, je vous aurais exposés en m'exposant moi-même. Je
sentais bien cela.

On remonta en voiture; le jockey prit le siège de derrière et
l'oiselière resta sur celui du cocher, à côté de Teverino, qui parut
s'entretenir avec elle tout le reste du trajet, d'une manière fort
animée. Mais ils parlaient bas, en se penchant l'un vers l'autre, et
Sabina fit, d'un air léger, la remarque que le _bon ami_ de Madeleine
pourrait bien être supplanté ce soir-là, si elle n'y prenait garde.

--Il n'y a pas de danger que cela arrive, dit Madeleine, qui avait
l'ouïe fine comme celle d'un oiseau, et qui, sans avoir l'air d'écouter,
n'avait rien perdu des paroles de Sabina. Ce n'est pas moi qui changerai
la première.

--Ce n'est pas lui, j'en jurerais sur mon salut éternel, s'écria
gaiement le marquis; car tu es une si bonne et si aimable fille, que je
ne comprendrai jamais qu'on puisse te trahir!

--Voilà, dit le curé, comment tous ces beaux messieurs, avec leurs
compliments, feront tourner la tête à cette petite fille. L'un lui donne
le bras à la promenade, comme il ferait pour une belle dame; l'autre
lui dit qu'elle est aimable, et elle est assez sotte pour ne pas
s'apercevoir qu'on se moque d'elle.

--C'est donc vous qui lui donnez le bras, Léonce? dit Sabina d'un ton
moqueur.

--Pourquoi non? N'avez-vous pas pris son bras pour l'emmener, vous
aussi, Madame? Du moment que nous l'enlevons pour en faire notre
compagne et notre convive, ne devons-nous pas la traiter comme notre
égale? Pourquoi M. le curé nous blâmerait-il de pratiquer la loi de
fraternité? C'est une des joies innocentes et romanesques de notre
journée.

--Je n'aime pas les choses romanesques, dit le bourru. Cela dure trop
peu, et ne gît que dans la cervelle. Vous autres jeunes gens de qualité,
vous vous amusez un instant de la simplicité d'autrui; et puis, quand
vous avez payé, vous n'y songez plus. Que Madeleine vous écoute,
Messieurs, et nous verrons qui lui restera, ou du grand seigneur qui lui
refusera un souvenir, ou du vieux prêtre qui, après l'avoir gourmandée
comme elle le mérite, l'amènera au repentir et fera sa paix avec Dieu!

--Ce bon curé m'effraie, dit lady Sabina en s'adressant à Léonce.
J'espère, ami, que cette pauvre Madeleine n'est pas ici sur le chemin de
la perdition?

--Je puis répondre de moi-même, répliqua Léonce.

--Mais non pas du marquis?

--Je vous confesse que je ne réponds nullement du marquis. Il est beau,
éloquent, passionné, toutes les femmes lui plaisent et il plaît à toutes
les femmes. N'est-ce pas votre avis, Sabina?

--Qu'en sais-je? Nous ferions peut-être bien de faire rentrer la petite
dans la voiture.

--D'autant plus, dit le curé, que le chemin redevient fort mauvais, que
bientôt le jour va tomber, et que si M. le marquis a des distractions,
nous ne sommes pas en sûreté. Donnons-lui pour compagne la négresse en
échange de l'oiselière.

--Je ne réponds pas qu'il n'ait pas autant de distraction avec la noire
qu'avec la blonde, reprit Léonce. Le plus sûr serait de le mettre en
tête-à-tête avec vous, curé!

Cet avis prévalut, et Madeleine rentra dans la voiture, sans marquer ni
humeur, ni bonté, ni regret. Sa mélancolie était complètement dissipée,
le reflet du soleil couchant répandait sur ses joues animées une lueur
étincelante de jeunesse et de vie.--Voyez donc comme cette petite laide
est redevenue belle! dit Léonce en anglais à lady G..., le souffle
embrasé de Teverino l'a transfigurée.

Sabina essaya de plaisanter sur le même ton; mais une tristesse mortelle
pesait sur son regard; la jalousie s'allumait dans son coeur sous forme
de dédain, et tout ce que Léonce insinuait sur les bonnes fortunes du
marquis lui causait une honte douloureuse. Elle s'efforça donc de se
persuader à elle-même qu'elle n'avait pas senti, comme Madeleine, le
_souffle embrasé_ de Teverino passer sur sa tête comme une nuée d'orage.

Il lui fallut bien une demi-heure pour chasser ce remords et retrouver
le calme de son orgueil. Enfin, elle commençait à se sentir victorieuse,
et le charme lui semblait ne pouvoir plus agir sur elle. Teverino, pour
distraire le curé, qui se flattant toujours d'être en route pour son
village, s'étonnait un peu de ne pas reconnaître le pays, avait entamé
avec lui une grave discussion sur des matières théologiques. Il s'était
frotté à toutes gens et à toutes choses dans sa vie d'aventures. Il
avait vu de près quelques prélats, quelques moines instruits, et il
était de ces esprits qui entendent, comprennent et se souviennent sans
faire le moindre effort. Il avait dans la mémoire une certaine quantité
de lambeaux de citations, de commentaires et d'objections qu'il avait
entendu débattre, peut-être en passant des plats sur une table de
gourmets apostoliques, ou en époussetant les stalles d'un chapitre de
théologiens réguliers. Il était loin de l'instruction du bon curé,
mais il pouvait paraître, à l'occasion, beaucoup plus fort en ergotage
métaphysique. Le curé était à la fois émerveillé et scandalisé de ce
mélange de subtilité et d'ignorance, et le bohémien, plus habile en ceci
que le _Médecin malgré lui_ de Molière, vu qu'il avait affaire à plus
forte partie, réussissait à l'éblouir en éludant les questions positives
et en l'accablant de demandes pédantesquement oiseuses; si bien que le
bourru se demandait de bonne foi si c'était un rude hérétique armé de
toutes pièces, ou un ignorant facétieux qui riait de lui dans sa barbe.

De temps en temps quelques phrases de leur dispute arrivaient aux
oreilles de leurs compagnons. «Ceci est une hérésie, une hérésie
condamnée! s'écriait le curé, qui ne faisait plus attention aux cahots
et aux difficultés de la route.--Je le sais, monsieur l'abbé, reprenait
Teverino, et il s'agit de la réfuter. Comment vous y prendrez-vous? Je
gage que vous ne le savez pas?--J'invoquerais la grâce, Monsieur,
rien que la grâce!--Ce ne serait que tourner la difficulté. Un savant
théologien dédaigne les moyens échappatoires!--Une échappatoire,
Monsieur! vous appelez cela une échappatoire!--En ce cas-là, oui,
monsieur l'abbé; car vous avez pour vous le concile de Trente, et vous
ne vous en doutez point!--Le concile de Trente n'a rien interprété
là-dessus, Monsieur! Vous allez m'interpréter quelque décret tiré par
les cheveux; c'est votre habitude, je le vois bien!»

--Notre bourru me paraît hors de lui, dit Sabina à Léonce; votre ami
est-il réellement savant? Je regrette de ne pas les entendre d'un bout à
l'autre.

--Le marquis sait un peu de tout, répondit Léonce.

--Seulement un peu? Je le croirais, à son assurance. Beaucoup d'Italiens
sont ainsi, c'est le caractère méridional.

--Ce caractère a ses charmes et ses travers; les uns si puérils qu'on
est forcé de s'en moquer, les autres si puissants qu'on est forcé de s'y
soumettre.

--Mon cher Léonce, dit Sabina, qui comprit l'épigramme effacée sous
l'intonation mélancolique de son ami, apercevoir, c'est tout au plus
remarquer; ce n'est, à coup sûr, pas se soumettre. Permettez-moi de vous
parler de votre ami comme d'un étranger, et de vous dire que c'est la
statue d'argile aux veines d'or.

--C'est possible, reprit-il; mais l'or est chose si précieuse et si
tentante qu'on le cherche parfois même dans la fange.

--Voilà un mot qui fait frémir.

--Prenez que j'ai dit argile, emblème de fragilité; seulement n'en
faites aucune application au caractère du marquis. Étudiez-le vous-même,
Sabina; c'est le plus remarquable sujet d'observations que je puisse
vous offrir, et je ne l'ai pas fait sans dessein. Seulement, ne vous
laissez pas éblouir si vous voulez voir clair. Je vous avoue que
moi-même, ayant perdu de vue cet ami, depuis longtemps, et sachant
combien sont mobiles ces puissantes organisations, je ne le connais pour
ainsi dire plus. J'ai besoin de l'examiner de nouveau, et je ne puis
vous répondre de lui que jusqu'à un certain point. Soyez avertie, et
tenez-vous sur vos gardes.

--Que signifie cette dernière parole? Me croyez-vous en danger
d'enthousiasme?

--Vous savez bien vous-même que vous venez de courir ce danger-là,
jusqu'à vouloir traverser le torrent au péril de vos jours, pour lui
prouver votre confiance et votre soumission.

--Ne vous servez pas de mots impropres et offensants. On dirait que vous
en avez eu du dépit?

--N'avez-vous point vu que c'était de la colère?

--Vous parlez comme un jaloux, en vérité!

--L'amitié a ses jalousies comme l'amour. C'est vous qui l'avez dit ce
matin.

--Eh bien, soit; cela orne et anime l'amitié, dit Sabina avec un
irrésistible mouvement de coquetterie.

Elle était effrayée d'avoir failli aimer Teverino, et elle s'efforçait
de se créer un préservatif en stimulant l'affection problématique de
Léonce. Elle n'y réussit que trop. Il prit sa main et l'échauffa
dans les siennes, jusqu'à ce qu'elle la retirât brûlante. Madeleine
paraissait assoupie; pourtant elle s'éveilla à ce mouvement, et lady
G... se sentit confuse du regard étonné de l'oiselière. Elle lui fit une
caresse pour écarter toute hostilité de la pensée de cette enfant; mais
ce ne fut pas de bien bon coeur, et il lui sembla que Madeleine souriait
avec plus de malice qu'on ne l'en eût crue capable.

--Têtebleu! où sommes-nous? s'écria tout d'un coup le curé en regardant
autour de lui.

--Nous en sommes à saint Jérôme, répliqua Teverino.

--Il ne s'agit plus de saint Jérôme, Monsieur, mais du chemin que vous
nous faites prendre; quelle est cette vallée? où va cette route? où
diable nous avez-vous conduits, enfin?

On était parvenu au sommet d'une montée longue et pénible, et, en
tournant le rocher, où depuis une heure on marchait encaissé, on
voyait une vallée immense se déployer sous les pieds à une profondeur
étourdissante. Du plateau où se trouvaient nos voyageurs, de
gigantesques rochers couronnés de neige se dressaient encore vers le
ciel; la nature était aride, bizarre, effroyablement romantique; mais
devant eux, la route, redevenue une rampe rapide, s'enfonçait en mille
détours pittoresques vers les plans abaissés d'une contrée fertile,
riante et richement colorée. Quoi de plus beau qu'un pareil spectacle
au coucher du soleil, lorsqu'à travers le cadre anguleux de la nature
alpestre, on découvre la splendeur des terres fécondes, les flancs
verdoyants des collines intermédiaires, que les feux de l'occident font
resplendir, ces abîmes de verdure déroulés dans l'espace, les fleuves
et les lacs embrasés, semés dans ce vaste tableau comme des miroirs
ardents, et, au delà encore, les zones bleuâtres qui se mêlent sans se
confondre, les horizons violets et le ciel sublime de lumière et de
transparence! Sabina fit un cri d'admiration:--Ah! Léonce! dit-elle en
lui reprenant la main, que je vous remercie de m'avoir conduite ici! que
Dieu soit loué de cette journée!

--Et moi aussi, je vous remercie bien, dit le curé avec désespoir; nous
ne risquons rien de nous recommander à Dieu, car de souper et de gîte il
n'en faut plus parler. Nous voici à plus de dix lieues de chez nous,
et nous marchons vers Venise ou vers Milan en droite ligne, au lieu de
chercher notre étoile polaire et le coq de notre clocher.

--Au lieu de blasphémer ainsi, dit Teverino, vous devriez être à genoux,
curé, et bénir l'Éternel, créateur et conservateur de si grandes choses!
Me voilà tout à fait mécontent de votre foi, et si je ne vous aimais, je
vous dénoncerais de suite à mon oncle le saint-père. Est-ce ainsi,
abbé sans cervelle et sans principes, que vous devriez saluer la terre
d'Italie et le chemin qui conduit à la ville éternelle!

--C'est donc l'Italie? s'écria Sabina en s'élançant sur le chemin; ma
chère Italie, que je rêve depuis mon enfance, et que mon traître de mari
me permettait à peine de voir en peinture! Eh quoi! marquis, vous nous
avez fait entrer en Italie!

--_O cara patria!_ chanta Teverino, et, entonnant de sa belle voix le
noble récitatif de _Tancredi: «Terra degli avi miei, ti bacio!»_

--Fermez vos oreilles, dit Léonce: voici une nouvelle séduction contre
laquelle je ne vous avais pas prévenue. Le marquis chante comme Orphée.

--Ah! c'est la voix de l'Italie! Peu m'importe de quelle bouche elle
s'exhale! Il me semble que c'est la terre et le ciel qui chantent ce
cantique d'amour et le font pénétrer dans mon coeur. L'Italie! ô mon
Dieu! je pourrai donc dire que j'ai au moins salué les horizons de
l'Italie! C'est à votre ingénieux vouloir, c'est à l'audace de notre
guide que je dois cette jouissance suprême. Laissez-moi vous bénir tous
les deux.

En parlant ainsi, Sabina leur tendit la main à l'un et à l'autre, et se
mit à courir, entraînée par eux vers une cabane de planches grossières,
au seuil de laquelle se dessinait un douanier, vieux soldat farouche, en
habit d'un vert sombre comme le feuillage des sapins, et en moustaches
blanches comme la neige des cimes.

--Gardien de l'Italie, lui dit le marquis en riant, Cerbère attaché au
seuil du Tartare, ouvre-nous la porte de l'Éden, et laisse-nous passer
de la terre au ciel! Saint Pierre en personne a signé nos passe-ports.

Le douanier regarda d'un air de surprise et de doute la figure du
vagabond que, huit jours auparavant, il avait laissé passer après mille
formalités, quoique sa feuille de route fût en règle. Mais Teverino vit
bien, en cette rencontre, qu'une bonne mine et de beaux habits sont les
meilleures lettres de créance; car, à peine Léonce eut-il exhibé ses
papiers et répondu de toutes les personnes qui se trouvaient avec lui,
que le vagabond put passer son chemin la tête haute.

La voiture fut arrêtée un instant et visitée pour la forme. Une pièce
d'or, négligemment jetée dans la poussière par Léonce, au pied du
douanier, aplanit toutes les difficultés.

--Et maintenant, dit Sabina en courant toujours on avant avec Léonce et
le marquis, c'est bien vraiment et sans métaphore la terre d'Italie
que je foule; ce sont bien ses parfums que je respire et son ciel qui
m'éclaire!

--Arrêtez-vous ici, Signera, dit Madeleine en la saisissant par sa robe;
j'ai promis de vous faire voir au coucher du soleil quelque chose de
merveilleux, et M. le curé ne se coucherait pas content ce soir si je ne
lui tenais parole.

--Pourvu que je couche quelque part, je me tiendrai pour trop heureux!
répondit le curé essoufflé de la course qu'il venait de faire pour
suivre Sabina.

Et, la voyant s'asseoir sur les bords du chemin, résolue à admirer les
talents de l'oiselière, il se laissa tomber sur le gazon, en se faisant
un éventail de son large chapeau. Il n'y avait plus de forces en lui
pour la résistance ou la plainte.

--Voici l'heure! dit l'oiselière en s'élançant sur les rochers qui
marquaient le point culminant de cette crête alpestre; et, avec
l'agilité d'un chat, elle grimpa de plateau en plateau, jusqu'au
dernier, où, dessinant sa silhouette déliée sur le ton chaud du ciel,
elle commença à faire flotter son drapeau rouge. En même temps, elle
faisait signe aux spectateurs de regarder le ciel au-dessus d'elle, et
elle traçait comme un cercle magique avec ses bras élevés, cour marquer
la région où elle voyait tournoyer les aigles.

Mais Sabina regardait en vain; ces oiseaux étaient perdus dans une telle
immensité que la vue phénoménale de l'oiselière pouvait seule pressentir
ou discerner leur présence. Enfin, elle aperçut quelques points noirs,
d'abord indécis, qui semblaient nager au delà des nuages. Peu à peu
ils parurent les traverser; leur nombre augmenta, et en même temps
l'intensité de leur volume. Enfin, on distingua bientôt leur vaste
envergure, et leurs cris sauvages se firent entendre comme un concert
diabolique dans la région des tempêtes.

Ils tournèrent longtemps, dessinant de grands circuits qui allaient
en se resserrant, et quand ils furent réunis en groupe compacte,
perpendiculairement sur la tête de l'oiselière, ils se laissèrent
balancer sur leurs ailes, descendant et remontant comme des ballons, et
paralysés par une invincible méfiance.

Ce fut alors que Madeleine, couvrant sa tête, cachant ses mains dans
son manteau, et ramassant ses pieds sous sa jupe, s'affaissa comme
un cadavre sur le rocher, et à l'instant même cette nuée d'oiseaux
carnassiers fondit sur elle comme pour la dévorer.

--Ce jeu-là est plus dangereux qu'on ne pense, dit Teverino en prenant
le fusil de Léonce dans la voiture et en s'élançant sur le rocher;
peut-être que la petite ne voit pas à combien d'ennemis elle a affaire.

Madeleine, comme pour montrer son courage, se releva et agita son
manteau. Les aigles s'écartèrent; mais prenant ce mouvement passager
pour les convulsions de l'agonie, ils se tinrent à portée, remplissant
l'air de leurs clameurs sinistres, et dès que l'oiselière fut recouchée,
ils revinrent à la charge. Elle les attira et les effraya ainsi à
plusieurs reprises, après quoi elle se découvrit la tête, étendit les
bras, et, debout, elle attendit immobile. En ce moment, Teverino éleva
le canon de son fusil, afin d'arrêter ces bêtes sanguinaires au passage,
s'il était besoin. Mais Madeleine lui fit signe de ne rien craindre,
et après avoir tenu l'ennemi en respect par le feu de son regard, elle
quitta le rocher lentement, laissant derrière elle un oiseau mort dont
elle s'était munie sans rien dire, et qu'elle avait enveloppé dans un
chiffon. Pendant qu'elle descendait, les aigles se précipitèrent sur
cette proie et se la disputèrent avec des cris furieux.--Voyez, dit
Madeleine en rejoignant les spectateurs, comme ils se mettent en
colère contre mon mouchoir que j'ai oublié là-haut! comme ils font
les insolents, maintenant que je ne m'occupe plus d'eux! Allons,
laissons-les chanter victoire; ce sont des animaux lâches et méchants
qui obéissent et qui n'aiment pas. Je suis sûre que mes pauvres petits
oiseaux, quoique bien loin, les entendent, et qu'ils se meurent de peur.
Si je leur faisais souvent de pareilles infidélités, je crois qu'ils
m'abandonneraient.

--Mais je ne pense pas que tes oiseaux t'aient suivie jusqu'ici? lui
demanda Léonce.

--Non, répondit-elle; ils m'auraient suivie si je l'avais voulu; mais je
savais qu'ils seraient de trop ici, et je les ai envoyés coucher dans un
bois que nous avons laissé sur l'autre bord du torrent.

--Et où les retrouveras-tu demain?

--Cela ne me regarde pas, répondit-elle fièrement; c'est à eux de me
retrouver où il me plaira d'être. Ils voient de loin et de haut, et
pendant que je fais une lieue ils peuvent en faire vingt.

--Si nous en faisions seulement deux ou trois pour trouver un abri,
objecta le curé, qui n'avait pris aucun intérêt à la scène des aigles,
nous pourrions remercier la Providence.

--Qu'à cela ne tienne, l'abbé, dit Teverino; je vous réponds d'un bon
souper, d'un bon feu pour sécher l'humidité du soir qui commence à
pénétrer, et d'un bon lit bassiné pour vous remettre de vos fatigues;
à moins pourtant que vous ne vous obstiniez à retourner coucher à
Sainte-Apollinaire, auquel cas, milady daignant vous accorder votre
liberté, vous pourriez vous en aller à pied et arriver chez vous avec le
retour du soleil!

--Bien obligé d'une pareille liberté! dit le curé; puisque je suis tombé
dans vos mains, il ne faut pas que j'espère m'en tirer, et si vous vous
faites fort de nous héberger supportablement cette nuit, je tâcherai
d'oublier les transes de ma pauvre Barbe, et l'étonnement de mes
paroissiens quand la messe de demain ne sonnera point à leurs oreilles!

--Ce n'est pas demain dimanche, et votre infraction est involontaire,
dit Teverino. Allons, repartons, et que Dieu nous conduise!

--Eh bien! et moi? dit Sabina effrayée à Léonce. Et mon mari, qui est
probablement réveillé à l'heure qu'il est, et qui sans doute fait sa
toilette pour venir déjeuner, c'est-à-dire souper dans mon appartement?

--Parlez plus bas, Madame, de peur que le curé ne vous entende,
car c'est le seul parmi nous qu'une pareille situation pourrait
scandaliser...

--Quoi! nous allons passer la nuit dehors? ce sera la fable du pays.

--Non, soyez certaine du contraire. La compagnie du curé couvre tout,
et rien de plus naturel que de s'égarer dans les montagnes, d'y être
surpris par la nuit, et de ne rentrer chez soi que le lendemain. Le curé
fera assez grand bruit d'une aussi terrible journée, pour que personne
ne puisse révoquer en doute sa présence au milieu de nous.

--Mais si votre marquis, dont _vous ne répondez pas_, est un fat, il
publiera des choses impertinentes sur mon compte.

--Je vous réponds du moins de le faire taire, s'il en est ainsi. Allons,
Sabina, allez-vous donc vous replonger dans de tristes réalités?
Qu'avez-vous fait de cet enthousiasme que le sol brûlant de l'Italie
vous communiquait tout à l'heure? La poésie meurt au souvenir des
convenances mondaines, et si vous manquez de foi, ma puissance sur le
milieu que nous traversons va m'abandonner aussi.

--Eh bien! Léonce, vogue la galère!

--L'air fraîchit, permettez-moi de vous envelopper de mon manteau, dit
Léonce.

--Gardons-en un coin pour cette petite qui est à peine vêtue, dit-elle
en cherchant Madeleine à ses côtés.

--Oh! merci, Seigneurie, je n'ai pas froid, dit l'oiselière qui s'était
glissée avec Teverino sur le siège.

--Je crains que le curé n'ait eu raison, reprit Sabina en anglais, et
que ce ne soit une petite dévergondée. La voilà folle de votre Italien.

--Eh bien! que vous importe? dit Léonce.

Teverino poussa rapidement les chevaux à la descente, et sans la vigueur
de ces généreux animaux, qui, tout couverts d'écume et de sueur,
bondissaient encore d'impatience, ils eussent pu se laisser entraîner
sur cette pente d'une lieue de long, en zigzag, partout bordée
d'effroyables abîmes. Madeleine n'y songeait pas; et la nuit déroba
bientôt au curé la vue d'une situation qui lui eût donné le vertige.

--Voyez, Signora! cria enfin le marquis en indiquant des lumières dans
le fond ténébreux du paysage: voici la ville, une ville d'Italie!



                               IX.

                         PRÈS DE L'ABÎME.

--Ne me dites pas le nom de cette ville, s'écria Sabina, je l'apprendrai
assez tôt. Il me suffit de savoir que c'est une ville d'Italie pour que
mon imagination en fasse une merveille. Voyez, cher curé, si cela ne
ressemble pas à un palais enchanté!

--Je ne vois, Madame, en vérité, que des chandelles qui luisent.

--Vous n'êtes guère poète! Quoi! il ne vous semble pas que ces lumières
sont plus brillantes que d'autres lumières, que leur mystérieux
rayonnement dans cette ténébreuse profondeur nous promet quelque
surprise inouïe, quelque aventure nouvelle?

--Voici bien assez d'aventures comme cela pour aujourd'hui, dit le curé;
et je n'en demande pas davantage.

C'était une modeste petite ville de la frontière, dont nous ne dirons
pas le nom au lecteur, de crainte de la dépoétiser à ses yeux, s'il l'a,
par hasard, traversée dans un jour de pluie et de mauvaise humeur; mais
quelle qu'elle soit, Sabina fut frappée de son caractère italien, et sa
belle position en amphithéâtre au revers des montagnes, dans une
région abritée du vent du nord, chauffée par les rayons du midi, et
incessamment lavée par les eaux courantes, lui donnait un aspect de
propreté, de bonheur et un entourage de riche végétation. La lune, en
se levant, montra des murailles blanches, des terrasses couronnées de
pampres, des escaliers ornés de vases de pierre où l'aloès étalait ses
arêtes pittoresques, de petits clochers au toit arrondi et une foule de
boutiques remplies d'herbages et de fruits magnifiques éclairés par des
lanternes en papier de couleur, qui en faisaient ressortir les riches
nuances et les contours transparents. Les rues étaient bordées d'arcades
grossières sous lesquelles circulaient des passants de bonne humeur,
braves gens pour qui chaque beau soir d'été est une heure de fête,
et qui saluaient de rires et de cris joyeux l'arrivée d'une voiture
opulente. Une bande d'enfants demi-nus et de jeunes filles curieuses, la
chevelure ornée de fleurs naturelles, suivit l'équipage et assista au
débarquement des voyageurs, devant l'hôtel _del Leon-Bianco_, sur la
place du Marché-Neuf.

L'auberge était confortable, et la vue d'un rôti copieux qui tournait au
milieu des flammes, commença à éclaircir le front du curé. Tandis qu'on
préparait les meilleures chambres, nos voyageurs virent se dresser
la table dans une salle basse, peinte à fresque, avec ce goût
d'ornementation et cette charmante harmonie de couleurs qu'on retrouve
dans les plus misérables demeures de l'Italie septentrionale. Le curé
n'oubliait pas ses truites et ses champignons. Ç'avait été pour lui
jusque-là une fiche de consolation, et il n'avait cessé de répéter
qu'avec _ce commencement de chère et de festin_, pourvu qu'on trouvât
du feu, il n'y avait rien de désespéré. Teverino prit le tablier et le
bonnet blanc d'un marmiton et se mit facétieusement à l'oeuvre avec
l'abbé, dans la cuisine, prétendant avoir des secrets merveilleux dans
cet art. Madeleine aida la négresse à préparer la chambre, de lady G...
pendant que cette dernière, penchée au balcon de la salle avec Léonce,
prenait plaisir à voir chanter et danser les enfants sur la place.

Quand les flambeaux furent allumés et la table couverte de mets simples
et excellents, les convives se réunirent, et Léonce alla chercher
l'oiselière pour faire plaisir, disait-il, au marquis; mais Sabina ne
parut pas charmée de cette persistance dans les douceurs de l'égalité.
L'hôte se récria:

--Quoi, dit-il en servant le potage sur la table, la fille aux oiseaux
dans la compagnie de Vos Seigneuries illustrissimes? Oh! je la connais
bien, et plus d'une fois je l'ai fait dîner gratis, à cause des jolis
tours qu'elle sait faire. Mais est-ce que tu nous amènes toutes tes
bestioles, Madeleine? Je t'avertis que s'il leur faut à chacune un
couvert et un lit, je n'ai pas assez d'argenterie et d'oreillers dans ma
maison pour tant de monde. Allons, ma fille, va-t'en manger à la cuisine
avec les gens de Leurs Altesses: sans plaisanterie, je te trouverai bien
un petit coin dans le grenier à paille pour te faire dormir.

--Dans le grenier à paille, avec les muletiers et les palefreniers sans
doute? dit le curé. Si c'est là la vie que vous menez, Madeleine, je
n'ai pas tort de dire que votre vagabondage vous mènera loin.

--Bah! bah! c'est un petit enfant, seigneur abbé, reprit l'hôte, et
personne encore n'y fait attention.

--Monsieur l'hôte, dit Sabina, je vous prie de faire mettre un lit dans
la chambre de ma négresse; Madeleine couchera auprès d'elle. Je me suis
fait suivre de cette enfant qui nous a divertis de ses talents, et je
réponds de sa sécurité.

--Du moment que Votre Altesse daigne s'y intéresser, reprit l'hôte, tout
sera fait ainsi qu'elle le commande. Nous l'aimons tous, cette petite:
elle est magicienne aux trois quarts! Dois-je donc lui mettre son
couvert à cette table?

--Eh bien! oui, répondit lady G..., curieuse de voir en face et aux
lumières, quels progrès avait fait l'intimité de l'oiselière et du
marquis. Mais elle fut trompée dans son attente: ces deux personnages
semblaient être redevenus étrangers l'un à l'autre. Madeleine était
chastement familière avec Léonce et respectueusement calme auprès de
Teverino. Ce dernier, qui faisait les honneurs de la table avec une
aisance merveilleuse, s'occupait d'elle avec une sorte de bonté
paternelle et protectrice, qui faisait ressortir la bienveillance de
son caractère sans rien ôter aux convenances de son rôle. Sabina pensa
bientôt qu'elle s'était trompée, et le curé lui-même n'eut rien
à reprendre aux manières du beau marquis. Il fut plutôt porté à
s'effaroucher un peu de l'affection que Léonce témoignait à cette
_petite sotte_, qui riait avec lui et paraissait le charmer par ses
naïvetés enjouées. Mais l'appétit du bourru était si terrible et les
délices de la réfection si puissantes, qu'au moment où il eût pu
redevenir clairvoyant et grondeur, Madeleine avait quitté la table et
s'était assoupie, avec l'insouciance de son âge, sur le grand sofa
qui, dans toutes les auberges de cette contrée, décore la salle des
voyageurs. De temps en temps, Léonce, placé non loin de ce sofa, se
retournait et la contemplait, admirant ce repos de l'innocence, cette
pose facile, et cette expression angélique, qui n'appartiennent qu'au
jeune âge.

On était au dessert, et le marquis, exclusivement occupé de lady G...,
parlait sur toutes choses avec un esprit supérieur; du moins c'était
un genre de supériorité que les femmes peuvent apprécier: plus
d'imagination que de science, une originalité poétique, une sensibilité
exaltée. Sabina retomba peu à peu sous le charme de sa parole et de son
regard. Le curé remplissait l'office de contradicteur, comme s'il eût eu
à coeur de faire briller l'éloquence du jeune homme, et de lui fournir
des armes contre la froideur dogmatique et les préjugés étroits du monde
officiel. Léonce, voyant avec humeur l'animation de son amie, prit son
album, l'ouvrit, et se mit à esquisser la figure de l'oiselière, sans se
mêler à la conversation. Toute femme du monde est née jalouse, et
Sabina avait été si justement adulée pour sa beauté incomparable et son
brillant esprit, que l'attention accordée à toute autre créature de
son sexe, en sa présence, devait infailliblement lui sembler une sorte
d'outrage. Habile à dissimuler ses mouvements intérieurs, elle ne les
exprimait que sous forme de plaisanterie; mais ils produisaient en elle
un besoin de vengeance immédiate, et la vengeance de la coquetterie, en
pareil cas, c'est de chercher ailleurs des hommages, et d'en prendre un
plaisir proportionné à l'affront. Elle s'abandonna donc tout à coup
aux séductions de Teverino, et ne put s'empêcher de le faire sentir à
Léonce, oublieuse de la honte qu'elle avait éprouvée alors que Teverino
semblait occupé de Madeleine.

Léonce, qui comprenait parfaitement ce jeu cruel, et qui avait par
instants la faiblesse d'en être atteint, voulut avoir la force de le
mépriser; mais en se servant des mêmes armes, il s'exposa fort à être
vaincu. Il affecta une si grande admiration pour son modèle et une
attention si fervente à son travail, qu'il paraissait sourd et aveugle à
tout le reste.

--Léonce, lui dit Sabina en se penchant sur son ouvrage, je suis sûre
que vous nous faites un chef-d'oeuvre, car jamais vous n'avez eu l'air
si inspiré.

--Jamais je n'ai vu rien de plus charmant que cette dormeuse de quatorze
ans, répondit-il; le bel âge! quel moelleux dans les mouvements! quel
sérénité dans l'immobilité des traits! Admirez, vous autres qui êtes
artistes aussi par le sentiment et l'intelligence, et convenez qu'aucune
beauté de convention, aucune femme du monde ne pourrait se montrer aussi
suave et aussi pure dans le sommeil.

--Je suis complètement de votre avis, répondit Sabina d'un ton de
désintéressement admirable, et je gage que c'est aussi l'avis du
marquis.

--Aucune? A Dieu ne plaise que je m'associe à un pareil blasphème!
répondit Teverino. La beauté est ce qu'elle est, et quand on se perd
dans les comparaisons, on fait de la critique, c'est-à-dire qu'on jette
de la glace sur des impressions brûlantes. C'est la maladie des artistes
de notre temps; ils se vouent à certains types, et prétendent assigner à
la beauté des limites forgées dans leur pauvre cervelle; ils ne trouvent
plus le beau par instinct, et rien ne se révèle à eux qu'à travers leur
théorie arbitraire. Celui-ci veut la beauté puissante et fleurie à
l'instar de Rubens; cet autre la veut maigre et fluette comme les
fantômes des ballades allemandes; un troisième la voudra tortillée et
masculine comme Albert Durer; un quatrième raide et froide comme les
maîtres primitifs. Et pourtant tous ces anciens maîtres, toutes ces
nobles écoles ont suivi un instinct généreux ou naïf; c'est pourquoi
leurs oeuvres sont originales et plaisent sans se ressembler. Le
véritable artiste est celui qui a le sentiment de la vie, qui jouit de
toutes choses, qui obéit à l'inspiration sans la raisonner, et qui aime
tout ce qui est beau sans faire de catégories. Que lui importe le nom,
la parure et les habitudes de la beauté qui le frappe? Le sceau divin
peut lui apparaître dans un cadre abject, et la fleur de l'innocence
rustique résider quelquefois sur le front d'une reine de la terre. C'est
à lui, créateur, de faire de celle qui le charme une bergère ou une
impératrice, selon les dispositions de son âme et les besoins de son
coeur. Vous êtes assez grand artiste, Léonce, pour faire de cette
montagnarde blonde une Sainte Elisabeth de Hongrie, et moi (_Ed io anche
son pittore!_ puisque je sens, puisque je pense, puisque j'aime), je
puis voir la Béatrix du Dante sous la brune chevelure de milady.
                
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