--Il me semble, Léonce, dit Sabina flattée de ce dernier trait, que
le marquis est tout à fait dans vos idées sur l'art, et que vous ne
différez que par l'expression. Mais quel est donc ce joli dessin qui
sort de votre album? Permettez-moi de le regarder.
--Pardon, Madame, c'est une étude sur le nu, je vous en avertis.
Cependant, si vous vous voulez le voir, mon Faune est assez vêtu de
feuillage pour ne pas forcer M. le curé à vous l'ôter des mains, et il a
dans son église des saints beaucoup moins austères.
--Cette ébauche est superbe! dit Sabina, en regardant le croquis que
Léonce avait fait au bord du lac, d'après Teverino. Voilà une charmante
fantaisie, une noble attitude et un ravissant paysage!
--Moi, dit le curé, je trouve que cette figure-là ressemble comme deux
gouttes d'eau à M. le marquis. Si on _l'habillait_ comme le voilà, on
croirait que vous avez voulu faire son portrait; mais, après tout,
l'habit ne fait pas le moine, et je vois bien que vous avez mis là sa
tête avec ou sans intention.
--Sa belle figure est si bien gravée dans mon souvenir, dit Léonce en
jetant un regard significatif à son marquis, que très-souvent elle
vient naturellement se placer au bout de mon crayon quand je cherche la
perfection.
--Et vous l'avez mis dans un paysage de notre canton, ajouta le curé.
Voilà nos petits lacs et nos grandes montagnes, nos sapins et nos
rochers; c'est rendu au naturel. Voyez donc, monsieur le marquis!
--La pose est bonne, dit tranquillement Teverino, et la composition
jolie, mais le dessin est faible: ce n'est pas ce que notre ami a fait
de mieux.
--Moi, je trouve cela très-bien, dit Sabina, qui ne pouvait détacher ses
yeux de cette figure.
--Eh bien, je vous en fais hommage, dit Léonce avec ironie; si vous ne
trouvez pas cet essai indigne de votre album, il vous rappellera du
moins une heureuse journée et de vives émotions.
--J'aime mieux que vous me donniez le dessin que vous faites dans ce
moment-ci, répondit lady G..., effrayée du ton de Léonce. Il me semble
que vous y mettez plus d'_impegno e d'amore_.
--Non, non, ceci je ne le donne pas, reprit Léonce en serrant son
croquis de Madeleine dans son album et en repoussant l'autre sur la
table.
--Il fait un temps superbe, dit le marquis en s'approchant de la fenêtre
d'un air dégagé. La lune éclaire comme l'aurore. Si nous allions voir la
ville? Demain tout sera moins beau et aura perdu son prestige.
--Allons, dit Sabina en se levant.
--Moi, je vous demanderai la permission d'aller voir mon lit, dit le
curé; je suis rompu de fatigue.
--Quoi! pour avoir fait sept ou huit lieues dans une bonne voiture bien
suspendue? reprit Sabina.
--Non, mais pour avoir eu chaud, et puis faim, et puis froid, et puis
faim encore, enfin pour n'avoir pas mangé à mes heures. D'ailleurs, il
en est neuf, et je ne vois rien que de naturel dans mon envie de dormir;
pourvu que ma pauvre gouvernante ne passe pas la nuit à veiller pour
m'attendre!
--_Felicissima notte_, l'abbé, dit Teverino. Vous venez, Léonce?
--Pas encore, répondit-il, je veux faire un autre croquis de cette
dormeuse.
--Il faut que la dormeuse aille dormir ailleurs, dit le curé d'un ton
sévère. Ne va-t-elle pas traîner toute la nuit comme un objet perdu sur
ce canapé? Allons, _Sans-Souci_, réveillez-vous! Et il éventa de son
grand chapeau la figure de Madeleine, qui fit le mouvement de chasser un
oiseau importun, et se rendormit de plus belle.
--Laissez-la donc, curé, vous êtes impitoyable! dit Léonce, en faisant
mine de s'asseoir auprès de l'oiselière.
--Cette fille, observa Sabina, ne peut pas rester ainsi endormie sous
l'oeil de tout le monde.
--Pardon, cher Léonce, s'écria Teverino en s'approchant; mais il faut
obéir aux intentions de milady et de M. l'abbé.
Et prenant la jeune fille dans ses bras, comme un petit enfant, il passa
dans une pièce voisine, où il avait vu la négresse se retirer pour
préparer son lit.
--Tenez, reine du Tartare, voici un objet qu'on vous confie et que votre
noble maîtresse, la blanche Phoebé, vous ordonne de garder comme la
prunelle de vos yeux.
[Illustration: Teverino poussa rapidement les chevaux à la descente.]
Il déposa Madeleine sur le lit, et dit tout bas à la négresse, en se
retirant:--Enfermez-vous, c'est l'ordre de milady.
Léonce affecta une grande indifférence à ce qui se passait autour de
lui, et il suivit nonchalamment Sabina, qui, après avoir vainement
attendu qu'il lui offrît son bras, accepta celui du marquis.
Ce dernier paraissait connaître la ville, bien qu'il n'y fût connu de
personne, pas même de l'hôte _del Leon-Bianco_. Il conduisit Sabina
prendre des glaces dans un café qui touchait aux vieilles murailles; car
c'était une petite place anciennement fortifiée et qui portait encore la
trace des boulets de la France républicaine. Il fit servir en plein
air, sur une plate-forme, d'où l'on dominait les fossés et un pêle-mêle
d'antiques constructions massives, rongées de lierre et de mousse. A
quelque distance se dressait une tour en ruines, dont la lune argentait
la silhouette élancée, et qui servait de repoussoir au vaste paysage
perdu dans une vague blancheur. Le ciel était magnifique. Léonce
s'éloigna et se mit à errer dans les décombres, plongé, en apparence,
dans la contemplation d'une si belle nuit et d'un si beau lieu.
--Je crois bien, dit Teverino en essayant la force de ses doigts sur un
débris de ciment qu'il ramassa sous ses pieds, que cette construction
est d'origine romaine.
--Je n'en veux rien savoir, répondît Sabina; j'aime mieux n'en pas
douter, et rêver ici un passé grandiose, que de faire des observations
archéologiques. On ne jouit de rien quand on veut s'assurer de quelque
chose.
--Eh bien, vous êtes dans la vraie poésie, admirable Française! s'écria
Teverino en s'asseyant vis-à-vis d'elle, et je veux me perdre avec vous
dans ce paradis de l'intelligence où le divin Alighieri fut introduit
par la divine Béatrix. Quand cette comparaison m'est venue tantôt
sur les lèvres, je ne me rendais pas compte de la justesse de mon
inspiration. Oui, vous avez la lumière de l'esprit jointe à l'idéale
beauté, et jamais je n'ai rencontré de femme aussi extraordinaire que
vous. C'est la première fois que je quitte l'Italie, et je n'y avais pas
connu de Française essentiellement différente de nos femmes, comme vous
l'êtes. La femme du Midi a bien des instincts de poète ou d'artiste,
mais dans le caractère plus que dans l'intelligence; et d'ailleurs, son
éducation bornée, sa vie lascive et paresseuse ne lui permettent pas
de se rendre compte de ses émotions comme vous savez le faire, vous,
Madame! Et comme vous exprimez vos pensées, même dans notre langue, à
laquelle vous donnez une forme étrange, toujours noble, et saisissante!
Oui, vos sentiments sont des idées, et il me semble, en causant avec
vous, que je vous suis dans une région inconnue aux autres êtres. Vous
jugez toutes choses, rien ne vous est étranger, et votre science ne vous
empêche pas de vous émouvoir et de vous passionner comme ces pauvres
créatures qui aiment et admirent sans discernement. Votre imagination
est encore aussi riche que si vous n'aviez pas la connaissance de tous
les secrets de l'humanité, et, au delà de votre sagesse étonnante,
l'idéal vous transporte toujours vers l'infini! En vérité, mon cerveau
s'enflamme au foyer du vôtre, et il me semble que je m'élève au-dessus
de moi-même en vous écoutant!
[Illustration: Je suis sûre que vous nous faites un chef d'oeuvre.]
C'est par un tel flux de phrases élogieuses que Teverino versa le poison
de la flatterie dans l'âme de la fière lady. Il y avait loin de cette
admiration sans bornes et manifestée avec cet _entrain_ italien qui
ressemble tant à l'émotion, à la philosophique taquinerie de Léonce. Ce
qui lui prêtait un charme irrésistible, c'est que Teverino était à peu
près convaincu de ce qu'il disait. Il n'avait guère rencontré de femmes
cultivées à ce point, et cette nouveauté avait pour son esprit de
recherche avide et d'observation incessante un attrait véritable. Il
voulait mettre cette supériorité féminine à l'aise, afin de la voir se
manifester dans tout son éclat, et, sachant fort bien que de tels
dons sont unis à un grand orgueil, il le caressait par d'ingénieuses
adulations. Il était bien difficile, pour ne pas dire impossible,-que
lady G... distinguât cette passion de connaître de la passion d'aimer.
Elle n'avait jamais trouvé d'homme aussi blasé et aussi naïf en même
temps que Teverino; Léonce était beaucoup moins avide d'esprit et
beaucoup moins tranquille de coeur auprès d'elle. Elle ne vit donc
que la moitié du caractère de cet Italien, véritable dilettante de
jouissance intellectuelle, qui, sans compromettre le calme de son propre
coeur, attaquait vivement le sien pour l'observer comme un type nouveau
dans sa vie.
Elle parla longtemps avec lui, et de quoi, entre un beau jeune homme et
une belle jeune femme, si ce n'est d'amour? Il n'est point de théorie
plus inépuisable dans un tête-à-tête de ce genre, au clair de la lune.
La femme se plaint de la vie, pleure des illusions, trace l'idéal
de l'amour, et fait pressentir des transports qu'elle voile sous un
transparent mystère de défiance et de pudeur. L'homme s'exalte, renie
les préjugés, et condamne les crimes de ses semblables. Il veut
justifier et réhabiliter le sexe masculin dans sa personne. Par mille
adroites insinuations, il s'offre pour expier et réparer le péché
originel, tandis que, par mille détours plus adroits encore, on élude
son hommage et on le ramène à une nouvelle ferveur. Ceci est le résumé
banal de tout entretien de cette nature entre gens civilisés. C'est
le résumé de ce qui s'était passé, avec plus d'art encore et de
dissimulation, entre Sabina et Léonce, le matin même. Mais avec Teverino
Sabina eut moins d'effroi et plus de douceur. Au lieu de reproches et
d'inculpations agitées, elle n'eut que le tranquille parfum de l'encens
à respirer. Aussi courut-elle un danger beaucoup plus grand, celui de
donner de la tendresse à qui ne lui demandait que de l'imagination.
Comme l'aventurier, au fort de ses dithyrambes, parlait haut dans la
nuit sonore, Sabina fut un peu effrayée de voir reparaître Léonce au bas
du rempart.
--Voici Léonce! dit-elle pour réprimer sa faconde.
--Il est bien soucieux et rêveur, ce soir, le pauvre Léonce! dit
Teverino en baissant la voix.
--Je ne l'ai jamais vu si maussade, reprit-elle; on dirait qu'il
s'ennuie avec nous.
--Non, Madame; il est amoureux et jaloux.
--De l'oiselière, sans doute? dit-elle d'un ton dédaigneux.
--Non, de vous; vous le savez bien.
--Vous vous trompez, marquis. Il y a quinze ans que nous nous
connaissons, et il n'a jamais songé à me faire la cour.
--Eh bien, Madame, je vous jure qu'il y pense sérieusement aujourd'hui.
--Ne faites pas cette plaisanterie, elle me blesse.
--N'est-il pas un galant homme, un grand artiste, un aimable et beau
garçon? Son amour vous était dû, et vous ne pouvez pas en être offensée.
--J'en serais mortellement peinée, car je ne pourrais le partager.
--Cela est effrayant, Madame. En ce cas, je vois bien que nul homme ne
sera aimé de vous; car nul homme ne peut se flatter d'égaler Léonce.
--Vous vous trompez, marquis; il a toutes sortes de perfections dont
je le tiendrais quitte, s'il ne lui manquait une toute petite qualité,
qu'on peut espérer de trouver ailleurs.
--Laquelle?
--La faculté d'aimer naïvement, sans orgueil et sans défiance.
En disant ces paroles, elle s'était levée pour aller à la rencontre de
Léonce, et, à la manière dont elle s'appuya avec abandon sur le bras
de Teverino, celui-ci se dit: «Vaincre ce grand courage n'est pas si
difficile que je croyais.»
Sabina s'était imaginé parler bien bas; mais, comme elle venait de
descendre les degrés qui conduisaient dans l'amphithéâtre verdoyant des
anciens fossés, elle ne se rendit pas compte de la sonorité de ce lieu,
et elle ne se douta point que Léonce eût tout entendu. Il fut tellement
blessé et affecté de ses dernières paroles, qu'il eut la force de
dissimuler et de reprendre le calme de son rôle. Il y réussit au point
de faire croire à Teverino lui-même qu'il s'était trompé, et à lady
G... qu'elle avait raison de lui attribuer une grande froideur. Il leur
proposa de monter au sommet de la tour démantelée, leur promettant, sur
ce point culminant, une vue magnifique et un air encore plus pur que
celui des remparts. Ils firent donc cette tentative. Léonce passa le
premier pour leur frayer le chemin qu'il venait d'explorer seul, pour
écarter les ronces; et les avertir à chaque marche écroulée ou glissante
de l'escalier en spirale.
Malgré ces précautions, l'ascension était assez pénible et même
dangereuse pour une femme aussi délicate et aussi peu aguerrie contre le
vertige que l'était lady G..., mais la force et l'adresse du marquis
lui donnaient une confiance singulière, et, ce qu'elle n'eût jamais osé
entreprendre de sang-froid, elle l'accomplit d'enthousiasme, tantôt
appuyée sur son épaule, tantôt les mains enlacées aux siennes, tantôt
soulevée dans ses bras robustes.
Dans ce trajet émouvant, plus d'une fois leurs chevelures
s'effleurèrent, plus d'une fois leurs haleines se confondirent, plus
d'une fois Teverino sentit battre contre sa poitrine haletante de
fatigue un coeur ému de honte et de tendresse. La lune pénétrant par
les larges arcades brisées de la tour, projetait de vives clartés sur
l'escalier, interrompues de distance en distance par l'épaisseur des
murs. Dans ces intervalles de lumière et d'obscurité, tantôt on se
trouvait bien près et tantôt bien loin de Léonce, qui, feignant de ne
rien voir, ne perdait pourtant rien de l'émotion croissante de ses
deux compagnons. Enfin l'on se trouva au faîte de l'édifice. Un mur
circulaire de huit pieds de large, sans aucune balustrade, en formait
le couronnement, et Léonce en fit tranquillement le tour, mesurant de
l'oeil cette muraille lisse qui allait perdre sa base cyclopéenne dans
les fossés à cent pieds au-dessous de lui. Mais Sabina fut saisie d'une
terreur insurmontable et pour elle-même et pour Teverino qui, debout
auprès d'elle, s'efforçait en vain de la rassurer. Elle s'assit sur la
dernière marche, et ne respira tranquille que lorsque le marquis se fut
assis à ses côtés et l'eut entourée de ses deux bras, comme d'un rempart
inexpugnable. Les chouettes effarouchées s'élevaient dans les airs en
poussant des cris de détresse. Léonce, sous prétexte de découvrir leurs
nids et de porter des petits à l'oiselière, pour voir comment elle se
tirerait de leur éducation, redescendit l'escalier et alla fureter
dans les étages inférieurs, où bientôt le craquement de ses pas sur le
gravier cessa de se faire entendre.
Teverino n'était plus aussi maître de lui-même qu'il avait pu l'être en
prenant des glaces un quart d'heure auparavant, avec Sabina, dans un
isolement moins complet. D'ailleurs, Léonce paraissait si indifférent
aux conséquences possibles de l'aventure, qu'il commençait à ne plus
s'en faire un cas de conscience aussi grave. Cependant, l'étonnante
loyauté de ce bizarre personnage luttait encore contre l'attrait de la
beauté et l'orgueil d'une pareille conquête. Il réussit à dissiper les
terreurs de Sabina, et, pour l'en distraire, il lui proposa d'entendre
un hymne à la nuit, dont il improviserait les paroles, et qu'il se
sentait l'envie de chanter en ce lieu magnifique. Il lui avait déjà
donné un échantillon de sa voix, qui faisait désirer d'en entendre
davantage. Elle y consentit, tout en lui disant que tant qu'elle le
verrait débout sur ce piédestal gigantesque, elle aurait un affreux
battement de coeur.
--Eh bien! répondit-il, je suis toujours certain d'être écouté avec
émotion, et beaucoup de chanteurs de profession auraient besoin d'un
semblable théâtre.
La facilité et même l'originalité de son improvisation lyrique,
l'heureux choix de l'air, la beauté incomparable de sa voix, et ce don
musical naturel, qui remplaçait chez lui la méthode par le goût, la
puissance et le charme, agirent bientôt sur Sabina d'une manière
irrésistible. Des torrents de larmes s'échappèrent de ses yeux, et
lorsqu'il revint s'asseoir auprès d'elle, il la trouva si exaltée et
si attendrie en même temps, qu'il se sentit comme vaincu lui-même. Il
l'entoura de ses bras en lui demandant si elle avait encore peur; elle
s'y laissa tomber en lui répondant d'une voix entrecoupée par les
larmes: «Non, non, je n'ai plus peur de vous.»
En ce moment leurs lèvres se rencontrèrent; mais aussitôt les pas de
Léonce résonnant sous la voûte de l'escalier à peu de distance, les
rappelèrent brusquement à eux-mêmes. On distinguait dans la lointain les
battements de mains de plusieurs personnes qui, du bord des remparts où
elles su promenaient, avaient entendu ce chant admirable planer dans
les airs comme la voix du génie des ruines. Elles applaudissaient avec
transport l'artiste inconnu dispensateur d'une jouissance si chère aux
oreilles italiennes; mais ces applaudissements firent tressaillir Sabina
encore plus que l'approche de Léonce. Il lui sembla que c'était comme
une ironique fanfare sonnée sur son imminente défaite, et elle eut
besoin de constater qu'elle était assise de manière à demeurer, même de
très-loin, invisible aux regards curieux, pour se rassurer contre la
honte d'une pareille faiblesse.
X.
LO QUE PUEDE UN SASTRE.
Nos voyageurs firent le tour des murailles en dehors de la ville, et
quand ils arrivèrent à l'auberge du Lion-Blanc, où ils entrèrent par une
petite porte donnant sur des jardins, onze heures sonnaient à l'horloge
de la place. Un attroupement de bourgeois et d'artisans s'était formé
devant la principale entrée de l'hôtellerie, et l'hôte paraissait
soutenir une discussion animée.
--Que voulez-vous, Seigneuries? répondit-il aux interrogations de Léonce
et de Teverino, en poussant la porte au nez des curieux; les gens de la
ville prétendent qu'un grand chanteur est logé dans ma maison, que c'est
au moins le signor Rubini, qui, pour se soustraire aux importunités de
nos dilettanti, cache son nom et sa présence, et que je suis le complice
de son incognito. Les uns veulent absolument qu'il se montre au balcon
pour recevoir les félicitations du public qui l'a entendu chanter,
il n'y a pas plus d'une demi-heure, du côté des remparts; d'autres
parcourent toute la ville, entrent dans tous les cafés, demandant à
grands cris le signor Rubini; enfin, je ne sais plus que faire. J'ai eu
l'honneur de voir passer plusieurs fois dans ma maison le signor Rubini;
je sais bien qu'il n'y est pas.
Cet incident donna à Teverino l'idée d'une facétie en même temps que le
désir de tenter une épreuve sur Sabina.
--Écoutez, dit-il à son hôte, je chante passablement, et c'est moi qui
tout à l'heure exerçais ma voix du côté de la grande tour. Je suis le
marquis de Montefiore. Est-ce que vous ne m'aviez pas encore reconnu?
--J'ai parfaitement reconnu votre illustrissime Seigneurie aussitôt
qu'elle est descendue de voiture, répondit l'hôte, incapable d'avouer
qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais vu la figure de Teverino; si
je ne l'ai pas saluée par son nom, c'est que j'ai craint de trahir
l'incognito que les personnes de qualité ont parfois la fantaisie de
garder en voyage.
--Eh bien, reprit le prétendu marquis, persévérez dans votre louable
discrétion jusqu'à ce que j'aie quitté la ville, et, en récompense,
je ne passerai jamais chez vous sans m'arrêter pour y prendre quelque
chose. J'ai la fantaisie de me permettre une innocente plaisanterie
envers les habitants mélomanes de votre noble cité. Allumez des
flambeaux sur la galerie, et annoncez que l'artiste, dont on a entendu
la voix, va se rendre aux désirs du bienveillant public.
--Que prétends-tu? lui demanda Léonce, tandis que l'hôte courait
exécuter ses ordres, te faire passer pour Rubini?
--Il le peut, dit Sabina avec entraînement.
--Signora, lui répondit l'aventurier en portant la main de lady G...
à ses lèvres, en signe de gratitude pour cet éloge, je n'ai pas une
pareille prétention, et je veux donner une petite leçon à des auditeurs
assez sots pour faire une si grossière méprise; et puis je yeux terminer
les plaisirs de votre journée par une comédie qui vous divertira
peut-être. Toutes nos chambres donnent sur cette galerie qui longe la
place. Tenez-vous dans la vôtre et regardant par la fente de votre
porte, et ne me trahissez pas, vous, Léonce, en ayant l'air de me
connaître.
Quand tout fut disposé comme l'entendait Teverino Sabina, cachée avec
Léonce derrière un rideau, vit paraître, sur la galerie éclairée, un
personnage misérable les cheveux en désordre, la barbe hérissée, l'oeil
hagard la démarche traînante, et vêtu de méchants habits beaucoup trop
étroits pour lui. Il lui fallut quelques minutes pour reconnaître, sous
ce travestissement ridicule, l'élégant Tiberino de Montefiore. Tout
était changé, étriqué, appauvri dans son air et dans sa personne. La
veste du plus jeune fils de l'hôte bridait sa poitrine et la faisait
paraître rentrée, un pantalon court et trop étroit lui allongeait les
jambes; ses mains pendaient sans grâce sur ses flancs paresseux; une
casquette qu'on eût dit ramassée au coin de la borne, une mauvaise
guitare passée en sautoir, un gros bâton de pèlerin, tout lui donnait
l'aspect d'un misérable histrion ambulant. Sabina essaya de rire; mais
son coeur se serra sans qu'elle pût en apprécier la cause, et Léonce,
surpris de ce défi jeté à son indiscrétion, se demanda quelle pouvait
être l'audacieuse fantaisie de son complice.
A l'aspect de ce triste personnage, la foule rassemblée au-dessous de
la galerie, et qui avait commencé par battre des mains à son approche,
changea tout à coup ses cris d'admiration en huées et en sifflets,
menaçant d'enfoncer les portes et de rosser l'hôte _del Leon-Bianco_,
pour lui apprendre à se moquer ainsi de ses honorables concitoyens.
--Un petit moment, gracieux public, dit Teverino après avoir apaisé la
rumeur par des gestes mêlés d'impertinence et d'humilité, prenez pitié
d'un pauvre artiste qui a osé profiter de la circonstance pour vous
exhiber ses petits talents. S'il ne réussit pas à vous amuser, il
s'offrira lui-même à votre courroux et tendra le dos aux poignées de
monnaie dont il vous plaira de l'accabler.
Tout public est capricieux et mobile. Les lazzis de Teverino eurent
bientôt adouci celui de la petite ville, et, à défaut du grand chanteur,
on consentit à écouter le misérable saltimbanque. Il demanda un sujet
d'improvisation et débita plusieurs centaines de vers ronflants avec une
emphase burlesque; après quoi il se mit à miauler, à aboyer, à hennir,
à contrefaire le cri de divers animaux, a siffler des variations sur
un air des rues, et à imiter la voix de _pulcinella_, le tout avec une
facilité merveilleuse, et s'accompagnant en même temps du grattement
monotone et discordant de la guitare.
Quand il eut fini, une pluie de gros sous fit résonner le plancher de
la galerie, et le public, l'accablant d'applaudissements ironiques,
redemanda à grands cris le chanteur merveilleux. C'était un mélange
confus de sifflets, de rires et de trépignements d'impatience. De
mauvais plaisants demandaient la tête de l'hôte du Lion-Blanc.
--Eh bien, Messieurs, dit Teverino, il faut vous satisfaire; le grand
chanteur m'a promis de se faire entendre si je réussissais à vous
distraire de lui pendant quelques instants. Ma gageure est gagnée, et je
vais lui porter vos hommages empressés.
Là-dessus, Teverino rentra dans sa chambre, et en ressortit bientôt
peigné et paré. Seulement, dans l'intervalle, il fit adroitement
éteindre une partie des lumières, de façon qu'on ne pouvait plus le voir
assez distinctement pour constater que c'était le même homme. Il préluda
sur la guitare avec un rare talent et chanta une barcarolle avec tant de
charme, que la foule, enthousiasmée, cria bis avec fureur. Il consentit
à recommencer, et quand ce fut fini, il se pencha sur la balustrade d'un
air de protection aristocratique. Les cris d'enthousiasme firent place à
un profond silence. «Amis, dit-il alors avec une distinction d'accent où
l'on ne trouvait plus rien de l'emphase de l'histrion, j'ai consenti
à me faire entendre, bien que je sois, par ma position, tout à fait
indépendant des caprices d'un public de village et de toute espèce de
public. Vous faisiez un tel vacarme sous mes fenêtres, qu'il m'était
impossible de dormir, et que j'ai été forcé de transiger; mais pour vous
punir de votre indiscrétion, je ne chanterai pas davantage, et si vous
ne prenez le parti de vous retirer au plus vite dans vos maisons, je
vous préviens que vous allez être inondés par les pompes à incendie que
j'ai fait venir dans cet hôtel, et qui sont prêtes à fonctionner au
premier cri de révolte.»
La foule, épouvantée, se dispersa en un clin d'oeil, persuadée qu'elle
venait d'impatienter quelque haut personnage, et, dans son humble
gratitude, on l'entendit battre des mains en se retirant à travers les
rues.
Une demi-heure après, tout était silencieux dans la ville, et tout le
monde couché à l'hôtel du Lion-Blanc, excepté Savina et Teverino qui
causaient encore, penchés sur la balustrade de la galerie, commentant
cette dernière aventure, et riant avec précaution, de peur d'éveiller
leurs compagnons de voyage.
--Voyez ce que c'est que le préjugé, disait le bohémien. Cette foule
imbécile ne se doute pas qu'elle a sifflé et applaudi le même homme.
--Faut-il vous avouer, marquis, répondit Sabina, que j'y aurais été
trompée la première, si vous ne m'eussiez avertie?
--Bien vrai, Signora? Je suis heureux de vous avoir procuré un peu
d'amusement.
--Je ne sais pas si je peux vous remercier de l'intention. La scène
était bizarre, plaisante peut-être, et pourtant elle m'a fait mal.
--Nous y voilà, pensa Teverino; et il pria lady G... de s'expliquer.
--Quoi! vous ne comprenez pas, lui dit-elle d'une voix émue, qu'il est
pénible de voir travestir la noblesse et la beauté?
--J'étais donc bien laid sous ces méchants habits? reprit-il moins
touché du compliment que Sabina ne devait s'y attendre, après ce qui
s'était passé entre eux.
--Je ne dis pas cela, répliqua-t-elle d'un ton moins tendre; mais toute
l'élégance de vos manières ayant disparu, et toute la dignité de votre
personne ayant fait place à je ne sais quoi de cynique et de honteux, je
souffrais de vous voir ainsi, et je ne pouvais me persuader que ce fût
vous!
--Et c'était moi, pourtant, c'était bien moi!...
--Non, marquis, c'était le personnage que vous vouliez représenter, et
ce personnage n'avait rien de vous.
--Mes manières et mon langage étaient affectés, j'en conviens; mais
enfin c'était toujours ma figure, ma voix, mon esprit, mon coeur, ma
personne, mon être, en un mot, qui se cachaient sous ces apparences.
J'avais donc entièrement disparu à vos yeux? Cela est étrange!
--Ce que je trouve étrange, c'est que vous vous étonniez de ma stupeur.
Les manières et le langage sont l'expression de l'esprit et du
caractère, et l'être moral semble se transformer quand l'être extérieur
se décompose.
--Et les habits y sont pour beaucoup aussi, dit Teverino avec une
philosophique ironie.
--Les habits? dites-vous? Je ne crois pas.
--Si fait; pensez-y bien, Signora. Je suppose que je me présente de
nouveau devant vous avec les habits râpés et mesquins du fils de notre
hôte... supposons même que je sois ce fils, qui est, je crois, garde
forestier ou employé à la gabelle...
--Où voulez-vous donc en venir? Achevez.
--Eh bien! je suppose que, conservant ma figure, mon coeur et mon esprit
tels que Dieu les a faits, je vous apparaisse pour la première fois
pauvrement accoutré et appartenant tout de bon à une condition
très-humble...
--Votre supposition n'a pas le sens commun: on ne trouve guère dans ces
races obscures le cachet de noblesse et de grâce qui vous distingue.
--Guère, c'est possible; mais enfin cela se trouve quelquefois. Il y a
des dons naturels que Dieu semble avoir départis à de pauvres hères,
comme pour railler les prétentions de l'aristocratie.
--Vous voilà dans les idées de Léonce; je ne les discute pas; mais
ce que je puis vous répondre, c'est que de tels dons ont une rapide
influence sur l'existence et la condition de celui qui les possède.
Un pauvre hère, comme vous dites, lorsqu'il se sent investi
providentiellement de l'intelligence et de la beauté, transforme
activement le milieu fâcheux où le caprice du sort l'a jeté; il se fraie
une route nouvelle; il aspire sans cesse à l'élégance de la vie, aux
nobles occupations, aux jouissances de l'esprit, aux privilèges de la
beauté, et il se place bientôt au rang qui semblait lui être dû.
--Il est très-vrai qu'il y aspire fortement, reprit Teverino, et
très-vrai encore qu'il y arrive quelquefois; mais il est plus vrai
encore de dire qu'il échoue la plupart du temps, parce que la société ne
le seconde pas; parce que les préjugés le repoussent, parce qu'enfin il
n'a pas contracté dans sa jeunesse l'habitude de se complaire dans la
contrainte, et que son éducation première le ramène sans cesse vers
l'insouciance, ennemie de la lutte et de l'esclavage.
--Eh bien! ce que vous dites là donne tort à votre premier raisonnement.
Les habits ne prouvent donc rien, mais bien les habitudes, c'est-à-dire
le langage et les manières.
--Habits, langage et manières, tout cela fait partie des habitudes de la
vie: c'en est l'expression; et la condition de l'homme pauvre et obscur
est la chose la plus significative pour le vulgaire; mais ce sont là des
habitudes pour ainsi dire extérieures, et l'être moral n'en a pas moins
de prix devant Dieu.
--Je ne conçois rien à de telles distinctions, marquis! Dans votre
bouche, c'est un raisonnement généreux et désintéressé; mais dans la
bouche du personnage que vous vous amusiez tout à l'heure à représenter,
ce seraient d'insolentes et vaines prétentions. La philanthropie vous
égare; l'être moral ne peut se détacher ainsi de l'être extérieur. Là où
le langage est ridicule, les habitudes grossières, le désordre habituel,
la mine impertinente et le métier ignoble, pouvez-vous espérer de
découvrir un grand coeur et un grand esprit?
--Cela se pourrait, Madame; je persiste à le croire, malgré votre dédain
pour la misère.
--Ne me calomniez pas. Il est une misère que je plains et respecte:
c'est celle de l'infirme, de l'ignorant, du faible, de tous ces êtres
que le malheur de leur race jette à demi morts, physiquement ou
moralement, dans le grand combat de la vie. Étiolés de corps ou d'esprit
avant d'avoir pu se développer, ces malheureux sont bien les victimes
du hasard, et nous nous devons de les plaindre et de les secourir; mais
celui qui _pouvait_ et qui n'a pas _voulu_ est coupable, et ce n'est pas
injustement que la société le repousse et l'abandonne.
--Soit, dit Teverino avec un mélange de hauteur et de bonté. Il faudrait
être Dieu pour lire dans son coeur et pour savoir si, alors, il ne
trouve pas en lui-même des consolations que le monde ignore; si, entre
la suprême bonté et lui, il ne s'établit pas un commerce plus pur
et plus doux que toutes les sympathies humaines et que toutes les
protections sociales. Je me figure, moi, que les dons de Dieu servent
toujours à quelque chose, et que les derniers sur la terre ne seront pas
les derniers dans son royaume. _Quelqu'un_ l'a dit autrefois... Mais
je m'aperçois que je tourne à la prédication et que j'empiète sur les
droits de notre bon curé. Je dois me contenter de vous avoir montré que
je savais jouer la comédie. On m'a toujours dit que j'étais né
comédien, et pourtant j'ai un coeur sincère qui m'a toujours entraîné
contrairement aux lois de la prudence.
--Allons, vous êtes un mime incroyable, dit Sabina, et vous vous êtes
tiré de cette farce italienne comme l'eût fait un écolier facétieux en
vacances. J'admire l'enjouement et la jeunesse de votre caractère, et
pourtant je vous avoue que j'en suis un peu effrayée.
--Vous me croyez frivole?
--Non, mais mobile et insouciant peut-être!
--En ce cas, vous ne me jugez pas perfide et dissimulé, malgré mon art
pour les travestissements?
--Non, à coup sûr.
--Eh bien, j'aime mieux cela que d'être pris pour un hypocrite.
--Vous est-il donc indifférent d'inspirer un autre genre de méfiance?
--Je pourrais si aisément les vaincre tous qu'aucun ne m'inquiète.
Mais comme on ne me mettra point à l'épreuve, je n'ai que faire de me
disculper, n'est-il pas vrai, belle Sabina? Je serais ici un grand fat,
si j'entreprenais de me faire apprécier.
--N'êtes-vous point jaloux d'estime et d'amitié?
--Estime et amitié! paroles françaises que nous ne comprenons guère,
nous autres Italiens, entre une belle femme et un jeune homme. Moins
subtils et plus passionnés, nous allons droit au fait du vrai sentiment
que nous pouvons éprouver. Je vous confesse que votre estime et votre
amitié pour Léonce sont choses que je n'envie pas, et auxquelles je
préférerais le dédain et la haine.
--Expliquez cela.
--Comment et pourquoi n'aimez-vous point Léonce, cet homme excellent et
charmant, qui vous aime avec passion?
--Il ne m'aime pas du tout, et voilà le secret de mon indifférence. Or,
faut-il haïr et dédaigner un homme aussi accompli, parce qu'il n'est pas
amoureux de moi? Ne dois-je pas dépouiller ici ma vanité de femme et
rendre justice à son noble caractère et à son grand esprit, en lui
vouant une affection plus tranquile et plus durable que l'amour?
--A la manière dont vous parlez de l'amour, on dirait que vous ne l'avez
jamais connu, Signora. Une Italienne n'aurait pas tant de délicatesse et
de générosité; elle mépriserait tout simplement, et tiendrait pour son
ennemi l'homme capable de vivre avec elle dans cette espèce d'intimité
grossière et offensante, que vous nommez amitié. Eh! tenez, Signora,
de quelque race qu'elle soit, une femme est toujours femme avant tout.
L'instinct de la vérité est plus puissant sur elle que les lois de la
convenance et du bon goût. Votre amitié, c'est-à-dire votre dédain pour
mon noble ami, ne repose que sur une erreur. Vous ne vous apercevez
pas de son amour,--Estime et amitié! paroles françaises que nous ne
comprenons guère, nous autres Italiens, entre une belle femme et un
jeune homme. Moins subtils et plus passionnés, nous allons droit au fait
du vrai sentiment que nous pouvons éprouver. Je vous confesse que votre
estime et votre amitié pour Léonce sont choses que je n'envie pas, et
auxquelles je préférerais le dédain et la haine.
--Expliquez cela.
--Comment et pourquoi n'aimez-vous point Léonce, cet homme excellent et
charmant, qui vous aime avec passion?
--Il ne m'aime pas du tout, et voilà le secret de mon indifférence. Or,
faut-il haïr et dédaigner un homme aussi accompli, parce qu'il n'est pas
amoureux de moi? Ne dois-je pas dépouiller ici ma vanité de femme et
rendre justice à son noble caractère et à son grand esprit, en lui
vouant une affection plus tranquile et plus durable que l'amour?
--A la manière dont vous parlez de l'amour, on dirait que vous ne l'avez
jamais connu, Signora. Une Italienne n'aurait pas tant de délicatesse et
de générosité; elle mépriserait tout simplement, et tiendrait pour son
ennemi l'homme capable de vivre avec elle dans cette espèce d'intimité
grossière et offensante, que vous nommez amitié. Eh! tenez, Signora,
de quelque race qu'elle soit, une femme est toujours femme avant tout.
L'instinct de la vérité est plus puissant sur elle que les lois de la
convenance et du bon goût. Votre amitié, c'est-à-dire votre dédain pour
mon noble ami, ne repose que sur une erreur. Vous ne vous apercevez pas
de son amour, et vous le punissez de son silence par votre estime. Si
vous lisiez dans son coeur, vous répondriez à ce qu'il éprouve.
--Marquis, je vous trouve fort étrange de vous charger ainsi des
déclarations de Léonce.
--Je vous jure sur l'honneur, Signora, que je n'en suis point chargé, et
qu'il est aussi méfiant avec moi que vous-même.
--Ainsi, vous me faites la cour pour lui de votre propre mouvement,
et vous vous chargez gratuitement de sa cause? c'est très-noble et
très-généreux à vous, marquis, et cela rappelle la fraternité des
anciens chevaliers. Laissez-moi vous dire que rien n'est plus digne
d'_estime_, et que, dès ce jour, mon _amitié_ vous est acquise à juste
titre.
Ayant ainsi parlé avec un amer dépit, Sabina se leva, souhaita le
bonsoir au marquis, et se retira dans sa chambre.
Nous avons dit déjà que toutes les chambres de nos personnages étaient
situées sur cette galerie planchéiée qu'abritait un large auvent, à
la manière des constructions alpestres, et qui longeait la face de la
maison tournée vers la place. Léonce et Teverino occupaient la même
chambre, et lorsque ce dernier y entra, il trouva son ami encore habillé
et marchant avec agitation.
--Jeune homme, dit Léonce en venant à sa rencontre, la main ouverte,
tu as de nobles sentiments et tu étais digne d'un noble sort. Je t'ai
grossièrement offensé au passage du torrent, veux-tu l'oublier?
--Je vous le pardonnerai de grand coeur, Léonce, si vous m'avouez que
la jalousie, c'est-à-dire l'amour, vous a causé cet emportement
involontaire?
--Et autrement tu ne l'oublieras point?
--Autrement, je persisterai à vous en demander raison. Plus ma condition
vous semble abjecte, plus vous me deviez d'égards, m'ayant attiré dans
votre compagnie; et si la différence de nos fortunes vous faisait
hésiter à me donner satisfaction, je vous dirais, pour vous stimuler,
que je suis de première force à toutes les armes, et que je n'en suis
pas à mon premier duel avec des gens de qualité.
--Je n'ai point de lâche préjugé qui me fasse hésiter sur ce point; je
suis de mon siècle, et je sais qu'un homme en vaut un autre. Je ne suis
pas maladroit non plus, et j'aurais quelque plaisir à me mesurer avec
toi, si ma cause était bonne; mais je la sens mauvaise, et je souffre
d'autant plus de t'avoir outragé, que je vois en toi cette fierté
d'honnête homme.
--Vos excuses sont d'un honnête homme aussi, et je les accepte, dit
Teverino en lui serrant la main avec une mâle dignité; mais, pour mettre
ma susceptibilité en repos, vous auriez dû avouer que l'amour et la
jalousie étaient seuls coupables.
--Vous voulez des confidences, Teverino? Eh bien! vous en aurez. La
jalousie, oui, j'en conviens, mais l'amour, non!
--Voilà encore des subtilités françaises! Une femme nous plaît ou
ne nous plaît pas. Là où il n'y a point d'amour, il n'y a point de
jalousie.
--C'est le langage de la droiture et de la naïveté; mais admettons, j'y
consens, que la civilisation des moeurs françaises et le raffinement
de nos idées produisent cette étrange contradiction: ne pouvez-vous
comprendre que ce que vous pouvez éprouver? Vous qui avez vu tant
de choses, étudié tant de natures diverses, ne savez-vous pas que
l'amour-propre est une cause de dépit et de jalousie aussi bien que la
passion véritable?»
Teverino s'assit sur le bord de son lit, garda un silence méditatif
pendant quelques instants, puis reprit en se levant: «Oui! ce sont des
maladies de l'âme, produites par la satiété. Pour ne point les connaître
il faut être, comme moi, visité par la misère, c'est-à-dire par
l'impossibilité fréquente de satisfaire toutes ses fantaisies. Chère
pauvreté! tu es une bonne institutrice des coeurs. Tu nous ramènes à
la simplicité primitive des sentiments et des idées, quand l'abus des
jouissances menace de nous corrompre. Tu nous donnes tant de naïves
leçons, qu'il faut bien que nous restions naïfs sous ta loi austère!
--Quel rapport établissez-vous donc entre votre misère et la droiture de
votre coeur?
--La misère, Monsieur, est toute une philosophie. C'est le stoïcisme,
et l'âme stoïque est faite toute d'une pièce. Que ma maîtresse me soit
enlevée par un homme puissant (la puissance de ce siècle c'est la
richesse), je courbe la tête, et mon orgueil n'en souffre pas. Ce coeur,
auquel mon coeur n'a pas suffi, ne me semble digne ni de regret ni de
colère. Si je pouvais soutenir la lutte et donner à mon infidèle les
jouissances de la vie, je pourrais alors connaître la jalousie et
m'indigner de ma défaite. Mais là où mon rival dispose de séductions que
la fortune me dénie, je ne puis m'en prendre qu'à la destinée... et les
personnes ne me paraissent plus coupables.
--Tu es très-philosophe, en effet, et je t'en fais mon compliment. Mais
ceci ne peut s'appliquer au mouvement de jalousie que tu m'as inspiré.
Tu n'as rien, et l'on te préfère à moi qui suis riche. J'ai donc sujet
d'être doublement humilié.
--Oui, d'être furieux, si vous êtes amoureux. Sinon, ce n'est qu'un
délire de la vanité, et je ne comprends pas qu'un homme dont l'esprit
est aussi éclairé que le vôtre, se laisse émouvoir par une telle
vétille. Si vous aviez pris l'habitude d'être supplanté à toute heure
par la loi fatale du destin, vous seriez aguerri contre ces petits
revers. Vous sauriez que la femme est l'être le plus impressionnable de
la création, et par conséquent celui qui peut nous donner le plus de
jouissance et le moins de droits, le plus d'ivresse et le moins de
sécurité.
--C'est une philosophie de bohémien, s'écria Léonce, et je me sens
incapable d'aimer ainsi. Tu es tout tendresse et tout tolérance,
Teverino; mais tu ne portes pas dans l'amour l'instinct de dignité que
tu possèdes à l'endroit de l'honneur.
--Je ne place pas l'honneur où il n'est pas, et ne cherche dans l'amour
que l'amour.
--Aussi tu es aimé souvent et tu n'aimes jamais; tu ne connais que le
plaisir.
--Et pourtant je sacrifie souvent le plaisir à des idées d'honneur. Ne
vous hâtez pas de me juger, Léonce; vous ne savez pas ce qui se passe en
moi à cette heure.
--Je le sais, ami, s'écria Léonce avec feu. Tu combats des désirs que tu
pourrais satisfaire à l'heure même. Il n'y a pas loin de cette chambre
à celle d'une certaine et vous le punissez de son silence par votre
estime. Si vous lisiez dans son coeur, vous répondriez à ce qu'il
éprouve.
--Marquis, je vous trouve fort étrange de vous charger ainsi des
déclarations de Léonce.
--Je vous jure sur l'honneur, Signora, que je n'en suis point chargé, et
qu'il est aussi méfiant avec moi que vous-même.
--Ainsi, vous me faites la cour pour lui de votre propre mouvement,
et vous vous chargez gratuitement de sa cause? c'est très-noble et
très-généreux à vous, marquis, et cela rappelle la fraternité des
anciens chevaliers. Laissez-moi vous dire que rien n'est plus digne
d'_estime_, et que, dès ce jour, mon _amitié_ vous est acquise à juste
titre.
Ayant ainsi parlé avec un amer dépit, Sabina se leva, souhaita le
bonsoir au marquis, et se retira dans sa chambre.
Nous avons dit déjà que toutes les chambres de nos personnages étaient
situées sur cette galerie planchétée qu'abritait un large auvent, à
la manière des constructions alpestres, et qui longeait la face de la
maison tournée vers la place. Léonce et Teverino occupaient la même
chambre, et lorsque ce dernier y entra, il trouva son ami encore habillé
et marchant avec agitation.
--Jeune homme, dit Léonce en venant à sa rencontre, la main ouverte,
tu as de nobles sentiments et tu étais digne d'un noble sort. Je t'ai
grossièrement offensé au passage du torrent, veux-tu l'oublier?
--Je vous le pardonnerai de grand coeur, Léonce, si vous m'avouez que
la jalousie, c'est-à-dire l'amour, vous a causé cet emportement
involontaire?
--Et autrement tu ne l'oublieras point?
--Autrement, je persisterai à vous en demander raison. Plus ma condition
vous semble abjecte, plus vous me deviez d'égards, m'ayant attiré dans
votre compagnie; et si la différence de nos fortunes vous faisait
hésiter à me donner satisfaction, je vous dirais, pour vous stimuler,
que je suis de première force à toutes les armes, et que je n'en suis
pas à mon premier duel avec des gens de qualité.
--Je n'ai point de lâche préjugé qui me fasse hésiter sur ce point; je
suis de mon siècle, et je sais qu'un homme en vaut un autre. Je ne suis
pas maladroit non plus, et j'aurais quelque plaisir à me mesurer avec
toi, si ma cause était bonne; mais je la sens mauvaise, et je souffre
d'autant plus de t'avoir outragé, que je vois en toi cette fierté
d'honnête homme.
--Vos excuses sont d'un honnête homme aussi, et je les accepte, dit
Teverino en lui serrant la main avec une mâle dignité; mais, pour mettre
ma susceptibilité en repos, vous auriez dû avouer que l'amour et la
jalousie étaient seuls coupables.
--Vous voulez des confidences, Teverino? Eh bien! vous en aurez. La
jalousie, oui, j'en conviens, mais l'amour, non!
--Voilà encore des subtilités françaises! Une femme nous plaît ou
ne nous plaît pas. Là où il n'y a point d'amour, il n'y a point de
jalousie.
--C'est le langage de la droiture et de la naïveté; mais admettons, j'y
consens, que la civilisation des moeurs françaises et le raffinement
de nos idées produisent cette étrange contradiction: ne pouvez-vous
comprendre que ce que vous pouvez éprouver? Vous qui avez vu tant
de choses, étudié tant de natures diverses, ne savez-vous pas que
l'amour-propre est une cause de dépit et de jalousie aussi bien que la
passion véritable?»
Teverino s'assit sur le bord de son lit, garda un silence méditatif
pendant quelques instants, puis reprit en se levant: «Oui! ce sont des
maladies de l'âme, produites par la satiété. Pour ne point les connaître
il faut être, comme moi, visité par la misère, c'est-à-dire par
l'impossibilité fréquente de satisfaire toutes ses fantaisies. Chère
pauvreté! tu es une bonne institutrice des coeurs. Tu nous ramènes à
la simplicité primitive des sentiments et des idées, quand l'abus des
jouissances menace de nous corrompre. Tu nous donnes tant de naïves
leçons, qu'il faut bien que nous restions naïfs sous ta loi austère!
--Quel rapport établissez-vous donc entre votre misère et la droiture de
votre coeur?
--La misère, Monsieur, est toute une philosophie. C'est le stoïcisme,
et l'âme stoïque est faite toute d'une pièce. Que ma maîtresse me soit
enlevée par un homme puissant (la puissance de ce siècle c'est la
richesse), je courbe la tête, et mon orgueil n'en souffre pas. Ce coeur,
auquel mon coeur n'a pas suffi, ne me semble digne ni de regret ni de
colère. Si je pouvais soutenir la lutte et donner à mon infidèle les
jouissances de la vie, je pourrais alors connaître la jalousie et
m'indigner de ma défaite. Mais là où mon rival dispose de séductions que
la fortune me dénie, je ne puis m'en prendre qu'à la destinée... et les
personnes ne me paraissent plus coupables.
--Tu es très-philosophe, en effet, et je t'en fais mon compliment. Mais
ceci ne peut s'appliquer au mouvement de jalousie que tu m'as inspiré.
Tu n'as rien, et l'on te préfère à moi qui suis riche. J'ai donc sujet
d'être doublement humilié.
--Oui, d'être furieux, si vous êtes amoureux. Sinon, ce n'est qu'un
délire de la vanité, et je ne comprends pas qu'un homme dont l'esprit
est aussi éclairé que le vôtre, se laisse émouvoir par une telle
vétille. Si vous aviez pris l'habitude d'être supplanté à toute heure
par la loi fatale du destin, vous seriez aguerri contre ces petits
revers. Vous sauriez que la femme est l'être le plus impressionnable de
la création, et par conséquent celui qui peut nous donner le plus de
jouissance et le moins de droits, le plus d'ivresse et le moins de
sécurité.
--C'est une philosophie de bohémien, s'écria Léonce, et je me sens
incapable d'aimer ainsi. Tu es tout tendresse et tout tolérance,
Teverino; mais tu ne portes pas dans l'amour l'instinct de dignité que
tu possèdes à l'endroit de l'honneur.
--Je ne place pas l'honneur où il n'est pas, et ne cherche dans l'amour
que l'amour.
--Aussi tu es aimé souvent et tu n'aimes jamais; tu ne connais que le
plaisir.
--Et pourtant je sacrifie souvent le plaisir à des idées d'honneur. Ne
vous hâtez pas de me juger, Léonce; vous ne savez pas ce qui se passe en
moi à cette heure.
--Je le sais, ami, s'écria Léonce avec feu. Tu combats des désirs que tu
pourrais satisfaire à l'heure même. Il n'y a pas loin de cette chambre
à celle d'une certaine grande dame, orgueilleuse et faible entre toutes
celles de sa race, et je sais fort bien qu'il te suffirait de
chanter une romance sous sa fenêtre et de lui tourner un compliment
d'irrésistible flatterie pour animer ce prétendu marbre de Carrare et
embraser ces lèvres dédaigneuses...
--Halte-là, Léonce, je n'ai pas cette confiance, et ne m'attribue pas ce
pouvoir!
--Est-ce dissimulation, modestie ou loyauté? Sois dégagé de tout
scrupule. J'ai tout vu, tout entendu; je sais comment tu as été curieux,
et puis tenté, et puis vainqueur de toi-même par générosité envers moi.
Je t'en sais gré; mais l'estime que tu m'inspires augmente le mépris que
j'ai conçu pour cette femme, et je veux qu'elle porte la peine de son
hypocrite froideur. Je veux que tu te livres à l'emportement de ta
jeunesse, et que tu lui donnes ces plaisirs que son oeil humide implore
depuis ce matin. Va, enfant du hasard, et roi de l'occasion! l'heure
est propice, et tu as déjà cueilli le premier baiser, ce baiser d'amour
après lequel une femme ne peut rien refuser. Tu me rendras un grand
service, tu me délivreras d'une agonie mortelle et d'un attrait fatal,
trop longtemps combattu en vain. La seule chose que j'exige de toi c'est
la discrétion, et d'ailleurs ta vie me répond de ton silence. Sois
heureux cette nuit, tu mourras demain... si tu parles!