--Un duel à mort serait un stimulant céleste si j'étais véritablement
tenté, répondit Teverino avec calme; mais je ne le suis pas, parce que
je vois que tu es éperdument épris, pauvre Léonce! ta fureur et ton
injustice révèlent, malgré toi, le fond de ton âme. Allons, calme-toi,
cette belle créature n'est ni fausse ni coupable. Elle n'est que
méfiante et irrésolue, et si elle ne t'a pas encore aimé, Léonce, c'est
ta faute!
--Non, non, c'est la sienne. Peut-elle ignorer que je l'aime, et que ma
respectueuse amitié n'est qu'un jeu timide?
--Tu en conviens, à la fin!
--Je conviens que je l'aime depuis longtemps, et que ce matin encore...
j'étais prêt à me déclarer; eh quoi! ne l'ai-je pas fait cent fois
depuis ce matin, insensé que je suis! Mes emportements, mes railleries
amères, ma tristesse, mon inquiétude, mes soins jaloux, mes efforts pour
être amoureux de Madeleine, ne sont-ce pas là autant d'aveux par trop
naïfs pour un homme du monde?
--Léonce! Léonce! vous avez été compris!
--Oui, et c'est ce qu'il y a de plus odieux de sa part, de plus
humiliant pour moi. Elle a feint de ne rien voir; elle s'est obstinée
dans sa superbe impudence, elle a cherché tous les moyens de me
décourager; et quand elle a vu que je souffrais bien, elle s'est jetée
dans les bras d'un inconnu avec une sorte de cynisme.
--Tais-toi, blasphémateur! tu me scandalises, s'écria Teverino. Tu es
aveugle et grossier dans la passion. Quoi! tu ne vois pas que cette
femme t'aime, et c'est à moi de t'enseigner les délicatesses de son
coeur! Tu ne vois pas que c'est par dépit qu'elle m'écoute, et que son
âme, agitée par la passion, cherche un refuge dans l'ivresse de quelque
fatale catastrophe? Tu choisis pour arriver à elle des chemins remplis
d'épines, et les douceurs que tu lui prépares sont mêlées de fiel: tu
l'irrites par d'orageux désirs, et aussitôt tu t'éloignes, hautain et
plein d'épigrammes, offensé de ce qu'elle ne te fait pas des avances
contraires à la pudeur de son sexe! tu veux qu'elle t'exprime sa
passion, qu'elle te rassure contre tout hasard, qu'elle te promette des
jours filés d'or et de soie; qu'elle s'excuse et se justifie d'avoir
été jusqu'à ce jour insensible à tes séductions; qu'elle te demande en
quelque sorte pardon de sa lenteur à se soumettre; enfin, qu'elle te
verse, en échange de l'amer breuvage de vérités que tu lui présentes,
les flots d'ambroisie de l'amoureuse adulation! Vous êtes absurde,
Léonce, et vous ne savez pas ce que c'est qu'une telle femme. Vous
croiriez déroger en vous courbant sous ses pieds, en vous traînant dans
la poussière, en vous confessant indigne de sa tendresse, et vous ne
voyez pas que c'est là tout bonnement l'expression naturelle d'un amour
vrai, la gratitude naïve d'un bonheur exalté?
--Italien! Italien! fleuve débordé qui roule au hasard, tu n'attends pas
que l'enthousiasme te pénètre pour l'exprimer, et tes transports peuvent
devancer le bonheur qui les fait naître! Tu connais toutes les ruses de
la séduction, et tu parles de naïveté!
--Oui, je suis naïf en travaillant à la victoire; le désir et l'espoir
me rendent éloquent, et je n'ai pas besoin de certitude pour être
audacieux. Qu'a donc d'humiliant un échec de ce genre?
--Ah! tu l'ignores? Un refus de femme est pire que le soufflet d'un
homme.
--Sot préjugé!
--Non! La femme qui refuse se dit outragée par la prière.
--Fausse vertu! Tout cela est embrouillé et cauteleux chez vous, je le
vois bien. O vive la brûlante Italie!
--Tu méprisais pourtant tes anciennes idoles quand tu disais tantôt, sur
le rempart: «Nos femmes aiment sans discernement, et vos sentiments, à
vous, sont des idées!»
--Je croyais marcher à la découverte de la perfection; mais je vois avec
chagrin que l'esprit étouffe le coeur. Je reviens tout repentant et tout
contrit à mes souvenirs.
--Au fond, tu as peut-être raison! dit Léonce en sortant d'une profonde
rêverie. Celle absence de délicatesse vient de la richesse de votre
organisation; et je ne suis pas étonné que lady G... ait été entraînée
par cet abandon d'une âme féconde après avoir vécu de subtilités
glacées. Nous n'entendons peut-être rien à l'amour, et je reconnais que
ce qui m'arrive est mérité. Mais il est trop tard pour en profiter: le
charme est détruit, et tu as tout gâté, Teverino, en croyant me servir
et m'éclairer.
--Ne dites pas cela, Léonce, vous n'en savez rien. La nuit porte
conseil, et demain vous serez calme. Demain, à deux heures après midi,
une grande révolution doit s'opérer entre nous tous. Attendez jusque-là
pour juger de vous-même.
--Que veux-tu dire?
--Rien, je veux dormir! dit Teverino en éteignant la lumière;
chargez-vous de m'éveiller demain, car je suis paresseux au lit comme un
cardinal.
Il parut bientôt profondément endormi, et Léonce, réduit à disputer avec
lui-même, s'efforça en vain de l'imiter. Mais outre que son lit était
fort mauvais, et que ces grabats d'auberge lui semblaient aussi fâcheux
qu'ils paraissaient délectables à son compagnon, il demeura attentif,
malgré lui, à tous les bruits extérieurs. Une vague inquiétude le
dévorait. Il s'attendait toujours à voir passer sur le rideau de sa
fenêtre, éclairé par la lune, l'ombre de Sabina, cherchant sur la
galerie l'occasion de se réconcilier avec Teverino.
Il commençait enfin à s'assoupir, lorsque des pas furtifs firent craquer
légèrement le plancher de la galerie; et se perdirent peu à peu. Léonce
resta immobile, l'oreille au guet, l'oeil fixé sur Teverino, dont le lit
faisait face au sien; alors il vit distinctement le bohémien se lever,
entr'ouvrir doucement la porte, s'assurer qu'une personne avait passé
là, et s'approcher de son lit pour voir s'il dormait. Léonce feignit de
dormir profondément, et de ne pas sentir la main que Teverino agitait
devant ses yeux. Alors celui-ci s'habilla sans bruit et sortit avec
précaution.
--Misérable! tu m'as trompé, se dit Léonce. Eh bien! je découvrirai ta
ruse malgré toi, et je couvrirai de honte cette femme impudique.
Il se releva, s'habilla avec précaution et suivit les traces de
l'imprudent marquis. La lune se couchait et la ville, était silencieuse.
XI.
VADE RETRO, SATANAS.
Léonce avait fort bien noté dans sa mémoire de quel chiffre était
marquée la porte de Sabina; mais son trouble était si grand qu'il n'y
fit plus attention, et s'arrêta devant la première porte ouverte qui se
présenta devant lui. La petite chambre, dont il put voir l'intérieur en
un clin d'oeil, avait deux lits et était éclairée par une lampe. L'un
de ces lits venait d'être abandonné: c'était celui de la négresse, le
personnage mystérieux qui avait traversé la galerie. L'autre était une
couchette sanglée, fort basse, où reposait tranquillement Madeleine.
Teverino, debout dans la chambre, regardait avec inquiétude, et bientôt
Léonce le vit s'arrêter devant le grabat de l'oiselière et la contempler
attentivement. L'enfant dormait du sommeil des anges; la lampe, placée
sur une table, éclairait sa figure paisible et les traits agités du
bohémien. La porte, retombant à demi, cachait Léonce, mais il pouvait
tout observer.
--Madeleine? pensa-t-il, changeant de soupçon; ah! ce serait plus
infâme encore, et je la sauverai. Pourquoi cette négresse de malheur
l'abandonne-t-elle ainsi?
Il allait faire du bruit pour mettre le séducteur en fuite, lorsqu'il
vit Teverino s'agenouiller devant la figure radieuse de l'enfant. Sa
figure, à lui, avait changé d'expression: l'inquiétude était remplacée
par un attendrissement profond et une sorte de religieux respect. Il
resta quelques instants comme plongé dans de douces et secrètes pensées.
On eût dit qu'il priait naïvement, et jamais sa beauté n'avait paru plus
idéale. Au bout de quelques minutes, il se pencha, déposa un silencieux
baiser sur le chapelet que la petite fille tenait encore dans sa main
pendante au bord du lit. Elle s'était endormie en le récitant. Malgré
les précautions du bohémien, elle s'éveilla à demi, et se croyant sans
doute dans sa chaumière:
--Oh! mon bon ami, dit-elle d'une voix douce, est-ce qu'il fait déjà
jour? est-ce que mon frère est rentré?
--Non, non, Madeleine, dors encore, mon ange, répondit Teverino. Je m'en
vais au-devant de Joseph.
--Eh bien, allez, dit-elle d'une voix éteinte par le sommeil. Je me
lèverai quand vous serez sorti. Et comme l'habitude lui mesurait ses
heures de repos, elle se rendormit après avoir ainsi parlé sans en avoir
conscience.
Teverino sortit et se trouva face à face avec Léonce, qui ne cherchait
point à l'éviter. Une grande émotion le saisit tout à coup, et, se
retournant brusquement, il prit la clef de la porte de Madeleine et
l'arracha de la serrure, après l'y avoir fait tourner. Puis, prenant
le bras du jeune homme:--Monsieur, dit-il d'une voix tremblante, vous
n'aurez pas cette distraction. Allez, si bon vous semble, troubler
le sommeil des grandes dames; mais l'enfant de la montagne n'est pas
destinée à vous servir de pis-aller.
--Si j'avais eu cette infernale pensée, répondit Léonce, dont le calme
et l'air de loyauté rassurèrent vite le pénétrant vagabond, j'en serais
bien honteux en ta présence, brave jeune homme! J'ai surpris le secret
de ton coeur, et je connaissais celui de Madeleine. Mes préoccupations
personnelles m'ont empêché jusqu'à présent de reconnaître en toi le bon
ami dont elle m'avait parlé, et je t'accusais d'un crime, lorsque tu
obéissais à une paternelle sollicitude.
--Paternelle sollicitude! dit Teverino en s'éloignant avec Léonce de
la chambre de l'oiselière. Oui, c'est le mot, le vrai mot, Léonce! En
entendant marcher dans la galerie, j'ai craint quelque danger pour
l'enfant sans défense et sans prévision du mal; quelque ignoble valet,
que sais-je, votre jockey à la mine effrontée!... Je réponds de
Madeleine à ce brave contrebandier qui, depuis huit jours, me confie
saintement la garde de sa soeur et de sa chaumière. O loyauté de l'âge
d'or, tu t'es retrouvée au fond d'un désert entre un bohémien, un bandit
et une jeune fille! Voilà Léonce, ce que le curé bourru appelle un état
de péché mortel, et ce que votre noble lady ne comprendrait jamais, elle
qui méprise tant la vie de misère et de désordre. Hélas! pourrait-elle
comprendre le coeur de Madeleine! Cette sainte ingénuité qui ne sait pas
seulement qu'elle est un trésor, et cette confiance sublime que Sabina
elle-même, avec toute la puissance de son esprit et de sa beauté, n'a
point ébranlée! N'admirez-vous pas, Léonce, le calme et la discrétion de
cette enfant qui s'est contentée d'un mot, lorsqu'elle m'a vu déguisé,
et qui n'a troublé par aucun accès de folle jalousie mon rôle de
flatteur auprès de votre maîtresse? Ah! si vous aviez entendu ses
questions naïves, lorsqu'elle était avec moi sur le siége de la voiture
et ses réponses pleines de grandeur et de bonté, lorsque je lui
demandais si, de son côté, elle ne s'exposait pas à vous trouver trop
aimable et trop beau! Nos amours différent bien des vôtres, ami, nous
ne nous soupçonnons point, nous savons que nous ne pourrions pas nous
tromper. Et faut-il que je vous le confesse? l'oiselière me paraît plus
charmante et plus désirable depuis que j'ai respiré le parfum d'une
grande dame. Mais où sera donc allée cette maudite négresse, qui laisse
sa porte ouverte comme si nous étions ici dans un couvent de chartreux?
Je gage que si milady lui avait confié la garde d'un petit chien, elle
en aurait pris plus de soin que de l'honneur de cette jeune fille!
Où avait été la négresse, en effet? Nous ne voulons pas supposer
qu'elle eût un rendez-vous avec le jockey de Léonce. Peut-être Sabina,
tourmentée par l'insomnie, l'avait-elle sonnée; peut-être encore
était-elle somnambule. Tout ce que nous savons sur cette partie peu
intéressante de notre roman, c'est qu'en essayant de regagner la porte
de sa chambre, qu'elle ne s'attendait pas à trouver fermée, et ne
sachant point lire les chiffres, elle alla pousser celle qui lui offrit
le moins de résistance, et promena ses mains noires sur la face du curé
pour savoir si c'était la lampe qu'elle avait laissée allumée près de
son lit. Le nez du saint homme, un peu animé par le vin de Chypre, put
lui faire l'illusion d'un bec de lampe qui vient de s'éteindre et
fume encore. Dans la crainte de se brûler, elle laissa échapper une
exclamation à laquelle répondit un rugissement d'épouvanté, car le curé
s'était réveillé en sursaut; et, voyant devant lui cette sombre figure
coiffée de linge blanc, qui se dessinait sur le clair de la porte
ouverte, il se crut sérieusement attaqué par le diable et lança contre
lui son bréviaire, en fulminant tous les exorcismes qui lui vinrent à
l'esprit.
Aux clameurs du bonhomme, Léonce et Teverino accoururent et préservèrent
la négresse, qui avait perdu la tête et ne savait plus par où s'enfuir
pour éviter le chandelier du curé roulant à grand bruit à travers la
chambre. Tout s'expliqua. La tremblante Lélé motiva comme elle le voulut
sa promenade nocturne; Teverino la menaça de la dénoncer à milady,
si elle ne se tenait pas coite dans sa chambre, où il retourna
l'emprisonner, et le curé, enchanté d'avoir échappé aux griffes de
Satan, reprit son vertueux somme jusqu'au grand jour.
XII.
LE CALME.
Sabina n'avait pas mieux dormi que ses compagnons de voyage. La
prédiction de Léonce s'était réalisée plus qu'il ne l'avait prévu, car
lorsqu'il avait parlé au hasard, il n'avait songé qu'à l'amuser et à
l'agiter un peu par l'attente de quelque aventure sur laquelle il ne
comptait guère. La pauvre jeune femme, inquiète et affligée, ne se
laissait point de repasser dans son esprit les étranges incidents de
la journée. D'abord les bizarreries de Léonce, la violente et
amère déclaration d'amour qu'il lui avait faite dans le bois, et
l'attendrissement subit de leur réconciliation. Puis son soudain dépit
lorsqu'elle avait voulu s'en tenir à l'ancienne amitié, sa disparition
de deux heures dans les montagnes, son retour avec cet inconnu rempli
de prestiges et de singularités, qui d'abord lui avait paru le plus
noblement passionné, puis tout à coup le plus prosaïquement frivole des
hommes; tantôt épris d'elle jusqu'à l'adoration, tantôt indifférent et
désintéressé jusqu'à l'implorer pour un autre: tantôt le modèle et
la fleur des gentilshommes, et tantôt le vrai type de l'histrion des
carrefours, passant d'une discussion pédantesque avec le curé à de
divines inspirations musicales, et d'un équivoque chuchotement avec
l'oiselière à une conversation générale pleine d'élévation, de
philosophie et d'enthousiasme poétique. Toutes ces alternatives avaient
confondu le jugement et brisé enfin le coeur de Sabina. Toutes ces
scènes, tous ces entretiens lui apparaissaient à travers le mouvement
rapide de la voiture qu'elle croyait sentir encore, et les changements
de décoration des montagnes, qu'elle voyait passer devant ses yeux
fermés. Elle ne distinguait plus l'illusion de la réalité, et
lorsqu'elle commençait à s'assoupir un instant, elle se réveillait en
sursaut, croyant sentir le baiser de Teverino sur ses lèvres, au sommet
de la tour. Des applaudissements moqueurs et des rires de mépris
frappaient son oreille, la tour s'écroulait avec fracas, et elle se
trouvait dans une rue fangeuse, au bras du saltimbanque, en face de
Léonce, qui leur jetait l'aumône de sa pitié en détournant la tête.
[Illustration: A l'aspect de ce triste personnage.]
La négresse, chargée de l'éveiller de bonne heure, la trouva assise sur
son lit, l'oeil terne et le sein oppressé. Elle lui présenta le burnous
de cachemire blanc qui lui servait de robe de chambre à la villa, du
linge frais et parfumé, son riche nécessaire de toilette, enfin presque
toutes les recherches accoutumées. Elle s'en servit machinalement
d'abord; puis, revenue à la réflexion, elle demanda à Lélé qui donc
avait eu toutes ces prévoyances délicates. Sur la réponse de Lélé, que
Léonce avait fait faire ces préparatifs minutieux, elle ne put douter
de l'intention qu'il avait eue, en partant, de prolonger leur promenade
jusqu'au lendemain, et, tout en se laissant coiffer et habiller, elle se
perdit dans mille rêveries nouvelles.
A la manière dont Teverino s'était conduit la veille, il n'était que
trop certain pour elle qu'il ne l'aimait point. Après ces flatteries
passionnées et ce fatal baiser, comment, au lieu d'être recueilli et
agité le reste de la soirée, avait-il pu jouer une scène burlesque? Et
lorsqu'il s'était retrouvé seul avec la femme à demi-vaincue, comment,
au lieu de lui témoigner ce repentir hypocrite qui demande davantage,
et qu'une orgueilleuse beauté attend pour se défendre ou pour céder,
avait-il pu lui tenir tête dans une espèce de dispute philosophique, et
enfin lui parler de l'amour de Léonce au lieu du sien propre? Sabina
était profondément humiliée: elle avait hâte de se montrer, afin de
reprendre ses airs de hauteur ironique et le calme menteur de sa
prétendue invulnérabilité. Mais alors, si le marquis était impertinent
et dangereux, quel autre appui que celui de Léonce pouvait-elle espérer?
[Illustration: Il se crut sérieusement attaqué par le diable.]
Une douce et légitime habitude la ramenait donc vers ce défenseur
naturel, et, certaine de la générosité de son ami, elle se demandait
avec effroi comment elle avait pu être assez injuste et assez légère
pour s'exposer à en avoir besoin. Lorsqu'elle comparait ces deux hommes,
l'un rempli de séductions et de problèmes, l'autre rigide et sûr; un
inconnu et un ami éprouvé; celui-ci qu'un baiser d'elle eût à jamais
enchaîné à ses pas, celui-là qui l'acceptait en passant, comme une
aventure toute simple, et ne s'en souvenait plus au bout d'une heure:
elle s'accusait et rougissait jusqu'au fond de l'âme.
Léonce s'attendait à la voir irritée contre lui; il là trouva pâle,
triste et désarmée. Lorsqu'il s'approcha pour lui baiser la main comme à
l'ordinaire, il aperçut une larme au bord de ses cils noirs, et, à son
tour, il fut involontairement ému.
--Vous êtes souffrante? dit-il; vous avez passé une mauvaise nuit?
--Vous me l'aviez prédit, Léonce, et j'ai à vous rendre compte de ces
émotions terribles dont je ne dois jamais perdre le souvenir. Faites
en sorte, je vous prie, que je puisse tranquillement causer avec vous
aujourd'hui, et ne me quittez pas, comme vous l'avez fait si cruellement
hier à diverses reprises.
Léonce n'eut pas le courage de lui répondre qu'il avait cru lui plaire
en agissant ainsi. Il voyait trop que Sabina n'avait ni l'envie ni le
pouvoir de se justifier.
A son tour, il se demanda s'il n'était pas le seul coupable; et, plein
de mélancolie et d'incertitudes, il alla présider aux préparatifs du
départ.
Heureusement le curé égaya le déjeuner par le récit de la terrible
aventure qui l'avait mis aux prises avec Satan. Le marquis eut beaucoup
d'esprit, Léonce fut préoccupé, et Sabina lui en sut gré. Il lui
semblait que Teverino avait l'insolence d'un amant heureux, et elle le
haïssait. Pourtant rien n'était plus éloigné de la pensée du bohémien;
il faisait bien meilleur marché de la faute de lady G... qu'elle-même;
il trouvait le péché si véniel, et il avait à cet égard une philosophie
si tolérante, qu'il était peu disposé à en tirer gloire. Cela venait de
ce qu'il avait moins de respect, dans un certain sens, que Léonce pour
la vertu des femmes, et plus de confiance en même temps dans leur mérite
moral. Pour un instant de faiblesse, il ne les condamnait pas à n'être
pas capables d'un attachement réel et durable. Son code de vertu était
moins élevé, mais plus humain. Il ne mettait pas son idéal dans la
force, mais, au contraire, dans la tendresse et le pardon.
Ce ne fut qu'au moment de monter en voiture que Sabina s'aperçut de
l'absence de Madeleine.
--La petite fille est partie pour ses montagnes à la pointe du jour,
lui dit Teverino; elle a craint que son frère ne fût inquiet d'elle,
à l'heure où il rentre ordinairement, et elle a pris sa course à vol
d'oiseau à travers les monts, escortée de ses bestioles, que j'ai vues
de mes yeux voltiger à sa rencontre, aux portes de la ville; car j'ai
voulu l'escorter jusque-là, de peur qu'elle ne fût assaillie et arrêtée
par les enfants, avides de voir ce qu'ils appellent ses tours de
sorcellerie.
--Le marquis est le meilleur d'entre nous, dit Léonce: tandis que nous
avions oublié notre petite compagne de voyage, il se levait le premier
pour protéger sa retraite.
--Vous appelez cela _protéger_! dit Sabina en anglais, avec un air
d'amertume.
--Ne calomniez pas Teverino, lui répondit Léonce, vous ne le connaissez
pas encore.
--Ne m'avez-vous pas dit hier que vous ne le connaissiez plus?
--Ah! je l'ai retrouvé, et désormais, Sabina, je puis vous répondre de
lui.
--Réellement? c'est un homme d'honneur?
--Oui, Madame, c'est un homme de coeur, quoique sa fortune ne soit pas
brillante.
--Sa famille est pauvre, ou il s'est ruiné?
--Qu'importe l'un ou l'autre?
--Il importe beaucoup. Je respecte la pauvreté d'un gentilhomme, mais
j'ai mauvaise opinion d'un noble qui a mangé son patrimoine.
--En ce cas, vous pouvez me mépriser, car je suis fort en train de
manger le mien.
--Vous en avez le droit, et je sais que vous le faites d'une manière
noble et libérale. Cela ne risque point de vous entraîner aux
humiliations de la misère: votre talent comme artiste vous assure un
brillant avenir.
--Et si j'étais un artiste capricieux, inconstant, et d'autant plus
sujet aux accès de paresse et de langueur que l'idée de travailler pour
de l'argent glacerait mes inspirations? Les grands, les vrais artistes
sont ainsi pourtant; et vous-même, ne me reprochiez-vous pas hier d'être
né dans un milieu où le succès est facile à établir et la lutte peu
méritoire?
--Ne me rappelez rien d'hier, Léonce, je voudrais pouvoir arracher cette
page-là du livre de ma vie.
On avait franchi rapidement le plateau où la ville est située. Pour
regagner la frontière, il fallait remonter au pas le colimaçon escarpé
que Teverino avait descendu la veille avec tant d'audace et de sécurité.
Il y en avait au moins pour une heure. Tout le monde avait mis pied à
terre, excepté Sabina, qui pria Léonce de rester auprès d'elle dans
le fond du wurst. Le jockey se tint à portée des chevaux, la négresse
folâtrait le long des fossés, poursuivant les papillons avec une
certaine grâce sauvage qui faisait ressortir la finesse et la force de
ses formes voluptueuses. Le curé, qui avait décidément horreur de cette
mauricaude, de ce lucifer en cotillons, comme il l'appelait, marchait
devant avec Teverino. Celui-ci avait résolu de le réconcilier avec le
bon ami de Madeleine, ce vagabond que le bonhomme n'avait jamais vu,
mais qu'il se promettait de faire _pincer_ par les gendarmes à la
première occasion. Sans lui parler de cet inconnu, le marquis, prévoyant
le moment où il lui faudrait peut-être lever le masque, se fit
connaître lui-même sous ses meilleurs aspects, et s'attacha à capter la
bienveillance et la confiance du bourru. Ce ne fut pas difficile, car le
bourru était au fond le meilleur des hommes, quand on ne contrariait pas
ses idées religieuses ni ses habitudes de bien-être.
--Écoutez, Léonce, dit Sabina, après avoir rêvé quelques instants, j'ai
une confession étrange à vous faire, et si vous me jugez coupable,
j'aurai à me disculper à vos dépens; car vous êtes la cause de tout le
mal que j'ai subi, et vous semblez avoir prémédité ma souffrance.
Vous avez donc de si grands torts envers moi, que je me sens la force
d'avouer les miens.
--Dois-je vous sauver cette honte? répondit Léonce en lui prenant la
main; partagé entre la pitié dédaigneuse et l'intérêt fraternel. Oui,
c'est le devoir d'un ami, en même temps que son droit. Vous n'avez pu
voir impunément mon marquis, vous avez senti sa puissance invincible,
vous avez renié toutes vos théories fanfaronnes, vous l'aimez enfin!
Une rougeur brûlante couvrit les joues de Sabina, et elle fit un geste
de mépris: mais elle dit après un effort sur elle-même:--Et si cela
était, me blâmeriez-vous? Parlez franchement, Léonce, ne m'épargnez pas.
--Je ne vous blâmerais nullement; mais j'essaierais de vous mettre en
garde contre cette naissante passion. Teverino n'en est point indigne,
j'en fais le serment devant Dieu, qui sait toutes choses et les juge
autrement que nous. Mais il y a, entre cet homme et vous, des obstacles
que vous ne pourriez ni ne voudriez surmonter, pauvre femme! Une vie de
hasards, de revers, de bizarreries inexplicables enchaîne Teverino dans
une sphère où vous ne sauriez le suivre. Un lien entre vous serait
déplorable pour tous deux.
--Vous répondez à ce que je ne vous demande pas. Que m'importe l'avenir,
que m'importe la destinée de cet homme?
--Ah! comme vous l'aimez! s'écria Léonce avec amertume.
--Oui, je l'aime en effet beaucoup! répondit-elle avec, un rire glacé.
Vous êtes fou, Léonce. Cet homme m'est complètement indifférent.
--Alors que me demandez-vous donc? Vous jouez-vous de ma bonne foi?
--A Dieu ne plaise! Je vous ai demandé si cet amour vous semblerait
coupable, au cas qu'il fût possible.
--Coupable, non; car je conviens que le coupable ce serait moi.
--Et il ne m'ôterait rien de votre amitié?
--De mon amitié, non; mais de mon respect...
--Dites tout. Pourquoi votre respect, se changerai!-il en pitié?
--Parce que vous n'auriez pas été franche avec moi dans le passé. Quoi!
tant d'orgueil, de froideur, de dédain pour les femmes faibles, de
railleries pour les chutes soudaines, pour les entraînements aveugles;
et tout à coup vous vous dévoileriez comme la plus faible et la plus
aveugle de toutes? Vous vous seriez garantie pendant des années d'un
amour vrai et profond, pour céder en un instant à un prestige passager?
Votre caractère perdrait dans cette épreuve toute son originalité, toute
sa grandeur.
--Comme vous êtes peu d'accord avec vous-même, Léonce! Hier vous faisiez
une guerre acharnée, féroce, à cet odieux caractère; vous le taxiez
d'égoïsme et de froide barbarie. Vous étiez prêt à me haïr de ce que je
n'avais jamais aimé.
--Alors vous vous êtes piquée d'honneur, et vous avez voulu faire voir
de quoi vous étiez capable!
--Soyez calme et généreux: ne me supposez pas la lâcheté de m'être tracé
un rôle et d'avoir tranquillement résolu de vous faire souffrir.
--Souffrir, moi? Pourquoi aurais-je donc souffert?
--Parce que vous m'aimiez hier, Léonce. Oui, vous me parliez d'amour en
me témoignant de la haine; vous m'imploriez en me repoussant. Je sais
que vous en êtes humilié aujourd'hui; je sais qu'aujourd'hui vous ne
m'aimez plus.
--Eh bien, dit Léonce tristement, voilà ce qui s'appelle lire dans les
coeurs. Mais il vous est, je suppose, aussi indifférent de me voir guéri
aujourd'hui, qu'il vous l'était hier de me savoir malade?
--Connaissez donc toute la perversité de mon instinct. Je n'étais pas
plus indifférente hier que je ne le suis aujourd'hui. J'avais presque
accepté votre amour hier en le repoussant, et aujourd'hui, tout en ayant
l'air de l'implorer, j'y renonce.
--Vous faites bien, Sabina, ce serait un grand malheur pour tous deux
qu'il put persister après ce que j'ai vu et ce que je fais.
--Et pourtant vous n'avez pas tout vu, et je veux que vous sachiez tout.
Hier, au sommet de la tour, j'ai été attendrie jusqu'aux larmes par la
voix-de cet Italien; un vertige m'a saisie, j'ai senti ses lèvres
sur les miennes, et si je ne vous eusse entendu revenir, je n'aurais
peut-être pas détourné la tête.
--Il vous est facile de vous confesser à qui n'a rien perdu de celle
scène pittoresque. J'ai cru voir Françoise de Rimini recevant le premier
baiser de Lanciotto! Vous étiez fort belle.
--Eh bien, Léonce, pourquoi ce frisson, ce regard courroucé et cette
voix tremblante? Que vous importe aujourd'hui, puisque, pour cette
faute, vous ne m'aimez plus? puisque vous me méprisez au point de
vouloir m'ôter le mérite de la confiance et du repentir?
--On ne se repent pas quand on se confesse avec tant d'audace.
--Eh bien, que ce soit de l'audace si vous voulez, je ne me pique pas du
contraire, et ce n'est pas le pardon d'un amant que je demande, c'est
l'absolution de l'amitié. Tenez, Léonce, l'humiliante expérience que
j'ai faite hier à mes dépens, m'a fait changer de sentiments sur l'amour
et d'opinion sur moi-même. Je rêvais quelque chose d'inouï et de
sublime; j'y croyais encore; je vous supposais à peine digne de me
guider à la découverte de cet idéal. Maintenant j'ai reconnu le néant de
mes songes et l'infirmité honteuse de la nature humaine. Un oeil de feu,
de flatteuses paroles, une belle voix, la fatigue et l'émotion d'une
journée d'aventures, l'enivrement d'une belle nuit, d'un beau site, et,
par-dessus tout, un méchant instinct de dépit contre vous, m'ont rendue
aussi faible à un moment donné, que j'avais été forte et invincible
durant plusieurs années passées dans le monde. Un trouble inconcevable a
pesé sur moi, un nuage a couvert mes yeux, un bourdonnement a rempli
mes oreilles. J'ai senti que moi aussi j'étais un être passif, dominé,
entraîné, une femme, en un mot! Et dès lors tout mon échafaudage
d'orgueil s'est écroulé; j'ai pleuré la foi que j'avais en moi-même, et,
me sentant ainsi déchue et désillusionnée sur mon propre compte, j'ai
cru, du moins, pouvoir remercier Dieu d'avoir placé près de moi un
ami généreux, qui, après m'avoir préservée d'une chute complète, me
consolerait dans ma douleur. Me suis-je donc trompée, Léonce, et
n'essaierez-vous pas de fermer cette blessure qui saigne au fond de
mon coeur? Faudra-t-il que je pleure dans la solitude, et que je sois
foudroyée à toute heure par le cri de ma conscience? Et si ce désespoir
achève de me briser, si une première chute me place sur une pente
fatale, si je dois encore subir de si misérables tentations et sentir la
gravité de ces dangers que j'ai tant méprisés, n'aurai-je personne
pour me tendre la main et me protéger? Sera-ce mon mari, cet Anglais
flegmatique et intempérant qui ne sait pas préserver sa raison de
l'attrait du vin, et qui ne conçoit pas qu'on cède à celui de l'amour?
Seront-ce mes adorateurs perfides, ces gens du monde, impitoyables et
dépravés, qui ne reculent devant aucun mensonge pour séduire une femme,
et qui la méprisent dès qu'elle écoute les mensonges d'un autre? Dites,
où faudra-t-il que je me réfugie désormais, si le seul homme à l'amitié
duquel je peux livrer le secret de ma rougeur me repousse et me dit
froidement: «De la pitié, oui; mais du respect, non!
Sabina avait parlé avec énergie; ses joues étaient d'une pâleur mortelle
que faisaient ressortir de légers points brûlants sur ses pommettes
délicates. Elle avait réellement la fièvre, et la brise du matin, qui
soulevait sa magnifique chevelure, lui donnait un aspect inaccoutumé de
désordre et d'émotion violente. Léonce la trouva plus belle que jamais;
il saisit sa main, et la sentant réellement agitée d'un frisson glacé,
il la porta à ses lèvres pour la ranimer. Un torrent de larmes brisa la
poitrine de Sabina; et, se penchant sur l'épaule de son ami, elle fut
reçue dans ses bras qui la serrèrent passionnément.
Léonce garda le silence; il lui était impossible de dire un mot. Les
préjugés de son orgueil luttaient contre l'élan de son coeur. S'il ne se
fût agi en réalité que du pardon de l'amitié, rien ne lui eût été plus
facile que de prodiguer de tendres consolations; mais Léonce était
amoureux, amoureux fou peut-être, et depuis trop longtemps pour que les
devoirs de l'amitié pussent se présenter à son esprit. Il était aux
prises avec une passion bien autrement exigeante et jalouse, et il
souffrait de véritables tortures en songeant qu'à deux pas de lui se
trouvait un homme qui avait réussi, en un instant, à bouleverser ce
coeur fermé pour lui depuis des années. Malgré ce combat intérieur,
Léonce était vaincu sans se l'avouer; car il était né généreux, et de
plus, il éprouvait le sentiment qui devient en nous le plus généreux de
tous, quand nous réussissons à dégager sa divine essence des souillures
de l'égoïsme et de la vanité.
--Ne m'interrogez pas, dit-il à Sabina; et moi aussi, je souffre... mais
restez ainsi près de mon coeur, et tâchons d'oublier, tous les deux!
Il la retint dans ses bras, et elle éprouva bientôt la douceur de ce
fluide magnétique qui émane d'un coeur ami, et qui a plus d'éloquence
que toutes les paroles. Tous deux respiraient plus librement, et comme
les yeux de Sabina se fermaient pour savourer cette pure ivresse, il lui
dit en l'attirant plus près de lui: «Dormez, chère malade, reposez-vous
de vos fatigues.» Elle céda instinctivement à cette invitation, et
bientôt un sommeil bienfaisant, doucement bercé par la marche lente de
la voiture et la sollicitude de son ami, répara ses forces et ramena sur
ses joues le pâle coloris uniforme, qui est la fraîcheur des brunes.
XIII.
HALTE!
Sabina ne s'éveilla qu'à la cabane du douanier; mais, avant qu'elle eût
songé à se dégager de la longue et silencieuse étreinte de Léonce, le
regard perçant de Teverino avait surpris le chaste mystère de cette
réconciliation. Léonce vit son sourire amical, et, comme il essayait
de n'y répondre qu'avec réserve, le bohémien, lui montrant le ciel, et
reprenant le récitatif de _Tancredi_, qu'il avait entonné la veille au
même endroit, il chanta ce seul mot, où, en trois notes, Rossini a su
concentrer tant de douleur et de tendresse: _Amenaïde_!
Teverino y mit un accent si profond et si vrai, que Léonce lui dit,
en descendant de voiture pour parler au douanier:--Il suffirait de
t'entendre prononcer ainsi ce nom et chanter ces trois notes pour
reconnaître que tu es un grand chanteur, et que tu comprends la musique
comme un maître.
--Je comprends l'amour encore mieux que la musique, répondit Teverino,
et je vois avec plaisir que tu commences à en faire autant. Crois-moi,
quand l'amour parle à ton coeur, élève ton coeur vers Dieu qui est toute
mansuétude et toute bonté. Tu sentiras alors ce coeur blessé redevenir
calme et naïf comme celui d'un petit enfant.
--Vous allez donc encore nous conduire? dit le curé en voyant Teverino
monter sur le siège. Serez-vous plus sage qu'hier, au moins?
--Êtes-vous donc mécontent de moi, cher abbé? vous est-il arrivé le
moindre accident? D'ailleurs, n'allez-vous pas vous placer près de moi
pour modérer ma fougue si je m'emporte?
--Allons, vous faites de moi tout ce que vous voulez, et si Barbe voyait
comme vous me menez par le bout du nez, elle en serait jalouse et
réclamerait son monopole. Le fait est que je commence à m'habituer à
vos folies, et que je ne peux pas dire que vous ne soyez un aimable
compagnon. Allons, fouette, cocher! pourvu que nous retournions tout de
bon à Sainte-Apollinaire aujourd'hui, et que nous ne repassions pas par
ce maudit torrent, qui semble vouloir à chaque instant emporter le pont
et ceux qui y passent!...
--Si nous évitons le torrent, nous prenons le plus long, cher abbé; moi,
je ne demande pas mieux!
--Va pour le plus long! dit le curé qui avait enfoncé son grand chapeau
sur ses yeux d'une façon mutine. _Chi va piano, va sano_; une heure de
plus ou de moins en voyage, ce n'est pas une affaire: _chi va sano, va
bene_.
On prit un autre chemin, et Sabina demanda à Léonce si l'on retournait
bien réellement à la villa.
--Je l'espère, répondit-il, et pourtant je n'en sais trop rien. Je dois
avouer que toute ma force magnétique m'a abandonné depuis qu'elle a
passé dans le marquis, et que lui seul est désormais notre boussole.
--Alors, j'entre en révolte ouverte; je ne veux être dirigée que par
vous.
--J'entends, Signora, dit Teverino; prenez que je ne suis que le
gouvernail, et que j'obéis à la main de Léonce. C'est M. le curé qui est
la boussole; son regard est toujours fixé vers le pôle, et l'étoile,
c'est dame Barbe, sa vénérable gouvernante.
--Bien dit, bien dit! s'écria le curé en riant de tout son coeur.
La route fut longue, mais belle. Teverino conduisait sagement et
s'arrêtait à chaque site remarquable pour le faire admirer à ses
compagnons. Son air d'enjouement et de bonté, et ses manières
respectueuses avec Sabina, la rassurèrent peu à peu. Il semblait qu'il
fût jaloux de lui faire oublier un moment de faiblesse. Elle lui en sut
gré; mais elle n'eut de regards tendres et de paroles gracieuses que
pour Léonce.
Cependant, la chaleur commençant à se faire sentir, elle se rendormit,
tandis que Léonce, avec une sollicitude persévérante, tenait l'ombrelle
au-dessus de sa tête. Lorsqu'elle se réveilla, elle se vit avec surprise
au milieu d'un cloître gothique.
La voiture était arrêtée dans une grande cour, sur un gazon touffu et
auprès d'une fontaine jaillissante. D'antiques constructions, d'une
élégance bizarre, entouraient cette partie avancée du monastère. A
travers les arcades aiguës, on découvrait, d'un côté, les perspectives
profondes d'une vallée charmante; de l'autre, on voyait s'élever, bien
au-dessus des aiguilles dentelées de l'architecture, les pics arides et
menaçants de la montagne. En face, une large grille fermait la seconde
enceinte du couvent, et laissait apercevoir, autour d'un préau rempli
de fleurs, des bâtiments plus modernes, mieux entretenus, et chargés
d'ornements dans le goût du seizième siècle. Le curé, la face collée
à cette grille, ébranlait d'une main vigoureuse la cloche au timbre
sonore, et des figures de moines accourant au bruit, paraissaient dans
le clair-obscur d'une seconde porte voûtée, ouvrant sur une troisième
enceinte.
--N'est-ce pas, Milady, dit Teverino, que vous ne m'en voudrez pas
de vous avoir amenée chez ces bons pères? Ceci est le couvent de
Notre-Dame-du-Refuge, et notre cher abbé pense qu'un peu de repos et de
rafraîchissement embellirait cette halte poétique. Nous allons faire
demander au prieur la permission de vous introduire au coeur du
sanctuaire, et, pour l'obtenir, nous vous ferons passer pour une vieille
Irlandaise, ultracatholique. Baissez donc votre voile, et gardez qu'on
ne voie vos traits et votre taille avant que la grille soit ouverte.
--Ces bons moines sont plus fins que toi, dit Léonce, et voici déjà le
frère-portier qui vient regarder de près notre jeune et belle voyageuse.
Après avoir parlementé, les moines consentirent à admettre les femmes
dans le préau, mais pas plus loin; et alors, avec beaucoup de grâce
et d'affabilité, ils firent dételer les chevaux et conduisirent les
voyageurs dans une salle bien fraîche et pittoresquement décorée, où une
friande collation leur fut servie.
Là s'établit un feu roulant de questions où la naïve curiosité de ces
saints oisifs embarrassa plus d'une fois la prudence du curé. Il lui
fallut se prêter aux mensonges de Teverino, qui fit hardiment passer
Léonce pour lord G..., le mari de Sabina, et qui assura qu'on venait en
droite ligne de Sainte-Apollinaire, où M. le curé avait dit sa messe
le matin avant de se mettre en route. Le prieur s'étonna que lord G...
n'eût point l'accent anglais, et que la voiture fût arrivée par les
plateaux de la montagne au lieu de venir par le fond de la vallée.
Teverino eut réponse à tout, et, pour faire cesser ces questions, il
entreprit d'en assaillir ses hôtes, et de les occuper par l'éloge de
leur couvent, de leur bonne mine, et de leur opulente hospitalité. Après
le repas, il demanda, pour les hommes au moins, la permission de visiter
l'église et les cloîtres intérieurs, et, de cette façon, il procura à
Léonce un nouveau et paisible tête-à-tête avec Sabina, que ce dernier ne
voulut pas laisser seule. «Ce sont de nouveaux mariés, dit Teverino tout
bas au prieur; vous avez ici des moines qui m'ont l'air de fort beaux
jeunes gens. Mylord est jaloux, même d'un regard innocent et respectueux
lancé sur sa noble épouse.» Tout moine aime les petits secrets et les
délicates confidences. Malgré ce que celle-ci avait de mondain, le
bon père sourit, et salua d'un air malin le prétendu lord G.... en
l'invitant à cueillir des fleurs pour milady.
Léonce et sa compagne, après avoir admiré la vigueur des plantes
cultivées avec tant d'amour et de science dans le préau, retournèrent
dans la première cour, dont les bâtiments délabrés et les grandes herbes
abandonnées avaient plus de caractère et de poésie. Ce lieu était
complètement désert, et ses antiques constructions, ouvertes sur le
paysage, ne servaient plus que de hangars et de celliers. La mule du
prieur, blanchie par l'âge, paissait d'un air mélancolique, et le
roucoulement des pigeons sur les toits couverts de mousse interrompait
seul, avec le murmure uniforme de la fontaine et le tintement de
l'horloge qui annonçait minutieusement chaque parcelle du temps écoulé,
le silence de cette demeure où le temps n'avait pas d'emploi véritable
et où la vie semblait s'être arrêtée.
Sabina, assise sur un banc auprès de la fontaine de marbre noir,
ressemblait à la statue de la Mélancolie. Une révolution complète
s'était opérée depuis le matin dans les manières, l'attitude et
l'expression de cette belle personne, et Léonce, en la contemplant,
sentait que tout était changé entre elle et lui. Ce n'était plus la
dédaigneuse beauté, sceptique à l'endroit de l'amour réel, fièrement
exaltée à l'idée de je ne sais quel amour idéal et impossible, auquel
nul mortel ne lui semblait digne d'être associé dans ses rêves. Cette
force de caractère, cette tension pénible de la volonté, qui avaient
tant effrayé et tant irrité Léonce, avaient fait place à une molle
langueur, à une tristesse touchante, à une rêverie profonde, à un
ensemble de manières tendres et douces, dont lui seul était l'objet.
C'était une femme timide, tremblante et brisée, et pour la première fois
elle avait pour lui un attrait que ne glaçaient plus la méfiance et
la peur. Il se sentait à l'aise auprès d'elle, il pouvait parler et
respirer sans craindre ces piquantes et spirituelles railleries qui, en
éveillant son esprit, tenaient son coeur en garde contre elle et contre
lui-même. Il n'avait plus besoin d'affecter, comme la veille, ce rôle de
docteur et de pédagogue mystérieux, plaisanterie froide et forcée qui
avait caché tant d'émotion et de dépit. Il était désormais pour elle un
véritable protecteur, un médecin de l'âme, presque un maître; et là où
l'homme sent qu'il dirige et domine, il est capable de tout pardonner,
même l'infidélité qui a fait saigner son amour-propre.
Il s'assit aux pieds de sa docile pénitente, et après un long silence où
il se plut peut-être à prolonger son inquiétude et sa timidité, il lui
demanda si son affection, à elle, ne serait pas diminuée par cette
pénible confidence qu'elle avait osé lui faire.
--Peut-être, lui dit-elle, si je voyais en vous autre chose qu'un amant
qui me quitte et un ami qui m'est rendu. Mais si l'ami me guérit des
blessures que je me suis faites, je verrai avec joie l'amant disparaître
pour jamais. De cette façon ma fierté ne peut pas souffrir; car si
l'amour est orgueilleux et susceptible, si son pardon est humiliant et
inacceptable; celui de l'amitié est le plus saint et le plus doux des
bienfaits. Ah! voyez, mon cher Léonce, combien ce sentiment divin est
plus pur et plus précieux que l'autre! comme, au lieu d'amoindrir et de
torturer, il ennoblit et purifie! Hier, je n'eusse accepté de vous ni
secours ni pitié. Aujourd'hui je ne rougirais pas de vous les demander à
genoux.
[Illustration: Il était seul et marchait lentement.]
--Eh bien, mon amie, vous n'êtes pas encore dans le vrai; vous avez
passé d'un excès à l'autre. Hier, vous méprisiez trop l'amitié;
aujourd'hui, vous l'exaltez sans mesure. Vous ne pouvez perdre la fausse
notion que vous vous êtes faites si longtemps de ces deux sentiments,
et vous voulez toujours les rendre exclusifs l'un de l'autre; pourtant
l'union des sexes n'est vraiment idéale et parfaite que lorsqu'ils se
réunissent dans deux nobles coeurs. Qu'est-ce donc qu'un amour vrai, si
ce n'est une amitié exaltée? Oui, l'amour, c'est l'amitié portée jusqu'à
l'enthousiasme. On dit que l'amour seul est aveugle! Là où l'amitié
est clairvoyante, elle est si froide, qu'elle est bien près de mourir.
Croyez-moi, si votre faute me semblait grave et impardonnable, si un
instant de trouble et de défaillance vous rendait, à mes yeux, indigne
de connaître et de ressentir l'amour, je ne serais pas votre ami, et
vous devriez repousser mes consolations au lieu de les accepter. Dans la
jeunesse, on n'aime pas la femme qu'on ne désire plus et qu'on voit
sans jalousie dans les bras d'un autre. Le mot d'amitié est alors un
mensonge, et Dieu me préserve de vous dire que je vous aime ainsi! Oh!
laissez-moi vous confesser que je souffre mortellement de ce qui s'est
passé hier, et que je suis irrité contre vous jusqu'à être encore en
ce moment plus près de la haine que de l'amitié telle que vous la
définissez. Ce n'est pas déchue et méprisable que je vous trouve, c'est
injuste, cruelle, coupable envers moi seul, qui vous aime, et qui
méritais le bonheur que vous avez donné à un autre..
--Vous m'effrayez davantage de ma faute, dit Sabina tremblante.
Croyez-vous donc que cette pensée ne me soit pas venue, et que je ne me
reproche pas de vous avoir fait ce mal personnel? C'est à Dieu que je
m'en confesse.
--Et pourquoi n'est-ce pas à moi aussi, à moi surtout? s'écria Léonce en
saisissant avec force ses deux mains agitées. Dieu vous a déjà pardonné;
vous le savez bien; mais moi, vous ne voulez donc pas que je vous
pardonne comme ami et comme amant?
--Épargnez-moi cette souffrance, dit Sabina en voyant son orgueil réduit
aux abois. Lisez dans mon coeur, et comprenez donc quel est son plus
grand motif de douleur.
--Eh bien, humilie-toi jusque-là, reprit Léonce exalté, puisque c'est
la plus grande preuve d'amour qu'une femme telle que toi puisse donner!
Dis-moi que tu as péché envers moi; lève vers le ciel ta tête altière,
et brave-le si tu veux; peu m'importe. Je n'ai pas mission de te menacer
de sa colère; mais je sais que tu m'as brisé le coeur, et que tu me dois
d'en convenir. Si tu ne te repens pas de ce crime, c'est que tu ne veux
pas le réparer.
--Eh bien, pardonne-le-moi, Léonce, et pour me le prouver, efface à
jamais la trace de cet odieux baiser.
--Il n'y est plus, il n'y a jamais été! s'écria Léonce en la pressant
contre son coeur; et à présent, dit-il en retombant à ses pieds, marche
sur moi si tu veux, je suis ton esclave; et qu'un fer rouge brûle mes
lèvres s'il en sort jamais un reproche, une allusion à tout autre baiser
que le mien!
En ce moment, l'horloge du couvent sonna deux heures, et la porte du
préau s'ouvrit pour laisser sortir un jeune frère vêtu de l'habit blanc
des novices.
Il était seul et marchait lentement, la tête baissée sous son capuchon,
les mains croisées sur sa poitrine, et comme plongé dans un modeste
recueillement.
Léonce et Sabina se levèrent pour aller à sa rencontre, et il s'inclina
jusqu'à terre pour leur témoigner son respect et son humilité. Mais tout
à coup, se relevant de toute sa grande taille, et jetant son capuchon en
arrière, il leur montra, au lieu d'une tête rasée, la belle chevelure
noire et la figure riante de Teverino.
--Quel est ce nouveau déguisement? s'écria Léonce. Teverino, pour toute
réponse, éleva la main vers le campanille du couvent et montra le cadran
de l'horloge, qui marquait l'heure en lettres d'or sur un fond d'azur.
Puis il dit d'une voix creuse, en s'agenouillant comme un pénitent:
--L'heure est passée, ma confession va être entendue.
--Pas un mot! dit Léonce en lui mettant les deux mains sur les épaules,
et en le secouant avec une affectueuse autorité. Sur ton âme et sur ta
vie, frère, tais-toi! Me crois-tu assez lâche pour t'avoir trahi? Que
ton secret meure avec toi; il ne t'appartient pas, et ton coeur est trop
généreux pour faire la confession des autres.
--Je ne suis pas un enfant, pour ne point savoir ce que je puis taire ou
révéler, répondit le bohémien; mais il est des choses dont j'aurais la
conscience chargée si je ne m'en accusais ici; d'autant plus que, sous
ce rapport, nous voici trois qui n'avons rien à nous cacher. Écoutez
donc, noble et généreuse Signora, la plainte d'un pauvre pécheur, qui
vient demander l'absolution à vous et au seigneur Léonce.
Ce misérable, attaché à votre noble ami par les liens sacrés de
l'affection et de la reconnaissance, eut le malheur de rencontrer un
jour, au milieu d'un bois, une dame d'une naissance illustre et d'une
beauté ravissante. Il ne put la voir et l'entendre sans être fasciné par
les charmes de sa personne et de son esprit. Tout en se laissant aller
au bonheur suprême de la regarder et de l'entendre, il faillit oublier
que Léonce était éperdument épris d'elle, et que lui-même avait d'autres
affections à respecter. Il eut la sotte vanité de chanter pour la
distraire, car cette admirable dame était triste. Quelque nuage s'était
élevé entre elle et Léonce, et elle avait comme un besoin de pleurer en
pensant à lui. Le pécheur indigne était passionné pour son art, et ne
pouvait chanter sans s'émouvoir lui-même jusqu'à en perdre l'esprit. Il
arriva donc que lorsqu'il eut dit sa romance, il vit la dame attendrie,
et il eut comme une bouffée de ridicule fatuité, comme un éblouissement,
comme un accès de délire. Oubliant ses devoirs personnels, son amitié
sainte pour Léonce et le profond respect qu'il devait à la signora, il
eut l'audace de profiter de sa préoccupation douloureuse, de s'asseoir
auprès d'elle, et de chercher à surprendre une de ces pures caresses qui
ne lui étaient pas destinées. Si la noble dame irritée n'eût détourné
la tête avec horreur, il allait ravir un baiser qui n'eût pas été assez
payé de sa vie. Heureusement Léonce parut, et protégea son amie contre
l'audace d'un scélérat. Depuis ce moment, la dame ne l'a plus regardé
qu'avec mépris; et lui, sentant le remords dans son âme coupable, voyant
qu'à un grand crime il fallait une grande expiation, il a rompu le pacte
de Satan, il a renoncé au monde, et, se précipitant dans la paix du
cloître, il a pris cet habit de la pénitence que le repentir colle à ses
os, et qu'il ne quittera que pour un linceul.