--Voilà un récit très-touchant, dit Léonce, et il n'y a pas moyen d'y
résister. Sabina, vous ne pouvez refuser votre pardon à une contrition
si parfaite. Tendez la main au coupable, c'est moi qui vous en supplie,
et relevez-le de ses voeux terribles.
Sabina, satisfaite de l'explication un peu hypocrite, mais infiniment
respectueuse du marquis, lui permit de baiser sa main, et l'engagea, en
s'efforçant de sourire, de se pardonner une faute qu'elle avait déjà
complètement oubliée. Elle insista sur ces dernières paroles, de manière
à lui faire sentir qu'elle n'attachait aucune importance au ridicule
incident du baiser, et Teverino admira en lui-même, avec une bonhomie
malicieuse, l'aplomb d'une femme du monde aux prises avec de si
délicates apparences.
--Je suis d'autant plus glorieux de mon pardon, dit-il, que je vois bien
que mon crime n'a tourné qu'à ma confusion et au triomphe de l'amour
véritable.
--Maintenant, dit Léonce, veux-tu nous expliquer comment tu as dérobé à
la vigilance des bons moines cet habit de l'innocence que tu portes si
fièrement?
--Cet habit m'appartient, répondit Teverino; il est tout neuf, il me
sied, il est commode, et je compte l'user ici.
--Ah ça, trêve de plaisanteries. Je ne crois pas que le diable te tente
de prendre le froc?
--Si fait: le diable, en me suscitant cette envie, m'a dit à l'oreille
qu'il ne manquait pas ici d'orties pour m'en débarrasser. Devinez ce qui
m'arrive! Ma fortune n'est pas brillante et ne répond guère à mon titre
de marquis. Vous avez pu, sans indiscrétion, confier cette circonstance
à milady. De plus, je suis capricieux comme un artiste, paresseux comme
un moine, rêveur comme un poète. J'ai toujours aimé les couvents et rêvé
cette vie molle et béate, pourvu qu'elle ne se prolongeât pas au delà du
terme assigné par ma fantaisie. Tout à l'heure, en écoutant les novices
qui prenaient leur leçon de chant, j'ai fait au prieur quelques
remarques judicieuses sur la mauvaise méthode qu'ils suivaient. Il m'a
avoué que son maître-chantre était en mission auprès du Saint-Père,
et ne reviendrait de Rome que dans deux mois. Pendant cette absence,
l'école dépérit et la méthode se perd. J'ai chanté alors un motet à ma
manière, et ce bon prieur, qui se trouve être un enragé mélomane, ne
savait plus quelle fête me faire. «Ah! Monsieur, me disait-il quel
dommage que vous soyez un riche seigneur! quel maître de chant vous
auriez fait!--Qu'à cela ne tienne, ai-je répondu, je m'en vais donner la
leçon à vos novices sous vos yeux.»
En moins de cinq minutes, je leur ai fait comprendre qu'ils ne savaient
ni émettre ni poser la voix, et, joignant l'exemple au précepte, avec
beaucoup de douceur et de modestie, je les ai tellement charmés et
enthousiasmés, qu'ils répétaient à l'envi avec le prieur: «Quel dommage
de ne pas pouvoir nous attacher un tel maître!»
Bref, j'ai été si attendri de leurs démonstrations, et la vie du moine
musicien m'est apparue sous des couleurs si agréables, que j'ai consenti
à passer ici les deux mois qui doivent s'écouler avant le retour du
maître-chantre. Je me suis fait conduire à l'orgue, que j'ai fait
résonner de manière à enchanter mes auditeurs; et enfin me voilà moine
pour le reste de l'été: c'est-à-dire que, bien nourri et bien logé,
habillé comme me voilà dans l'intérieur du cloître, pour mon amusement
particulier, ayant six heures par jour d'une occupation qui me plaît, et
le reste du temps pour courir dans la montagne, chasser, pécher, lire,
composer ou dormir, je me trouve le plus heureux des hommes, et je
m'identifie avec mon patron Jean Kreyssler, qui se plut si bien dans son
asile monastique, qu'il y oublia, entre la grande musique et le bon vin,
ses malheurs, ses amours et toutes les choses de ce monde périssable!
--Bravo! dit Léonce, je t'approuve et compte venir te voir souvent; mais
je doute que tu restes ici deux mois entiers. Je sais que tout ce qui
est nouveau te sourit, et que tout ce qui dure te fatigue.
--C'est vrai; mais quand je prends un engagement, j'y persiste avec
scrupule. Tu dois me rendre cette justice que je ne m'engage pas sans
conditions, et que je porte dans mes conditions une certaine prévoyance.
Je sais d'avance que j'aurai ici du plaisir pour deux mois. Les élèves
sont intelligents et doux; il y a de belles voix que j'aimerai à
développer. Et puis, il y a dans le chapitre de vieux grimoires musicaux
couverts d'une vénérable poussière que je me promets de secouer. C'est
dans de telles archives que se trouvent les trésors de l'art et la
fortune des artistes.
--Soit! dit Léonce, mais j'ai encore plusieurs questions à t'adresser,
et puisque voici le prieur et le curé qui viennent saluer milady, je lui
demanderai la permission de t'entretenir en particulier.
Ils entrèrent sous les arcades du cloître, d'où l'on découvrait la
campagne, et là, Léonce prenant le bras de l'aventurier:
--Voyons! lui dit-il; tu me parais vouloir mettre un peu d'ordre et de
travail dans ta vie. Tu as des facultés naturelles extraordinaires, et
je ne doute pas qu'avec ce que tu as plutôt deviné qu'appris, tu ne
puisses en peu de temps te faire un sort brillant et acquérir de la
réputation.
--Je le sais parfaitement, répondit Teverino, mais cela ne me tente pas.
--Tu n'as donc pas de vanité? Tu mériterais d'être moine!
--J'ai de la vanité, et je ne suis pas fait pour la règle. Je ne serai
donc pas moine et je resterai voyageur sur la terre, satisfaisant ma
vanité quand il me plaira, me débarrassant d'elle quand elle voudra
m'asservir. Car la vanité est le plus despote et le plus inique des
maîtres, et je ne prendrai jamais l'engagement d'être l'esclave de mon
propre vice.
--Ne peux-tu être un artiste sérieux sans être l'esclave du public?
Allons, écoute-moi. Les commencements sont rebutants pour une fierté
sauvage comme la tienne. Tes protecteurs ont dû être jusqu'ici injustes
ou parcimonieux, puisque tu as la protection d'autrui en horreur! Mais
une amitié éclairée, délicate, digne de toi, j'ose le dire, ne peut-elle
donc t'offrir les moyens de commencer et d'établir ta fortune? L'argent
et l'appui des maîtres sont des moyens nécessaires. Accepte mes offres,
viens me trouver à Paris, où je serai dans deux mois, et je te réponds
que l'hiver ne se passera pas sans que tu sois à la place qui te
convient dans le monde.
--Merci, cher Léonce, merci, dit Teverino en lui pressant la main. Je
sais que tu parles dans la sincérité de ton coeur, mais je peux
d'autant moins accepter le moindre service de toi, que nous nous sommes
rencontrés dans des situations délicates et sur un terrain brûlant. J'ai
pu être pendant vingt-quatre heures un modèle de chevalerie, un miroir
de loyauté. Mais, quoique je ne sois pas amoureux de milady, l'épreuve
a été assez périlleuse et assez difficile pour que je ne désire pas
la recommencer. Ne prends pas ceci pour une bravade; je suis certain
qu'elle t'aime, j'en ai été sûr avant toi. J'en suis heureux; je
m'applaudis d'avoir servi de chemin à une victoire que je désirais pour
toi seul; mais nous pourrions nous rencontrer sur le bord de quelque
autre abîme, et la pensée que je suis ton obligé, c'est-à-dire ta
créature et ta propriété, me forcerait à m'abjurer et à m'effacer en
toute rencontre. Je serais ou coupable d'ingratitude ou victime de ma
vertu. Et puis, tu ne serais pas longtemps sans renoncer à arranger
convenablement l'existence de ton pauvre vagabond. Je me dégoûterais
vite de tout ce qui me serait suggéré. En mainte rencontre, je me
repentirais d'avoir cédé à la persuasion; je t'ennuierais, malgré moi,
des inévitables dégoûts semés sur ma carrière, et tu te fatiguerais à me
ramener de mes écarts. Enfin, ne fusses-tu pour rien dans tout cela,
je ne sens rien qui m'attire vers la gloire tranquille et les revenus
assurés par-devant notaire. J'ai vu de bonne heure toutes les coulisses
de toutes les scènes de la vie humaine; je pourrais être comédien sur
ces différents théâtres; mais à la porte de tous, dans le monde comme
sur les planches, il y a une armée d'exploiteurs, de critiques, de
rivaux et de claqueurs, que je ne pourrais ni tromper, ni ménager, ni
flatter, ni payer. Dieu m'a fait l'ennemi de tout mensonge sérieux et
de toute froide supercherie; je ne sais me farder que pour rire,
et bientôt, ma vigoureuse franchise prenant le dessus, j'ai besoin
d'essuyer mes joues et de me sentir un homme pour tendre la main au
faible et souffleter l'insolent. Je n'ai pas d'illusions possibles, et,
avant d'avoir vécu pour mon compte, je savais le dernier mot de ceux qui
ont vieilli dans le combat. Oh! vive ma sainte liberté! ne rougis pas de
moi, sage et noble Léonce! Ta route est toute frayée, et tu y marcheras
avec majesté; moi, je ne connais que la ligne brisée et la course à
tire-d'aile, comme ma petite Madeleine.
--Et Madeleine, à propos? Voilà où ta philosophie devient effrayante, et
ton crime imminent. Hier, tu dormais dans sa chaumière; aujourd'hui, tu
t'abrites sous la voûte du couvent; demain, tu erreras sur le pavé des
villes; et cette enfant sera brisée, si elle ne l'est déjà!
--Tenez! dit le bohémien arrêtant Léonce devant une arcade, regardez
ce torrent qui roule là-bas au fond du ravin. Regardez-le, juste à
l'endroit où un pont rustique joint le sentier qui descend d'ici et
celui qui remonte sur la montagne en face.
--Je le vois: après?
--Voyez-vous une petite prairie, verte comme l'émeraude, qui se dessine
sur le flanc de ces rochers sombres? Le sentier, qui fuit au loin, la
côtoie.
--Je vois encore la prairie. Et puis?
--Et puis, il y a un massif de sapins, et le sentier s'y perd.
--Oui, et encore?
--Et au delà des sapins, au delà du sentier, il y a un enfoncement de
terrains couverts de bruyères; et puis la cime nue de la montagne.
--Et puis le ciel? dit Léonce impatienté. Quelle métaphore prépares-tu
de si loin?
--Aucune. Vous n'avez pas bien remarqué. Entre la cime du mont et le
ciel, il y a une espèce de baraque en planches de sapin, assujetties par
des pieux et retenues par de grosses pierres. Avez-vous la vue longue?
--Je distingue parfaitement cette cabane. Je vois même les oiseaux qui
voltigent en grand nombre dans le ciel au-dessus.
--Eh bien, si vous voyez les oiseaux, vous savez quelle est cette
chaumière, et pourquoi il me plaît tant de m'établir ici, à une
demi-heure de chemin, pour qui a d'aussi bonnes jambes que Madeleine et
votre serviteur.
--C'est donc là la demeure de l'oiselière?
--Vous pouvez voir maintenant un petit mantelet écarlate, un point
rouge, que le soleil fait étinceler, et qui se meut autour de cette
misérable cahute! C'est, Madeleine, c'est mon petit ange, c'est l'enfant
de mon coeur, c'est mon âme, c'est ma vie! Je ne pouvais pas profiter
plus longtemps de l'hospitalité que cette fille et son héroïque bandit
de frère m'ont offerte, un jour que, haletant, poudreux, abîmé de
fatigue, au bout de ma dernière obole, mais insouciant et joyeux de
saluer les horizons de la France, je m'étais assis à leur porte,
demandant un peu de lait de chèvre pour étancher ma soif. Je leur ai
plu, ils ont pris confiance en moi; ils m'ont retenu, je les ai aimés,
et je n'ai pu me décider à les quitter, bien que ma conscience me fit un
devoir de ne pas ajouter ma misère à la leur. Mais maintenant, quoique
je me sois tenu dans les endroits les plus déserts, et que personne
n'ait vu de près ma figure, on a distingué de loin la forme d'un
vagabond qui s'attachait aux pas de Madeleine; et Madeleine, compromise
dans l'esprit de son curé, serait bientôt forcée de me chasser ou de
fuir avec moi. C'est ce que je ne veux pas, et c'est pourquoi, lorsque
vous m'avez rencontré au nord du lac, j'allais offrir mes services aux
moines de ce couvent, afin de trouver chez eux un abri, non loin de
mes braves amis de la montagne. C'est pourquoi aussi je vous ai amenés
aujourd'hui en ce lieu, afin d'y prendre congé de vous, et de pouvoir
vous y restituer vos beaux habits, sans demeurer nu comme vous m'avez
trouvé.
--Vous les garderez pour sortir d'ici quand il vous plaira, dit Léonce,
je l'exige, ainsi que l'or qui garnissait les poches de votre gilet.
Vous ne pouvez pas refuser le moyen d'adoucir un peu la misère de
Madeleine et de son frère.
--Il y avait de l'or dans mes poches? dit Teverino avec insouciance; je
n'y avais pas fait attention. Eh bien, si vous ne le reprenez, je le
mettrai ici dans le tronc des pauvres, et Madeleine en aura sa part; car
je n'entends rien au rôle de trésorier, et je ne veux pas qu'il soit dit
que j'aie fait le marquis pendant vingt-quatre heures pour autre chose
que pour mon plaisir. Milady a magnifiquement récompensé la petite pour
l'amusement qu'elle lui a donné; Madeleine est donc riche à cette heure,
et moi, j'aurai gagné ici, dans deux mois, de quoi subvenir pendant
longtemps à tous ses besoins.
--Mais dans deux mois, où iras-tu? que feras-tu de Madeleine?
--Je l'aime tant, et j'en suis tant aimé, que, si elle n'était pas trop
jeune pour se marier, j'en ferais ma femme; mais il faut que j'attende
au moins deux ans, et, si j'avais le malheur d'en devenir trop amoureux
auparavant, elle serait en grand danger. Il faut donc que je la quitte,
et même avant deux mois, si mon affection paternelle vient à changer de
nature.
--Étonnant jeune homme! dit Léonce; quoi, tant d'ardeur et de calme,
tant de faiblesse et de vertu, tant d'expérience et de naïveté, une
vie à la fois si orageuse et si pure, si désordonnée et si vaillamment
défendue contre les passions!
--Ne me croyez pas meilleur que je ne suis, répondit Teverino. J'ai
commis le mal dans ma fougueuse adolescence, et j'ai sur le coeur des
égarements que je ne me pardonnerai jamais; mais ce coeur n'a pu se
pervertir entièrement, et le remords l'a purifié. J'ai fait souffrir,
et ce que j'ai souffert moi-même alors, je ne saurais vous l'exprimer:
j'aime le bonheur avec passion, et la vue du malheur causé par moi
faillit me rendre fou. Désormais, j'aimerais mieux me tuer que de
souiller les objets de mon adoration, et je n'irai pas demander le
plaisir à qui possède le trésor de l'innocence.
--Mais tu oublieras cette infortunée, et quand tu la quitteras, son
coeur n'en sera pas moins déchiré.
--Si je l'oublierai, je n'en sais rien, dit Teverino d'un air sérieux.
Je ne le crois pas, Monsieur, je ne peux pas le croire; et, si je le
croyais, je n'aimerais pas, je ne serais pas moi-même. Il est bien vrai
que j'ai brisé plus d'un lien, repris plus d'un serment; mais je ne me
souviens pas d'avoir été infidèle le premier, car j'ai l'âme constante
par nature et par besoin; et, si je n'avais pas toujours été entraîné
dans ces faciles aventures où l'on se quitte sans scrupule, j'aurais pu
n'avoir qu'un seul amour en ma vie. J'ai été libertin, et pourtant
Dieu m'avait fait chaste; je me retrouve moi-même au contact d'une âme
chaste, et je sens que mon idéal est là, et non ailleurs. Laissons donc
le temps marcher et ma vie se dérouler devant moi. Je ne puis m'en faire
le devin et le prophète, mais je sais qu'il n'est pas impossible que je
sois l'époux de Madeleine, si je la trouve fidèle, quand le temps sera
venu.
--Et si elle ne l'est pas?
--Je lui pardonnerai, et je resterai son ami; oui, son ami, comme vous
ne pourriez pas être celui de lady Sabina, vous qui aimez autrement, et
qui mettez l'orgueil dans l'amour.
--Nous allons donc nous quitter sans que je puisse te prouver mon estime
et l'amitié vraiment irrésistible que tu m'inspires?
--Nous nous retrouverons, n'en doutez pas. Si je suis à ce moment-là
dans une bonne veine de travail et de tenue, j'irai à vous les bras
ouverts: mais si je suis aussi mal vêtu que je l'étais hier au bord du
lac, ne soyez pas étonné que je n'aie pas l'air de vous connaître.
--Ah! voilà ce qui m'afflige et me blesse! dit Léonce vivement ému; tu
ne veux pas croire en moi!
--J'y crois. Mais je connais trop la réalité pour vouloir cesser de
faire de ma vie un roman plus ou moins agréable et varié.
Le curé consentit à accompagner Sabina et Léonce jusqu'à la villa, afin
que lord G... n'eût pas sujet de les soupçonner. Mylord s'était réveillé
la veille au soir et avait pris de l'inquiétude; mais il avait bu pour
s'étourdir, et lorsque sa femme rentra, il dormait encore.
FIN DE TEVERINO.