George Sand
[Illustration]
TEVERINO
NOTICE
_Teverino_ est une pure fantaisie dont chaque lecteur peut tirer la
conclusion qu'il lui plaira. Je l'ai commencée à Paris, en 1845, et
terminée à la campagne, sans aucun plan, sans aucun but que celui
de peindre un caractère original, une destinée bizarre, qui peuvent
paraître invraisemblables aux gens de haute condition, mais qui sont
bien connus de quiconque a vécu avec des artistes de toutes les classes.
Ces natures admirablement douées, qui ne savent ou ne veulent pas tirer
parti de leurs riches facultés dans la société officielle, ne sont
point rares, et cette indépendance, cette paresse, ce désintéressement
exagérés, sont même la tendance propre aux gens trop favorisés de la
nature. Les spécialités ouvrent et suivent avec acharnement la route
exclusive qui leur convient. Il est des supériorités tout à fait
opposées, qui, se sentant également capables de tous les développements,
n'en poursuivent et n'en saisissent aucun. Ce que je me suis cru le
droit de poétiser un peu dans _Teverino_, c'est l'excessive délicatesse
des sentiments et la candeur de l'âme aux prises avec les expédients de
la misère. Il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre les paradoxes
qui séduisent l'imagination de ce personnage, et croire que l'auteur a
été assez pédant pour vouloir prouver que la perfection de l'âme est
dans une liberté qui va jusqu'au désordre. La fantaisie ne peut rien
prouver, et l'artiste qui se livre à une fantaisie pure ne doit
prétendre à rien de semblable. Est-il donc nécessaire, avant de parler à
l'imagination du lecteur, par un ouvrage d'imagination, de lui dire que
certain type exceptionnel n'est pas un modèle qu'on lui propose? ce
serait le supposer trop naïf, et il faudrait plutôt conseiller à ce
lecteur de ne jamais lire de romans, car toute lecture de ce genre est
pernicieuse à quiconque n'a rien d'arrêté dans le jugement ou dans la
conscience.
On m'a reproché de peindre tantôt des caractères dangereux, tantôt
des caractères impossibles à imiter; dans les deux cas j'ai prouvé
apparemment que j'avais trop d'estime pour mes lecteurs. Qu'au lieu de
s'en indigner ils la méritent. Voilà ce que je puis leur répondre de
mieux.
Je ne défendrai ici que la possibilité, je ne dis pas la vraisemblance
du caractère de _Teverino_: cette possibilité, beaucoup de gens
pourraient se l'attester à eux-mêmes en consultant leurs propres
souvenirs. Beaucoup de gens ont connu une espèce de _Teverino_ mâle ou
femelle dans le cours de leur vie. Il est vrai qu'en revanche, pour un
de ces êtres privilégiés qui restent grands dans la vie de bohémien, il
en est cent autres qui y contractent des vices incurables; cette classe
d'aventuriers est nombreuse dans la carrière des arts. Elle se dégrade
plus souvent qu'elle ne s'élève; mais les individus peuvent toujours
s'élever, et même se _relever_ quand ils ont du coeur et de
l'intelligence. Cela, je le crois fermement pour tous les êtres humains,
pour tous les égarements, pour tous les malheurs, et dans toutes les
conditions de la vie. Il est bon de le leur dire, et c'est pour cela
qu'il est bon d'y croire. Je ne m'en ferai donc jamais faute.
GEORGE SAND.
Nohant, mai 1852.
I.
VOGUE LA GALÈRE.
Exact au rendez-vous, Léonce quitta, avant le jour, l'_Hôtel des
Étrangers_, et le soleil n'était pas encore levé lorsqu'il entra dans
l'allée tournante et ombragée de la villa: les roues légères de sa jolie
voiture allemande tracèrent à peine leur empreinte sur le sable fin qui
amortissait également le bruit des pas de ses chevaux superbes. Mais il
craignit d'avoir été trop matinal, en remarquant qu'aucune trace du même
genre n'avait précédé la sienne, et qu'un silence profond régnait encore
dans la demeure de l'élégante lady.
Il mit pied à terre devant le perron orné de fleurs, ordonna à son
jockey de conduire la voiture dans la cour, et, après s'être assuré que
les portes de cristal à châssis dorés du rez-de-chaussée étaient encore
closes, il s'avança sous la fenêtre de Sabina, et fredonna à demi-voix
l'air du _Barbier_:
Ecco ridente il cielo,
Già spunta la bella aurora...
... E puoi dormir cosi?
Peu d'instants après la fenêtre s'ouvrit, et Sabina, enveloppée d'un
burnous de cachemire blanc, souleva un coin de la tendine et lui parla
ainsi d'un air affectueusement nonchalant:
«Je vois, mon ami, que vous n'avez pas reçu mon billet d'hier soir, et
que vous ne savez pas ce qui nous arrive. La duchesse a des vapeurs et
ne permet point à ses amants de se promener sans elle. La marquise doit
avoir eu une querelle de ménage, car elle se dit malade. Le comte l'est
pour tout de bon; le docteur a affaire, si bien que tout le monde me
manque de parole et me prie de remettre à la semaine prochaine notre
projet de promenade.
--Ainsi, faute d'avoir reçu votre avertissement, j'arrive fort mal à
propos, dit Léonce, et je me conduis comme un provincial en venant
troubler votre sommeil. Je suis si humilié de ma gaucherie, que je ne
trouve rien à dire pour me la faire pardonner.
--Ne vous la reprochez pas; je ne dormais plus depuis longtemps. Le
caprice de toutes ces dames m'avait causé tant d'humeur hier soir,
qu'après avoir jeté au feu leurs sots billets, je me suis couchée de
fort bonne heure, et endormie de rage. Je suis fort aise de vous voir,
il me tardait d'avoir quelqu'un avec qui je pusse maudire les projets
d'amusement et les parties de campagne, les gens du monde et les jolies
femmes.
--Eh bien! vous les maudirez seule, car, en ce moment, je les bénis du
fond de l'âme.
Et Léonce, penché sur le bord de la fenêtre où s'accoudait Sabina,
fut tenté de prendre une de ses belles mains blanches; mais l'air
tranquillement railleur de cette noble personne l'en empêcha, et il se
contenta d'attacher sur son bras superbe, que le burnous laissait à demi
nu, un regard très-significatif.
--Léonce, répondit-elle en croisant son burnous avec une grâce
dédaigneuse, si vous me dites des fadeurs, je vous ferme ma fenêtre
au nez et je retourne dormir. Rien ne fait dormir comme l'ennui;
je l'éprouve surtout depuis quelque temps, et je crois que si cela
continue, je n'aurai plus d'autre parti à prendre que de consacrer ma
vie à l'entretien de ma fraîcheur et de mon embonpoint, comme fait la
duchesse. Mais tenez, soyez aimable, et appliquez-vous, de votre côté, à
entretenir votre esprit et votre bon goût accoutumés. Si vous voulez me
promettre d'observer nos conventions, nous pouvons passer la matinée
plus agréablement que nous ne l'eussions fait avec cette brillante
société.
--Qu'à cela ne tienne! Sortez de votre sanctuaire et venez voir lever le
soleil dans le parc.
--Oh, le parc! il est joli, j'en conviens, mais c'est une ressource
que je veux me conserver pour les jours où j'ai d'ennuyeuses visites à
subir. Je les promène, et je jouis de la beauté de cette résidence, au
lieu d'écouter de sots discours que j'ai pourtant l'air d'entendre.
Voilà pourquoi je ne veux pas me blaser sur les agréments de ce séjour.
Savez-vous que je regrette beaucoup de l'avoir loué pour trois mois? il
n'y a que huit jours que j'y suis, et je m'ennuie déjà mortellement du
pays et du voisinage.
--Grand merci! dois-je me retirer?
--Pourquoi feindre cette susceptibilité? Vous savez bien que je vous
excepte toujours de mon anathème contre le genre humain. Nous sommes
de vieux amis, et nous le serons toujours, si nous avons la sagesse de
persister à nous aimer modérément comme vous me l'avez promis.
--Oui, le vieux proverbe: «s'aimer peu à la fois, afin de s'aimer
longtemps.» Mais voyons, vous me promettez une bonne matinée, et vous me
menacez de fermer votre fenêtre au premier mot qui vous déplaira. Je ne
trouve pas ma position agréable, je vous le déclare, et je ne respirerai
à l'aise que quand vous serez sortie de votre forteresse.
--Eh bien, vous allez me donner une heure pour m'habiller; pendant ce
temps, on vous servira un déjeuner sous le berceau. J'irai prendre
le thé avec vous, et puis nous imaginerons quelque chose pour passer
gaiement la matinée.
--Voulez-vous m'entendre, Sabina? laissez-moi imaginer tout seul, car,
si vous vous en mêlez, nous passerons la journée, moi à vous proposer
toutes sortes d'amusements, et vous à me prouver qu'ils sont tous
stupides et plus ennuyeux les uns que les autres. Croyez-moi, faites
votre toilette en une demi-heure, ne déjeunons pas ici, et laissez-moi
vous emmener où je voudrai.
--Ah! vous touchez la corde magique, l'inconnu! Je vois, Léonce, que
vous seul me comprenez. Eh bien, oui, j'accepte; enlevez-moi et partons.
Lady G... prononça ces derniers mots avec un sourire et un regard qui
firent frissonner Léonce.--O la plus froide des femmes! s'écria-t-il
avec un enjouement mêlé d'amertume, je vous connais bien, en effet,
et je sais que votre unique passion, c'est d'échapper aux passions
humaines. Eh bien! votre froideur me gagne, et je vais oublier tout ce
qui pourrait me distraire du seul but que nous avons à nous proposer, la
fantaisie!
--Vous m'assurez donc que je ne m'ennuierai pas aujourd'hui avec vous?
Oh! vous êtes le meilleur des hommes. Tenez, je ressens déjà l'effet de
votre promesse, comme les malades qui se trouvent soulagés par la vue du
médecin, et qui sont guéris d'avance par la certitude qu'il affecte de
les guérir. Allons, je vous obéis, docteur improvisé, docteur subtil,
docteur admirable! Je m'habille à la hâte, nous partons à jeun, et nous
allons... où bon vous semblera... Quel équipage dois-je commander?
--Aucun, vous ne vous mêlerez de rien, vous ne saurez rien; c'est moi
qui prévois et commande, puisque c'est moi qui invente.
--A la bonne heure, c'est charmant! s'écria-t-elle; et, refermant sa
fenêtre, elle alla sonner ses femmes, qui bientôt abaissèrent un lourd
rideau de damas bleu entre elle et les regards de Léonce. Il alla donner
quelques ordres, puis revint s'asseoir non loin de la fenêtre de Sabina,
au pied d'une statue, et se prit à rêver.
--Eh bien! s'écria lady G. au bout d'une demi-heure, en lui frappant
légèrement sur l'épaule, vous n'êtes pas plus occupé de notre départ
que cela? vous me promettez des inventions merveilleuses, des surprises
inouïes, et vous êtes là à méditer sur la statuaire comme un homme qui
n'a encore rien trouvé?
--Tout est prêt, dit Léonce en se levant et en passant le bras de
Sabina sous le sien. Ma voiture vous attend et j'ai trouvé des choses
admirables.
--Est-ce que nous nous en allons comme cela tête à tête? observa lady
G...
«Voilà un mouvement de coquetterie dont je ne la croyais pas capable,
pensa Léonce. Eh bien! je n'en profiterai pas.»
--Nous emmenons la régresses, répondit-il.
--Pourquoi la négresse? dit Sabina.
--Parce qu'elle plaît à mon jockey. A son âge toutes les femmes sont
blanches, et il ne faut pas que nos compagnons de voyage s'ennuient,
autrement ils nous ennuieraient.
Peu d'instants après, le jockey avait reçu les instructions de son
maître, sans que Sabina les entendît. La négresse, armée d'un large
parasol blanc, souriait à ses côtés, assise sur le siège large et bas
du char-à-bancs. Lady G... était nonchalamment étendue dans le fond, et
Léonce, placé respectueusement en face d'elle, regardait le paysage en
silence; ses chevaux allaient comme le vent.
C'était la première fois que Sabina se hasardait avec Léonce dans un
tête-à-tête qui pouvait être plus long et plus complet qu'elle ne s'en
était embarrassée d'abord. Malgré le projet de simple promenade, et la
présence de ces deux jeunes serviteurs qui leur tournaient le dos et
causaient trop gaiement ensemble pour songer à écouter leur entretien,
Sabina sentit qu'elle était trop jeune pour que cette situation ne
ressemblât pas à une étourderie; elle y songea lorsqu'elle eut franchi
la dernière grille du parc.
Mais Léonce paraissait si peu disposé à prendre avantage de son rôle, il
était si sérieux, et si absorbé par le lever du soleil, qui commençait
à montrer ses splendeurs, qu'elle n'osa pas témoigner son embarras, et
crut devoir, au contraire, le surmonter pour paraître aussi tranquille
que lui.
Ils suivaient une route escarpée d'où l'on découvrait toute l'enceinte
de la verdoyante vallée, le cours des torrents, les montagnes couronnées
de neiges éternelles, que les premiers rayons du soleil teignaient de
pourpre et d'or.
--C'est sublime! dit enfin Sabina, répondant à une exclamation de
Léonce; mais savez-vous qu'à propos du soleil, je pense, malgré moi, à
mon mari?
--A propos, en effet, dit Léonce, où est-il?
--Mais il est à la villa; il dort.
--Et se réveille-t-il de bonne heure?
--C'est selon. Lord G... est plus ou moins matinal, selon la quantité de
vin qu'il a bue à son souper. Et comment puis-je le savoir, puisque je
me suis soumise à cette règle anglaise, si bien inventée pour empêcher
les femmes de modérer l'intempérance des hommes!
--Mais le terme moyen?
--Midi. Nous serons rentrés à cette heure-là?
--Je l'ignore, Madame; cela ne dépend pas de votre volonté.
--Vrai! J'aime à vous entendre plaisanter ainsi; cela flatte mon désir
de l'inconnu. Mais sérieusement, Léonce?...
--Très-sérieusement, Sabina, je ne sais pas à quelle heure vous
rentrerez. J'ai été autorisé par vous à régler l'emploi de votre
journée.
--Non pas! de ma matinée seulement.
--Pardon! Vous n'avez pas limité la durée de votre promenade, et, dans
mes projets, je ne me suis pas désisté du droit d'inventer à mesure que
l'inspiration viendrait me saisir. Si vous mettez un frein à mon génie,
je ne réponds plus de rien.
--Qu'est-ce à dire?
--Que je vous abandonnerai à votre ennemi mortel, à l'ennui.
--Quelle tyrannie! Mais enfin, si, par un hasard étrange, lord G... a
été sobre hier soir?...
--Avec qui a-t-il soupé?
--Avec lord H..., avec M. D..., avec sir J..., enfin, avec une
demi-douzaine de ses chers compatriotes.
--En ce cas, soyez tranquille, il fera le tour du cadran.
--Mais si vous vous trompez?
--Ah! Madame, si vous doutez déjà de la Providence, c'est-à-dire de moi,
qui veille aujourd'hui à la place de Dieu sur vos destinées, si la foi
vous manque, si vous regardez en arrière et en avant, l'instant présent
nous échappe et avec lui ma toute-puissance.
--Vous avez raison, Léonce; je laisse éteindre mon imagination par ces
souvenirs de la vie réelle. Allons! que lord G... s'éveille à l'heure
qu'il voudra; qu'il demande où je suis; qu'il sache que je cours les
champs avec vous, qu'importe?
--D'abord il n'est pas jaloux de moi.
--Il n'est jaloux de personne. Mais les convenances, mais la pruderie
britannique!
--Que fera-t-il de pis?
--Il maudira le jour où il s'est mis en tête d'épouser une Française,
et, pendant trois heures au moins, il saisira toute occasion de
préconiser les charmes des grandes poupées d'Albion. Il murmurera entre
ses dents que l'Angleterre est la première nation de l'univers; que
la nôtre est un hôpital de fous; que lord Wellington est supérieur à
Napoléon, et que les docks de Londres sont mieux bâtis que les palais de
Venise.
--Est-ce là tout?
--N'est-ce pas assez? Le moyen d'entendre dire de pareilles choses sans
le railler et le contredire!
--Et qu'arrive-t-il quand vous rompez le silence du dédain?
--Il va souper avec lord H..., avec sir J..., avec M. D..., après quoi
il dort vingt-quatre heures.
--L'avez-vous contrarié hier?
--Beaucoup. Je lui ai dit que son cheval anglais avait l'air bête.
--En ce cas, soyez donc tranquille, il dormira jusqu'à ce soir.
--Vous en répondez?
--Je l'ordonne.
--Eh bien, vivat! que ses esprits reposent en paix, et que le mariage
lui soit léger! Savez-vous, Léonce, que c'est un joug affreux que
celui-là?
--Oui, il y a des maris qui battent leur femme.
--Ce n'est rien; il y en a d'autres qui les font périr d'ennui.
--Est-ce donc là toute la cause de votre spleen? Je ne le crois pas,
milady.
--Oh! ne m'appelez pas Milady! Je me figure alors que je suis Anglaise.
C'est bien assez qu'on veuille me persuader, quand je suis en
Angleterre, que mon mari m'a dénationalisée.
--Mais vous ne répondez à ma question, Sabina?
--Eh! que puis-je répondre? Sais-je la cause de mon mal?
--Voulez-vous que je vous la dise?
--Vous me l'avez dite cent fois, n'y revenons pas inutilement.
--Pardon, pardon, Madame. Vous m'avez traité de docteur subtil,
admirable, vous m'avez investi du droit de vous guérir, ne fût-ce que
pour un jour...
--De me guérir en m'amusant, et ce que vous allez me dire m'ennuiera, je
le sais.
--Inutile défaite d'une pudeur qu'un tendre soupirant trouverait
charmante, mais que votre grave médecin trouve souverainement puérile!
--Eh bien, si vous êtes cassant et brutal, je vous aime mieux ainsi.
Parlez donc.
--L'absence d'amour vous exaspère, votre ennui est l'impatience et
non le dégoût de vivre, votre fierté exagérée trahit une faiblesse
incroyable. Il faut aimer, Sabina.
--Vous parlez d'aimer comme de boire un verre d'eau. Est-ce ma faute, si
personne ne me plaît?
--Oui, c'est votre faute! Votre esprit a pris un mauvais tour, votre
caractère s'est aigri, vous avez caressé votre amour-propre, et vous
vous estimez si haut désormais que personne ne vous semble digne de
vous. Vous trouvez que je vous dis de grandes duretés, n'est-ce pas?
Aimeriez-vous mieux des fadeurs?
--Oh! je vous trouve charmant aujourd'hui, au contraire! s'écria en
riant lady G... sur le beau visage de laquelle un peu d'humeur avait
cependant passé. Eh bien, laissez-moi me justifier, et citez-moi
quelqu'un qui me donne tort. Je trouve tous les hommes que le monde
jette autour de moi ou vains et stupides, ou intelligents et glacés.
J'ai pitié des uns, j'ai peur des autres.
--Vous n'avez pas tort. Pourquoi ne cherchez-vous pas hors du monde?
--Est-ce qu'une femme peut chercher? Fi donc!
--Mais on peut se promener quelquefois, rencontrer, et ne pas trop fuir.
--Non, on ne peut pas se promener hors du monde, le monde vous suit
partout, quand on est du grand monde. Et puis, qu'y a-t-il hors du
monde? des bourgeois, race vulgaire et insolente; du peuple, race
abrutie et malpropre; des artistes, race ambitieuse et profondément
égoïste. Tout cela ne vaut pas mieux que nous, Léonce. Et puis, si
vous voulez que je me confesse, je vous dirai que je crois un peu à
l'excellence de notre sang patricien. Si tout n'était pas dégénéré et
corrompu dans le genre humain, c'est encore là qu'il faudrait espérer
de trouver des types élevés et des natures d'élite. Je ne nie pas les
transformations de l'avenir, mais jusqu'ici je vois encore le sceau du
vasselage sur tous ces fronts récemment affranchis. Je ne hais ni ne
méprise, je ne crains pas non plus cette race qui va, dit-on, nous
chasser; j'y consens. Je pourrais avoir de l'estime, du respect et de
l'amitié pour certains plébéiens; mais mon amour est une fleur délicate
qui ne croît pas dans le premier terrain venu; j'ai des nerfs de
marquise; je ne saurais me changer et me maniérer. Plus j'accepte
l'égalité future, moins je me sens capable de chérir et de caresser ce
que l'inégalité a souillé dans le passé. Voilà toute ma théorie, Léonce,
vous n'avez donc pas lieu de me prêcher. Voulez-vous que je me fasse
soeur de charité? Je ne demande pas mieux que de surmonter mes dégoûts
en vue de la charité; mais vous voulez que je cherche le bonheur de
l'amour, là où je ne vois à pratiquer que l'immolation de la pénitence!
--Je ne vous prêcherai rien, Sabina; je ne vaux ni mieux ni moins que
vous; seulement, je crois avoir un instinct plus chaud, un désir plus
ardent de la dignité de l'homme, et cette ardeur vraie est venue le
jour où je me suis senti artiste. Depuis ce jour le genre humain
m'est apparu, non pas partagé en castes diverses, mais semé de types
supérieurs par eux-mêmes. Je ne crois donc pas l'habitude assez
influente sur les âmes, assez destructive du pouvoir divin, pour avoir
flétri à jamais la postérité des esclaves. Quand il plaît à Dieu que la
Fornarina soit belle, et que Raphaël ait du génie, ils s'aiment sans se
demander le nom de leurs aïeux. La beauté de l'âme et du corps, voilà ce
qui est noble et respectable; et, pour être sortie d'une ronce, la fleur
de l'églantier n'est pas moins suave et moins charmante.
--Oui, mais pour aller la respirer, il faut vous déchirer dans de
sauvages buissons. Et puis, Léonce, nous ne pouvons pas voir de même la
beauté idéale. Vous êtes homme et artiste, c'est-à-dire que vous avez un
sentiment à la fois plus matériel et plus exalté de la forme; votre art
est matérialiste. C'est le divin Raphaël épris de la robuste Fornarina.
Eh bien, oui! la maîtresse du Titien me parait aussi une belle grosse
femme sensuelle, nullement idéale.....Nous autres patriciennes, nous ne
concevons pas... Mais, grand Dieu! voici un équipage qui vient à nous,
et qui ressemble tout à fait à celui de la marquise!
--Et c'est elle-même avec le jeune docteur!
--Voyez, Léonce, voici une femme plus facile à satisfaire que moi! Nous
allons surprendre une intrigue. Elle se faisait passer pour malade, et
la voilà qui se promène avec...
--Avec son médecin, comme vous avec le vôtre, Madame. Elle s'amuse par
ordonnance.
--Oui, mais vous n'êtes que le médecin de mon âme...
--Vous êtes cruelle, Sabina! que savez-vous si ce beau jeune homme ne
s'adresse pas plutôt à son coeur qu'à ses sens?... Et si elle pensait
aussi mal de vous, ne serait-elle pas profondément injuste, puisque moi,
qui suis en tête-à-tête avec vous, je ne m'adresse ni à votre coeur,
ni...
--Juste ciel! Léonce! vous m'y faites penser. Elle est méchante, elle a
besoin de se justifier par l'exemple des autres... elle va passer près
de nous. Elle est hardie; au lieu de se cacher elle va nous observer, me
reconnaître... c'est peut-être déjà fait!
--Non, Madame, répondit Léonce, votre voile est baissé, et elle
est encore loin; d'ailleurs... prends à gauche, le chemin de
Sainte-Apollinaire! cria-t-il au jockey qui lui servait de cocher, et
qui conduisait avec vitesse et résolution.
Le wurst s'enfonça dans un chemin étroit et couvert, et la calèche de la
marquise passa, peu de minutes après, sur la grande route.
--Vous voyez, Madame, dit Léonce, que la Providence veille sur vous
aujourd'hui, et qu'elle s'est incarnée en moi. Il faut faire souvent un
long trajet dans ces montagnes pour trouver un chemin praticable aux
voitures, aboutissant à la rampe, et il s'en est ouvert un comme par
miracle au moment où vous avez désiré de fuir.
--C'est si merveilleux, en effet, répondit lady G... en souriant, que je
pense que vous l'avez ouvert et frayé d'un coup de baguette. Oui, c'est
un enchantement! Les belles haies fleuries et les nobles ombrages!
J'admire que vous ayez songé à tout, même à nous donner ici l'ombre
et les fleurs qui nous manquaient lorsque nous suivions la rampe. Ces
châtaigniers centenaires que vous avez plantés là sont magnifiques. On
voit bien, Léonce, que vous êtes un grand artiste, et que vous ne pouvez
pas créer à demi.
--Vous dites des choses charmantes, Sabina, mais vous êtes pâle comme
la mort! Quelle crainte vous avez de l'opinion! quelle terreur vous a
causée cette rencontre et ce danger d'un soupçon! Je ne me serais jamais
douté qu'une personne aussi forte et aussi fière fût aussi timide!
--On ne se connaît qu'à la campagne, disent les gens du monde. Cela veut
dire que l'on ne se connaît que dans le tête-à-tête. Ainsi, Léonce, nous
allons ce matin nous découvrir mutuellement beaucoup de qualités et
beaucoup de défauts que nous n'avions encore jamais aperçus l'un chez
l'autre. Ma timidité est vertu ou faiblesse, je l'ignore.
--C'est faiblesse.
--Et vous méprisez cela?
--Je le blâmerai peut-être. J'y trouverai tout au moins l'explication de
ce raffinement de goûts, de cette habitude de dédains exquis dont vous
me parliez tout à l'heure. Vous ne vous rendez peut-être pas bien compte
de vous-même. Vous attribuez peut-être trop à la délicatesse exagérée de
vos perceptions aristocratiques ce qui n'est en réalité que la peur du
blâme et des railleries de vos pareils.
--Mes pareils sont les vôtres aussi, Léonce; n'avez-vous donc aucun
souci de l'opinion? Voudriez-vous que je fisse un choix dont j'eusse à
rougir. Ce serait bizarre.
--Ce serait par trop bizarre, et je n'y songe point. Mais une hardiesse
d'indépendance plus prononcée me paraîtrait pour vous une ressource
précieuse, et je vois que vous ne l'avez pas. Il n'est plus question
ici de choisir dans une sphère ou dans l'autre, je dis seulement qu'en
général, quelque choix que vous fassiez, vous serez plus occupée du
jugement qu'on en portera autour de vous que des jouissances que vous en
retirerez pour votre compte personnel.
--Je n'en crois rien, et ceci passe la limite des vérités dures, Léonce;
c'est une taquinerie méchante, un système de malveillantes inculpations.
--Voilà que nous commençons à nous quereller, dit Léonce. Tout va
bien, si je réussis à vous irriter contre moi; j'aurai au moins écarté
l'ennui.
--Si la marquise entendait notre conversation, dit Sabina en reprenant
sa gaieté, elle n'y trouverait pas à mordre, je présume?
--Mais comme elle ne l'entend pas et que nous pouvons faire d'autres
rencontres, il est bon que nous rompions davantage notre tête-à-tête, et
que nous nous entourions de quelques compagnons de voyage.
--Est-ce qu'à votre tour, vous prenez de l'humeur, Léonce?
--Nullement; mais il entre dans mes desseins que vous ayez un chaperon
plus respectable que moi; je le vois qui vient à ma rencontre. Le destin
l'amène en ce lieu, sinon mon pouvoir magique.
Sur un signe de son maître, le jockey arrêta ses chevaux. Léonce sauta
lestement à terre et courut au-devant du curé de Sainte-Apollinaire, qui
marchait gravement à l'entrée de son village, un bréviaire à la main.
II.
ADVIENNE QUE POURRA.
--Monsieur le curé, dit Léonce, je suis au désespoir de vous déranger.
Je sais que quand le prêtre est interrompu dans la lecture de son
bréviaire, il est forcé de le recommencer, fût-il à l'avant-dernière
page. Mais je vois avec plaisir que vous n'en êtes encore qu'à la
seconde, et le motif qui m'amène auprès de vous est d'une telle urgence,
que je me recommande à votre charité pour excuser mon indiscrétion.
Le curé fit un soupir, ferma son bréviaire, ôta ses lunettes, et, levant
sur Léonce de gros yeux bleus qui ne manquaient pas d'intelligence:
--A qui ai-je l'honneur de parler? dit-il.
--A un jeune homme rempli de sincérité, répondit gravement Léonce, et
qui vient vous soumettre un cas fort délicat. Ce matin, j'ai persuadé
très-innocemment à une jeune dame, que vous pouvez apercevoir là-bas
en voiture découverte, de faire une promenade avec moi dans vos belles
montagnes. Nous sommes étrangers tous deux aux usages du pays; nos
sentiments l'un pour l'autre sont ceux d'une amitié fraternelle; la dame
mérite toute considération et tout respect; mais un scrupule lui est
venu en chemin, et j'ai dû m'y soumettre. Elle dit que les habitants
de la contrée, à la voir courir seule avec un jeune homme, pourraient
gloser sur son compte, et la crainte d'être une cause de scandale est
devenue si vive dans son esprit que j'ai regardé comme un coup du ciel
l'heureux hasard de votre rencontre. Je me suis donc déterminé à
vous demander la faveur de votre société pour une ou deux heures de
promenade, ou tout au moins pour la reconduire avec moi à sa demeure.
Vous êtes si bon, que vous ne voudrez pas priver une aimable personne
d'une partie de plaisir vraiment édifiante, puisqu'il s'agit surtout
pour nous de glorifier l'Eternel dans la contemplation de son oeuvre, la
belle nature.
--Mais, Monsieur, dit le curé qui montrait un peu de méfiance, et qui
regardait attentivement la voiture, vous n'êtes point seul; vous avez
avec vous deux autres personnes.
--Ce sont nos domestiques, qu'un sentiment instinctif des convenances
nous a engagé à emmener.
--Eh bien, alors, je ne vois pas ce que vous pouvez craindre des
méchantes langues. On ne fait point le mal devant des serviteurs.
--La présence des domestiques ne compte pas dans l'esprit des gens du
monde.
--C'est par trop de mépris des gens qui sont nos frères.
--Vous parlez dignement, monsieur le curé, et je suis de votre opinion.
Mais vous conviendrez que, placés comme les voilà sur le siège de la
voiture, on pourrait supposer que je tiens à cette dame des discours
trop tendres, que je peux lui prendre et lui baiser la main à la
dérobée.
Le curé fit un geste d'effroi, mais c'était pour la forme; son visage
ne trahit aucune émotion. Il avait passé l'âge où de brûlantes pensées
tourmentent le prêtre. Ou bien possible est qu'il ne se fût pas abstenu
toujours au point de haïr la vie et de condamner le bonheur. Léonce se
divertit à voir combien ses prétendus scrupules lui semblaient puérils.
--Si ce n'est que cela, repartit le bonhomme, vous pouvez placer _la
noire_ dans la voiture entre vous deux. Sa présence mettra en fuite le
démon de la médisance.
--Ce n'est guère l'usage, dit le jeune homme embarrassé de la judiciaire
du vieux prêtre. Cela semblerait affecté. Le danger est donc bien grand,
penseraient les méchants, puisqu'ils sont forcés de mettre entre eux une
vilaine négresse? Au lieu que la présence d'un prêtre sanctifie tout.
Un digne pasteur comme vous est l'ami naturel de tous les fidèles, et
chacun doit comprendre que l'on recherche sa société.
--Vous êtes fort aimable, mon cher Monsieur, et je ne demanderais qu'à
vous obliger, répondit le curé, flatté et séduit peu à peu; mais je n'ai
pas encore dit ma messe, et voici le premier coup qui sonne. Donnez-moi
vingt minutes... ou plutôt venez entendre la messe. Ce n'est pas
obligatoire dans la semaine, mais cela ne peut jamais faire de mal;
après cela vous me permettrez de déjeuner, et nous irons ensuite faire
un tour de promenade ensemble si vous le désirez.
--Nous entendrons la messe, répondit Léonce; mais aussitôt après, nous
vous emmènerons déjeuner avec nous dans la campagne.
--Vous y déjeunerez fort mal, observa vivement le curé, à qui cette idée
parut plus sérieuse que tout ce qui avait précédé. On ne trouve rien qui
vaille dans ce pays aussi pauvre que pittoresque.
--Nous avons d'excellent vin et des vivres assez recherchés dans la
caisse de la voiture, reprit Léonce. Nous avions donné rendez-vous à
plusieurs personnes pour aller manger sur l'herbe, et chacun de nous
devait porter une part du festin. Mais comme toutes ont manqué de
parole, excepté moi, il se trouve que je suis assez bien pourvu pour le
petit nombre de convives que nous sommes.
--A la bonne heure, dit le curé, tout à fait décidé. Je vois que vous
aviez une jolie partie en train, et que sans moi elle serait troublée
par l'embarras de ce dangereux tête-à-tête. Je ne veux pas vous la faire
manquer, j'irai avec vous, pourvu que ce ne soit pas trop loin; car je
ne manque pas d'affaires ici. Il plaît à l'un de naître, à l'autre
de mourir, et c'est tous les jours à recommencer. Allons, avertissez
_votre_ dame; je cours à mon église.
--Eh bien, donc, dit Sabina, qui, en attendant le retour de Léonce,
avait pris un livre dans la poche de la voiture et feuilletait
_Wilhelm-Meister_; j'ai cru que vous m'aviez oubliée, et je m'en
consolais avec cet adorable conte.
--Je l'avais apporté pour vous, dit Léonce; je savais que vous ne le
connaissiez pas encore, et que c'était la lecture qu'il vous fallait
pour le moment.
--Vous avez des attentions charmantes. Mais que faisons-nous?
--Nous allons à la messe.
--L'étrange idée! Est-ce en me faisant faire mon salut que vous comptez
me divertir?
--Il vous est interdit de scruter mes pensées et de deviner mes
intentions. Du moment où je ne porterais plus votre inconnu dans
mon cerveau, vous ne me laisseriez rien achever de ce que j'aurais
entrepris.
--C'est vrai. Allons donc à la messe; mais que vouliez-vous faire de ce
curé?
--Eh quoi, toujours des questions, quand vous savez que l'oracle doit
être muet?
--Vos bizarreries commencent à m'intéresser. Est-ce qu'il ne m'est pas
même permis de chercher à comprendre?
--Parfaitement, je ne risque point d'être deviné.
Le wurst traversa le hameau et s'arrêta devant l'église rustique. Elle
était ordinairement presque déserte aux messes de la semaine, mais
elle se remplit de femmes et d'enfants curieux dès que les deux nobles
voyageurs y furent entrés. Cependant le plus grand nombre retourna
bientôt sous le porche pour admirer les chevaux, toucher la voiture,
et surtout contempler la négresse, qui leur causait un étonnement mêlé
d'ironie et d'effroi.
Le sacristain vint placer Sabina et Léonce dans le banc d'honneur. L'air
des montagnes est si vif, que le curé avait déjà faim et ne traînait pas
sa messe en longueur.
Lady G... avait pris du bout des doigts un missel respectable parmi
d'autres bouquins de dévotion épars sur le prie-Dieu. Elle paraissait
fort recueillie; mais Léonce s'aperçut bientôt qu'elle tenait toujours
_Wilhelm-Meister_ sous son châle, qu'elle le glissait peu à peu sur le
missel ouvert devant elle, et enfin qu'elle le lisait avidement pendant
le _confiteor_.
Lui, s'agenouilla près d'elle à l'élévation, et lui dit bien bas:--Je
gage que ce pasteur naïf et ces bonnes gens qui vous regardent sont
édifiés de votre piété, Sabina! Mais moi, je me dis que vous respectez
les apparences d'une religion à laquelle vous ne croyez plus.
Elle ne lui répondit qu'en lui montrant du doigt le mot _pédant_ qui se
retrouve en plusieurs endroits de _Wilhelm-Meister_, à propos d'un des
personnages de la troupe vagabonde.
--Vous savez bien que je ne suis pas dévote, lui dit-elle après la
messe, en parcourant avec lui la nef bordée de petites chapelles; j'ai
la religion de mon temps.
--C'est-à-dire que vous n'en avez pas?
--Je crois qu'au contraire aucune époque n'a été plus religieuse, en ce
sens que les esprits élevés luttent contre le passé, et aspirent vers
l'avenir. Mais le présent ne peut s'abriter sous aucun temple. Pourquoi
m'avez-vous fait entrer dans celui-ci?
--N'allez-vous pas à la messe le dimanche?
--C'est une affaire de convenance, et pour ne pas jouer le rôle d'esprit
fort. Le dimanche est d'obligation religieuse, par conséquent d'usage
mondain.
--Hélas! vous êtes hypocrite.
--De religion? Non pas. Je ne cache à personne que j'obéis à une
coutume.
--Vous vous êtes fait un dieu de ce monde profane, et vous le trouvez
plus facile à servir.
--Léonce, seriez-vous dévot? dit-elle en le regardant.
--Je suis artiste, répondit-il; je sens partout la présence de Dieu,
même devant ces grossières images du moyen âge, qui font ressembler le
lieu où nous sommes à quelque pagode barbare.
--Vous êtes plus impie que moi: ces fétiches affreux, ces _ex-voto_
cyniques me font peur.
--Je vois, le passé est votre effroi; il vous gâte le présent. Que ne
comprenez-vous l'avenir? Vous seriez dans l'idéal.
--Tenez, artiste, regardez! lui dit Sabina en attirant son attention
sur une figure agenouillée sur le pavé, dans la profondeur sombre d'une
chapelle funéraire.
C'était une jeune fille, presque un enfant, pauvrement vêtue, quoique
avec propreté. Elle n'était pas jolie, mais sa figure avait une
expression saisissante, et son attitude une noblesse singulière. Un
rayon de soleil, égaré dans cette cave humide où elle priait, tombait
sur sa nuque rosée et sur une magnifique tresse de cheveux d'un blond
pâle, presque blanchâtre, roulée et serrée autour d'un petit béguin de
velours rouge brodé d'or fané, et garni de dentelle noire, à la mode du
pays. Elle était haute en couleur, malgré le ton fade de sa chevelure.
Le bleu tranché de ses yeux paraissait plus brillant sous ses longs cils
d'or mat tirant sur l'argent. Son profil trop court avait des courbes
d'une finesse et d'une énergie extraordinaires.
--Allons, Léonce, ne vous oubliez pas trop à la regarder, dit Sabina à
son compagnon, qui était comme pétrifié devant la villageoise, c'est
de moi seule qu'il faut être occupé aujourd'hui; si vous avez une
distraction, je suis perdue, je m'ennuie.
--Je ne pense qu'à vous en la regardant. Regardez-la aussi. Il faut que
vous compreniez cela.
--Cela? c'est la foi aveugle et stupide, c'est le passé qui vit encore,
c'est le peuple. C'est curieux pour l'artiste, mais moi je suis poëte,
et il me faut plus que l'étrange, il me faut le beau... Cette petite est
laide.
--C'est que vous n'y comprenez rien. Elle est belle selon le type rare
auquel elle appartient.
--Type d'Albinos.
--Non! c'est la couleur de Rubens, avec l'expression austère des vierges
du Bas-Empire. Et l'attitude?
--Est raide comme le dessin des maîtres primitifs. Vous aimez cela?
--Cela a sa grâce, parce que c'est naïf et imprévu. La Madeleine de
Canova pose, les vierges de la Renaissance savent qu'elles sont belles;
les modèles primitifs sont tout d'un jet, tout d'une pièce, on pourrait
dire tout d'une venue, comme la pensée qui les fit éclore.
--Et qui les pétrifia... Tenez, elle a fini sa prière; parlez-lui, vous
verrez qu'elle est bête malgré l'expression de ses traits.
--Mon enfant, dit Léonce à la jeune fille, vous paraissez très-pieuse. Y
a-t-il quelque dévotion particulière attachée à cette chapelle?
--Non, Monseigneur, répondit la jeune fille en faisant la révérence;
mais je me cache ici pour prier, afin que M. le curé ne me voie point.
--Et que craignez-vous des regards de M. le curé? demanda lady G...
--Je crains qu'il ne me chasse, reprit la montagnarde; il ne veut plus
que je rentre dans l'église, sous prétexte que je suis en état de péché
mortel.
Elle fit cette réponse avec tant d'aplomb et d'un air à la fois si
ingénu et si décidé, que Sabina ne put s'empêcher de rire.
--Est-ce que cela est vrai? lui demanda-t-elle.
--Je crois que M. le curé se trompe, répondit la jeune fille, et que
Dieu voit plus clair que lui dans mon coeur.
Là-dessus elle fit une nouvelle révérence et s'éloigna rapidement, car
le curé, qui avait fini de se dépouiller de ses habits sacerdotaux,
paraissait au fond de la nef.
Interrogé par nos deux voyageurs, le curé jeta un regard sur la
pécheresse qui fuyait, haussa les épaules, et dit d'un ton courroucé:
--Ne faites pas attention à cette vagabonde, c'est une âme perdue.
--Cela est fort étrange, dit Sabina; sa figure n'annonce rien de
semblable.
--Maintenant, dit le curé, je suis aux ordres de Vos Seigneuries.
On remonta en voiture, et après quelques mots de conversation générale,
le curé demanda la permission de lire son bréviaire, et bientôt il fut
si absorbé par cette dévotion, que Léonce et Sabina se retrouvèrent
comme en tête-à-tête. Par égard pour le bonhomme, qui ne paraissait pas
entendre l'anglais, ils causèrent dans cette langue afin de ne lui point
donner de distractions.
--Ce prêtre intolérant, esclave de ses patenôtres, ne nous promet pas
grand plaisir, dit Sabina. Je crois que vous l'avez recruté pour me
punir d'avoir pris un peu d'humeur de la rencontre de la marquise.
--J'ai peut-être eu un motif plus sérieux, répondit Léonce. Vous ne le
devinez pas?
--Nullement.
--Je veux bien vous le dire; mais c'est à condition que vous l'écouterez
très-sérieusement.
--Vous m'inquiétez!
--C'est déjà quelque chose. Sachez donc que j'ai mis ce tiers entre nous
pour me préserver moi-même.
--Et de quoi, s'il vous plaît?
--Du danger caché au fond de toutes les conversations qui roulent sur
l'amour entre jeunes gens.
--Parlez pour vous, Léonce; je ne me suis pas aperçue de ce danger. Vous
m'aviez promis de ne pas laisser l'ennui approcher de moi; je comptais
sur votre parole, j'étais tranquille.
--Vous raillez? C'est trop facile. Vous m'aviez promis plus de gravité.
--Allons, je suis très-grave, grave comme ce curé. Que vouliez-vous
dire?
--Que, seul avec vous, j'aurais pu me sentir ému et perdre ce calme
d'où dépend ma puissance sur vous aujourd'hui. Je fais ici l'office de
magnétiseur pour endormir votre irritation habituelle. Or, vous savez
que la première condition de la puissance magnétique c'est un flegme
absolu, c'est une tension de la volonté vers l'idée de domination
immatérielle; c'est l'absence de toute émotion étrangère au phénomène de
l'influence mystérieuse. Je pouvais me laisser troubler, et arriver à
être dominé par votre regard, par le son de votre voix, par votre fluide
magnétique, en un mot, et alors les rôles eussent été intervertis.
--Est-ce que c'est une déclaration, Léonce? dit Sabina avec une hauteur
ironique.
--Non, Madame; c'est tout le contraire, répondit-il tranquillement.
--Une impertinence, peut-être?
--Nullement. Je suis votre ami depuis longtemps, et un ami sérieux, vous
le savez bien, quoique vous soyez une femme étrange et parfois injuste.
Nous nous sommes connus enfants: notre affection fut toujours loyale et
douce. Vous l'avez cultivée avec franchise, moi avec dévouement. Peu
d'hommes sont autant mes amis que vous, et je ne recherche la société
d'aucun d'eux avec autant d'attrait que la vôtre. Cependant vous me
causez quelquefois une sorte de souffrance indéfinissable. Ce n'est pas
le moment d'en rechercher la cause; c'est un problème intérieur que je
n'ai pas encore cherché à résoudre. Ce qu'il y a de certain, c'est que
je ne suis pas amoureux de vous et que je ne l'ai jamais été. Sans
entrer dans des explications qui auraient peut-être quelque chose de
trop libre après cette déclaration, je pense que vous comprenez pourquoi
je ne veux pas être ému auprès d'une femme aussi belle que vous, et
pourquoi la figure paisible et rebondie qui est là m'était nécessaire
pour m'empêcher de vous trop regarder.
--En voilà bien assez, Léonce, répondit Sabina, qui affectait d'arranger
ses manchettes afin de baisser la tête et de cacher la rougeur qui
brûlait ses joues. C'en est même trop. Il y a quelque chose de blessant
pour moi dans vos pensées.
--Je vous défie de me le prouver.
--Je ne l'essaierai pas. Votre conscience doit vous le dire.
--Nullement. Je ne puis vous donner une plus grande preuve de respect
que de chasser l'amour de mes pensées.
--L'amour! Il est bien loin de votre coeur! Ce que vous croyez devoir
craindre me flatte peu; je ne suis pas une vieille coquette pour m'en
enorgueillir.
--Et pourtant, si c'était l'amour, l'amour du coeur comme vous
l'entendez, vous seriez plus irritée encore.
--Affligée peut-être, parce que je n'y pourrais pas répondre, mais
irritée beaucoup moins que je ne le suis par l'aveu de votre souffrance
_indéfinissable_.
--Soyez franche, mon amie; vous ne seriez même pas affligée; vous
ririez, et ce serait tout.
--Vous m'accusez de coquetterie? vous n'en avez pas le droit: qu'en
savez-vous, puisque vous ne m'avez jamais aimée, et que vous ne m'avez
jamais vue aimer personne?
--Écoutez, Sabina, il est certain que je n'ai jamais essayé de vous
plaire. Tant d'autres ont échoué! Sais-je seulement si quelqu'un a
jamais réussi à se faire aimer de vous? Vous me l'avez pourtant dit une
fois, dans un jour d'expansion et de tristesse; mais j'ignore si vous ne
vous êtes pas vantée par exaltation. Si je vous avais laissé voir que je
suis capable d'aimer ardemment, peut-être eussiez-vous reconnu que je
méritais mieux que votre amitié. Mais, pour vous le faire comprendre, il
eût fallu ou vous aimer ainsi, ce que je nie, ou feindre, et m'enivrer
de mes propres affirmations. Cela eût été indigne de la noblesse de mon
attachement pour vous, et je ne sais pas descendre à de telles ruses:
ou bien encore, il eût fallu vous raconter les secrets de ma vie, vous
peindre mon vrai caractère, me vanter en un mot. Fi! et n'être pas
compris, être raillé!... Juste punition de la vanité puérile! Loin de
moi une telle honte!
--De quoi vous justifiez-vous donc, Léonce? Est-ce que je me plains de
n'avoir que votre amitié? est-ce que j'ai jamais désiré autre chose?
--Non, mais de ce que je m'observe si scrupuleusement, vous pourriez
conclure que je suis une brute, si vous ne me deviniez pas.
--A quoi bon vous observer tant, puisqu'il n'y a rien à craindre?
L'amour est spontané. Il surprend et envahit, il ne raisonne point, il
n'a pas besoin de s'interroger, ni de s'entourer de prévisions, de plans
d'attaque et de projets de retraite; il se trahit, et c'est alors qu'il
s'impose.
«Voilà une bonne leçon, pensa Léonce, et c'est elle qui me la donne!»
Il sentit qu'il avait besoin d'étouffer son dépit, et, prenant la main
de lady G..., il lui dit en la serrant d'un air affectueux et calme:
--Vous voyez donc bien, chère Sabina, qu'il ne peut y avoir d'amour
entre nous; nous n'avons dans le coeur rien de neuf et de mystérieux
l'un pour l'autre; nous nous connaissons trop, nous sommes comme frère
et soeur.
--Vous dites un mensonge et un blasphème, répondit la fière lady en
retirant sa main. Les frères et les soeurs ne se connaissent jamais,
puisque les points les plus vivants et les plus profonds de leurs âmes
ne sont jamais en contact. Ne dites pas que nous nous connaissons trop,
vous et moi; je prétends, au contraire, n'être nullement connue de vous,
et ne l'être jamais. Voilà pourquoi, au lieu de me fâcher, j'ai souri
à toutes les duretés que vous me dites depuis ce matin. Tenez, j'aime
mieux aussi ne pas vous connaître davantage. Si vous voulez garder votre
fluide magnétique, laissez-moi croire que vous avez dans le coeur des
trésors de passion et de tendresse, dont notre paisible amitié n'est que
l'ombre.
--Et si vous le croyiez, vous m'aimeriez, Sabina! Il est donc certain
pour moi que vous ne le croyez pas.
--Je puis vous en dire autant. Faut-il en conclure que si nous sommes
seulement amis, c'est parce que nous n'avons pas grande opinion l'un de
l'autre?
«Elle est piquée, pensa Léonce, et voilà que nous sommes au moment de
nous haïr ou de nous aimer.»
--M'est avis, dit le curé en fermant son bréviaire, que nous voici bien
assez loin, et que nous pourrions, s'il plaisait à Vos Seigneuries,
mettre quelque chose sous la dent.
--D'autant plus, dit Léonce, que voici à deux pas, au-dessus de nous, un
plateau de rochers avec de l'ombre, et d'où l'on doit découvrir une vue
admirable.
--Quoi, là-haut? s'écria le curé qui était un peu chargé d'embonpoint;
vous voulez grimper jusqu'à la Roche-Verte? Nous serions bien plus à
l'aise dans ce bosquet de sapins, au bord de la route.
--Mais nous n'aurions pas de vue! dit lady G... en passant son bras d'un
air folâtre sous celui du vieux prêtre, et peut-on se passer de la vue
des montagnes?
--Fort bien quand on mange, répondit le curé, qui, pourtant, se laissa
entraîner.
Le jockey conduisit la voiture à l'ombre, dans le bosquet, et bientôt de
nombreux serviteurs se présentèrent pour l'aider à chasser les mouches
et à faire manger ses chevaux. C'étaient les petits pâtres, épars sur
tous les points de la montagne, qui, en un clin d'oeil, se rassemblèrent
autour de nos promeneurs, comme une volée d'oiseaux curieux et affamés.
L'un prit les coussins du char-à-bancs pour faire asseoir les convives
sur le rocher, l'autre se chargea du transport des pâtés de gibier, un
troisième de celui des vins; chacun voulait porter ou casser quelque
chose. Le déjeuner champêtre fut bientôt installé sur la Roche-Verte,
et, en voyant qu'il était splendide et succulent, le curé s'essuya
le front et laissa échapper un soupir de jubilation de sa poitrine
haletante. On fit la part des petits pages déguenillés, celle des
serviteurs aussi, car on avait de quoi satisfaire tout le monde. Léonce
n'avait pas fait les choses à demi; on eût dit qu'il avait prévu à quel
estomac de prêtre il aurait affaire. Sabina redevint très-enjouée, et
avoua que, pour la première fois depuis longtemps, elle avait beaucoup
d'appétit. Léonce ayant servi tout le monde, commençait à manger à
son tour, lorsque les enfants, assis en groupe à quelque distance, se
prirent à s'agiter, à bondir et à crier en faisant de grands mouvements
avec leurs bras, comme pour appeler quelqu'un du fond du ravin: «La
fille aux oiseaux! la fille aux oiseaux!»
[Illustration: Léonce courut au-devant du curé.]
III.
ENLEVONS HERMIONE.
--Taisez-vous, sotte engeance, dit le curé: n'attirez point cette folle
par ici; nous n'avons que faire de ses jongleries.
Mais les enfants ne l'entendaient point et continuaient à appeler et à
faire des gestes. Sabina, se penchant alors sur le bord du rocher, vit
un spectacle fort extraordinaire. Une jeune montagnarde grimpait la
pente escarpée qui conduisait à la Roche-Verte, et cette enfant marchait
littéralement dans une nuée d'oiseaux qui voltigeaient autour d'elle,
les uns béquetant sa chevelure, d'autres se posant sur ses épaules,
d'autres, tout jeunes, sautillant et se traînant à ses pieds, dans le
sable. Tous semblaient se disputer le plaisir de la toucher ou le
profit de l'implorer, et remplissaient l'air de leurs cris de joie
et d'impatience. Quand la jeune fille fut plus près et qu'on put la
distinguer à travers son cortège tourbillonnant, Léonce et Sabina
reconnurent la blonde aux joues vermeilles et aux cheveux d'or pâle
qu'ils avaient vue dans l'église une heure auparavant.