Note du transcripteur:
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 1
Vie de Shakspeare
Hamlet.--La Tempête.--Coriolan.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1864
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CORIOLAN
TRAGÉDIE
NOTICE SUR CORIOLAN
_Coriolan_, comme l'observe La Harpe, est un des plus beaux rôles
qu'il soit possible de mettre sur la scène. C'est un de ces caractères
éminemment poétiques qui plaisent à notre imagination qu'ils élèvent, un
de ces personnages dans le genre de l'Achille d'Homère qui font le sort
d'un État, et semblent mener avec eux la fortune et la gloire; une de
ces âmes nobles et ardentes qui ne peuvent pardonner à l'injustice,
parce qu'elles ne la conçoivent pas, et qui se plaisent à punir les
ingrats et les méchants, comme on aime à écraser les bêtes rampantes et
venimeuses.
Mais ce qui plaît surtout dans ce caractère si fier et si indomptable,
c'est cet amour filial auquel se rapportent toutes les vertus de
Coriolan, et qui fait seul plier son orgueil offensé. «Et comme aux
autres la fin qui leur faisoit aimer la vertu estoit la gloire; aussi à
luy, la fin qui lui faisoit aimer la gloire estoit la joye qu'il voyoit
que sa mère en recevoit; car il estimoit n'y avoir rien qui le rendît
plus heureux, ne plus honoré, que de faire que sa mère l'ouist priser
et louer de tout le monde, et le veist retourner tousjours couronné, et
qu'elle l'embrassast à son retour, ayant les larmes aux yeux espraintes
de joye.»--(PLUTARQUE, _trad. d'Amyol_.)
Il n'est pas étonnant que Coriolan ait été souvent reproduit sur le
théâtre par les poètes de toutes les nations. Leone Allaci fait mention
de deux tragédies italiennes de ce nom. Il y a encore un opéra de
Coriolan, que Graun a mis en musique.
En Angleterre, on compte le _Coriolan_ de Jean Dennis, aujourd'hui
presque oublié; celui de Thomas Sheridan, imprimé à Londres en 1755;
et surtout celui de Thomson, l'auteur des _Saisons_, dont le talent
descriptif est le véritable titre au rang distingué qu'il occupe dans la
littérature anglaise.
Nous connaissons en France neuf tragédies sur Coriolan. La première est
de Hardy, avec des choeurs, jouée dès l'an 1607, et imprimée en 1626; la
seconde, sous le titre de _Véritable Coriolan_, est de Chapoton, et fut
représentée en 1638; la troisième, de Chevreau, dans la même année; la
quatrième, de l'abbé Abeille, de 1676; la cinquième, de Chaligny Des
Plaines, 1722; la sixième, de Mauger, 1748; la septième, de Richer,
imprimée la même année; la huitième, de Gudin, mise au théâtre en 1776.
La dernière enfin, du rhéteur La Harpe, représentée en 1784, est la
seule qui soit restée au théâtre.
La Harpe se défend d'avoir emprunté son troisième acte à Shakspeare. Sa
tragédie, en effet, ressemble fort peu en général à celle de l'Eschyle
anglais. Il fallait un grand maître dans l'art dramatique comme
Shakspeare pour répandre sur cinq actes tant de vie et de variété.
Seul il a su reproduire les héros de l'ancienne Rome avec la vérité de
l'histoire, et égaler Plutarque dans l'art de les peindre dans toutes
les situations de la vie.
Selon Malone, Coriolan aurait été écrit en 1609. Les événements
comprennent une période de quatre années, depuis la retraite du peuple
au Mont-Sacré, l'an de Rome 262, jusqu'à la mort de Coriolan.
L'histoire est exactement suivie par le poëte, et quelques-uns des
principaux discours sont tirés de la _Vie de Coriolan_ par Plutarque,
que Shakspeare pouvait lire dans l'ancienne traduction anglaise de
Thomas Worth, faite sur celle d'Amyot en 1576. Nous renvoyons les
lecteurs à la _Vie des hommes illustres_, pour voir tout ce que le poëte
doit à l'historien.
La tragédie de _Coriolan_ est une des plus intéressantes productions de
Shakspeare. L'humeur joviale du vieillard dans Ménénius, la dignité de
la noble Romaine dans Volumnie, la modestie conjugale dans Virgilie, la
hauteur du patricien et du guerrier dans Coriolan, la maligne jalousie
des plébéiens et l'insolence tribunitienne dans Brutus et Sicinius,
forment les contrastes les plus variés et les plus heureux. Une
curiosité inquiète suit le héros dans les vicissitudes de sa fortune,
et l'intérêt se soutient depuis le commencement jusqu'à la fin. M.
Schlegel, admirateur passionné de Shakspeare, observe avec raison, au
sujet de cette tragédie, que ce grand génie se laisse toujours aller à
la gaieté lorsqu'il peint la multitude et ses aveugles mouvements; il
semble craindre, dit M. Schlegel, qu'on ne s'aperçoive pas de toute
la sottise qu'il donne aux plébéiens dans celle pièce, et il l'a fait
encore ressortir par le rôle satirique et original du vieux Ménénius. Il
résulte de là des scènes plaisantes d'un genre tout à fait particulier,
et qui ne peuvent avoir lieu que dans des drames politiques de cette
espèce; et M. Schlegel cite la scène où Coriolan, pour parvenir au
consulat, doit briguer les voix des citoyens de la basse classe; comme
il les a trouvés lâches à la guerre, il les méprise de tout son coeur;
et, ne pouvant pas se résoudre à montrer l'humilité d'usage, il finit
par arracher leurs suffrages en les défiant.
CORIOLAN
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
CAIUS MARCIUS CORIOLAN, Romain de l'ordre des patriciens.
TITUS LARTIUS, ) généraux de Rome dans la guerre contre
COMINIUS, ) les Volsques, et amis de Coriolan.
MÉNÉNIUS AGRIPPA, ami de Coriolan.
SICINIUS VELUTUS, ) tribuns du peuple et
JUNIUS BRUTUS, ) ennemis de Coriolan.
LE JEUNE MARCIUS, fils de Coriolan.
UN HÉRAUT ROMAIN.
TULLUS AUFIDIUS, général des Volsques.
UN LIEUTENANT D'AUFIDIUS.
VOLUMNI, mère de Coriolan
VIRGILIE, femme de Coriolan.
VALÉRIE, amie de Virgilie.
UN CITOYEN D'ANTIUM.
DEUX SENTINELLES VOLSQUES.
DAMES ROMAINES.
CONSPIRATEURS VOLSQUES, ligués avec Aufidius.
SÉNATEURS ROMAINS, SÉNATEURS VOLSQUES,
ÉDILES, LICTEURS, SOLDATS,
FOULE DE PLÉBÉIENS, ESCLAVES D'AUFIDIUS,
ETC.
La scène est tantôt dans Rome, tantôt dans le territoire des Volsques et
des Antiates.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
La scène est dans une rue de Rome.
(Une troupe de plébéiens mutinés paraît armée de bâtons, de massues et
autres armes.)
PREMIER CITOYEN.--Avant d'aller plus loin, laissez-moi vous parler.
PLUSIEURS CITOYENS _parlant à la fois_.--Parlez, parlez.
PREMIER CITOYEN.--Êtes-vous tous bien résolus à mourir, plutôt que de
souffrir la faim?
TOUS,--Nous y sommes résolus, nous y sommes résolus.
PREMIER CITOYEN.--Eh bien! vous savez que Caïus Marcius est le grand
ennemi du peuple?
TOUS.--Nous le savons, nous le savons.
PREMIER CITOYEN.--Tuons-le, et nous aurons le blé au prix que nous
voulons. Est-ce une chose arrêtée?
TOUS.--Oui, n'en parlons plus: c'est une affaire faite; courons,
courons.
SECOND CITOYEN.--Un mot, bons citoyens.
PREMIER CITOYEN.--Nous sommes rangés parmi les _pauvres citoyens_[1],
les patriciens parmi les _bons_. Ce qui fait regorger les autorités nous
soulagerait: s'ils nous cédaient à temps ce qu'ils ont de trop, nous
pourrions faire honneur de ce secours à leur humanité. Mais ils nous
trouvent trop chers. La maigreur qui nous défigure, le tableau de notre
misère, sont comme un inventaire qui détaille leur abondance. Notre
souffrance est un gain pour eux. Vengeons-nous avec nos piques avant que
nous soyons devenus des squelettes, car les dieux savent que ce qui me
fait parler ainsi, c'est la faim du pain et non la soif de la vengeance.
[Note 1: SECOND CITOYEN.--_One word, good citizens._ PREMIER
CITOYEN.--_We are accounted poor citizens; The patricians good._
_Good_ signifie à la fois bon et solvable.]
SECOND CITOYEN.--Voulez-vous agir surtout contre Caïus Marcius?
LES CITOYENS.--Contre lui d'abord, c'est un vrai chien pour le peuple.
SECOND CITOYEN.--Mais songez-vous aux services qu'il a rendus à son
pays?
PREMIER CITOYEN.--Parfaitement, et nous aurions du plaisir à lui en
tenir bon compte, s'il ne se payait lui-même en orgueil.
TOUS.--Allons, parlez sans fiel.
PREMIER CITOYEN.--Je vous dis que tout ce qu'il a fait de glorieux, il
l'a fait dans ce but. Il plaît à de bonnes âmes de dire qu'il a tout
fait pour la patrie: je dis, moi, qu'il l'a fait d'abord pour plaire à
sa mère, et puis pour avoir le droit d'être orgueilleux outre mesure.
Son orgueil est monté au niveau de sa valeur.
SECOND CITOYEN.--Ce qu'il ne peut changer dans sa nature, vous le
mettez à son compte comme un vice; vous ne l'accuserez pas du moins de
cupidité?
PREMIER CITOYEN.--Et quand je ne le pourrais pas, je ne serais pas
stérile en accusations: il a tant de défauts que je me fatiguerais à les
énumérer. (_Des cris se font entendre dans l'intérieur_.) Que veulent
dire ces cris? L'autre partie de la ville se soulève; et nous, nous nous
amusons ici à bavarder. Au Capitole!
TOUS.--Allons, allons.
PREMIER CITOYEN.--Doucement!--Qui s'avance vers nous?
(Survient Ménénius Agrippa.)
SECOND CITOYEN.--Le digne Ménénius Agrippa, un homme qui a toujours aimé
le peuple.
PREMIER CITOYEN.--Oui, oui, il est assez brave homme! Plût aux dieux que
tout le reste fût comme lui!
MÉNÉNIUS.--Quel projet avez-vous donc en tête, mes concitoyens? Où
allez-vous avec ces bâtons et ces massues?--De quoi s'agit-il, dites, je
vous prie?
SECOND CITOYEN.--Nos projets ne sont pas inconnus au sénat; depuis
quinze jours il a vent de ce que nous voulons: il va le voir aujourd'hui
par nos actes. Il dit que les pauvres solliciteurs ont de bons poumons:
il verra que nous avons de bons bras aussi.
MÉNÉNIUS.--Quoi! mes bons amis, mes honnêtes voisins, voulez-vous donc
vous perdre vous-mêmes?
SECOND CITOYEN.--Nous ne le pouvons pas, nous sommes déjà perdus.
MÉNÉNIUS.--Mes amis, je vous déclare que les patriciens ont pour vous
les soins les plus charitables.--Le besoin vous presse; vous souffrez
dans cette disette: mais vous feriez aussi bien de menacer le ciel de
vos bâtons, que de les lever contre le sénat de Rome dont les destins
suivront leur cours, et briseraient devant eux dix mille chaînes plus
fortes que celles dont vous pourrez jamais l'enlacer. Quant à cette
disette, ce ne sont pas les patriciens, ce sont les dieux qui en sont
les auteurs: ce sont vos prières, et non vos armes qui peuvent vous
secourir. Hélas! vos malheurs vous entraînent à des malheurs plus
grands. Vous insultez ceux qui tiennent le gouvernail de l'État, ceux
qui ont pour vous des soins paternels, tandis que vous les maudissez
comme vos ennemis!
SECOND CITOYEN.--Des soins paternels? Oui, vraiment! Jamais ils n'ont
pris de nous aucun soin. Nous laisser mourir de faim, tandis que leurs
magasins regorgent de blé; faire des édits sur l'usure pour soutenir les
usuriers; abroger chaque jour quelqu'une des lois salutaires établies
contre les riches, et chaque jour porter de plus cruels décrets pour
enchaîner, pour assujettir le pauvre! Si la guerre ne nous dévore pas,
ce sera le sénat: voilà l'amour qu'il a pour nous!
MÉNÉNIUS.--Votre malice est extrême: il faut que vous en conveniez, ou
bien souffrez qu'on vous taxe de folie.--Je veux vous raconter un joli
conte. Peut-être l'aurez-vous déjà entendu; mais n'importe, il sert à
mon but, et je vais le répéter pour vous le faire mieux comprendre.
SECOND CITOYEN.--Je vous écouterai volontiers, noble Ménénius; mais
n'espérez pas tromper nos maux par le récit d'une fable; cependant, si
cela vous fait plaisir, voyons, dites.
MÉNÉNIUS.--«Un jour tous les membres du corps humain se révoltèrent
contre l'estomac. Voici leurs plaintes contre lui: ils disaient que,
comme un gouffre, il se tenait au centre du corps, oisif et inactif,
engloutissant tranquillement la nourriture, sans jamais partager le
travail des autres organes qui se fatiguaient à voir, à entendre, à
parler, à instruire, à marcher, à sentir, ayant tous leurs fonctions
mutuelles, et servant, en ministres laborieux, les désirs et les voeux
communs du corps entier. L'estomac répondit...»
SECOND CITOYEN.--Ah! voyons, seigneur, ce que l'estomac répondit.
MÉNÉNIUS.--Je vais vous le dire. «Il répondit, avec une sorte de
sourire, qui ne venait pas des poumons (car si je fais parler l'estomac,
je peux bien aussi le faire sourire), il répondit donc, avec dédain,
aux membres mutinés et mécontents qui, le voyant tout recevoir, lui
portaient une envie aussi raisonnable que celle qui vous anime contre
nos sénateurs, parce qu'ils ne sont pas comme vous....
SECOND CITOYEN.--La réponse de votre estomac! quelle fut sa
réponse?--Ah! si la tête majestueuse et faite pour la couronne; si
l'oeil, sentinelle vigilante; si le coeur, notre conseiller; le bras,
notre soldat; la jambe, notre coursier; la langue, notre trompette; si
tous les autres membres, et cette foule de menus organes qui soutiennent
et conservent notre machine; si tous...
MÉNÉNIUS.--Quoi donc! il me coupe la parole, cet homme-là! Eh bien!
quoi? Voyons.
SECOND CITOYEN.--Si tous voyaient ce cormoran d'estomac, le gouffre du
corps humain, prétendre leur faire la loi...
MÉNÉNIUS.--Eh bien! après?
SECOND CITOYEN.--Si les principaux agents se plaignaient de l'estomac,
qu'aurait-il à répondre?
MÉNÉNIUS.--Je vous le dirai, si vous pouvez m'accorder un peu de ce qui
est si rare chez vous, un peu de patience; vous la saurez, la réponse de
l'estomac.
SECOND CITOYEN.--Vous nous la faites bien attendre.
MÉNÉNIUS.--Remarquez bien ceci, mon ami. Notre grave estomac était
réfléchi, et nullement inconsidéré comme ses accusateurs. Voici sa
réponse: «Il est vrai, mes amis, vous qui faites partie du corps,
dit-il, que je reçois d'abord toute la nourriture qui vous fait vivre,
et cela est juste, car je suis l'entrepôt et le magasin du corps entier.
Mais si vous y réfléchissez, je renvoie tout par les fleuves de votre
sang jusqu'au coeur qui est la cour de l'âme, et jusqu'à la résidence du
cerveau: car les canaux qui serpentent dans l'homme, les nerfs les plus
forts, les veines les plus petites, reçoivent de moi cette nourriture
suffisante qui entretient leur vie, et quoique vous tous à la fois, mes
bons amis» (c'est l'estomac qui parle, écoutez-moi)...
SECOND CITOYEN.--Oui, oui. Bien! bien!
MÉNÉNIUS.--«Quoique vous ne puissiez pas voir tout de suite ce que je
distribue à chacun en particulier, je peux bien, pour résultat du compte
que je vous rends, conclure que vous recevez de moi la farine la plus
pure, et qu'il ne me reste à moi que le son.» Eh bien! qu'en dites-vous!
SECOND CITOYEN.--C'était une réponse. Mais quelle application en
ferez-vous?
MÉNÉNIUS.--Les sénateurs de Rome sont ce bon estomac, et vous, vous êtes
les membres mutinés. Examinez leurs conseils et leurs soins; pesez bien
toute chose dans l'intérêt de l'État, vous verrez que tout le bien
public, auquel vous avez part, vous vient du sénat, et jamais de
vous-mêmes.--Qu'en penses-tu, toi que je vois tenir dans cette assemblée
la place du gros orteil dans le corps humain?
SECOND CITOYEN.--Du gros orteil, moi! comment cela?
MÉNÉNIUS.--Parce qu'étant un des plus bas, des plus lâches et des plus
pauvres partisans de cette belle révolte, tu vas le premier en avant.
Misérable, toi qui es du sang le plus vil, tu es le premier à faire
courir les autres là où tu as quelque chose à gagner.--Allons, préparez
vos bâtons et vos massues. Rome et ses rats sont à la veille de se
battre: il y aura du mal pour un des deux partis. (_Caïus Marcus
arrive_.)--Noble Marcius, salut!
MARCIUS.--Je vous remercie.--De quoi s'agit-il, coquins de factieux,
qui, en grattant la gale de vos prétentions, n'avez fait qu'une croûte
de vous-mêmes?
SECOND CITOYEN.--Nous avons toujours vos douces paroles.
MARCIUS.--Celui qui t'adresserait de douces paroles serait un
flatteur qui m'inspirerait un sentiment au-dessous de l'horreur.--Que
demandez-vous, chiens hargneux, qui n'aimez ni la paix ni la guerre! La
guerre vous fait peur, la paix vous rend orgueilleux. Celui qui se fie à
vous, au lieu de trouver des lions, ne trouve que des lièvres; au lieu
de trouver des renards, ne trouve que des oies. Vous n'êtes pas plus
sûrs que le charbon sur la glace, ou que la grêle au soleil. Votre vertu
consiste à ériger en homme vertueux celui que ses crimes soumettent aux
lois, et à blasphémer contre la justice qu'on lui rend. Quiconque mérite
la grandeur, mérite votre haine. Vos affections ressemblent au goût d'un
malade, dont les désirs se portent sur tout ce qui peut augmenter son
mal. S'appuyer sur votre faveur, c'est nager avec des nageoires de
plomb, c'est vouloir trancher le chêne avec des roseaux. Allez vous
faire pendre! Qu'on se fie à vous! Chaque minute vous voit changer de
résolution, appeler grand l'homme qui naguère était l'objet de votre
haine, et donner le nom d'infâme à celui que vous nommiez _votre
couronne_!--Quelle est donc la cause qui vous fait élever, des
différents quartiers de la ville, ces clameurs séditieuses contre
l'auguste sénat? Lui seul, sous les auspices des dieux, vous tient
en respect: sans lui, vous vous dévoreriez les uns les autres.--Que
cherchent-ils?
MÉNÉNIUS,--Du blé taxé à leur prix, et ils disent que les magasins de
Rome sont pleins!
MARCIUS.--Qu'ils aillent se faire pendre! _Ils disent_! Quoi! ils se
tiendront assis au coin de leur feu, et prétendront savoir ce qui se
fait au Capitole! juger quel est celui qui peut s'élever, celui qui
prospère et celui qui décline, soutenir les factions, arranger des
mariages imaginaires, dire que tel parti est fort, et mettre sous leurs
souliers de savetier ceux qui ne sont pas à leur gré! Ils disent que le
blé ne manque pas!..... Si la noblesse mettait un terme à sa pitié, et
si elle laissait agir mon épée, je ferais une carrière pour enterrer des
milliers de ces esclaves, et leurs cadavres s'entasseraient jusqu'à la
hauteur de ma lance.
MÉNÉNIUS.--Mais les voilà, je crois, à peu près persuadés; car
bien qu'ils manquent abondamment de discrétion, ils se retirent
lâchement.--Que dit, je vous prie, l'autre troupe?
MARCIUS.--Elle est dispersée. Qu'ils aillent se faire pendre! ils
disaient que la faim les pressait, et nous étourdissaient de proverbes:
_La faim brise les pierres; il faut nourrir son chien; la viande est
faite pour être mangée; les dieux ne font pas croître le blé seulement
pour les riches_. Tels étaient les lambeaux de phrases par lesquels ils
exhalaient leurs plaintes. On a daigné leur répondre. On leur a accordé
leur demande, une demande étrange qui suffirait à briser le coeur de
la générosité, et à faire pâlir un pouvoir hardi! ils ont jeté leurs
bonnets en l'air comme s'ils eussent voulu les accrocher aux cornes de
la lune, et ils ont poussé des cris de jalouse allégresse.
MÉNÉNIUS.--Que leur a-t-on accordé?
MARCIUS.--D'avoir cinq tribuns de leur choix pour soutenir leur vulgaire
sagesse. Ils ont nommé Junius Brutus; Sicinius Vélutus en est un autre:
le reste... m'est inconnu.--Par la mort! la canaille aurait démoli tous
les toits de Rome, plutôt que d'obtenir de moi cette victoire. Avec
le temps, elle gagnera encore sur le pouvoir, et trouvera de nouveaux
prétextes de révolte.
MÉNÉNIUS.--Étrange événement!
MARCIUS, _au peuple_.--Allez vous cacher dans vos maisons, vils restes
de la sédition.
LE MESSAGER.--Où est Caïus Marcius?
MARCIUS.--Me voici. Que viens-tu m'annoncer?
LE MESSAGER.--Les Volsques ont pris les armes, seigneur.
MARCIUS.--J'en suis content; nous allons nous purger de notre superflu
moisi.--Voyez, voilà les plus respectables de nos sénateurs!
(On voit entrer Cominius, Titus Lartius, d'autres sénateurs, Junius
Brutus et Sicinius Vélutus.)
PREMIER SÉNATEUR.--Ce que vous nous avez annoncé dernièrement était la
vérité, Marcius: les Volsques ont pris les armes.
MARCIUS.--Ils ont un général, Tullus Aufidius, qui vous embarrassera.
J'avoue ma faiblesse, je suis jaloux de sa gloire; et si je n'étais pas
ce que je suis, je ne voudrais être que Tullus.
COMINIUS.--Vous avez combattu ensemble.
MARCIUS.--Si la moitié de l'univers était en guerre avec l'autre, et
qu'il fût de mon parti, je me révolterais pour n'avoir à combattre que
lui: c'est un lion que je suis fier de pouvoir chasser.
PREMIER SÉNATEUR.--Brave Marcius, suivez donc Cominius à cette guerre.
COMINIUS.--C'est votre promesse.
MARCIUS.--Je m'en souviens, et je suis constant. Oui, Titus Lartius,
vous me verrez encore frapper à la face de Tullus.--Quoi! l'âge vous
a-t-il glacé? Resterez-vous ici?
TITUS.--Non, Marcius: appuyé sur une béquille, je combattrais avec
l'autre, plutôt que de rester spectateur oisif de cette guerre.
MÉNÉNIUS.--O vrai fils de ta race!
PREMIER SÉNATEUR.--Accompagnez-nous au Capitole, où je sais que nos
meilleurs amis nous attendent.
TITUS.--Marchez à notre tête: suivez, Cominius, et nous marcherons après
vous. Vous méritez le premier rang.
COMINIUS.--Noble Marcius!
PREMIER SÉNATEUR, _au peuple_.--Allez-vous-en! retournez chez vous.
Retirez-vous.
MARCIUS.--Non, laissez-les nous suivre: les Volsques ont du blé en
abondance. Conduisons ces rats pour ronger leurs greniers.--Respectables
mutins, votre bravoure se montre à propos: je vous en prie, suivez-nous.
(Les sénateurs sortent; le peuple se disperse et disparaît.)
SICINIUS.--Fut-il jamais homme aussi orgueilleux que ce Marcius?
BRUTUS.--Il n'a point d'égal.
SICINIUS.--Quand le peuple nous a choisis pour ses tribuns...
BRUTUS,--Avez-vous remarqué ses lèvres et ses yeux?
SICINIUS.--Non, mais ses railleries.
BRUTUS.--Dans sa colère, il insulterait les dieux mêmes.
SICINIUS.--Il raillerait la lune modeste.
BRUTUS.--Que cette guerre le dévore! Il est si orgueilleux qu'il ne
mériterait pas d'être si vaillant.
SICINIUS.--Un homme de ce caractère, enflé par les succès, nous dédaigne
comme l'ombre sur laquelle il marche en plein midi. Mais je mitonne que
son arrogance puisse se plier à servir sous les ordres de Cominius.
BRUTUS,--La gloire est tout ce qu'il ambitionne, et il en est déjà
couvert. Or, pour la conserver ou l'accroître encore, le poste le plus
sûr est le second rang. Les événements malheureux seront attribués au
général; lors même qu'il ferait tout ce qui est au pouvoir d'un mortel,
la censure irréfléchie s'écrierait, en parlant de Marcius: «Oh! s'il
avait conduit cette entreprise!»
SICINIUS.--Et si nos armes prospèrent, la prévention publique, qui est
entêtée de Marcius, en ravira tout le mérite à Cominius.
BRUTUS.--Allez; la moitié des honneurs de Cominius seront pour Marcius,
quand bien même Marcius ne les aurait pas gagnés; et toutes ses fautes
deviendront des honneurs pour Marcius, quand bien même il ne les
mériterait nullement.
SICINIUS.--Partons, allons savoir comment la commission sera rédigée et
de quelle façon Marcius partira pour cette expédition, plus grand que
s'il était seul à commander.
BRUTUS.--Allons.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La ville de Corioles. Le sénat.
TULLUS AUFIDIUS _et le sénat de Corioles assemblé_.
PREMIER SÉNATEUR.--Vous pensez donc, Aufidius, que les Romains ont
pénétré nos conseils, et qu'ils sont instruits de nos plans?
AUFIDIUS.--Ne le pensez-vous pas comme moi? A-t-on jamais projeté dans
cet État un acte qui ait pu s'accomplir avant que Rome en eût avis?
J'ai eu des nouvelles de Rome il n'y a pas quatre jours; voici ce qu'on
disait: Je crois l'avoir ici, cette lettre. Oui, la voilà, (_Il lit_)
«Ils ont une armée toute prête: mais on ignore «si elle sera dirigée
vers l'Orient, ou vers l'Occident; la disette est grande, le peuple
mutin. On dit que Cominius, Marcius, votre ancien ennemi, mais plus
haï dans Rome qu'il ne l'est de vous, et Titus Lartius, un des plus
vaillants Romains, sont tous trois chargés de conduire cette armée à sa
destination, quelle qu'elle soit; il est vraisemblable que c'est contre
vous. Tenez-vous sur vos gardes.»
PREMIER SÉNATEUR.--Notre armée est en campagne. Nous n'avons jamais
douté que Rome ne fût prête à nous répondre.
AUFIDIUS.--Mais vous avez jugé prudent de tenir secrets vos grands
desseins, jusqu'au jour qui devait nécessairement les dévoiler. A
peine conçus, ils sont connus à Rome.--Nos projets ainsi découverts
n'atteindront plus leur but, qui était de prendre plusieurs villes avant
même que Rome sût que nous étions sur pied.
SECOND SÉNATEUR.--Noble Aufidius, recevez votre commission et volez à
vos troupes. Laissez-nous seuls garder Corioles: si les Romains viennent
camper sous ses murs, ramenez votre armée pour faire lever le siège;
mais vous versez, je crois, que ces grands préparatifs n'ont pas été
faits contre nous.
AUFIDIUS.--Ne doutez pas de ce que je vous dis: je ne parle que d'après
des informations certaines. Je dirai plus, déjà plusieurs corps de
l'armée romaine sont en campagne, et marchent droit sur nous. Je laisse
vos seigneuries. Si nous venons à nous rencontrer, Marcius et moi, nous
avons juré de combattre jusqu'à ce que l'un de nous deux fût hors d'état
de continuer.
TOUS LES SÉNATEURS.--Que les dieux vous secondent!
AUFIDIUS.--Qu'ils veillent sur vos seigneuries!
PREMIER SÉNATEUR.--Adieu!
SECOND SÉNATEUR.--Adieu!
TOUS ENSEMBLE.--Adieu!
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Rome. Appartement de la maison de Marcius.
VOLUMNIE ET VIRGILIE _entrent; elles s'assoient sur deux tabourets.
VOLUMNIE.--Je vous prie, ma fille, chantez, ou du moins exprimez-vous
d'une manière moins décourageante. Si mon fils était mon époux, je
serais plus joyeuse de cette absence qui va lui rapporter de la
gloire, que des marques les plus tendres de son amour sur la couche
nuptiale.--Alors qu'il était encore un enfant délicat et l'unique fils
de mes entrailles, alors que les grâces de son âge lui attiraient tous
les regards, alors qu'une autre mère n'aurait pas voulu se priver une
heure du plaisir de le contempler, quand même un roi l'aurait suppliée
un jour entier, moi je pensais combien la gloire lui siérait bien; je me
disais qu'il ne vaudrait guère mieux qu'un portrait à pendre à un mur si
la soif de la renommée ne le mettait en mouvement, et mon plaisir fut de
l'envoyer chercher le danger partout où il pourrait trouver l'honneur:
je l'envoyai à une guerre sanglante. Il en revint le front ceint de la
couronne de chêne. Je vous le dis, ma fille, non, je ne tressaillis pas
plus joyeusement à sa naissance lorsqu'on me dit que j'avais un fils,
que le jour où pour la première fois il prouva qu'il était un homme.
VIRGILIE.--Et s'il eût été tué dans cette guerre, madame?...
VOLUMNIE.--Alors son grand renom serait devenu mon fils, et m'aurait
tenu lieu de postérité.--Laissez-moi vous parler sincèrement. Si j'avais
eu douze fils, tous également chéris, tous aussi passionnément aimés que
votre Marcius, que mon Marcius, j'aurais mieux aimé en voir onze mourir
généreusement pour leur pays, qu'un seul se rassasier de volupté loin
des batailles.
(Une suivante se présente.)
LA SUIVANTE.--Madame, la noble Valérie vient vous faire une visite.
VIRGILIE.--Permettez-moi de me retirer; je vous en conjure.
VOLUMNIE.--Non, ma fille, je ne vous le permettrai point.--Je crois
entendre le tambour de votre époux: je le vois traîner Aufidius par les
cheveux, et les Volsques fuir effrayés comme des enfants poursuivis par
un ours; je le vois frapper ainsi du pied;--je l'entends s'écrier: «En
avant, lâches! quoi! nés dans le sein de Rome, vous fûtes engendrés dans
la peur?» Essuyant de ses mains couvertes de fer son front ensanglanté,
il marche en avant comme un moissonneur qui s'est engagé, ou à tout
faucher ou à perdre son salaire.
VIRGILIE.--Son front ensanglanté? ô Jupiter, point de sang!
VOLUMNIE.--Taisez-vous, folle, le sang sur le front d'un guerrier sied
mieux que l'or sur les trophées! Le sein d'Hécube, allaitant Hector,
n'était pas plus charmant que le front d'Hector ensanglanté par les
épées des Grecs luttant contre lui. Dites à Valérie que nous sommes
prêtes à la recevoir.
(La suivante sort.)
VIRGILIE.--Le ciel protège mon seigneur contre le féroce Aufidius!
VOLUMNIE.--Il abattra sous son genou la tête d'Aufidius, et foulera aux
pieds son cou.
(La suivante rentre avec Valérie et l'esclave qui l'accompagne.)
VALÉRIE.--Mesdames, je vous donne le bonjour à toutes deux.
VOLUMNIE.--Aimable personne!
VIRGILIE.--Je suis bien heureuse de vous voir, madame.
VALÉRIE.--Comment vous portez-vous, toutes deux?--Mais vous êtes
d'excellentes ménagères: quel ouvrage faites-vous là? Une belle
broderie, en vérité! Et comment va votre petit garçon?
VIRGILIE.--Je vous remercie, madame, il est bien.
VOLUMNIE.--Il aimerait bien mieux voir des épées, et entendre un
tambour, que de regarder son maître.
VALÉRIE.--Oh! sur ma parole, il est en tout le fils de son père! je jure
que c'est un joli enfant.--En vérité, mercredi dernier je pris plaisir
à le regarder une demi-heure entière.--Il a une physionomie si
décidée!--Je m'amusais à le voir poursuivre un papillon aux ailes
dorées: il le prit, le lâcha, le reprit, et le voilà de nouveau parti,
allant, venant, sautant, le rattrapant; puis, soit qu'il fût tombé et
que sa chute l'eût enragé, soit je ne sais pourquoi, il le mit entre ses
dents et le déchira: il fallait voir comme il le mit en pièces!
VOLUMNIE.--C'est une des manières de son père.
VALÉRIE.--En vérité, c'est un noble enfant.
VIRGILIE.--Un petit fou, madame.
VALÉRIE.--Allons, quittez votre aiguille, il faut absolument que vous
veniez avec moi faire la paresseuse cet après-midi.
VIRGILIE.--Non, madame, je ne sortirai pas.
VALÉRIE.--Vous ne sortirez pas?
VOLUMNIE.--Elle sortira, elle sortira.
VIRGILIE.--Non, en vérité, si vous le permettez, je ne passerai pas le
seuil, jusqu'à ce que mon seigneur soit revenu de la guerre.
VALÉRIE.--Fi donc! vous vous renfermez sans aucune raison.--Allons,
venez faire une visite à cette dame qui est en couche.
VIRGILIE.--Je lui souhaite le prompt retour de ses forces, et je la
visiterai dans mes prières; mais je ne puis aller la voir.
VALÉRIE.--Et pourquoi, je vous prie?
VIRGILIE.--Ce n'est de ma part ni paresse, ni indifférence pour elle.
VALÉRIE.--Vous voulez donc être une autre Pénélope? Mais on dit que
toute la laine qu'elle fila pendant l'absence d'Ulysse ne servit qu'à
mettre la teigne dans Ithaque. Venez donc. Je voudrais que votre toile
fût sensible comme votre doigt: par pitié, vous vous lasseriez de la
piquer. Venez donc avec nous.
VIRGILIE.--Non, ma chère dame, excusez-moi; en vérité, je ne sortirai
pas.
VALÉRIE.--En vérité, vous viendrez avec moi: je vous apprendrai
d'heureuses nouvelles de votre époux.
VIRGILIE.--Oh! madame, vous ne pouvez pas encore en avoir.
VALÉRIE.--Je ne plaisante pas: on en a reçu hier au soir.
VIRGILIE.--Est-il bien vrai, madame?
VALÉRIE,--Sérieusement: je ne vous trompe pas. Ce que je sais, je le
tiens d'un sénateur: voici la nouvelle. Les Volsques ont une armée en
campagne; le général Cominius est allé l'attaquer avec une partie de
nos forces. Votre époux et Titus Lartius sont campés sous les murs
de Corioles: ils ne doutent pas du succès de ce siège, qui terminera
bientôt la guerre. Je vous dis la vérité, sur mon honneur.--Venez donc
avec nous, je vous en conjure.
VIRGILIE.--Excusez-moi pour aujourd'hui, madame, et dans la suite je ne
vous refuserai jamais rien.
VOLUMNIE.--Laissez-la seule, madame: de l'humeur qu'elle est, elle ne
ferait que troubler notre gaieté.
VALÉRIE.--Je commence à le croire: adieu donc!--Ah! plutôt venez,
aimable et chère amie; venez avec nous, Virgilie: mettez votre gravité à
la porte, et suivez-nous.
VIRGILIE.--Non, madame; non, en un mot. Je ne dois pas sortir.--Je vous
souhaite beaucoup de plaisir.
VALÉRIE.--Eh bien donc!... Adieu.
(Elles sortent.)
SCÈNE IV
La scène se passe devant Corioles.
MARCIUS, TITUS LARTIUS _entrent suivis d'officiers et de soldats, au son
des tambours et avec bannières déployées. Un messager vient à eux_.
MARCIUS.--Voici des nouvelles: je gage qu'ils en sont venus aux mains.
LARTIUS.--Je parie que non, mon cheval contre le vôtre.
MARCIUS.--J'accepte la gageure.
LARTIUS.--Je la tiendrai.
MARCIUS, _au messager_.--Dis-moi, notre général a-t-il joint l'ennemi?
LE MESSAGER.--Les deux armées sont en présence: mais elles ne se sont
encore rien dit.
LARTIUS.--Ainsi votre superbe cheval est à moi.
MARCIUS.--Je vous l'achèterai.
LARTIUS.--Moi, je ne veux ni le vendre, ni le donner, mais je vous le
prête pour cinquante ans.--Sommez la ville.
MARCIUS.--À quelle distance de nous sont les deux armées?
LE MESSAGER.--A un mille et demi.
MARCIUS.--Nous pourrons donc entendre leur alarme et eux la
nôtre?--C'est dans ce moment, ô Mars, que je te conjure de hâter ici
notre ouvrage, afin que nous puissions, avec nos épées fumantes, voler
au secours de nos amis.--Allons, sonne de ta trompette!
(Le son de la trompette appelle les ennemis à une conférence.--Quelques
sénateurs volsques paraissent sur les murs au milieu des soldats.)
MARCIUS.--Tullus Aufidius est-il dans vos murs?
PREMIER SÉNATEUR.--Non, ni lui, ni aucun homme qui vous craigne moins
que lui, c'est-à-dire, moins que peu. Écoutez: nos tambours rassemblent
notre jeunesse! (_Alarme dans le lointain._) Nous renverserons nos murs,
plutôt que de nous y laisser emprisonner: nos portes, qui vous semblent
fermées, n'ont pour loquets que des roseaux; elles vont s'ouvrir
d'elles-mêmes. Entendez-vous dans le lointain (_Nouvelle alarme._) C'est
Aufidius. Écoutez quel ravage il fait dans votre armée en déroute.
MARCIUS.--Oh! ils sont aux prises.
LARTIUS--Que leurs cris nous servent de leçon: vite, des échelles.
(Les Volsques font une sortie.)
MARCIUS.--Ils ne nous craignent pas! Ils osent sortir de leur
ville!--Allons, soldats, serrez vos boucliers contre votre coeur, et
combattez avec des coeurs qui soient encore plus à l'épreuve du fer que
vos boucliers. Avancez, vaillant Titus. Ils nous dédaignent fort au delà
de ce que nous pensions. J'en sue de rage.--Venez, braves compagnons.
Celui de vous qui reculera, je le traiterai comme un Volsque. Il périra
sous mon glaive.
(Le signal est donné, les Romains et les Volsques se rencontrent.--Les
Romains sont battus et repoussés jusque dans leurs tranchées.)
MARCIUS.--Que toute la contagion du sud descende sur vous, vous la honte
de Rome!... vous troupeau de...--Que les clous et la peste vous couvrent
de plaies, afin que vous soyez abhorrés avant d'être vus et que vous
vous infestiez les uns les autres à un mille de distance. Ames d'oies
qui portez des figures humaines, comment avez-vous pu fuir devant des
esclaves que battraient des singes? Par Pluton et l'enfer! ils sont
tous frappés par derrière, le dos rougi de leur sang et le front blême,
fuyant et transis de peur.--Réparez votre faute, chargez de nouveau,
ou, par les feux du ciel, je laisse là l'ennemi, et je tourne mes armes
contre vous; prenez-y garde. En avant! Si vous voulez tenir ferme, nous
allons les repousser jusque dans les bras de leurs femmes, comme ils
nous ont poursuivis jusque dans nos tranchées.--
(Les clameurs guerrières recommencent: Marcius charge les Volsques et
les poursuit jusqu'aux portes de la ville.)
--Voilà les portes qui s'ouvrent.--Maintenant secondez-moi en braves.
C'est pour les vainqueurs que la fortune élargit l'entrée de la ville,
et non pour les fuyards: regardez-moi, imitez-moi.
(Il passe les portes et elles se ferment sur lui.)
UN PREMIER SOLDAT.--Audace de fou! Ce ne sera pas moi!
-UN SECOND SOLDAT.--Ni moi.
TROISIÈME SOLDAT.--Vois, les portes se ferment sur lui.
(Les cris continuent.)
TOUS.--Le voilà pris, je le garantis.
TITUS LARTIUS _parait_.--Marcius! qu'est-il devenu?
TOUS.--Il est mort, seigneur; il n'en faut pas douter.
PREMIER SOLDAT.--Il était sur les talons des fuyards et il est entré
dans la ville avec eux. Aussitôt les portes se sont refermées; et il est
dans Corioles, seul contre tous ses habitants.
LARTIUS.--O mon brave compagnon! plus brave que l'insensible acier de
son épée; quand elle plie, il tient bon. Il n'ont pas osé te suivre,
Marcius!--Un diamant de ta grosseur serait moins précieux que toi. Tu
étais un guerrier accompli, égal aux voeux de Caton même. Terrible
et redoutable, non-seulement dans les coups que tu portais; mais ton
farouche regard et le son foudroyant de ta voix faisaient frissonner les
ennemis comme si l'univers agité par la fièvre eût tremblé.
(Marcius paraît sanglant, et poursuivi par l'ennemi.)
PREMIER SOLDAT.--Voyez, seigneur. LARTIUS.--Oh! c'est Marcius: courons
le sauver ou périr tous avec lui.
(Ils combattent et entrent tous dans la ville.)
SCÈNE V
L'intérieur de la ville.
(Quelques Romains chargés de butin.)
PREMIER ROMAIN.--Je porterai ces dépouilles à Rome. SECOND ROMAIN.--Et
moi, celles-ci. TROISIÈME ROMAIN.--Peste soit de ce vil métal! je
l'avais pris pour de l'argent.
(On entend toujours dans l'éloignement les cris des combattants.
--Marcius et Titus Lartius s'avancent, précédés d'un héraut.)
MARCIUS.--Voyez ces maraudeurs! qui estiment leur temps au prix d'une
mauvaise drachme! coussins, cuillers de plomb, morceaux de fers d'un
liard, pourpoints que des bourreaux enterreraient avec ceux qui les ont
portés; voilà ce que ramassent ces lâches esclaves, avant que le combat
soit fini.--Tombons sur eux.--Mais écoutez, quel fracas autour du
général ennemi?--Volon à lui!--C'est là qu'est l'homme que mon coeur
hait; c'est Aufidius qui massacre nos Romains.
Allons, vaillant Titus, prenez un nombre de soldats suffisant pour
garder la ville, tandis que moi, avec ceux qui ont du coeur, je vole au
secours de Cominius.
LARTIUS.--Digne seigneur, ton sang coule; tu es trop épuisé-par ce
premier exercice pour entreprendre un second combat.
MARCIUS.--Seigneur, ne me louez point, l'ouvrage que j'ai fait ne m'a
pas encore échauffé. Adieu. Ce sang que je perds me soulage, au lieu de
m'affaiblir. C'est dans cet état que je veux paraître devant Aufidius,
et le combattre.
LARTIUS.--Que la belle déesse de la fortune t'accorde son amour; et
que ses charmes puissants détournent l'épée de tes ennemis, vaillant
Marcius; que la prospérité te suive comme un page.
MARCIUS.--Ton ami n'est pas au-dessous de ceux qu'elle a placés au plus
haut rang. Adieu!
LARTIUS.--Intrépide Marcius! Toi, va sonner ta trompette dans la place
publique, et rassemble tous les officiers de la ville: c'est là que je
leur ferai connaître mes intentions. Partez.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Les environs du camp de Cominius. COMINIUS _faisant retraite avec un
nombre de soldais_.
COMINIUS.--Respirez, mes amis; bien combattu! Nous quittons le champ de
bataille en vrais Romains, sans folle témérité dans notre résistance,
sans lâcheté dans notre retraite.--Croyez-moi, mes amis, nous serons
encore attaqués.--Dans la chaleur de l'action, nous avons entendu par
intervalles les charges de nos amis apportées par le vent. Dieux de
Rome, accordez-leur le succès que nous désirons pour nous-mêmes! Faites
que nos deux armées se rejoignent, le front souriant, et puissent
vous offrir ensemble un sacrifice d'actions de grâces! _(Un messager
paraît_.)--Quelles nouvelles?
LE MESSAGER.--Les habitants de Corioles ont fait une sortie et livré
bataille à Lartius et Marcius. J'ai vu nos troupes repoussées jusque
dans les tranchées et aussitôt je suis parti.
COMINIUS.--Quoique tu dises la vérité, je crois, tu ne parles pas bien.
Combien y a-t-il que tu es parti?
LE MESSAGER.--Plus d'une heure, seigneur.
COMINIUS.--Quoi! il n'y a pas un mille de distance. A l'instant nous
entendions encore leur tambour. Comment as-tu pu mettre une heure à
parcourir un mille, et m'apporter des nouvelles si tardives?
LE MESSAGER.--Les espions des Volsques m'ont donné la chasse, et j'ai
été forcé de faire un détour de trois ou quatre milles: sans quoi,
seigneur, je vous aurais apporté cette nouvelle une demie-heure plus
tôt.
(Marcius arrive.)
COMINIUS.--Quel est ce guerrier là-bas, qui a l'air d'avoir été écorché
tout vif. O Dieu! il a bien le port de Marcius; ce n'est pas la première
fois que je l'ai vu dans cet état!
MARCIUS.--Suis-je venu trop tard?
COMINIUS.--Le berger ne distingue pas mieux le tonnerre du son d'un
tambourin, que moi la voix de Marcius de celle de tout homme.
MARCIUS.--Suis-je venu trop tard?
COMINIUS.--Oui, si vous ne revenez pas couvert du sang des ennemis, mais
baigné dans votre propre sang.
MARCIUS.--Oh! laissez-moi vous embrasser avec des bras aussi robustes
que lorsque je faisais la cour à ma femme, et avec un coeur aussi joyeux
qu'à la fin de mes noces, lorsque les flambeaux de l'hymen me guidèrent
à la couche nuptiale.
COMINIUS.--Fleur des guerriers, que fait Titus Lartius?
MARCIUS.--Il est occupé à porter des décrets: il condamne les uns à
mort, les autres à l'exil; rançonne celui-ci, fait grâce à celui-là ou
le menace: il régit Corioles au nom de Rome, et la gouverne comme un
docile lévrier caressant la main qui le tient en lesse.
COMINIUS.--Où est ce malheureux qui est venu m'annoncer que les Volsques
vous avaient repoussés jusque dans vos tranchées? Où est-il? Qu'on le
fasse venir.
MARCIUS.--Laissez-le en paix; il vous a dit la vérité. Mais quant à nos
seigneurs les plébéiens..... (Peste soit des coquins.... des tribuns,
voilà tout ce qu'ils méritent), la souris n'a jamais fui le chat comme
ils fuyaient devant une canaille encore plus méprisable qu'eux.
COMINIUS.--Mais comment avez-vous pu triompher?
MARCIUS.--Ce temps est-il fait pour l'employer en récits? Je ne crois
pas.... Où est l'ennemi? Êtes-vous maîtres du champ de bataille? Si vous
ne l'êtes pas, pourquoi rester dans l'inaction avant que vous le soyez
devenus?
COMINIUS.--Marcius, nous avons combattu avec désavantage; et nous nous
sommes repliés, pour assurer l'exécution de nos desseins.
MARCIUS.--Quel est leur ordre de bataille? Savez-vous de quel côté sont
placées leurs troupes d'élite?
COMINIUS.--Suivant mes conjectures, leur avant-garde est formée des
Antiates, qui sont leurs meilleurs soldats: à leur tête est Aufidius, le
centre de toutes leurs espérances.
MARCIUS.--Je vous conjure, au nom de toutes les batailles où nous avons
combattu et de tout le sang que nous avons versé ensemble, au nom des
serments que nous avons faits de rester toujours amis, envoyez-moi
sur-le-champ contre Aufidius et ses Antiates, et ne perdons pas
l'occasion. Remplissons l'air de traits et d'épées nues: tentons la
fortune à cette heure même....
COMINIUS.--J'aimerais mieux vous voir conduire à un bain salutaire, et
panser vos blessures: mais jamais je n'ose vous refuser ce que vous
demandez. Choisissez vous-même parmi ces soldats ceux qui peuvent le
mieux seconder votre entreprise.
MARCIUS.--Je choisis ceux qui voudront me suivre. S'il y a parmi vous
quelqu'un (et ce serait un crime d'en douter) qui aime sur son visage le
fard dont il voit le mien coloré, qui craigne moins pour ses jours que
pour son honneur, qui pense qu'une belle mort est préférable à une vie
honteuse, et qui chérisse plus sa patrie que lui-même; qu'il vienne,
seul ou suivi de ceux qui pensent de même: qu'il étende comme moi la
main _(il lève la main)_ en témoignage de ses dispositions, et qu'il
suive Marcius.--
(Tous ensemble poussent un cri, agitent leurs épées, élèvent Marcius sur
leurs bras, et font voler leurs bonnets en l'air.)
--Oh! laissez-moi! Voulez-vous faire de moi un glaive? Si ces
démonstrations ne sont pas une vaine apparence, qui de vous ne vaut
pas quatre Volsques? Pas un de vous qui ne puisse opposer au vaillant
Aufidius un bouclier aussi ferme que le sien. Je vous rends grâces
à tous; mais je n'en dois choisir qu'un certain nombre. Les autres
réserveront leur courage pour quelque autre combat que l'occasion
amènera. Allons marchons. Quatre des plus braves recevront immédiatement
mes ordres.
COMINIUS.--Marchez, mes amis: tenez ce que promet cette démonstration;
et vous partagerez avec nous tous les fruits de la guerre.
(Ils sortent et suivent Coriolan.)
SCÈNE VII
Les portes de Corioles.
TITUS LARTIUS, _ayant laissé une garnison dans Corioles, marche, avec un
tambour et un trompette, vers_ COMINIUS ET MARCIUS. UN LIEUTENANT, DES
SOLDATS, UN ESPION.
LARTIUS.--Veillez à la garde des portes: suivez les ordres que je vous
ai donnés. À mon premier avis, envoyez ces centuries à notre secours: le
reste pourra tenir quelque temps; si nous perdons la bataille, nous ne
pouvons pas garder la ville.
LE LIEUTENANT.--Reposez-vous sur nos soins, seigneur.
LARTIUS.--Rentrez et fermez vos portes sur nous. Guide, marche;
conduis-nous au camp des Romains.
(Ils sortent.)
SCÈNE VIII
L'autre camp des Romains.
_On entend des cris de bataille_; MARCIUS ET AUFIDIUS _entrent par
différentes portes et se rencontrent_.
MARCIUS.--Je ne veux combattre que toi: je te hais plus que l'homme qui
viole sa parole..
AUFIDIUS.--Ma haine égale la tienne, et l'Afrique n'a point de serpent
que j'abhorre plus que ta gloire, objet de ma jalousie. Affermis ton
pied.
MARCIUS.--Que le premier qui reculera meure l'esclave de l'autre, et que
les dieux le punissent encore dans l'autre vie!
AUFIDIUS.--Si tu me vois fuir, Marcius, poursuis-moi de tes clameurs
comme un lièvre.
MARCIUS.--Tullus, pendant trois heures entières, je viens de combattre
seul dans les murs de Corioles, et j'y ai fait tout ce que j'ai voulu.
Ce sang dont tu vois mon visage masqué, n'est pas le mien; pour te
venger, appelle et déploie toutes tes forces.
AUFIDIUS.--Fusses-tu cet Hector, ce foudre de vos fanfarons d'ancêtres,
tu ne m'échapperais pas ici.
(Ils combattent sur place: quelques Volsques viennent au secours
d'Aufidius: Marcius combat contre eux, jusqu'à ce qu'ils se retirent
hors d'haleine.)
AUFIDIUS, _en se retirant aux Volsques_.--Plus officieux que braves,
vous m'avez déshonoré par votre sotte assistance.
(Ils fuient poussés par Marcius.)
SCÈNE IX
(Acclamations, cris de guerre. On donne le signal de la retraite.
Cominius entre par une porte avec les Romains; Marcius entre par
l'autre, un bras en écharpe.)
COMINIUS.--Si je te racontais en détail tout ce que tu as fait
aujourd'hui, tu ne croirais pas toi-même à tes propres actions. Mais je
garde ce récit pour un autre lieu: c'est là que les sénateurs mêleront
des larmes à leurs sourires; que nos illustres patriciens écouteront,
hausseront les épaules, et finiront par admirer; que nos dames romaines
trembleront d'effroi et de plaisir; que ces tribuns imbéciles, qui,
ligués avec les vils plébéiens, détestent ta gloire, seront forcés de
s'écrier, en dépit de leurs coeurs: «Nous remercions les dieux d'avoir
accordé à Rome un tel guerrier.» Et pourtant, avant le banquet de cette
journée dont tu es venu encore prendre ta part, tu étais déjà rassasié.
(Titus Lartius ramène ses troupes victorieuses, et lasses de poursuivre
l'ennemi.)
LARTIUS.--O mon général! (_Montrant Marcius_.) Voilà le coursier, nous
n'en sommes que le caparaçon.--Avez-vous vu?....
MARCIUS.--De grâce, épargnez-moi: ma mère, qui a le privilège de vanter
son sang, m'afflige quand elle me donne des louanges. J'ai fait comme
vous tout ce que j'ai pu, par le même motif qui vous anime, l'amour de
ma patrie. Quiconque a pu accomplir ce qu'il souhaitait a fait plus que
moi.
COMINIUS.--Vous ne serez point le tombeau de votre mérite: il faut
que Rome connaisse tout le prix d'un de ses enfants. Dérober à sa
connaissance vos actions, ce serait un crime plus grand qu'un vol, ce
serait une trahison. On peut les célébrer, les élever au comble de la
louange, sans passer les bornes de la modération. Ainsi, je vous en
conjure, écoutez-moi en présence de toute l'armée, je veux dire ce que
vous êtes, et non récompenser ce que vous avez fait.
MARCIUS.--J'ai sur mon corps quelques blessures, qui deviennent plus
cuisantes quand j'en entends parler.
COMINIUS.--N'en pas parler serait une ingratitude qui pourrait les
envenimer et les rendre mortelles.--De tous les chevaux dont nous avons
pris un bon nombre, de tous les trésors que nous avons amassés dans
Corioles et sur le champ de bataille, nous vous offrons la dîme: levez à
votre choix ce tribut sur tout le butin, avant le partage général.
MARCIUS.--Je vous remercie, général; mais je ne puis amener mon coeur
à accepter aucun salaire pour ce qu'a fait mon épée; je refuse votre
offre, et ne veux qu'une part égale à ceux qui ont assisté à l'action.--
(Fanfares; acclamations redoublées: tous s'écrient _Marcius, vive
Marcius_! en jetant leurs bonnets en l'air et agitant leurs lances.
Cominius et Lartius ôtent leur casques, et restent la tête découverte
devant toute l'armée.)
--Puissent ces mêmes instruments que vous profanez perdre à jamais leurs
sons, si les tambours et les trompettes doivent se changer en organes de
la flatterie sur le champ de bataille! Laissez aux cours et aux cités
le privilège de n'offrir que les dehors perfides de l'adulation et de
rendre l'acier aussi doux que la soie du parasite. Qu'on les réserve
pour donner le signal des combats. C'est assez, vous dis-je. Parce que
vous voyez sur mon nez quelques traces de sang que je n'ai pas encore eu
le temps de laver,--parce que j'ai terrassé quelques faibles ennemis,
exploits qu'ont faits comme moi une foule d'autres soldats qui sont
ici, et qu'on ne remarque pas vous me recevez avec des acclamations
hyperboliques comme si j'aimais que mon faible mérite fût alimenté par
des louanges assaisonnées de mensonge!