Dans ce moment je me sentis grandir à mes propres yeux. Que ce fût
l'ouvrage de Dieu, celui de Leoni ou celui de l'amour, une âme forte se
développa et s'épanouit dans mon faible corps. Chaque jour je sentis un
monde de pensées nouvelles se révéler à moi. Un mot de Leoni faisait
éclore en moi plus de sentiments que les frivoles discours entendus dans
toute ma vie. Il voyait ce progrès, il en était heureux et fier.
Il voulut le hâter et m'apporta des livres. Ma mère en regarda la
couverture dorée, le vélin et les gravures. Elle vit à peine le titre
des ouvrages qui allaient bouleverser ma tête et mon coeur. C'étaient
de beaux et chastes livres, presque tous écrits par des femmes sur des
histoires de femmes: _Valérie_, _Eugène de Rothelin_, _Mademoiselle de
Clermont, Delphine._ Ces récits touchants et passionnés, ces aperçus
d'un monde idéal pour moi élevèrent mon âme, mais ils la dévorèrent.
Je devins romanesque, caractère le plus infortuné qu'une femme puisse
avoir.
[Illustration: Je vis Henryet qui se rapprochait.]
VI.
Trois mois avaient suffi pour cette métamorphose. J'étais à la veille
d'épouser Leoni. De tous les papiers qu'il avait promis de fournir, son
acte de naissance et ses lettres de noblesse étaient seuls arrivés.
Quant aux preuves de sa fortune, il les avait demandées à un autre homme
de loi, et elles n'arrivaient pas. Il témoignait une douleur et une
colère extrêmes de ce retard, qui faisait toujours ajourner notre union.
Un matin, il entra chez nous d'un air désespéré. Il nous montra une
lettre non timbrée qu'il venait de recevoir, disait-il, par une occasion
particulière. Cette lettre lui annonçait que son chargé d'affaires était
mort, que son successeur ayant trouvé ses papiers en désordre était
forcé de faire un grand travail pour les reconnaître, et qu'il demandait
encore une ou deux semaines avant de pouvoir fournir à _sa seigneurie_
les pièces qu'elle réclamait. Leoni était furieux de ce contre-temps; il
mourrait d'impatience et de chagrin, disait-il, avant la fin de cette
horrible quinzaine. Il se laissa tomber sur un fauteuil en fondant en
larmes.
Non, ce n'étaient pas des larmes feintes; ne souriez pas, don Aleo. Je
lui tendis la main pour le consoler; je la sentis baignée de ses pleurs,
et, frappée aussitôt d'une commotion sympathique, je me mis à sangloter.
Ma pauvre mère n'y put tenir. Elle courut en pleurant chercher mon père
à sa boutique.--C'est une tyrannie odieuse, lui dit-elle en l'entraînant
près de nous. Voyez ces deux malheureux enfants! comment pouvez-vous
refuser de faire leur bonheur, quand vous êtes témoin de ce qu'ils
souffrent? Voulez-vous tuer votre fille par respect pour une vaine
formalité? Ces papiers n'arriveront-ils pas aussi bien et ne seront-ils
pas aussi satisfaisants après huit jours de mariage? Que craignez-vous?
Prenez-vous notre cher Leoni pour un imposteur? Ne comprenez-vous pas
que votre insistance pour avoir les preuves de sa fortune est injurieuse
pour lui et cruelle pour Juliette?
[Illustration: Mes deux belles protégées mangeaient sur mes genoux.]
Mon père, tout étourdi de ces reproches, et surtout de mes pleurs, jura
qu'il n'avait jamais songé à tant d'exigence, et qu'il ferait tout ce
que je voudrais. Il m'embrassa mille fois, et me tint le langage qu'on
tient à un enfant de six ans lorsqu'on cède à ses fantaisies pour se
débarrasser de ses cris. Ma tante arriva et parla moins tendrement. Elle
me fit même des reproches qui me blessèrent.--Une jeune personne chaste
et bien élevée, disait-elle, ne devait pas montrer tant d'impatience
d'appartenir à un homme.--On voit bien, lui dit ma mère, tout à fait
piquée, que vous n'avez jamais pu appartenir à aucun. Mon père ne
pouvait souffrir qu'on manquât d'égards envers sa soeur. Il pencha de
son côté, et fit observer que notre désespoir était un enfantillage, que
huit jours seraient bientôt passés. J'étais mortellement offensée de
l'impatience qu'on me supposait, et j'essayais de retenir mes larmes;
mais celles de Leoni exerçaient sur moi une puissance magnétique, et je
ne pouvais m'arrêter. Alors il se leva, les yeux tout humides, les joues
animées, et, avec un sourire d'espérance et de tendresse, il courut vers
ma tante; il prit ses mains dans une des siennes, celles de mon père
dans l'autre, et se jeta à genoux en les suppliant de ne plus s'opposer
à son bonheur. Ses manières, son accent, son visage, avaient un pouvoir
irrésistible; c'était d'ailleurs la première fois que ma pauvre tante
voyait un homme à ses pieds. Toutes les résistances furent vaincues.
Les bans étaient publiés, toutes les formalités préparatoires étaient
remplies; notre mariage fut fixé à la semaine suivante, sans aucun égard
à l'arrivée des papiers.
Le mardi gras tombait le lendemain. M. Delpech donnait une fête
magnifique; Leoni nous avait priées de nous habiller en femmes turques;
il nous avait fait une aquarelle charmante, que nos couturières avaient
copiée avec beaucoup d'exactitude. Le velours, le satin brodé, le
cachemire, ne furent pas épargnés. Mais ce fut la quantité et la Beauté
des pierreries qui nous assurèrent un triomphe incontestable sur toutes
les toilettes du bal. Presque tout le fonds de boutique de mon père y
passa: les rubis, les émeraudes, les opales ruisselaient sur nous;
nous avions des réseaux et des aigrettes de brillants, des bouquets
admirablement montés en pierres de toutes couleurs. Mon corsage et
jusqu'à mes souliers, étaient brodés en perles fines; une torsade de ces
perles, d'une beauté extraordinaire, me servait de ceinture et tombait
jusqu'à mes genoux. Nous avions de grandes pipes et des poignards
couverts de saphirs et de brillants. Mon costume entier valait au moins
un million.
Leoni parut entre nous deux avec un costume turc magnifique. Il était
si beau et si majestueux sous cet habit, que l'on montait sur les
banquettes pour nous voir passer. Mon coeur battait avec violence,
j'éprouvais un orgueil qui tenait du délire. Ma parure, comme vous
pensez, était la moindre chose dont je fusse occupée. La beauté de
Leoni, son éclat, sa supériorité sur tous, l'espèce de culte qu'où lui
rendait, et tout cela à moi, tout cela à mes pieds! c'était de quoi
enivrer une tête moins jeune que la mienne. Ce fut le dernier jour de
ma splendeur! Par combien de misère et d'abjection n'ai-je pas payé ces
vains triomphes!
Ma tante était habillée en juive et nous suivait, portant des éventails
et des boites de parfums. Leoni, qui voulait conquérir son amitié, avait
composé son costume avec tant d'art, qu'il avait presque poétisé le
caractère de sa figure grave et flétrie. Elle était enivrée aussi, la
pauvre Agathe! Hélas! qu'est-ce que la raison des femmes! Nous étions là
depuis deux ou trois heures; ma mère dansait et ma tante bavardait
avec les femmes surannées qui composent ce qu'on appelle en France la
tapisserie d'un bal. Leoni était assis près de moi, et me parlait à
demi-voix avec une passion dont chaque mot allumait une étincelle dans
mon sang. Tout à coup la parole expira sur ses lèvres; il devint pâle
comme la mort et sembla frappé de l'apparition d'un spectre. Je suivis
la direction de son regard effaré, et je vis à quelques pas de nous une
personne dont l'aspect me fut désagréable à moi-même: c'était un
jeune homme, nommé Henryet, qui m'avait demandée en mariage l'année
précédente. Quoiqu'il fût riche et d'une famille honnête, ma mère ne
l'avait pas trouvé digne de moi et l'avait éloigné en alléguant mon
extrême jeunesse. Mais au commencement de l'année suivante il avait
renouvelé sa demande avec instance, et le bruit avait couru dans la
ville qu'il était éperdument amoureux de moi; je n'avais pas daigné m'en
apercevoir, et ma mère, qui le trouvait trop simple et trop bourgeois,
s'était débarrassée de ses poursuites un peu brusquement. Il en avait
témoigné plus de chagrin que de dépit, et il était parti immédiatement
pour Paris. Depuis ce temps, ma tante et mes jeunes amies m'avaient
fait quelques reproches de mon indifférence envers lui. C'était,
disaient-elles, un excellent jeune homme, d'une instruction solide et
d'un caractère noble. Ces reproches m'avaient causé de l'ennui. Son
apparition inattendue au milieu du bonheur que je goûtais auprès de
Leoni me fut déplaisante et me fit l'effet d'un reproche nouveau; je
détournai la tête, et feignis de ne l'avoir pas vu; mais le singulier
regard qu'il lança à Leoni ne put m'échapper. Leoni saisit vivement mon
bras et m'engagea à venir prendre une glace dans la salle voisine; il
ajouta que la chaleur l'incommodait et lui donnait mal aux nerfs. Je le
crus, et je pensai que le regard d'Henryet n'était que l'expression de
la jalousie. Nous passâmes dans la galerie; il y avait peu de monde,
j'y fus quelque temps appuyée sur le bras de Leoni. Il était agité et
préoccupé; j'en montrai de l'inquiétude, et il me répondit que cela n'en
valait pas la peine, qu'il était seulement un peu souffrant.
Il commençait à se remettre, lorsque je m'aperçus qu'Henryet nous
suivait; je ne pus m'empêcher d'en témoigner mon impatience.
--En vérité, cet homme nous suit comme un remords, dis-je tout bas à
Leoni; est-ce bien un homme? Je le prendrais presque pour une âme en
peine qui revient de l'autre monde.
--Quel homme? répondit Leoni en tressaillant; comment l'appelez-vous? où
est-il? que nous veut-il? est-ce que vous le connaissez?
Je lui appris en peu de mots ce qui était arrivé, et le priai de n'avoir
pas l'air de remarquer le ridicule manége d'Henryet. Mais Leoni ne me
répondit pas; seulement je sentis sa main, qui tenait la mienne, devenir
froide comme la mort; un tremblement convulsif passa dans tout son
corps, et je crus qu'il allait s'évanouir; mais tout cela fut l'affaire
d'un instant.
--J'ai les nerfs horriblement malades, dit-il; je crois que je vais être
forcé d'aller me coucher; la téte me brûle, ce turban pèse cent livres.
--O mon Dieu! lui dis-je, si vous partez, déjà, cette nuit va me sembler
éternelle et cette fête insupportable. Essayez de passer dans une pièce
plus retirée et de quitter votre turban pour quelques instants; nous
demanderons quelques gouttes d'éther pour calmer vos nerfs.
--Oui, vous avez raison, ma bonne, ma chère Juliette, mon ange. Il y a
au bout de la galerie un boudoir où probablement nous serons seuls; un
instant de repos me guérira.
En parlant ainsi, il m'entraîna vers le boudoir avec empressement; il
semblait fuir plutôt que marcher. J'entendis des pas qui venaient sur
les nôtres; je me retournai, et je vis Henryet qui se rapprochait de
plus en plus et qui avait l'air de nous poursuivre; je crus qu'il était
devenu fou. La terreur que Leoni ne pouvait plus dissimuler acheva de
brouiller toutes mes idées; une peur superstitieuse s'empara de moi, mon
sang se glaça comme dans le cauchemar, et il me fut impossible de faire
un pas de plus. En ce moment Henryet nous atteignit et posa une main,
qui me sembla métallique, sur l'épaule de Leoni. Leoni resta comme
frappé de la foudre, et lui fit un signe de tête affirmatif, comme s'il
eût deviné une question ou une injonction dans ce silence effrayant.
Alors Henryet s'éloigna, et je sentis mes pieds se déclouer du parquet.
J'eus la force de suivre Leoni dans le boudoir, et je tombai sur
l'ottomane aussi pâle et aussi consternée que lui.
VII.
Il resta quelque temps ainsi; puis tout à coup rassemblant ses forces,
il se jeta à mes pieds.--Juliette, me dit-il, je suis perdu si tu ne
m'aimes pas jusqu'au délire.
--O ciel! qu'est-ce que cela signifie? m'écriai-je avec égarement en
jetant mes bras autour de son cou.
--Et tu ne m'aimes pas ainsi! continua-t-il avec angoisse; je suis
perdu, n'est-ce pas?
--Je t'aime de toutes les forces de mon âme! m'écriai-je en pleurant;
que faut-il faire pour te sauver?
--Ah! tu n'y consentirais pas! reprit-il avec abattement. Je suis le
plus malheureux des hommes; tu es la seule femme que j'aie jamais aimée,
Juliette; et au moment de te posséder, mon âme, ma vie, je te perds à
jamais!... Il faudra que je meure.
--Mon Dieu! mon Dieu! m'écriai je, ne pouvez-vous parler? ne pouvez-vous
dire ce que vous attendez de moi?
--Non, je ne puis parler, répondit-il; un affreux secret, un mystère
épouvantable pese sur ma vie entière, et je ne pourrai jamais te le
révéler. Pour m'aimer, pour me suivre, pour me consoler, il faudrait
être plus qu'une femme, plus qu'un ange peut-être!...
--Pour t'aimer! pour te suivre! lui dis-je. Dans quelques jours ne
serai-je pas ta femme? Tu n'auras qu'un mot à dire; et quelle que soit
ma douleur et celle de mes parents, je te suivrai au bout du monde, si
tu le veux.
--Est-ce vrai, ô ma Juliette? s'écria-t-il avec un transport de joie; tu
me suivras? tu quitteras tout pour moi?... Eh bien! si tu m'aimes à ce
point, je suis sauvé! Partons, partons tout de suite...
--Quoi! y pensez-vous, Leoni? Sommes-nous mariés? lui dis-je.
--Nous ne pouvons pas nous marier, répondit-il d'une voix forte et
brève.
Je restai atterrée.--Et si tu ne veux pas m'aimer, si tu ne veux pas
fuir avec moi, continua-t-il, je n'ai plus qu'un parti à prendre: c'est
de me tuer.
Il prononça ces mots d'un ton si résolu, que je frissonnai de la tête
aux pieds.--Mais que nous arrive-t-il donc? lui dis-je; est-ce un rêve?
Qui peut nous empêcher de nous marier, quand tout est décidé, quand vous
avez la parole de mon père?
--Un mot de l'homme qui est amoureux de vous, et qui veut vous empêcher
d'être à moi.
--Je le hais et je le méprise! m'écriai-je. Où est-il? Je veux lui
faire sentir la honte d'une si lâche poursuite et d'une si odieuse
vengeance... Mais que peut-il contre toi, Leoni? n'es-tu pas tellement
au-dessus de ses attaques qu'un mot de toi ne le réduise en poussière?
Ta vertu et ta force ne sont-elles pas inébranlables et pures comme
l'or? O ciel! je devine: tu es ruiné! les papiers que tu attends
n'apporteront que de mauvaises nouvelles. Henryet le sait, il te menace
d'avertir mes parents. Sa conduite est infâme; mais ne crains rien, mes
parents sont bons, ils m'adorent; je me jetterai à leurs pieds, je les
menacerai de me faire religieuse; tu les supplieras encore comme hier,
et tu les vaincras, sois-en sûr. Ne suis-je pas assez riche pour deux?
Mon père ne voudra pas me condamner à mourir de douleur; ma mère
intercédera pour moi... A nous trois nous aurons plus de force que ma
tante pour le convaincre. Va, ne t'afflige plus, Leoni, cela ne peut pas
nous séparer, c'est impossible. Si mes parents étaient sordides à ce
point, c'est alors que je fuirais avec toi...
--Fuyons donc tout de suite, me dit Leoni d'un air sombre; car ils
seront inflexibles. Il y a autre chose encore que ma ruine, quelque
chose d'infernal que je ne peux pus te dire. Es-tu bonne, es-tu
généreuse? Es-tu la femme que j'ai rêvée et que j'ai cru trouver en toi?
Es-tu capable d'héroïsme? Comprends-tu les grandes choses, les immenses
dévouements? Voyons, voyons! Juliette, es-tu une femme aimable et jolie
que je vais quitter avec regret, ou es-tu un ange que Dieu m'a donné
pour me sauver du désespoir? Sens-tu ce qu'il y a de beau, de sublime à
se sacrifier pour ce qu'on aime? Ton âme n'est-elle pas émue à l'idée
de tenir dans tes mains la vie et la destinée d'un homme, et de t'y
consacrer tout entière! Ah! que ne pouvons-nous changer de rôle! que
ne suis-je à ta place! Avec quel bonheur, avec quel transport je
t'immolerais toutes les affections, tous les devoirs!...
--Assez, Leoni, lui répondis-je; vous m'égarez par vos discours. Grâce,
grâce pour ma pauvre mère, pour mon pauvre père, pour mon honneur! Vous
voulez me perdre...
--Ah! tu penses à tout cela! s'écria t-il, et pas à moi! Tu poses la
douleur de tes parents, et tu ne daignes pas mettre la mienne dans la
balance! Tu ne m'aimes pas...
Je cachai mon visage dans mes mains, j'invoquai Dieu, j'écoutai les
sanglots de Leoni; je crus que j'allais devenir folle.
--Eh bien! tu le veux, lui dis-je, et tu le peux; parle, dis-moi tout ce
que tu voudras, il faudra bien que je t'obéisse; n'as-tu pas ma volonté
et mon âme à ta disposition?
--Nous avons peu d'instants à perdre, répondit Leoni. Il faut que dans
une heure nous soyons partis, ou la fuite deviendra impossible. Il y a
un oeil de vautour qui plane sur nous; mais, si tu le veux, nous saurons
le tromper. Le veux-tu? le veux-tu?
Il me serra dans ses bras avec délire. Des cris de douleur s'échappaient
de sa poitrine. Je répondis oui, sans savoir ce que je disais.--Eh bien!
retourne vite au bal, me dit-il, ne montre pas d'agitation. Si on te
questionne, dit que tue as été un peu indisposée; mais ne te laisse
pas emmener. Danse s'il le faut. Surtout, si Henryet te parle, sois
prudente, ne l'irrite pas; songe que pendant une heure encore mon sort
est dans ses mains. Dans une heure je reviendrai sous un domino. J'aurai
ce bout de ruban au capuchon. Tu le reconnaîtras, n'est-ce pas? Tu me
suivras, et surtout tu seras calme, impassible. Il le faut, songe à tout
cela: t'en sens-tu la force?
Je me levai et je pressai ma poitrine brisée dans mes deux mains.
J'avais la gorge en feu, mes joues étaient brûlées par la fièvre,
j'étais comme ivre.--Allons, allons, me dit-il. Il me poussa dans le bal
et disparut. Ma mère me cherchait. Je vis de loin son anxiété, et pour
éviter ses questions, j'acceptai précipitamment une invitation à danser.
Je dansai, et je ne sais comment je ne tombai pas morte à la fin de la
contredanse, tant j'avais fait d'efforts sur moi-même. Quand je revins
à ma place, ma mère était déjà partie pour la valse. Elle m'avait vue
danser, elle était tranquille; elle recommençait à s'amuser pour son
compte. Ma tante, au lieu de me questionner sur mon absence, me gronda.
J'aimais mieux cela, je n'avais pas besoin de répondre et de mentir. Une
de mes amies me demanda d'un air effrayé ce que j'avais et pourquoi
ma figure était si bouleversée. Je répondis que je venais d'avoir un
violent accès de toux.--Il faut te reposer, me dit-elle, et ne plus
danser.
Mais j'étais décidée à éviter le regard de ma mère; je craignais son
inquiétude, sa tendresse et mes remords. Je vis son mouchoir, qu'elle
avait laissé sur la banquette, je le pris, je l'approchai de mon visage,
et m'en couvrant la bouche, je le dévorai de baisers convulsifs. Ma
compagne crut que je toussais encore; je feignis de tousser en effet.
Je ne savais comment remplir cette heure fatale dont la moitié était
à peine écoulée. Ma tante remarqua que j'étais fort enrhumée, et dit
qu'elle allait engager ma mère à se retirer. Je fus épouvantée de cette
menace, et j'acceptai vite une nouvelle invitation. Quand je fus au
milieu des danseurs, je m'aperçus que j'avais accepté une valse. Comme
presque toutes les jeunes personnes, je ne valsais jamais; mais, en
reconnaissant dans celui qui déjà me tenait dans ses bras la sinistre
figure de Henryet, la frayeur m'empêcha de refuser. Il m'entraîna, et ce
mouvement rapide acheva de troubler mon cerveau. Je me demandais si tout
ce qui se passait autour de moi n'était pas une vision; si je n'étais
pas plutôt couchée dans un lit, avec la fièvre, que lancée comme une
folle au milieu d'une valse avec un être qui me faisait horreur. Et puis
je me rappelai que Leoni allait venir me chercher. Je regardai ma
mère, qui, légère et joyeuse, semblait voler au travers du cercle des
valseurs. Je me dis que cela était impossible, que je ne pouvais pas
quitter ma mère ainsi. Je m'aperçus que Henryet me pressait dans ses
bras, et que ses yeux dévoraient mon visage incliné vers le sien. Je
faillis crier et m'enfuir. Je me souvins des paroles de Leoni: _Mon sort
est encore dans ses mains pendant une heure_. Je me résignai. Nous nous
arrêtâmes un instant. Il me parla. Je n'entendis pas et je répondis
en souriant avec égarement. Alors je sentis le frôlement d'une étoffe
contre mes bras et mes épaules nues. Je n'eus pas besoin de me
retourner, je reconnus la respiration à peine saisissable de Leoni. Je
demandai à revenir à ma place. Au bout d'un instant, Leoni, en domino
noir, vint m'offrir la main. Je le suivis. Nous traversâmes la foule,
nous échappâmes par je ne sais quel miracle au regard jaloux d'Henryet
et à celui de ma mère qui me cherchait de nouveau. L'audace avec
laquelle je passai au milieu de cinq cents témoins, pour m'enfuir avec
Leoni, empêcha qu'aucun s'en aperçut. Nous traversâmes la cohue de
l'antichambre. Quelques personnes qui prenaient leurs manteaux nous
reconnurent et s'étonnèrent de me voir descendre l'escalier sans ma
mère, mais ces personnes s'en allaient aussi et ne devaient point
colporter leur remarque dans le bal. Arrivé dans la cour, Leoni se
précipita en m'entraînant vers une porte latérale par laquelle ne
passaient point les voitures. Nous fîmes en courant quelques pas dans
une rue sombre; puis une chaise de poste s'ouvrit, Leoni m'y porta,
m'enveloppa dans un vaste manteau fourré, m'enfonça un bonnet de voyage
sur la tête, et en un clin d'oeil la maison illuminée de M. Delpech, la
rue et la ville disparurent derrière nous.
Nous courûmes vingt-quatre heures sans faire un mouvement pour sortir du
la voiture. A chaque relais Leoni soulevait un peu le châssis, passait
le bras en dehors, jetait aux postillons le quadruple de leur salaire,
retirait précipitamment son bras et refermait la jalousie. Je ne pensais
guère à me plaindre de la fatigue ou de la faim; j'avais les dents
serrées, les nerfs contractés; je ne pouvais verser une larme ni dire un
mot. Leoni semblait plus occupé de la crainte d'être poursuivi que de ma
souffrance et de ma douleur. Nous nous arrêtâmes auprès d'un château, à
peu de distance de la route. Nous sonnâmes à la porte d'un jardin. Un
domestique vint après s'être fait longtemps attendre. Il était deux
heures du matin. Il arriva enfin en grondant et approcha sa lanterne du
visage de Leoni; à peine l'eut-il reconnu qu'il se confondit en excuses
et nous conduisit à l'habitation. Elle me sembla déserte et mal tenue.
Néanmoins on m'ouvrit une chambre assez convenable. En un instant
on alluma du feu, on me prépara un lit, et une femme vint pour me
déshabiller. Je tombai dans une sorte d'imbécillité. La chaleur du foyer
me ranima un peu, et je m'aperçus que j'étais en robe de nuit et les
cheveux épars auprès de Leoni; mais il n'y faisait pas attention; il
était occupé à serrer dans un coffre le riche costume, les perles et les
diamants dont nous étions encore couverts un instant auparavant. Ces
joyaux dont Leoni était paré appartenaient pour la plupart à mon père.
Ma mère, voulant que la richesse de son costume ne fût pas au-dessous du
nôtre, les avait tirés de la boutique et les lui avait prêtés sans rien
dire. Quand je vis toutes ces richesses entassées dans un coffre, j'eus
une honte mortelle de l'espèce de vol que nous avions commis, et je
remerciai Leoni de ce qu'il pensait à les renvoyer à mon père. Je ne
sais ce qu'il me répondit; il me dit ensuite que j'avais quatre heures
à dormir, qu'il me suppliait d'en profiter sans inquiétude et sans
douleur. Il baisa mes pieds nus et se retira. Je n'eus jamais le courage
d'aller jusqu'à mon lit; je m'endormis auprès du feu sur mon fauteuil. A
six heures du matin on vint m'éveiller; on m'apporta du chocolat et des
habits d'homme. Je déjeunai et je m'habillai avec résignation. Leoni
vint me chercher, et nous quittâmes avant le jour cette demeure
mystérieuse, dont je n'ai jamais connu ni le nom ni la situation exacte,
ni le propriétaire, non plus que beaucoup d'autres gîtes, tantôt riches,
tantôt misérables, qui, dans le cours de nos voyages, s'ouvrirent pour
nous à toute heure et en tout pays au seul nom de Leoni.
A mesure que nous avancions, Leoni reprenait la sérénité de ses manières
et la tendresse de son langage. Soumise et enchaînée à lui par une
passion aveugle j'étais un instrument dont il faisait vibrer toutes les
cordes à son gré. S'il était rêveur, je devenais mélancolique; s'il
était gai, j'oubliais tous mes chagrins et tous mes remords pour sourire
à ses plaisanteries; s'il était passionné j'oubliais la fatigue de mon
cerveau et l'épuisement des larmes, je retrouvais de la force pour
l'aimer et pour le lui dire.
VIII.
Nous arrivâmes à Genève, où nous ne restâmes que le temps nécessaire
pour nous reposer. Nous nous enfonçâmes bientôt dans l'intérieur de
la Suisse, et là nous perdîmes toute inquiétude d'être poursuivis et
découverts. Depuis notre départ, Leoni n'aspirait qu'à gagner avec moi
une retraite agreste et paisible et à vivre d'amour et de poésie dans un
éternel tête-à-tête. Ce rêve délicieux se réalisa. Nous trouvâmes dans
une des vallées du lac Majeur un chalet des plus pittoresques dans une
situation ravissante. Pour très-peu d'argent nous le fîmes arranger
commodément à l'intérieur, et nous le prîmes à loyer au commencement
d'avril. Nous y passâmes six mois d'un bonheur enivrant, dont je
remercierai Dieu toute ma vie, quoiqu'il me les ait fait payer bien
cher. Nous étions absolument seuls et loin de toute relation avec le
monde. Nous étions servis par deux jeunes mariés gros et réjouis,
qui augmentaient notre contentement par le spectacle de celui qu'ils
goûtaient. La femme faisait le ménage et la cuisine, le mari menait au
pâturage une vache et deux chèvres qui composaient tout notre troupeau.
Il tirait le lait et faisait le fromage. Nous nous levions de bonne
heure, et, lorsque le temps était beau, nous déjeunions à quelques pas
de la maison, dans un joli verger dont les arbres, abandonnés à la
direction de la nature, poussaient en tous sens des branches touffues,
moins riches en fruits qu'en fleurs et en feuillage. Nous allions
ensuite nous promener dans la vallée ou nous gravissions les montagnes.
Nous prîmes peu à peu l'habitude de faire de longues courses, et chaque
jour nous allions à la découverte de quelque site nouveau. Les pays de
montagnes ont cela de délicieux qu'on peut les explorer longtemps avant
d'en connaître tous les secrets et toutes les beautés. Quand nous
entreprenions nos plus grandes excursions, Joanne, notre gai majordome,
nous suivait avec un panier de vivres, et rien n'était plus charmant que
nos festins sur l'herbe. Leoni n'était difficile que sur le choix de ce
qu'il appelait le réfectoire. Enfin, quand nous avions trouvé à mi-côte
d'une gorge un petit plateau paré d'une herbe fraîche, abrité contre le
vent ou le soleil, avec un joli point de vue, un ruisseau tout auprès
embaumé de plantes aromatiques, il arrangeait lui-même le repas sur un
linge blanc étendu à terre. Il envoyait Joanne cueillir des fraises et
plonger le vin dans l'eau froide du torrent. Il allumait un réchaud à
l'esprit-de-vin et faisait cuire les oeufs frais. Par le même procédé,
après la viande froide et les fruits, je lui préparais d'excellent café.
De cette manière nous avions un peu des jouissances de la civilisation
au milieu des beautés romantiques du désert.
Quand le temps était mauvais, ce qui arriva souvent au commencement du
printemps, nous allumions un grand feu pour préserver de l'humidité
notre habitation de sapin; nous nous entourions de paravents que Leoni
avait montés, cloués et peints lui-même. Nous buvions du thé; et, tandis
qu'il fumait dans une longue pipe turque, je lui faisais la lecture.
Nous appelions cela nos journées flamandes: moins animées que les
autres, elles étaient peut-être plus douces encore. Leoni avait un
talent admirable pour arranger la vie, pour la rendre agréable et
facile. Dès le matin il occupait l'activité de son esprit à faire le
plan de la journée et à en ordonner les heures, et, quand ce plan était
fait, il venait me le soumettre. Je le trouvais toujours admirable, et
nous ne nous en écartions plus. De cette manière l'ennui, qui poursuit
toujours les solitaires et jusqu'aux amants dans le tête-à-tête,
n'approchait jamais de nous. Leoni savait tout ce qu'il fallait éviter
et tout ce qu'il fallait observer pour maintenir la paix de l'âme et le
bien-être du corps. Il me le dictait avec sa tendresse adorable; et,
soumise à lui comme l'esclave à son maître, je ne contrariais jamais un
seul de ses désirs. Ainsi il disait que l'échange des pensées entre
deux êtres qui s'aiment est la plus douce des choses, mais qu'elle peut
devenir la pire de toutes si on en abuse. Il avait donc réglé les heures
et les lieux de nos entretiens. Tout le jour nous étions occupés à
travailler; je prenais soin du ménage, je lui préparais des friandises
ou je plissais moi-même son linge. Il était extrêmement sensible à ces
petites recherches de luxe, et les trouvait doublement précieuses au
fond de notre ermitage. De son côté, il pourvoyait à tous nos besoins et
remédiait à toutes les incommodités de notre isolement. Il savait un peu
de tous les métiers: il faisait des meubles en menuiserie, il posait des
serrures, il établissait des cloisons en châssis et en papier peint,
il empêchait une cheminée de fumer, il greffait un arbre à fruit, il
amenait un courant d'eau vive autour de la maison. Il était toujours
occupé de quelque chose d'utile, et il l'exécutait toujours bien. Quand
ces grands travaux-là lui manquaient, il peignait l'aquarelle, composait
de charmants paysages avec les croquis que, dans nos promenades, nous
avions pris sur nos albums. Quelquefois il parcourait seul la vallée
en composant des vers, et il revenait vite me les dire. Il me trouvait
souvent dans l'étable avec mon tablier plein d'herbes aromatiques, dont
les chèvres sont friandes. Mes deux belles protégées mangeaient sur mes
genoux. L'une était blanche et sans tache: elle s'appelait _Neige_; elle
avait l'air doux et mélancolique. L'autre était jaune comme un chamois,
avec la barbe et les jambes noires. Elle était toute jeune, sa
physionomie était mutine et sauvage: nous l'appelions _Daine_. La
vache s'appelait _Pâquerette_. Elle était rousse et rayée de noir
transversalement, comme un tigre. Elle passait sa tête sur mon épaule;
et, quand Leoni me trouvait ainsi, il m'appelait sa Vierge à la crèche.
Il me jetait mon album et me dictait ses vers, qui m'étaient presque
toujours adressés. C'étaient des hymnes d'amour et de bonheur qui me
semblaient sublimes, et qui devaient l'être. Je pleurais sans rien dire
en les écrivant; et quand j'avais fini: «Eh bien! me disait Leoni, tu
les trouves mauvais?» Je relevais vers lui mon visage baigné de larmes:
il riait et m'embrassait avec transport.
Et puis il s'asseyait sur le fourrage embaumé et me lisait des poésies
étrangères, qu'il me traduisait avec une rapidité et une précision
inconcevables. Pendant ce temps je filais du lin dans le demi-jour de
l'étable. Il faut savoir quelle est la propreté exquise des étables
suisses pour comprendre que nous eussions choisi la nôtre pour salon.
Elle était traversée par un rapide ruisseau d'eau de roche qui la
balayait à chaque instant et qui nous réjouissait de son petit bruit.
Des pigeons familiers y buvaient à nos pieds, et, sous la petite arcade
par laquelle l'eau rentrait, des moineaux hardis venaient se baigner et
dérober quelques graines. C'était l'endroit le plus frais dans les jours
chauds, quand toutes les lucarnes étaient ouvertes, et le plus chaud
dans les jours froids quand les moindres fentes étaient tamponnées de
paille et de bruyère. Souvent Leoni, fatigué de lire, s'y endormait sur
l'herbe fraîchement coupée, et je quittais mon ouvrage pour contempler
ce beau visage, que la sérénité du sommeil ennoblissait encore.
Durant ces journées si remplies, nous nous parlions peu, quoique presque
toujours ensemble; nous échangions quelques douces paroles, quelques
douces caresses, et nous nous encouragions mutuellement à notre oeuvre.
Mais, quand venait le soir, Leoni devenait indolent de corps et actif
d'esprit: c'étaient les heures où il était le plus aimable, et il les
avait réservées aux épanchements de notre tendresse. Doucement fatigué
de sa journée, il se couchait sur la mousse à mes pieds, dans un endroit
délicieux qui était auprès de la maison, sur le versant de la montagne.
De là nous contemplions le splendide coucher du soleil, le déclin
mélancolique du jour, l'arrivée grave et solennelle de la nuit. Nous
savions le moment du lever de toutes les étoiles et sur quelle cime
chacune d'elles devait commencer à briller à son tour. Leoni connaissait
parfaitement l'astronomie, mais Joanne possédait à sa manière cette
science des pâtres, et il donnait aux astres d'autres noms souvent plus
poétiques et plus expressifs que les nôtres. Quand Leoni s'était amusé
de son pédantisme rustique, il l'envoyait jouer sur son pipeau le Ranz
des vaches au bas de la montagne. Ces sons aigus avaient de loin une
douceur inconcevable. Leoni tombait dans une rêverie qui ressemblait à
l'extase; puis, quand la nuit était tout à fait venue, quand le silence
de la vallée n'était plus troublé que par le cri plaintif de quelque
oiseau des rochers, quand les lucioles s'allumaient dans l'herbe autour
de nous, et qu'un vent tiède planait dans les sapins au-dessus de nos
têtes, Leoni semblait sortir d'un rêve ou s'éveiller à une autre vie.
Son âme s'embrasait, son éloquence passionnée m'inondait le coeur;
il parlait aux cieux, au vent, aux échos, à toute la nature avec
enthousiasme; il me prenait dans ses bras et m'accablait de caresses
délirantes; puis il pleurait d'amour sur mon sein, et, redevenu
plus calme, il m'adressait les paroles les plus suaves et les plus
enivrantes. Oh! comment ne l'aurais-je pas aimé, cet homme sans égal,
dans ses bons et dans ses mauvais jours? Qu'il était aimable alors!
qu'il était beau! Comme le hâle allait bien à son mâle visage et
respectait son large front blanc sur des sourcils de jais! Comme il
savait aimer et comme il savait le dire! Comme il savait commander à
la vie et la rendre belle! Comment n'aurais-je pas pris en lui une
confiance aveugle? Comment ne me serais-je pas habituée à une soumission
illimitée? Tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il disait était bien, beau
et bon. Il était généreux, sensible, délicat, héroïque; il prenait
plaisir à soulager la misère ou les infirmités des pauvres qui venaient
frapper à notre porte. Un jour il se précipita dans un torrent, au
risque de sa vie, pour sauver un jeune pâtre; une nuit il erra dans les
neiges au milieu des plus affreux dangers pour secourir des voyageurs
égarés qui avaient fait entendre des cris de détresse. Oh! comment,
comment, comment me serais-je méfiée de Leoni? comment aurais-je fait
pour craindre l'avenir? Ne me dites plus que je fus crédule et faible;
la plus virile des femmes eût été subjuguée à jamais par ces six mois
de son amour. Quant à moi, je le fus entièrement, et le remords cruel
d'avoir abandonné mes parents, l'idée de leur douleur s'affaiblit peu
à peu et finit presque par s'effacer. Oh! qu'elle était grande, la
puissance de cet homme!
Juliette s'arrêta et tomba dans une triste rêverie. Une horloge
lointaine sonna minuit. Je lui proposai d'aller se reposer.--Non,
dit-elle; si vous n'êtes pas las de m'entendre, je veux parler encore.
Je sens que j'ai entrepris une tâche bien pénible pour ma pauvre âme, et
que quand j'aurai fini je ne sentirai plus rien, je ne me souviendrai
plus de rien pendant plusieurs jours. Je veux profiter de la force que
j'ai aujourd'hui.
--Oui, Juliette, tu as raison, lui dis-je. Arrache le fer de ton sein,
et tu seras mieux après. Mais dis-moi, ma pauvre enfant, comment la
singulière conduite d'Henryet au bal et la lâche soumission de Leoni à
un regard de cet homme ne t'avaient-elles pas laissé dans l'esprit un
doute, une crainte?
--Quelle crainte pouvais-je conserver? répondit Juliette; j'étais si peu
instruite des choses de la vie et des turpitudes de la société, que je
ne comprenais rien à ce mystère. Leoni m'avait dit qu'il avait un secret
terrible: j'imaginai mille infortunes romanesques. C'était la mode alors
en littérature de faire agir et parler des personnages frappés des
malédictions les plus étranges et les plus invraisemblables. Les
théâtres et les romans ne produisaient plus que des fils de bourreaux,
des espions héroïques, des assassins et des forçats vertueux. Je lus un
jour _Frederick Styndall_, une autre fois _l'Espion_ de Sooper me tomba
sous la main. Songez que j'étais bien enfant et que dans ma passion mon
esprit était bien en arrière de mon coeur. Je m'imaginai que la société,
injuste et stupide, avait frappé Leoni de réprobation pour quelque
imprudence sublime, pour quelque faute involontaire ou par suite de
quelque féroce préjugé. Je vous avouerai même que ma pauvre tête de
jeune tille trouva un attrait de plus dans ce mystère impénétrable, et
que mon âme de femme s'exalta devant l'occasion de risquer sa destinée
entière pour soulager une belle et poétique infortune.
--Leoni dut s'apercevoir de cette disposition romanesque et l'exploiter?
dis-je à Juliette.
--Oui, me répondit-elle, il le fit; mais, s'il se donna tant de peine
pour me tromper, c'est qu'il m'aimait, c'est qu'il voulait mon amour à
tout prix.
Nous gardâmes un instant le silence, et Juliette reprit son récit.
IX.
L'hiver arriva; nous avions fait le projet d'en supporter les rigueurs
plutôt que d'abandonner notre chère retraite. Leoni me disait que jamais
il n'avait été si heureux, que j'étais la seule femme qu'il eût jamais
aimée, qu'il voulait renoncer au monde pour vivre et mourir dans mes
bras. Son goût pour les plaisirs, sa passion pour le jeu, tout cela
était évanoui, oublié à jamais. Oh! que j'étais reconnaissante de
voir cet homme si brillant, si adulé, renoncer sans regret à tous les
enivrements d'une vie d'éclat et de fêtes pour venir s'enfermer avec moi
dans une chaumière! Et soyez sûr, don Aleo, que Leoni ne me trompait
point alors. S'il est vrai que de puissants motifs l'engageaient à se
cacher, du moins il est certain qu'il se trouva heureux dans sa retraite
et que j'y fus aimée. Eût-il pu feindre cette sérénité durant six mois
sans qu'elle fût altérée un seul jour? Et pourquoi ne m'eût-il pas
aimée? j'étais jeune, belle, j'avais tout quitté pour lui et je
l'adorais. Allez, je ne m'abuse plus sur son caractère, je sais tout et
je vous dirai tout. Cette âme est bien laide et bien belle, bien vile
et bien grande; quand on n'a pas la force de haïr cet homme, il faut
l'aimer et devenir sa proie.
Mais l'hiver débuta si rudement, que notre séjour dans la vallée devint
extrêmement dangereux. En quelques jours la neige monta sur la colline
et arriva jusqu'au niveau de notre chalet; elle menaçait de l'engloutir
et de nous y faire périr de famine. Leoni s'obstinait à rester; il
voulait faire des provisions et braver l'ennemi; mais Jeanne assura que
notre perte était certaine si nous ne battions en retraite au plus vite;
que depuis dix ans on n'avait pas vu un pareil hiver, et qu'au dégel le
chalet serait balayé comme une plume par les avalanches, à moins d'un
miracle de saint Bernard et de Notre-Dame-des-Lavanges.--Si j'étais
seul, me dit Leoni, je voudrais attendre le miracle et me moquer des
lavanges; mais je n'ai plus de courage quand tu partages mes dangers.
Nous partirons demain.
--Il le faut bien, lui dis-je; mais où irons-nous? Je serai reconnue
et découverte tout de suite; on me reconduira de vive force chez mes
parents.
--Il y a mille moyens d'échapper aux hommes et aux lois, répondit Leoni
en souriant; nous en trouverons bien un: ne t'inquiète pas; l'univers
est à notre disposition.
--Et par où commencerons-nous? lui demandai-je en m'efforçant de sourire
aussi.
--Je n'en sais rien encore, dit-il, mais qu'importe? nous serons
ensemble; où pouvons-nous être malheureux?
--Hélas! lui dis-je, serons-nous jamais aussi heureux qu'ici?
--Veux-tu y rester? demanda-t-il.
--Non, lui répondis-je, nous ne le serions plus; en présence du danger,
nous serions toujours inquiets l'un pour l'autre.
Nous fîmes les apprêts de notre départ; Jeanne passa la journée à
déblayer le sentier par lequel nous devions partir. Pendant la nuit il
m'arriva une aventure singulière, et à laquelle bien des fois depuis je
craignis de réfléchir.
Au milieu de mon sommeil, je fus saisie par le froid et je m'éveillai.
Je cherchai Leoni à mes côtés, il n'y était plus; sa place était froide,
et la porte de la chambre, à demi entr'ouverte, laissait pénétrer un
vent glacé. J'attendis quelques instants; mais Leoni ne revenant pas,
je m'étonnai, je me levai et je m'habillai à la hâte. J'attendis encore
avant de me décider à sortir, craignant de me laisser dominer par une
inquiétude puérile. Son absence se prolongea; une terreur invincible
s'empara de moi, et je sortis, à peine vêtue, par un froid de quinze
degrés. Je craignais que Leoni n'eût encore été au secours de quelques
malheureux perdus dans les neiges, comme cela était arrivé peu de nuits
auparavant, et j'étais résolue à le chercher et à le suivre. J'appelai
Jeanne et sa femme; ils dormaient d'un si profond sommeil qu'ils ne
m'entendirent pas. Alors, dévorée d'inquiétude, je m'avançai jusqu'au
bord de la petite plate-forme palissadée qui entourait le chalet, et
je vis une faible lueur argenter la neige à quelque distance. Je
crus reconnaître la lanterne que Leoni portait dans ses excursions
généreuses. Je courus de ce côté aussi vite que me le permit la neige,
où j'entrais jusqu'aux genoux. J'essayai de l'appeler, mais le froid
me faisait claquer les dents, et le vent, qui me venait à la figure,
interceptait ma voix. J'approchai enfin de la lumière, et je pus voir
distinctement Leoni; il était immobile à la place où je l'avais
aperçu d'abord, et il tenait une bêche. J'approchai encore, la neige
amortissait le bruit de mes pas; j'arrivai tout près de lui sans qu'il
s'en aperçût. La lumière était enfermée dans son cylindre de métal, et
ne sortait que par une fente opposée à moi et dirigée sur lui.
Je vis alors qu'il avait écarté la neige et entamé la terre avec sa
bêche; il était jusqu'aux genoux dans un trou qu'il venait de creuser.
Cette occupation singulière, à une pareille heure et par un temps si
rigoureux, me causa une frayeur ridicule. Leoni semblait agité d'une
hâte extraordinaire. De temps en temps il regardait autour de lui avec
inquiétude; je me courbai derrière un rocher, car je fus épouvantée de
l'expression de sa figure. Il me sembla qu'il allait me tuer s'il me
trouvait là. Toutes les histoires fantastiques et folles que j'avais
lues, tous les commentaires bizarres que j'avais faits sur son secret,
me revinrent à l'esprit; je crus qu'il venait déterrer un cadavre, et
je faillis m'évanouir. Je me rassurai un peu en le voyant continuer de
creuser et retirer bientôt un coffre enfoui dans la terre. Il le regarda
avec attention, examina si la serrure n'avait pas été forcée; puis il le
posa hors du trou, et commença à y rejeter la terre et la neige, sans
prendre beaucoup de soin pour cacher les traces de son opération.
Quand je le vis près de revenir à la maison avec son coffre, je craignis
qu'il ne s'aperçût de mon imprudente curiosité, et je m'enfuis aussi
vite que je pus. Je me hâtai de jeter dans un coin mes hardes humides
et de me recoucher, résolue à feindre un profond sommeil lorsqu'il
rentrerait; mais j'eus le loisir de me remettre de mon émotion, car il
resta encore plus d'une demi-heure sans reparaître.
Je me perdais en commentaires sur ce coffret mystérieux, enfoui
sans doute dans la montagne depuis notre arrivée, et destinée nous
accompagner comme un talisman de salut ou comme un instrument de mort.
Il me sembla qu'il ne devait pas contenir d'argent; car il était assez
volumineux, et pourtant Leoni l'avait soulevé d'une seule main et sans
effort. C'étaient peut-être des papiers d'où dépendait son existence
entière. Ce qui me frappait le plus, c'est qu'il me semblait déjà avoir
vu ce coffre quelque part; mais il m'était impossible de me rappeler en
quelle circonstance. Cette fois, sa forme et sa couleur se gravèrent
dans ma mémoire comme par une sorte de nécessité fatale. Pendant toute
la nuit je l'eus devant les yeux, et dans mes rêves j'en voyais sortir
une quantité d'objets bizarres: tantôt des cartes représentant des
figures étranges, tantôt des armes sanglantes: puis des fleurs, des
plumes et des bijoux; et puis des ossements, des vipères, des morceaux
d'or, des chaînes et des carcans de fer.
Je me gardai bien de questionner Leoni et de lui laisser soupçonner ma
découverte. Il m'avait dit souvent que, le jour où j'apprendrais son
secret, tout serait fini entre nous; et quoiqu'il me rendît grâce à deux
genoux d'avoir cru en lui aveuglément, il me faisait souvent comprendre
que la moindre curiosité de ma part lui serait odieuse. Nous partîmes
le lendemain à dos de mulet, et nous prîmes la poste à la ville la plus
prochaine jusqu'à Venise.
Nous y descendîmes dans une de ces maisons mystérieuses que Leoni
semblait avoir à sa disposition dans tous les pays. Celle-là était
sombre, délabrée, et comme cachée dans un quartier désert de la ville.
Il me dit que c'était la demeure d'un de ses amis absent; il me pria
de ne pas trop m'y déplaire pendant un jour ou deux; il ajouta que des
raisons importantes l'empêchaient de se montrer sur-le-champ dans
la ville, mais qu'au plus tard dans vingt-quatre heures je serais
convenablement logée et n'aurais pas à me plaindre du séjour de sa
patrie.
Nous venions de déjeuner dans une salle humide et froide, lorsqu'un
homme mal mis, d'une figure désagréable et d'un teint maladif, se
présenta en disant que Leoni l'avait fait appeler.
--Oui, oui, mon cher Thadée, répondit Leoni en se levant avec
précipitation; soyez le bienvenu, et passons dans une autre pièce pour
ne pas ennuyer madame de détails d'affaires.
Leoni vint m'embrasser une heure après; il avait l'air agité, mais
content, comme s'il venait de remporter une victoire.
--Je te quitte pour quelques heures, me dit-il; je vais faire préparer
ton nouveau gîte: nous y coucherons demain soir.
X.
Il fut dehors pendant tout le jour. Le lendemain il sortit de bonne
heure. Il semblait fort affairé; mais son humeur était plus joyeuse que
je ne l'avais encore vue. Cela me donna le courage de m'ennuyer encore
douze heures, et chassa la triste impression que me causait cette maison
silencieuse et froide. Dans l'après-midi, pour me distraire un peu,
j'essayai de la parcourir; elle était fort ancienne: des restes
d'ameublement suranné, des lambeaux de tenture et quelques tableaux à
demi dévorés par les rats occupèrent mon attention; mais un objet plus
intéressant pour moi me rejeta dans d'autres pensées. En entrant dans la
chambre où avait couché Leoni, je vis à terre le fameux coffre; il était
ouvert et entièrement vide. J'eus l'âme soulagée d'un grand poids. Le
dragon inconnu enfermé dans ce coffre s'était donc envolé; la destinée
terrible qu'il me semblait représenter ne pesait donc plus sur
nous!--Allons, me dis-je en souriant, la boite de Pandore s'est vidée;
l'espérance est restée pour moi.
Comme j'allais me retirer, mon pied se posa sur un petit morceau d'ouate
oublié à terre au milieu de la chambre avec des lambeaux de papiers de
soie chiffonnés. Je sentis quelque chose qui résistait, et je le relevai
machinalement. Mes doigts rencontrèrent le même corps solide au travers
du coton, et en l'écartant j'y trouvai une épingle en gros brillants que
je reconnus aussitôt pour appartenir à mon père, et pour m'avoir servi
le jour du dernier bal à attacher une écharpe sur mon épaule. Cette
circonstance me frappa tellement que je ne pensai plus au coffre ni au
secret de Leoni. Je ne sentis plus qu'une vague inquiétude pour ces
bijoux que j'avais emportés dans ma fuite, et dont je ne m'étais plus
occupée depuis, pensant que Leoni les avait renvoyés sur-le-champ.
La crainte que cette démarche n'eût été négligée me fut affreuse; et
lorsque Leoni rentra, la première chose que je lui demandai ingénument
fut celle-ci:--Mon ami, n'as-tu pas oublié de renvoyer les diamants de
mon père lorsque nous avons quitté Bruxelles?
Leoni me regarda d'une étrange manière. Il semblait vouloir pénétrer
jusqu'aux plus intimes profondeurs de mon âme.
--Qu'as-tu à ne pas me répondre? lui dis-je; qu'est-ce que ma question a
d'étonnant?
--A quel diable de propos vient-elle? reprit-il avec tranquillité.
--C'est qu'aujourd'hui, répondis-je, je suis entrée dans ta chambre par
désoeuvrement, et j'ai trouvé ceci par terre. Alors la crainte m'est
venue que, dans le trouble de nos voyages et l'agitation de notre fuite,
tu n'eusses absolument oublié de renvoyer les autres bijoux. Quant à
moi, je te l'ai à peine demandé; j'avais perdu la tête.
En achevant ces mots, je lui présentai l'épingle. Je parlais si
naturellement et j'avais si peu l'idée de le soupçonner qu'il le vit
bien; et prenant l'épingle avec le plus grand calme:
--Parbleu! dit-il, je ne sais comment cela se fait. Où as-tu trouvé
cela? Es-tu sûre que cela vienne de ton père et n'ait pas été oublié
dans cette maison par ceux qui l'ont occupée avant nous?