--Oh! lui dis-je, voici auprès du contrôle un cachet imperceptible:
c'est la marque de mon père. Avec une loupe tu y verras son chiffre.
--A la bonne heure, dit-il; cette épingle sera restée dans un de nos
coffres de voyage, et je l'aurai fait tomber ce matin en secouant
quelque harde. Heureusement c'est le seul bijou que nous ayons emporté
par mégarde; tous les autres ont été remis à une personne sûre et
adressés à Delpech, qui les aura exactement remis à ta famille. Je ne
pense pas que celui-ci vaille la peine d'être rendu; ce serait imposer à
ta mère une triste émotion de plus pour bien peu d'argent.
--Cela vaut encore au moins dix mille francs, répondis-je.
--Eh bien, garde-le jusqu'à ce que tu trouves une occasion pour le
renvoyer. Ah ça! es-tu prête? les malles sont-elles refermées? Il y a
une gondole à la porte, et ta maison t'attend avec impatience; on sert
déjà le souper.
Une demi-heure après nous nous arrêtâmes à la porte d'un palais
magnifique. Les escaliers étaient couverts de tapis de drap amarante;
les rampes, de marbre blanc, étaient chargées d'orangers en fleurs, en
plein hiver, et de légères statues qui semblaient se pencher sur nous
pour nous saluer. Le concierge et quatre domestiques en livrée vinrent
nous aider à débarquer. Leoni prit le flambeau de l'un d'eux, et,
l'élevant, il me fit lire sur la corniche du péristyle cette inscription
en lettres d'argent sur un fond d'azur: Palazzo Leoni.--O mon ami,
m'écriai-je, tu ne nous avais donc pas trompés? Tu es riche et noble, et
je suis chez toi!
Je parcourus ce palais avec une joie d'enfant. C'était un des plus
beaux de Venise. L'ameublement et les tentures, éclatants de fraîcheur,
avaient été copiés sur les anciens modèles, de sorte que les peintures
des plafonds et l'ancienne architecture étaient dans une harmonie
parfaite avec les accessoires nouveaux. Notre luxe de bourgeois et
d'hommes du Nord est si mesquin, si entassé, si commun, que je n'avais
jamais conçu l'idée d'une pareille élégance. Je courais dans les
immenses galeries comme dans un palais enchanté; tous les objets avaient
pour moi des formes inusitées, un aspect inconnu; je me demandais si
je faisais un rêve, et si j'étais vraiment la patronne et la reine de
toutes ces merveilles. Et puis, cette splendeur féodale m'entourait d'un
prestige nouveau. Je n'avais jamais compris le plaisir ou l'avantage
d'être noble. En France on ne sait plus ce que c'est, en Belgique on ne
l'a jamais su. Ici, le peu de noblesse qui reste est encore fastueux et
fier; on ne démolit pas les palais, on les laisse tomber. Au milieu de
ces murailles chargées de trophées et d'écussons, sous ces plafonds
armoriés, en face de ces aïeux de Leoni peints par Titien et Véronèse,
les uns graves et sévères sous leurs manteaux fourrés, les autres
élégants et gracieux sous leur justaucorps de satin noir, je comprenais
cette vanité du rang, qui peut être si brillante et si aimable quand
elle ne décore pas un sot. Tout cet entourage d'illustration allait si
bien à Leoni, qu'il me serait impossible aujourd'hui encore de me le
représenter roturier. Il était vraiment bien le fils de ces hommes à
barbe noire et à mains d'albâtre, dont Van Dyck a immortalisé le type.
Il avait leur profil d'aigle, leurs traits délicats et fins, leur
grande taille, leurs yeux à la fois railleurs et bienveillants. Si ces
portraits avaient pu marcher, ils auraient marché comme lui; s'ils
avaient parlé, ils auraient eu son accent.--Eh quoi! lui disais-je en le
serrant dans mes bras, c'est toi, mon seigneur Leone Leoni, qui étais
l'autre jour dans ce chalet entre les chèvres et les poules, avec une
pioche sur l'épaule et une blouse autour de ta taille? C'est toi qui as
vécu six mois ainsi avec une pauvre fille sans nom et sans esprit, qui
n'a d'autre mérite que de t'aimer? Et tu vas me garder près de toi, tu
vas m'aimer toujours, et me le dire chaque matin, comme dans le chalet?
Oh! c'est un sort trop élevé et trop beau pour moi; je n'avais pas
aspiré si haut, et cela m'effraie en même temps que cela m'enivre.
--Ne sois pas effrayée, me dit-il en souriant, sois toujours ma compagne
et ma reine. A présent, viens souper, j'ai deux convives à te présenter.
Arrange tes cheveux, sois jolie; et quand je t'appellerai ma femme,
n'ouvre pas de grands yeux étonnés.
Nous trouvâmes un souper exquis sur une table étincelante de vermeil,
de porcelaines et de cristaux. Les deux convives me furent gravement
présentés; ils étaient Vénitiens, tous deux agréables de figure,
élégants dans leurs manières, et, quoique bien inférieurs à Leoni,
ayant dans la prononciation et dans la tournure d'esprit une certaine
ressemblance avec lui. Je lui demandai tout bas s'ils étaient ses
parents.
--Oui, me répondit-il tout haut en riant, ce sont mes cousins.
[Illustration: Il était jusqu'aux genoux dans un trou.]
--Sans doute, ajouta celui qu'on appelait le marquis, nous sommes tous
cousins.
Le lendemain, au lieu de deux convives, il y en eut quatre ou cinq
différents à chaque repas. En moins de huit jours, noire maison fut
inondée d'amis intimes. Ces assidus me dévorèrent de bien douces heures
que j'aurais pu passer avec Leoni, et qu'il fallait partager avec eux
tous. Mais Leoni, après un long exil, semblait heureux de revoir ses
amis et d'égayer sa vie: je ne pouvais former un désir contraire au
sien, et j'étais heureuse de le voir s'amuser. Il est certain que la
société de ces hommes était charmante. Ils étaient tous jeunes et
élégants, gais ou spirituels, aimables ou amusants; ils avaient
d'excellentes manières, et des talents pour la plupart. Toutes les
matinées étaient employées à faire de la musique; dans l'après-midi nous
nous promenions sur l'eau; après le dîner nous allions au théâtre, et en
rentrant on soupait et on jouait. Je n'aimais pas beaucoup à être témoin
de ce dernier divertissement, où des sommes immenses passaient chaque
soir de main en main. Leoni m'avait permis de me retirer après le
souper, et je n'y manquais pas. Peu à peu le nombre de nos connaissances
augmenta tellement, que j'en ressentis de l'ennui et de la fatigue; mais
je n'en exprimai rien. Leoni semblait toujours enchanté de cette vie
dissipée. Tout ce qu'il y avait de dandys de toutes nations à Venise se
donna rendez-vous chez nous pour boire, pour jouer et pour faire de la
musique. Les meilleurs chanteurs des théâtres venaient souvent mêler
leurs voix à nos instruments et à la voix de Leoni, qui n'était ni moins
belle ni moins habile que la leur. Malgré le charme de cette société, je
sentais de plus en plus le besoin du repos. Il est vrai que nous avions
encore de temps en temps quelques bonnes heures de tête-à-tête; les
dandys ne venaient pas tous les jours: mais les habitués se composaient
d'une douzaine de personnes de fondation à notre table. Leoni les aimait
tant, que je ne pouvais me défendre d'avoir aussi de l'amitié pour
elles. C'étaient elles qui animaient tout le, reste par leur suprématie
en tout sur les autres. Ces hommes étaient vraiment remarquables, et
semblaient en quelque sorte des reflets de Leoni. Ils avaient entre eux
cette espèce d'air de famille, cette conformité d'idées et de langage
qui m'avaient frappée dès le premier jour; c'était un je ne sais quoi de
subtil et de recherché que n'avaient pas même les plus distingués parmi
tous les autres. Leur regard était plus pénétrant, leurs réponses plus
promptes, leur aplomb plus seigneurial, leur prodigalité de meilleur
goût. Ils avaient chacun une autorité morale sur une partie de ces
nouveaux venus; ils leur servaient de modèle et de guide dans les
petites choses d'abord, et plus tard dans les grandes. Leoni était l'âme
de tout ce corps, le chef suprême qui imposait à cette brillante coterie
masculine la mode, le ton, le plaisir et la dépense.
[Illustration: Parbleu, ma chère petite, me répondit...]
Cette espèce d'empire lui plaisait, et je ne m'en étonnais pas; je
l'avais vu régner plus ouvertement encore à Bruxelles, et j'avais
partagé son orgueil et sa gloire; mais le bonheur du chalet m'avait
initiée à des joies plus intimes et plus pures. Je le regrettais, et
ne pouvais m'empêcher de le dire.--Et moi aussi, me disait-il, je le
regrette, ce temps de délices, supérieur à toutes les fumées du monde,
mais Dieu n'a pas voulu changer pour nous le cours des saisons. Il n'y a
pas plus d'éternel bonheur que de printemps perpétuel. C'est une loi de
la nature à laquelle nous ne pouvions nous soustraire. Sois sûre que
tout est arrangé pour le mieux dans ce monde mauvais. Le coeur de
l'homme n'a pas plus de vigueur que les biens de la vie n'ont de durée:
soumettons-nous, plions. Les fleurs se courbent, se flétrissent et
renaissent tous les ans; l'âme humaine peut se renouveler comme une
fleur, quand elle connaît ses forces et qu'elle ne s'épanouit pas
jusqu'à se briser. Six mois de félicité sans mélange, c'était immense,
ma chère; nous serions morts de trop de bonheur si cela eût continué, ou
nous en aurions abusé. La destinée nous commande de redescendre de nos
cimes éthérées et de venir respirer un air moins pur dans les villes.
Acceptons cette nécessité, et croyons qu'elle nous est bonne. Quand le
beau temps reviendra, nous retournerons à nos montagnes, nous serons
avides de retrouver tous les biens dont nous aurons été sevrés ici; nous
sentirons mieux le prix de notre calme intimité; et cette saison d'amour
et de délices, que les souffrances de l'hiver nous eussent gâtée,
reviendra plus belle encore que la saison dernière.
--Oh! oui, lui disais-je en l'embrassant, nous retournerons en Suisse!
Oh! que tu es bon de le vouloir et de me le promettre!... Mais, dis-moi,
Leoni, ne pourrions-nous vivre ici plus simplement et plus ensemble?
Nous ne nous voyons plus qu'au travers d'un nuage de punch, nous ne nous
parlons plus qu'au milieu des chants et des rires. Pourquoi avons-nous
tant d'amis? Ne nous suffirions-nous pas bien l'un à l'autre?
--Ma Juliette, répondait-il, les anges sont des enfants, et vous êtes
l'un et l'autre. Vous ne savez pas que l'amour est l'emploi des plus
nobles facultés de l'âme, et qu'on doit ménager ces facultés comme la
prunelle de ses yeux; vous ne savez pas, petite fille, ce que c'est que
votre propre coeur. Bonne, sensible et confiante, vous croyez que c'est
un foyer d'éternel amour; mais le soleil lui-même n'est pas éternel.
Tu ne sais pas que l'âme se fatigue comme le corps, et qu'il faut la
soigner de même. Laisse-moi faire, Juliette, laisse-moi entretenir le
feu sacré dans ton coeur. J'ai intérêt à me conserver ton amour, à
t'empêcher de le dépenser trop vite. Toutes les femmes sont comme toi:
elles se pressent tant d'aimer que tout à coup elles n'aiment plus, sans
savoir pourquoi.
--Méchant, lui disais-je, sont-ce là les choses que tu me disais le soir
sur la montagne? Me priais-tu de ne pas trop t'aimer? croyais-tu que
j'étais capable de m'en lasser?
--Non, mon ange, répondait Leoni en baisant mes mains, et je ne le
crois pas non plus à présent. Mais écoute mon expérience: les choses
extérieures ont sur nos sentiments les plus intimes une influence contre
laquelle les âmes les plus fortes luttent en vain. Dans notre vallée,
entourés d'air pur, de parfums et de mélodies naturelles, nous pouvions
et nous devions être tout amour, toute poésie, tout enthousiasme; mais
souviens-toi qu'encore là, je le ménageais, cet enthousiasme si facile
à perdre, si impossible à retrouver quand on l'a perdu; souviens-toi de
nos jours de pluie, où je mettais une espèce de rigueur à t'occuper pour
te préserver de la réflexion et de la mélancolie, qui en est la suite
inévitable. Sois sûre que l'examen trop fréquent de soi-même et des
autres est la plus dangereuse des recherches. Il faut secouer ce besoin
égoïste qui nous fait toujours fouiller dans notre coeur et dans celui
qui nous aime, comme un laboureur cupide qui épuise la terre à force de
lui demander de produire. Il faut savoir se faire insensible et frivole
par intervalles; ces distractions ne sont dangereuses que pour les
coeurs faibles et paresseux. Une âme ardente doit les rechercher pour
ne pas se consumer elle-même; elle est toujours assez riche. Un mot, un
regard suffit pour la faire tressaillir au milieu du tourbillon léger
qui l'emporte, et pour la ramener plus ardente et plus tendre au
sentiment de sa passion. Ici, vois-tu, nous avons besoin de mouvement
et de variété; ces grands palais sont beaux, mais ils sont tristes. La
mousse marine en ronge le pied, et l'eau limpide qui les reflete est
souvent chargée de vapeurs qui retombent en larmes. Ce luxe est austère,
et ces traces de noblesse qui te plaisent ne sont qu'une longue suite
d'épitaphes et de tombeaux qu'il faut orner de fleurs. Il faut remplir
de vivants cette demeure sonore, où tes pas te feraient peur si tu y
étais seule; il faut jeter de l'argent par les fenêtres à ce peuple
qui n'a pour lit que le parapet glacé des ponts, afin que la vue de
sa misère ne nous rende pas soucieux au milieu de notre bien-être.
Laisse-toi égayer par nos rires et endormir par nos chants; suis bonne
et insouciante, je me charge d'arranger ta vie et de te la rendre
agréable quand je ne pourrai te la rendre enivrante. Sois ma femme et
ma maîtresse à Venise, tu redeviendras mon ange et ma sylphide sur les
glaciers de la Suisse.
XI.
C'est par de tels discours qu'il apaisait mon inquiétude et qu'il
me traînait, assoupie et confiante, sur le bord de l'abîme. Je le
remerciais tendrement de la peine qu'il prenait pour me persuader,
quand d'un signe il pouvait me faire obéir. Nous nous embrassions
avec tendresse, et nous retournions au salon bruyant où nos amis nous
attendaient pour nous séparer.
Cependant, à mesure que nos jours se succédaient ainsi, Leoni ne prenait
plus les mêmes soins pour me les faire aimer. Il s'occupait moins de
la contrariété que j'éprouvais, et lorsque je la lui exprimais, il la
combattait avec moins de douceur. Un jour même il fut brusque et amer;
je vis que je lui causais de l'humeur: je résolus de ne plus me plaindre
désormais; mais je commençai à souffrir réellement et à me trouver
malheureuse. J'attendais avec résignation que Leoni prît le temps de
revenir à moi. Il est vrai que dans ces moments-là il était si bon et
si tendre que je me trouvais folle et lâche d'avoir tant souffert. Mon
courage et ma confiance se ranimaient pour quelques jours; mais ces
jours de consolation étaient de plus en plus rares. Leoni, me voyant
douce et soumise, me traitait toujours avec affection, mais il ne
s'apercevait plus de ma mélancolie; l'ennui me rongeait, Venise me
devenait odieuse: ses eaux, son ciel, ses gondoles, tout m'y déplaisait.
Pendant les nuits de jeu, j'errais seule sur la terrasse, au haut de
la maison; je versais des larmes amères; je me rappelais ma patrie, ma
jeunesse insouciante, ma mère si jolie et si bonne, mon pauvre père si
tendre et si débonnaire, et jusqu'à ma tante avec ses petits soins
et ses longs sermons. Il me semblait que j'avais le mal du pays, que
j'avais envie de fuir, d'aller me jeter aux pieds de mes parents,
d'oublier à jamais Leoni. Mais si une fenêtre s'ouvrait au-dessous de
moi, si Leoni, las du jeu et de la chaleur, s'avançait sur le balcon
pour respirer la fraîcheur du canal, je me penchais sur la rampe pour le
voir, et mon coeur battait comme aux premiers jours de ma passion quand
il franchissait le seuil de la maison paternelle; si la lune donnait sur
lui et me permettait de distinguer sa noble taille sous le riche costume
de fantaisie qu'il portait toujours dans l'intérieur de son palais,
je palpitais d'orgueil et de plaisir, comme le jour où il m'avait
introduite dans ce bal d'où nous sortîmes pour ne jamais revenir; si sa
voix délicieuse, essayant une phrase de chant, vibrait sur les marbres
sonores de Venise et montait vers moi, je sentais mon visage inondé de
larmes, comme le soir sur la montagne quand il me chantait une romance
composée pour moi le matin.
Quelques mots que j'entendis sortir de la bouche d'un de ses compagnons
augmentèrent ma tristesse et mon dégoût à un degré insupportable. Parmi
les douze amis de Leoni, le vicomte de Chalm, Français, soi-disant
émigré, était celui dont je supportais l'assiduité avec le plus de
peine. C'était le plus âgé de tous et le plus spirituel peut-être; mais
sous ses manières exquises perçait une sorte de cynisme dont j'étais
souvent révoltée. Il était sardonique, indolent et sec; c'était de plus
un homme sans moeurs et sans coeur; mais je n'en savais rien, et il me
déplaisait suffisamment sans cela. Un soir que j'étais sur le balcon, et
qu'un rideau de soie l'empêchait de me voir, j'entendis qu'il disait au
marquis vénitien:--Mais où est donc Juliette? Cette manière de me nommer
me fit monter le sang au visage; j'écoutai et je restai immobile.--Je
ne sais, répondit le Vénitien.--Ah çà! vous êtes donc bien amoureux
d'elle?--Pas trop, répondit-il, mais assez.--Et Leoni?--Leoni me la
cédera un de ces jours.--Comment! sa propre femme?--Allons donc,
marquis! est-ce que vous êtes fou? reprit le vicomte: elle n'est pas
plus sa femme que la vôtre, c'est une fille enlevée à Bruxelles; quand
il en aura assez, ce qui ne tardera pas, je m'en chargerai volontiers.
Si vous en voulez après moi, marquis, inscrivez-vous en titre.--Grand
merci, répondit le marquis; je sais comme vous dépravez les femmes, et
je craindrais de vous succéder.
Je n'en entendis pas davantage; je me penchai à demi morte sur la
balustrade, et cachant mon visage dans mon châle, je sanglotai de colère
et de honte.
Dès le soir même j'appelai Leoni dans ma chambre, et je lui demandai
raison de la manière dont j'étais traitée par ses amis. Il prit cette
insulte avec une légèreté qui m'enfonça un trait mortel dans le
coeur.--Tu es une petite sotte, me dit-il; tu ne sais pas ce que c'est
que les hommes; leurs pensées sont indiscrètes et leurs paroles encore
plus; les meilleurs sont encore les roués. Une femme forte doit rire de
leurs prétentions, au lieu de s'en fâcher.
Je tombai sur un fauteuil et je fondis en larmes en m'écriant:--O ma
mère, ma mère! qu'est devenue votre fille!
Leoni s'efforça de m'apaiser, et il n'y réussit que trop vite. Il se mit
à mes pieds, baisa mes mains et mes bras, me conjura de mépriser un sot
propos et de ne songer qu'à lui et à son amour.
--Hélas! lui dis-je, que dois-je penser, quand vos amis se flattent de
me ramasser comme ils font de vos pipes quand elles ne vous plaisent
plus!
--Juliette, répondit-il, l'orgueil blessé te rend amère et injuste. J'ai
été libertin, tu le sais, je t'ai souvent parlé des dérèglements de ma
jeunesse; mais je croyais m'en être purifié à l'air de notre vallée. Mes
amis vivent encore dans le désordre où j'ai vécu, ils ne savent pas, ils
ne comprendraient jamais les six mois que nous avons passés en Suisse.
Mais toi, devrais-tu les méconnaître et les oublier?
Je lui demandai pardon, je versai des larmes plus douces sur son front
et sur ses beaux cheveux; je m'efforçai d'oublier la funeste impression
que j'avais reçue. Je me flattais d'ailleurs qu'il ferait entendre à ses
amis que je n'étais point une fille entretenue et qu'ils eussent à me
respecter; mais il ne voulut pas le faire ou il n'y songea pas, car le
lendemain et les jours suivants je vis les regards de M. de Chalm me
suivre et me solliciter avec une impudence révoltante.
J'étais au désespoir, mais je ne savais plus comment me soustraire aux
maux où je m'étais précipitée. J'avais trop d'orgueil pour être heureuse
et trop d'amour pour m'éloigner.
Un soir, j'étais entrée dans le salon pour prendre un livre que j'avais
oublié sur le piano. Leoni était en petit comité avec ses élus; ils
étaient groupés autour de la table à thé au bout de la chambre, qui
était peu éclairée, et ne s'apercevaient pas de ma présence. Le
vicomte semblait être dans une de ses dispositions taquines les plus
méchantes.--Baron Leone de Leoni, dit-il d'une voix sèche et railleuse,
sais-tu, mon ami, que tu t'enfonces cruellement?--Qu'est-ce que tu veux
dire? reprit Leoni, je n'ai pas encore de dettes à Venise.--Mais tu en
auras bientôt.--J'espère que oui, répondit Leoni avec la plus grande
tranquillité.--Vive Dieu! dit le marquis, tu es le premier des hommes
pour te ruiner; un demi-million en trois mois, sais-tu que c'est un
très-joli train!
La surprise m'avait enchaînée à ma place; immobile et retenant ma
respiration, j'attendis la suite de ce singulier entretien.
--Un demi-million? demanda le marquis vénitien avec indifférence.
--Oui, repartit Chalm, le juif Thadée lui a compté cinq cent mille
francs au commencement de l'hiver.
--C'est très-bien, dit le marquis. Leoni, as-tu payé le loyer de ton
palais héréditaire?
--Parbleu! d'avance, dit Chalm; est-ce qu'on le lui aurait loué sans ça?
--Qu'est-ce que tu comptes faire quand tu n'auras plus rien? demanda à
Leoni un autre de ses affidés.
--Des dettes, répondit Leoni avec un calme imperturbable.
--C'est plus facile que de trouver des juifs qui nous laissent trois
mois en paix, dit le vicomte. Que feras-tu quand tes créanciers te
prendront au collet?
--Je prendrai un joli petit bateau... répondit Leoni en souriant.
--Bien! Et tu iras à Trieste?
--Non, c'est trop près; à Palerme, je n'y ai pas encore été.
--Mais quand on arrive quelque part, dit le marquis, il faut faire
figure dès les premiers jours.
--La Providence y pourvoira, répondit Leoni, c'est la mère des
audacieux.
--Mais non pas celle des paresseux, dit Chalm, et je ne connais au monde
personne qui le soit plus que toi. Que diable as-tu fait en Suisse avec
ton infante pendant six mois?
--Silence là-dessus, répondit Leoni; je l'ai aimée, et je jetterai mon
verre au nez de quiconque le trouvera plaisant.
--Leoni, tu bois trop, lui cria un autre de ses compagnons.
--Peut-être, répondit Leoni, mais j'ai dit ce que j'ai dit.
Le vicomte ne répondit pas à cette espèce de provocation, et le marquis
se hâta de détourner la conversation.
--Mais pourquoi, diable! ne joues-tu pas? dit-il à Leoni.
--Ventre-Dieu! je joue tous les jours pour vous obliger, moi qui déteste
le jeu; vous me rendrez stupide avec vos cartes et vos dés, et vos
poches qui sont comme le tonneau des Danaïdes, et vos mains insatiables.
Vous n'êtes que des sots, vous tous. Quand vous avez fait un coup, au
lieu de vous reposer et de jouir de la vie en voluptueux, vous vous
agitez jusqu'à ce que vous ayez gâté la chance.
--La chance, la chance! dit le marquis, on sait ce que c'est que la
chance.
--Grand merci! dit Leoni, je ne veux plus le savoir; j'ai été trop bien
étrillé à Paris. Quand je pense qu'il y a un homme, que Dieu veuille
bien dans sa miséricorde donner à tous les diables!...
--Eh bien! dit le vicomte.
--Un homme, dit le marquis, dont il faudra que nous nous débarrassions
à tout prix si nous voulons retrouver la liberté sur la terre. Mais
patience, nous sommes deux contre lui.
--Sois tranquille, dit Leoni, je n'ai pas tellement oublié la vieille
coutume du pays, que je ne sache purger notre route de celui qui me
gênera. Sans mon diable d'amour qui me tenait à la cervelle, j'avais
beau jeu en Belgique.
--Toi? dit le marquis, tu n'as jamais opéré dans ce genre-là, et tu n'en
auras jamais le courage.
--Le courage? s'écria Leoni en se levant à demi avec des yeux
étincelants.
--Pas d'extravagances, reprit le marquis avec cet effroyable sang-froid
qu'ils avaient tous. Entendons-nous: tu as du courage pour tuer un
ours ou un sanglier; mais pour tuer un homme, tu as trop d'idées
sentimentales et philosophiques dans la tête.
--Cela se peut, répondit Leoni en se rasseyant, cependant je ne sais
pas.
--Tu ne veux donc pas jouer à Palerme? dit le vicomte.
--Au diable le jeu! Si je pouvais me passionner pour quelque chose, pour
la chasse, pour un cheval, pour une Calabraise olivâtre, j'irais l'été
prochain m'enfermer dans les Abruzzes et passer encore quelques mois à
vous oublier tous.
--Repassionne-toi pour Juliette, dit le vicomte avec ironie.
--Je ne me repassionnerai pas pour Juliette, répondit Leoni avec colère;
mais je te donnerai un soufflet si tu prononces encore son nom.
--Il faut lui faire boire du thé, dit le vicomte; il est ivre-mort.
--Allons, Leoni, s'écria le marquis en lui serrant le bras, tu nous
traites horriblement ce soir; qu'as-tu donc? ne sommes-nous plus tes
amis? doutes-tu de nous? parle.
--Non, je ne doute pas de vous, dit Leoni, vous m'avez rendu autant que
je vous ai pris. Je sais ce que vous valez tous; le bien et le mal, je
juge, tout cela sans préjugé et sans prévention.
--Ah! il ferait beau voir! dit le vicomte entre ses dents.
--Allons, du punch, du punch! crièrent les autres. Il n'y a plus de
bonne humeur possible si nous n'achevons de griser Chalm et Leoni; ils
en sont aux attaques de nerfs, mettons-les dans l'extase.
--Oui, mes amis, mes bons amis! cria Leoni, le punch, l'amitié! la vie,
la belle vie! A bas les cartes! ce sont elles qui me rendent maussade;
vive l'ivresse! vivent les femmes! vive la paresse, le tabac, la
musique, l'argent! vivent les jeunes filles et les vieilles comtesses!
vive le diable, vive l'amour! vive tout ce qui fait vivre! Tout est bon
quand on est assez bien constitué pour profiter et jouir de tout.
Ils se levèrent tous en entonnant un choeur bachique: je m'enfuis,
je montai l'escalier avec l'égarement d'une personne qui se croit
poursuivie, et je tombai sans connaissance sur le parquet de ma chambre.
XII.
Le lendemain matin on me trouva étendue sur le tapis, raide et glacée
comme par la mort; j'eus une fièvre cérébrale. Je crois que Leoni me
donna des soins; il me sembla le voir souvent à mon chevet, mais je n'en
pus conserver qu'une idée vague. Au bout de trois jours j'étais hors de
danger. Leoni vint alors savoir de mes nouvelles de temps en temps, et
passer une partie de l'après-midi avec moi. Il quittait le palais tous
les soirs à six heures et ne rentrait que le lendemain matin; j'ai su
cela plus tard.
De tout ce que j'avais entendu, je n'avais compris clairement qu'une
chose, qui était la cause de mon désespoir: c'est que Leoni ne m'aimait
plus. Jusque-là je n'avais pas voulu le croire, quoique toute sa
conduite dut me le faire comprendre. Je résolus de ne pas contribuer
plus longtemps à sa ruine, et de ne pas abuser d'un reste de compassion
et de générosité qui lui prescrivait encore des égards envers moi. Je
le fis appeler aussitôt que je me sentis la force de supporter cette
entrevue, et je lui déclarai ce que je lui avais entendu dire de moi au
milieu de l'orgie; je gardai le silence sur tout le reste. Je ne voyais
pas clair dans cette confusion d'infamies que ses amis m'avaient fait
pressentir; je ne voulais pas comprendre cela. Je consentais à tout,
d'ailleurs: à mon abandon, à mon désespoir et à ma mort.
Je lui signifiai que j'étais décidée à partir dans huit jours, que je ne
voulais rien accepter de lui désormais. J'avais gardé l'épingle de
mon père; en la vendant, j'aurais bien au delà de ce qu'il me fallait
d'argent pour retourner à Bruxelles.
Le courage avec lequel je parlai, et que la fièvre aidait sans doute,
frappa Leoni d'un coup inattendu. Il garda le silence et marcha avec
agitation dans la chambre; puis des sanglots et des cris s'échappèrent
de sa poitrine; il tomba suffoqué sur une chaise. Effrayée de l'état
où je le voyais, je quittai comme malgré moi ma chaise longue et je
m'approchai de lui avec sollicitude. Alors il me saisit dans ses bras,
et me serrant avec frénésie: --Non, non! tu ne me quitteras pas,
s'écria-t-il, jamais je n'y consentirai; si la fierté, bien juste et
bien légitime, ne se laisse pas fléchir, je me coucherai à tes pieds, en
travers de cette porte, et je me tuerai si tu marches sur moi. Non, tu
ne t'en iras pas, car je t'aime avec passion; tu es la seule femme au
monde que j'aie pu respecter et admirer encore après l'avoir possédée
six mois. Ce que j'ai dit est une sottise, une infamie et un mensonge;
tu ne sais pas, Juliette, oh! tu ne sais pas tous mes malheurs! tu
ne sais pas à quoi me condamne une société d'hommes perdus, à quoi
m'entraîne une âme de bronze, de feu, d'or et de boue, que j'ai reçue du
ciel et de l'enfer réunis! Si tu ne veux plus m'aimer, je ne veux plus
vivre. Que n'ai-je pas fait, que n'ai-je pas sacrifié, que n'ai-je pas
souillé pour m'attacher à cette vie exécrable qu'ils m'ont faite! Quel
démon moqueur s'est donc enfermé dans mon cerveau pour que j'y trouve
encore parfois de l'attrait, et pour que je brise, en m'y élançant,
les liens les plus sacrés? Ah! il est temps d'en finir; je n'avais eu,
depuis que je suis au monde, qu'une période vraiment belle, vraiment
pure, celle où je t'ai possédée et adorée. Cela m'avait lavé de toutes
mes iniquités, et j'aurais dû rester sous la neige dans le chalet; je
serais mort en paix avec toi, avec Dieu et avec moi-même, tandis que me
voilà perdu à tes yeux et aux miens. Juliette, Juliette! grâce, pardon!
je sens mon âme se briser si tu m'abandonnes. Je suis encore jeune; je
veux vivre, je veux être heureux, et je ne le serai jamais qu'avec
toi. Vas-tu me punir de mort pour un blasphème échappé à l'ivresse? Y
crois-tu, y peux-tu croire? Oh! que je souffre! que j'ai souffert depuis
quinze jours! J'ai des secrets qui me brûlent les entrailles; si je
pouvais te les dire... mais tu ne pourrais jamais les entendre jusqu'au
bout!
--Je les sais, lui dis-je; et si tu m'aimais, je serais insensible à
tout le reste...
--Tu les sais! s'écria-t-il d'un air égaré, tu les sais! Que sais-tu?
--Je sais que vous êtes ruiné, que ce palais n'est point à vous, que
vous avez mangé en trois mois une somme immense; je sais que vous êtes
habitué à cette existence aventureuse et à ces désordres. J'ignore
comment vous défaites si vite et comment vous rétablissez votre fortune
ainsi; je pense que le jeu est votre perte et votre ressource; je crois
que vous avez autour de vous une société funeste, et que vous luttez
contre d'affreux conseils; je crois que vous êtes au bord d'un abîme,
mais que vous pouvez encore le fuir.
--Eh bien! oui, tout cela est vrai, s'écria-t-il, tu sais tout! et tu me
le pardonnerais?
--Si je n'avais perdu votre amour, lui dis-je, je croirais n'avoir rien
perdu en quittant ce palais, ce faste et ce monde qui me sont odieux.
Quelque pauvres que nous fussions, nous pourrions toujours vivre comme
nous avons fait dans notre chalet, soit là, soit ailleurs, si vous êtes
las de la Suisse. Si vous m'aimiez encore, vous ne seriez pas perdu;
car vous ne penseriez ni au jeu, ni à l'intempérance, ni à aucune des
passions que vous avez célébrées dans un toast diabolique; si vous
m'aimiez, nous paierions avec ce qui vous reste ce que vous pouvez
devoir, et nous irions nous ensevelir et nous aimer dans quelque
retraite où j'oublierais vite ce que je viens d'apprendre, où je ne vous
le rappellerais jamais, où je ne pourrais pas en souffrir... Si vous
m'aimiez...!
--Oh! je t'aime, je t'aime, s'écria-t-il; partons! sauvons-nous,
Sauve-moi! Sois ma bienfaitrice, mon ange, comme tu l'as toujours été.
Viens, pardonne-moi!
Il se jeta à mes pieds, et tout ce que la passion la plus fervente peut
dicter, il me le dit avec tant de chaleur, que j'y crus... et que j'y
croirai toujours. Leoni me trompait, m'avilissait, et m'aimait en même
temps.
Un jour, pour se soustraire aux vifs reproches que je lui adressais, il
essaya de réhabiliter la passion du jeu.
--Le jeu, me dit-il avec cette éloquence spécieuse qui n'avait que
trop d'empire sur moi, c'est une passion bien autrement énergique que
l'amour. Plus féconde en drames terribles, elle est plus enivrante,
plus héroïque dans les actes qui concourent à son but. Il faut le dire,
hélas! si ce but est vil en apparence, l'ardeur est puissante, l'audace
est sublime, les sacrifices sont aveugles et sans bornes. Jamais, il
faut que tu le saches, Juliette, jamais les femmes n'en inspirent de
pareils. L'or est une puissance supérieure à la leur. En force, en
courage, en dévouement, en persévérance, au prix du joueur, l'amant
n'est qu'un faible enfant dont les efforts sont dignes de pitié.
Combien peu d'hommes avez-vous vus sacrifier à leur maîtresse ce bien
inestimable, cette nécessité sans prix, cette condition d'existence sans
laquelle on pense qu'il n'y a pas d'existence supportable, l'honneur! Je
n'en connais guère dont le dévouement aille plus loin que le sacrifice
de la vie. Tous les jours le joueur immole son honneur et supporte la
vie. Le joueur est âpre, il est stoïque; il triomphe froidement, il
succombe froidement; il passe en quelques heures des derniers rangs de
la société aux premiers; dans quelques heures il redescend au point
d'où il était parti, et cela sans changer d'attitude ni de visage. Dans
quelques heures, sans quitter la place où son démon l'enchaîne, il
parcourt toutes les vicissitudes de la vie, il passe par toutes les
chances de fortune qui représentent les différentes conditions sociales.
Tour à tour roi et mendiant, il gravit d'un seul bond l'échelle immense,
toujours calme, toujours maître de lui, toujours soutenu par sa robuste
ambition, toujours excité par l'acre soif qui le dévore. Que sera-t-il
toute l'heure? prince ou esclave? Comment sortira-t-il de cet antre?
nu, ou courbé sous le poids de l'or? Qu'importe? Il y reviendra demain
refaire sa fortune, la perdre ou la tripler. Ce qu'il y a d'impossible
pour lui, c'est le repos; il est comme l'oiseau des tempêtes, qui ne
peut vivre sans les flots agités et les vents en fureur. On l'accuse
d'aimer l'or? il l'aime si peu qu'il le jette à pleines mains. Ces dons
de l'enfer ne sauraient lui profiter ni l'assouvir. A peine riche, il
lui tarde d'être ruiné afin de goûter encore cette nerveuse et terrible
émotion sans laquelle la vie lui est insipide. Qu'est-ce donc que l'or
à ses yeux? Moins par lui-même que des grains de sable aux vôtres. Mais
l'or lui est un emblème des biens et des maux qu'il vient chercher et
braver. L'or, c'est son jouet, c'est son ennemi, c'est son Dieu, c'est
son rêve, c'est son démon, c'est sa maîtresse, c'est sa poésie; c'est
l'ombre qu'il poursuit, qu'il attaque, qu'il étreint, puis qu'il laisse
échapper, pour avoir le plaisir de recommencer la lutte et de se prendre
encore une fois corps à corps avec le destin. Va! c'est beau cela! c'est
absurde, il faut le condamner, parce que l'énergie, employée ainsi, est
sans profit pour la société, parce que l'homme qui dirige ses forces
vers un pareil but vole à ses semblables tout le bien qu'il aurait pu
leur faire avec moins d'égoïsme; mais en le condamnant, ne le méprisez
pas, petites organisations qui n'êtes capables ni de bien ni de mal; ne
mesurez qu'avec effroi le colosse de volonté qui lutte ainsi sur une mer
fougueuse pour le seul plaisir d'exercer sa vigueur et de la jeter en
dehors de lui. Son égoïsme le pousse au milieu des fatigues et des
dangers, comme le vôtre vous enchaîne à de patientes et laborieuses
professions. Combien comptez-vous, dans le monde, d'hommes qui
travaillent pour la patrie sans songer à eux-mêmes? Lui, il s'isole
franchement, il se met à part; il dispose de son avenir, de son présent,
de son repos, de son honneur. Il se condamne à la souffrance, à la
fatigue. Déplorez son erreur, mais ne vous comparez pas à lui, dans le
secret de votre orgueil, pour vous glorifier à ses dépens. Que son fatal
exemple serve seulement à vous consoler de votre inoffensive nullité.
--O ciel! lui répondis-je, de quels sophismes votre coeur s'est-il donc
nourri, ou bien quelle est la faiblesse de mon intelligence? Quoi! le
joueur ne serait pas méprisable? O Leoni, pourquoi, ayant tant de
force, ne l'avez-vous pas employée à vous dompter dans l'intérêt de vos
semblables?
--C'est, répondit-il d'un ton ironique et amer, que j'ai mal compris la
vie, apparemment; c'est que mon amour-propre m'a mal conseillé. C'est
qu'au lieu de monter sur un théâtre somptueux, je suis montés sur un
théâtre en plein vent; c'est qu'au lieu de m'employer à déclamer
de spécieuses moralités sur la scène du monde et à jouer les rôles
héroïques, je me suis amusé, pour donner carrière à la vigueur de mes
muscles, à faire des tours de force et à me risquer sur un fil d'archal.
Et encore cette comparaison ne vaut rien: le saltimbanque a sa vanité,
connue le tragédien, comme l'orateur philanthrope. Le joueur n'en a pas;
il n'est ni admiré, ni applaudi, ni envié. Ses triomphes sont si courts
et si hasardés, que ce n'est pas la peine d'en parler. Au contraire, la
société le condamne, le vulgaire le méprise, surtout les jours où il
a perdu. Tout son charlatanisme consiste à faire bonne contenance, à
tomber décemment devant un groupe d'intéressés qui ne le regardent même
pas, tant ils ont une autre contention d'esprit qui les absorbe! Si dans
ses rapides heures de fortune il trouve quelque plaisir à satisfaire les
vulgaires vanités du luxe, c'est un tribut bien court qu'il paie aux
faiblesses humaines. Bientôt il va sacrifier sans pitié ces puériles
jouissances d'un instant à l'activité dévorante de son âme, à celle
fièvre infernale qui ne lui permet pas de vivre tout un jour de la vie
des autres hommes. De la vanité à lui! il n'en a pas le temps, il a bien
autre chose à faire! N'a-t-il pas son coeur à faire souffrir, sa tête à
bouleverser, son sang à boire, sa chair à tourmenter, son or à perdre,
sa vie à remettre en question, à reconstruire, à défaire, à tordre, à
déchirer par lambeaux, à risquer en bloc, à reconquérir pièce à pièce, à
mettre dans sa bourse, à jeter sur la table à chaque instant? Demandez
au marin s'il peut vivre à terre, à l'oiseau s'il peut être heureux sans
ses ailes, au coeur de l'homme s'il peut se passer d'émotions.
Le joueur n'est donc pas criminel par lui-même; c'est sa position
sociale qui presque toujours le rend tel, c'est sa famille qu'il ruine
ou qu'il déshonore. Mais supposez-le, comme moi, isolé dans le monde,
sans affections, sans parentés assez intimes pour être prises en
considération, libre, abandonné à lui-même, rassasié ou trompé en
amour, comme je l'ai été si souvent, et vous plaindrez son erreur, vous
regretterez pour lui qu'il ne soit pas né avec un tempérament sanguin et
vaniteux plutôt qu'avec un tempérament bilieux et concentré.
Où prend-on que le joueur soit dans la même catégorie que les
flibustiers et les brigands? Demandez aux gouvernements pourquoi ils
tirent une partie de leurs richesses d'une source si honteuse! Eux seuls
sont coupables d'offrir ces horribles tentations à l'inquiétude, ces
funestes ressources au désespoir.
Si l'amour du jeu n'est pas en lui-même aussi honteux que la plupart des
autres penchants, c'est le plus dangereux de tous, le plus âpre, le plus
irrésistible, celui dont les conséquences sont les plus misérables. Il
est presque impossible au joueur de ne pas se déshonorer au bout de
quelques années.
Quant à moi, poursuivit-il d'un air plus sombre et d'une voix moins
vibrante, après avoir pendant longtemps supporté cette vie d'angoisses
et de convulsions avec l'héroïsme chevaleresque qui était à la base de
mon caractère, je me laissai enfin corrompre; c'est à dire que, mon âme
s'usant peu à peu à ce combat perpétuel, je perdis la force stoïque avec
laquelle j'avais su accepter les revers, supporter les privations d'une
affreuse misère, recommencer patiemment l'édifice de ma fortune, parfois
avec une obole, attendre, espérer, marcher prudemment et pas à pas,
sacrifier tout un mois à réparer les pertes d'un jour. Telle fut
longtemps ma vie. Mais enfin, las de souffrir, je commençai à chercher
hors de ma volonté, hors de ma vertu (car il faut bien le dire, le
joueur a sa vertu aussi), les moyens de regagner plus vite les valeurs
perdues; j'empruntai, et dès lors je fus perdu moi-même.
On souffre d'abord cruellement de se trouver dans une situation
indélicate; et puis on s'y fait comme à tout, on s'étourdit, on se
blase. Je fis comme font les joueurs et les prodigues; je devins
nuisible et dangereux à mes amis. J'accumulai sur leurs têtes les maux
que longtemps j'avais courageusement assumés sur la mienne. Je fus
coupable; je risquai mon honneur, puis l'existence et l'honneur de mes
proches, comme j'avais risqué mes biens. Le jeu a cela d'horrible, qu'il
ne vous donne pas de ces leçons sur lesquelles il n'y a point à revenir.
Il est toujours là qui vous appelle! Cet or, qui ne s'épuise jamais, est
toujours devant vos yeux. Il vous suit, il vous invite, il vous dit:
«Espère!» et parfois il tient ses promesses, il vous rend l'audace, il
rétablit votre crédit, il semble retarder encore le déshonneur; mais le
déshonneur est consommé du jour où l'honneur est volontairement mis en
risque.
Ici Leoni baissa la tête et tomba dans un morne silence; la confession
qu'il avait peut-être songé à me faire expira sur ses lèvres. Je vis à
sa honte et à sa tristesse qu'il était bien inutile de rétorquer les
arguments sophistiques de son désordre; sa conscience s'en était déjà
chargée.
--Ecoute, me dit-il quand nous fûmes réconciliés, demain je ferme la
maison à tous mes commensaux, et je pars pour Milan, où j'ai à toucher
encore une somme assez forte qui m'est due. Pendant ce temps, soigne-toi
bien, rétablis ta santé, mets en ordre toutes les requêtes de nos
créanciers, et fais les apprêts de notre départ. Dans huit jours, dans
quinze au plus, je reviendrai payer nos dettes et te chercher pour aller
vivre avec toi où tu voudras, pour toujours.
Je crus à tout, je consentis à tout. Il partit, et la maison fut fermée.
Je n'attendis pas que je fusse entièrement guérie pour m'occuper de
remettre tout en ordre et de reviser les mémoires des fournisseurs.
J'espérais que Leoni m'écrirait dès son arrivée à Milan, comme il
me l'avait promis; il fut plus de huit jours sans me donner de ses
nouvelles. Il m'annonça enfin qu'il était sûr de toucher beaucoup plus
d'argent que nous n'en devions, mais qu'il serait obligé de rester vingt
jours absent au lieu de quinze. Je me résignai. Au bout de vingt jours,
une nouvelle lettre m'annonça qu'il était forcé d'attendre ses rentrées
jusqu'à la fin du mois. Je tombai dans le découragement. Seule dans ce
grand palais, où, pour échapper aux insolentes visites des compagnons de
Leoni, j'étais obligée de me cacher, de baisser les stores de ma fenêtre
et de soutenir une espèce de siège, dévorée d'inquiétude, malade et
faible, livrée aux plus noires réflexions et à tous les remords que
l'aiguillon du malheur réveille, je fus plusieurs fois tentée de mettre
fin à ma déplorable vie.
Mais je n'étais pas au bout de mes souffrances.
XIII.
Un matin, que je croyais être seule dans le grand salon et que je tenais
un livre ouvert sur mes genoux, sans songer à le regarder, j'entendis du
bruit auprès de moi, et, sortant de ma léthargie, je vis la détestable
figure du vicomte de Chalm. Je fis un cri, et j'allais le chasser,
lorsqu'il se confondit en excuses d'un air à la fois respectueux et
railleur, auquel je ne sus que répondre. Il me dit qu'il avait forcé ma
porte sur l'autorisation d'une lettre de Leoni, qui l'avait spécialement
chargé de venir s'informer de ma santé et de lui en donner des
nouvelles. Je ne crus point à ce prétexte, et j'allais je lui dire;
mais, sans m'en laisser le temps, il se mit à parler lui-même avec un
sang-froid si impudent, qu'à moins d'appeler mes gens, il m'eût
été impossible de le mettre à la porte. Il était décidé à ne rien
comprendre.
--Je vois, Madame, me dit-il d'un air d'intérêt hypocrite, que vous êtes
informée de la situation fâcheuse où se trouve le baron. Soyez sûre que
mes faibles ressources sont à sa disposition; c'est malheureusement bien
peu de chose pour contenter la prodigalité d'un caractère si magnifique.
Ce qui me console, c'est qu'il est courageux, entreprenant et ingénieux.
Il a refait plusieurs fois sa fortune; il la relèvera encore. Mais vous
aurez à souffrir, vous, madame, si jeune, si délicate et si digne d'un
meilleur sort! C'est pour vous que je m'afflige profondément des folies
de Leoni et de toutes celles qu'il va encore commettre avant de trouver
des ressources. La misère est une horrible chose à votre âge, et quand
en a toujours vécu dans le luxe...
Je l'interrompis brusquement; car je crus voir où il voulait en venir
avec son injurieuse compassion. Je ne comprenais pas encore toute la
bassesse de ce personnage.
Devinant ma méfiance, il s'empressa de la combattre. Il me fit entendre,
avec toute la politesse de son langage subtil et froid, qu'il se jugeait
trop vieux et trop peu riche pour m'offrir son appui, mais qu'un jeune
lord immensément riche, qui m'avait été présenté par lui, et qui m'avait
fait quelques visites, lui avait confié l'honorable message de me tenter
par des promesses magnifiques. Je n'eus pas la force de répondre à cet
affront; j'étais si faible et si abattue, que je me mis à pleurer sans
rien dire. L'infâme Chalm crut que j'étais ébranlée; et, pour me décider
entièrement, il me déclara que Leoni ne reviendrait point à Venise,
qu'il était enchaîné aux pieds de la princesse Zagarolo, et qu'il lui
avait donné plein pouvoir de traiter cette affaire avec moi.
L'indignation me rendit enfin la présence d'esprit dont j'avais besoin
pour accabler cet homme de mépris et de confusion. Mais il fut bientôt
remis de son trouble.--Je vois, Madame, me dit-il, que votre jeunesse et
votre candeur ont été cruellement abusées, et je ne saurais vous rendre
haine pour haine, car vous me méconnaissez et vous m'accusez; moi, je
vous connais et vous estime. J'aurai, pour entendre vos reproches et
vos injures, tout le stoïcisme dont le véritable dévouement doit savoir
s'armer, et je vous dirai dans quel abîme vous êtes tombée et de quelle
abjection je veux vous retirer.
Il prononça ces mots avec tant de force et de calme, que mon crédule
caractère en fut comme subjugué. Un instant je pensai que, dans le
trouble de mes malheurs, j'avais peut-être méconnu un homme sincère.
Fascinée par l'impudente sérénité de son visage, j'oubliai les
dégoûtantes paroles que je lui avais entendu prononcer, et je lui
laissai le temps de parler. Il vit qu'il fallait profiter de ce moment
d'incertitude et de faiblesse, et se hâta de me donner sur Leoni des
renseignements d'une odieuse vérité.
--J'admire, dit-il, comment votre coeur, facile et confiant, a pu
s'attacher si longtemps à un caractère semblable, il est vrai que la
nature l'a doté de séductions irrésistibles, et qu'il a une habileté
extraordinaire pour cacher ses turpitudes et pour prendre les dehors de
la loyauté. Toutes les villes de l'Europe le connaissent pour un roué
charmant. Quelques personnes seulement en Italie savent qu'il est
capable de toutes les scélératesses pour satisfaire ses fantaisies
innombrables. Aujourd'hui vous le verrez se modeler sur le type de
Lovelace, demain sur celui du pastor Fido. Comme il est un peu poëte,
il est capable de recevoir toutes les impressions, de comprendre et de
singer toutes les vertus, d'étudier et de jouer tous les rôles. Il croit
sentir tout ce qu'il imite, et quelquefois il s'identifie tellement avec
le personnage qu'il a choisi, qu'il en ressent les passions et en saisit
la grandeur. Mais, comme le fond de son âme est vil et corrompu, comme
il n'y a en lui qu'affectation et caprice, le vice se réveille tout
à coup dans son sang, l'ennui de son hypocrisie le jette dans des
habitudes entièrement contraires à celles qui semblaient lui être
naturelles. Ceux qui ne l'ont vu que sous une de ses faces mensongères
s'étonnent et le croient devenu fou; ceux qui savent que son caractère
est de n'en avoir aucun de vrai, sourient et attendent paisiblement
quelque nouvelle invention.
Quoique ce portrait horrible me révoltai au point de me suffoquer, il
me semblait y voir briller des traits d'une lumière accablante. J'étais
atterrée, mes nerfs se contractaient. Je regardais Chalm d'un air
effaré: il s'applaudit de sa puissance, et continua:
--Ce caractère vous étonne; si vous aviez plus d'expérience, ma chère
dame, vous sauriez qu'il est fort répandu dans le monde. Pour l'avoir à
un certain degré, il faut une certaine supériorité d'intelligence; et si
beaucoup de sots s'en abstiennent, c'est qu'ils sont incapables de le
soutenir. Vous verrez presque toujours un homme médiocre et vain se
renfermer dans une manière d'être obstinée qu'il prendra pour une
spécialité, et qui le consolera des succès d'autrui. Il s'avouera moins
brillant, mais il se déclarera plus solide et plus utile. La terre n'est
peuplée que d'imbéciles insupportables ou de fous nuisibles. Tout bien
considéré, j'aime encore mieux les derniers; j'ai assez de prudence pour
m'en préserver et assez de tolérance pour m'en amuser. Mieux vaut rire
avec un malicieux bouffon que bâiller avec un bon homme ennuyeux. C'est
pourquoi vous m'avez vu dans l'intimité d'un homme que je n'aime ni
n'estime. D'ailleurs j'étais attiré ici par vos manières affables, par
votre angélique douceur; je me sentais pour vous une amitié paternelle.
Le jeune lord Edwards, qui vous avait vue de sa fenêtre passer des
heures entières immobile et rêveuse à votre balcon, m'avait pris pour
confident de la passion violente qu'il a conçue pour vous. Je l'avais
présenté ici, désirant franchement et ardemment que vous ne restassiez
pas plus longtemps dans la position douloureuse et humiliante où
l'abandon de Leoni vous laissait; je, savais que lord Edwards avait une
âme digne de la vôtre, et qu'il vous ferait une existence heureuse et
honorable... Je viens aujourd'hui renouveler mes efforts et vous révéler
son amour, que vous n'avez pas voulu comprendre...