George Sand

Leone Leoni
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Je mordais mon mouchoir de colère; mais, dévorée par une idée fixe, je
me levai, et je lui dis avec force:

--Vous prétendez que Leoni vous autorise à me faire ces infâmes
propositions: prouvez-le-moi! oui, Monsieur, prouvez-le! Et je lui
secouai le bras convulsivement.

--Parbleu! ma chère petite, me répondit ce misérable avec son
impassibilité odieuse, c'est bien facile à prouver. Mais comment ne vous
l'expliquez-vous pas à vous-même? Leoni ne vous aime plus; il a une
autre maîtresse.

--Prouvez-le! répétai-je avec exaspération.

--Tout à l'heure, tout à l'heure, me dit-il. Leoni a grand besoin
d'argent, et il y a des femmes d'un certain âge dont la protection peut
être avantageuse.

--Prouvez-moi tout ce que vous dites! m'écriai-je, ou je vous chasse à
l'instant.

--Fort bien, répondit-il sans se déconcerter; mais faisons un accord:
si j'ai menti, je sortirai d'ici pour n'y jamais remettre les pieds; si
j'ai dit vrai en affirmant que Leoni m'autorise à vous parler de lord
Edwards, vous me permettrez de venir ce soir avec ce dernier.

En parlant ainsi, il tira de sa poche une lettre sur l'adresse de
laquelle je reconnus l'écriture de Leoni.

--Oui! m'écriai-je, emportée par l'invincible désir de connaître mon
sort; oui, je le promets.

Le marquis déplia lentement la lettre et me la présenta. Je lus:

«Mon cher vicomte, quoique tu me causes souvent des accès de colère où
je t'écraserais volontiers, je crois que tu as vraiment de l'amitié
pour moi et que tes offres de service sont sincères. Je n'en profiterai
pourtant pas. J'ai mieux que cela, et mes affaires reprennent un train
magnifique. La seule chose qui m'embarrasse et qui m'épouvante, c'est
Juliette. Tu as raison: au premier jour elle va faire avorter mes
projets. Mais que faire? J'ai pour elle le plus sot et le plus
invincible attachement. Son désespoir m'ôte toutes mes forces. Je ne
puis la voir pleurer sans être à ses pieds... Tu crois qu'elle se
laisserait corrompre? Non, tu ne la connais pas; jamais elle ne se
laissera vaincre par la cupidité. Mais le dépit? dis-tu. Oui, cela est
plus vraisemblable. Quelle est la femme qui ne fasse par colère ce
qu'elle ne ferait pas par amour? Juliette est, fière, j'en ai acquis la
certitude dans ces derniers temps. Si tu lui dis un peu de mal de moi,
si lu lui fais entendre que je suis infidèle...., peut-être!.... Mais,
mon Dieu! je ne puis y penser sans que mon âme se déchire... Essaie: si
elle succombe, je la mépriserai et je l'oublierai; si elle résiste... ma
foi! nous verrons. Quel que soit le résultat de tes efforts, j'aurai un
grand désastre à craindre ou une grande peine de coeur à supporter.»

--Maintenant, dit le marquis quand j'eus fini, je vais chercher lord
Edwards.

Je cachai ma tête dans mes mains et je restai longtemps immobile et
muette. Puis tout à coup je cachai cet exécrable billet dans mon sein et
je sonnai avec violence.

--Que ma femme de chambre fasse en cinq minutes un porte-manteau, dis-je
au laquais, et que Beppo amène la gondole.

--Que voulez-vous faire, ma chère enfant? me dit le vicomte étonné; où
voulez-vous aller?

--Chez lord Edwards, apparemment! lui dis-je avec une ironie amère dont
il ne comprit pas le sens. Allez l'avertir, repris-je; dites-lui que
vous avez gagné votre salaire et que je vole vers lui.

Il commença à comprendre que je le raillais avec fureur. Il s'arrêta
irrésolu. Je sortis du salon sans dire un mot de plus, et j'allai mettre
un habit de voyage. Je descendis suivie de ma femme de chambre, portant
le paquet. Au moment de passer dans la gondole, je sentis une main
agitée qui me retenait par mon manteau; je me retournai, je vis Chalin
troublé et effrayé.--Où donc allez-vous? me dit-il d'une voix altérée.
Je triomphais d'avoir enfin troublé son sang-froid de scélérat.

--Je vais à Milan, lui dis-je, et je vous fais perdre les deux ou trois
cents sequins que lord Edwards vous avait promis.

--Un instant, dit le vicomte furieux; rendez-moi la lettre, ou vous ne
partirez pas.

--Beppo! m'écriai-je avec l'exaspération de la colère et de la peur en
m'élançant vers le gondolier, délivre-moi de ce rufian, qui me casse le
bras.

Tous les domestiques de Leoni me trouvaient douce et m'étaient dévoués.
Beppo, silencieux et résolu, me saisit par la taille et m'enleva de
l'escalier. En même temps il donna un coup de pied à la dernière marche,
et la gondole s'éloigna au moment où il m'y déposait avec une adresse et
une force extraordinaires. Chalin faillit être entraîné et tomber dans
le canal. Il disparut en me lançant un regard qui était le serment d'une
haine éternelle et d'une vengeance implacable.



XIV.

J'arrive à Milan après avoir voyagé nuit et, jour sans me donner le
temps de me reposer ni de réfléchir. Je descends à l'auberge où Leoni
m'avait donné son adresse, je le fais demander, on me regarde avec
étonnement.

--Il ne demeure pas ici, me répond le camérière. Il y est descendu en y
arrivant, et il y a loué une petite chambre où il a déposé ses effets;
mais il ne vient ici que le matin pour prendre ses lettres, faire sa
barbe et s'en aller.

--Mais où loge-t-il? demandai-je. Je vis que le cameriere me regardait
avec curiosité, avec incertitude, et que, soit par respect, soit
par commisération, il ne pouvait se décider à me répondre. J'eus la
discrétion de ne pas insister, et je me fis conduire à la chambre
que Leoni avait louée.--Si vous savez où on peut le trouver à cette
heure-ci, dis-je au cameriere, allez le chercher, et dites lui que sa
soeur est arrivée.

Au bout d'une heure, Leoni arriva, les bras étendus pour
m'embrasser.--Attends, lui dis-je en reculant; si tu m'as trompée
jusqu'ici, n'ajoute pas un crime de plus à tous ceux que tu as commis
envers moi. Tiens, regarde ce billet; est-il de toi? Si on a contrefait
ton écriture, dis-le-moi vite, car je l'espère et j'étouffe.

Leoni jeta les yeux sur le billet et devint pâle comme la mort.

--Mon Dieu! m'écriai-je, j'espérais qu'on m'avait trompée! Je venais
vers toi avec la presque certitude de te trouver étranger à cette
infamie. Je me disais: il m'a fait bien du mal, il m'a déjà trompée;
mais, malgré tout, il m'aime. S'il est vrai que je le gêne et que je lui
sois nuisible, il me l'aurait dit il y a à peine un mois, lorsque je me
sentais le courage de le quitter, tandis qu'il s'est jeté à mes genoux
pour me supplier de rester. S'il est un intrigant et un ambitieux, il ne
devait pas me retenir; car je n'ai aucune fortune, et mon amour ne lui
est avantageux en rien. Pourquoi se plaindrait-il maintenant de mon
importunité? Il n'a qu'un mot à dire pour me chasser. Il sait que
je suis fière; il ne doit craindre ni mes prières ni mes reproches.
Pourquoi voudrait-il m'avilir?

Je ne pus continuer; un flot de larmes saccadait ma voix et arrêtait mes
paroles.

--Pourquoi j'aurais voulu t'avilir? s'écria Leoni hors de lui; pour
éviter un remords de plus à ma conscience déchirée. Tu ne comprends pas
cela, Juliette. On voit bien que tu n'as jamais été criminelle!...

Il s'arrêta; je tombai sur un fauteuil, et nous restâmes atterrés tous
deux.

--Pauvre ange! s'écria-t-il enfin, méritais-tu d'être la compagne et
la victime d'un scélérat tel que moi? Qu'avais-tu fait à Dieu avant
de naître, malheureuse enfant, pour qu'il te jetât dans les bras d'un
réprouvé qui te fait mourir de honte et de désespoir? Pauvre Juliette!
pauvre Juliette!

[Illustration: Je ne vous aime ni ne vous estime plus.]

Et à son tour il versa un torrent de larmes.

--Allons, lui dis-je, je suis venue pour entendre ta justification ou ma
condamnation. Tu es coupable, je te pardonne, et je pars.

--Ne parle jamais de cela! s'écria-t-il avec véhémence. Haie à jamais
ce mot-là de nos entretiens. Quand tu voudras me quitter, échappe-toi
habilement sans que je puisse t'en empêcher; mais tant qu'il me restera
une goutte de sang dans les veines, je n'y consentirai pas. Tu es
ma femme, tu m'appartiens, et je t'aime. Je puis te faire mourir de
douleur, mais je ne peux pas te laisser partir.

--J'accepterai la douleur et la mort, lui dis-je, si tu me dis que tu
m'aimes encore.

--Oui, je t'aime, je t'aime, cria-t-il avec ses transports ordinaires;
je n'aime que toi, et je ne pourrai jamais en aimer une autre!

--Malheureux! tu mens, lui dis-je. Tu as suivi la princesse Zagarolo.

--Oui, mais je la déteste.

--Comment! m'écriai-je frappée d'étonnement. Et pourquoi donc l'as-lu
suivie? Quels honteux secrets cachent donc toutes ces énigmes? Chalm
a voulu me faire entendre qu'une vile ambition t'enchaînait auprès de
cette femme; qu'elle était vieille..., qu'elle te payait... Ah! quels
mots vous me faites prononcer!

--Ne crois pas à ces calomnies, répondit Leoni; la princesse est jeune,
belle; j'en suis amoureux...

--A la bonne heure, lui dis-je avec un profond soupir, j'aime mieux vous
voir infidèle que déshonoré. Aimez la, aimez-la beaucoup; car elle est
riche, et vous êtes pauvre! Si vous l'aimez beaucoup, la richesse et la
pauvreté ne seront plus que des mots entre vous. Je vous aimais ainsi;
et quoique je n'eusse rien pour vivre que vos dons, je n'en rougissais
pas; à présent je m'avilirais et je vous serais insupportable.
Laissez-moi donc partir. Votre obstination à me garder pour me faire
mourir dans les tortures est une folie et une cruauté.

---C'est vrai, dit Leoni d'un air sombre; pars donc! je suis un bourreau
de vouloir t'en empêcher.

Il sortit d'un air désespéré. Je me jetai à genoux, je demandai au ciel
de la force, j'invoquai le souvenir de ma mère, et je me relevai pour
faire de nouveau les courts apprêts de mon départ.

[Illustration: Je tuerai au moins cet homme-là répondit Leoni.]

Quand mes malles furent refermées, je demandai des chevaux de poste
pour le soir même, et en attendant je me jetai sur un lit. J'étais
si accablée de fatigue et tellement brisée par le désespoir, que
j'éprouvai, en m'endormant, quelque chose qui ressemblait à la paix du
tombeau.

Au bout d'une heure je fus réveillée par les embrassements passionnés de
Leoni.

--C'est en vain que tu veux partir, me dit-il; cela est au-dessus de mes
forces. J'ai renvoyé tes chevaux, j'ai fait décharger tes malles. Je
viens de me promener seul dans la campagne, et j'ai fait mon possible
pour me forcer à te perdre. J'ai résolu de ne pas te dire adieu. J'ai
été chez la princesse, j'ai tâché de me figurer que je l'aimais; je la
hais et je t'aime. Il faut que tu restes.

Ces émotions continuelles m'affaiblissaient l'âme autant que le corps;
je commençais à ne plus avoir la faculté de raisonner; le mal et le
bien, l'estime et le mépris devenaient pour moi des sons vagues, des
mots que je ne voulais plus comprendre, et qui m'effrayaient comme
des chiffres innombrables qu'on m'aurait dit de supputer. Leoni avait
désormais sur moi plus qu'une force morale; il avait une puissance
magnétique à laquelle je ne pouvais plus me soustraire. Son regard, sa
voix, ses larmes agissaient sur mes nerfs autant que sur mon coeur; je
n'étais plus qu'une machine qu'il poussait à son gré dans tous les sens.

Je lui pardonnai, je m'abandonnai à ses caresses, je lui promis tout ce
qu'il voulut. Il me dit que la princesse Zagarolo, étant veuve, avait
songé à l'épouser; que le court et frivole engouement qu'il avait eu
pour elle lui avait fait croire à son amour; qu'elle s'était follement
compromise pour lui, et qu'il était obligé de la ménager et de s'en
détacher peu à peu, ou d'avoir affaire à toute la famille.--S'il ne
s'agissait que de me battre avec tous ses frères, tous ses cousins et
tous ses oncles, dit-il, je m'en soucierais fort peu; mais ils agiront
en grands seigneurs, me dénonceront comme carbonaro, et me feront jeter
dans une prison, où j'attendrai peut-être dix ans qu'on veuille bien
examiner ma cause.

J'écoutai tous ces contes absurdes avec la crédulité d'un enfant.
Leoni ne s'était jamais occupé de politique; mais j'aimais encore à me
persuader que tout ce qu'il y avait de problématique dans son existence
se rattachait à quelque grande entreprise de ce genre. Je consentis à
passer toujours dans l'hôtel pour sa soeur, à me montrer peu dehors et
jamais avec lui, enfin à le laisser absolument libre de me quitter à
toute heure sur la requête de la princesse.



XV.

Cette vie fut affreuse, mais je la supportai. Les tortures de la
jalousie m'étaient encore inconnues jusque-là; elles s'éveillèrent,
et je les épuisai toutes. J'évitai à Leoni l'ennui de les combattre;
d'ailleurs il ne me restait plus assez de force pour les exprimer. Je
résolus de me laisser mourir en silence; je me sentais assez malade pour
l'espérer. L'ennui me dévorait encore plus à Milan qu'à Venise; j'y
avais plus de souffrances et moins de distractions. Leoni vivait
ouvertement avec la princesse Zagarolo. Il passait les soirs dans sa
loge au spectacle ou au bal avec elle; il s'en échappait pour venir me
voir un instant, et puis il retournait souper avec elle et ne rentrait
que le matin à six heures. Il se couchait accablé de fatigue et souvent
de mauvaise humeur. Il se levait à midi, silencieux et distrait, et
allait se promener en voiture avec sa maîtresse. Je les voyais souvent
passer; Leoni avait auprès d'elle cet air sagement triomphant, cette
coquetterie de maintien, ces regards heureux et tendres qu'il avait eus
jadis auprès de moi; maintenant je n'avais plus que ses plaintes et le
récit de ses contrariétés. Il est vrai que j'aimais mieux le voir venir
à moi soucieux et dégoûté de son esclavage que paisible et insouciant,
comme cela lui arrivait quelquefois; il semblait alors qu'il eût oublié
l'amour qu'il avait eu pour moi et celui que j'avais encore pour lui;
il trouvait naturel de me confier les détails de son intimité avec une
autre, et ne s'apercevait pas que le sourire de mou visage en l'écoutant
était une convulsion muette de la douleur.

Un soir, au coucher du soleil, je sortais de la cathédrale, où j'avais
prié Dieu avec ferveur de m'appeler à lui et d'accepter mes souffrances
en expiation de mes fautes. Je marchais lentement sous le magnifique
portail, et je m'appuyais de temps en temps contre les piliers, car
j'étais faible. Une fièvre lente me consumait. L'émotion de la prière et
l'air de l'église m'avaient baignée d'une sueur froide: je ressemblais
à un spectre sorti du pavé sépulcral pour voir encore une fois les
derniers rayons du jour. Un homme, qui me suivait depuis quelque temps
sans que j'y fisse grande attention, me parla, et je me retournai
sans surprise, sans frayeur, avec l'apathie d'un mourant. Je reconnus
Henryet.

Aussitôt le souvenir de ma patrie et de ma famille se réveilla en moi
avec impétuosité. J'oubliai l'étrange conduite de ce jeune homme envers
moi, la puissance terrible qu'il exerçait sur Leoni, son ancien amour
si mal accueilli par moi, et la haine que j'avais ressentie contre lui
depuis. Je ne songeai qu'à mon père et à ma mère, et, lui tendant la
main avec vivacité, je l'accablai de questions. Il ne se pressa pas
de me répondre, quoiqu'il parût touché de mon émotion et de mon
empressement.

--Êtes-vous seule ici? me dit-il, et puis-je causer avec vous sans vous
exposer à aucun danger?

--Je suis seule, personne ici ne me connaît ni ne s'occupe de moi.
Asseyons-nous sur ce banc de pierre, car je suis souffrante, et, pour
l'amour du ciel, parlez-moi de mes parents. Il y a une année tout
entière que je n'ai entendu prononcer leur nom.

--Vos parents! dit Henryet avec tristesse. Il y en a un qui ne vous
pleure plus.

--Mon père est mort! m'écriai-je en me levant. Henryet ne répondit pas.
Je retombai accablée sur le banc, et je dis à demi-voix:--Mon Dieu, qui
allez me réunir à lui, faites qu'il me pardonne!

--Votre mère, dit Henryet, a été longtemps malade. Elle a essayé ensuite
de se distraire; mais elle avait perdu sa beauté dans les larmes, et n'a
point trouvé de consolation dans le monde.

--Mon père mort! dis-je en joignant mes faibles mains, ma mère vieille
et triste! Et ma tante?

--Votre tante essaie de consoler votre mère en lui prouvant que vous ne
méritez pas ses regrets; mais votre mère ne l'écoute pas, et chaque jour
elle se flétrit dans l'isolement et l'ennui. Et vous, Madame?

Henryet prononça ces derniers mots d'un ton froid, où perçait cependant
la compassion sous le mépris.

--Et moi, je me meurs, vous le voyez.

Il me prit la main, et des larmes lui vinrent aux yeux.

--Pauvre fille! me dit-il, ce n'est pas ma faute. J'ai fait ce que j'ai
pu pour vous empêcher de tomber dans ce précipice, mais vous l'avez
voulu.

--Ne parlez pas de cela, lui dis-je, il m'est impossible d'en causer
avec vous. Dites-moi si ma mère m'a fait chercher après ma fuite?

--Votre mère vous a cherchée, mais pas assez. Pauvre femme! elle était
consternée, elle a manqué de présence d'esprit. Il n'y a pas de vigueur,
Juliette, dans le sang dont vous êtes formée.

--Ah! c'est vrai, lui dis-je nonchalamment. Nous étions tous indolents
et pacifiques dans ma famille. Ma mère a-t-elle espéré que je
reviendrais?

--Elle l'a espéré follement et puérilement. Elle vous attend encore, et
vous espérera jusqu'à son dernier soupir.

Je me mis à sangloter. Henryet me laissa pleurer sans dire un mot. Je
crois qu'il pleurait aussi. J'essuyai mes yeux pour lui demander si ma
mère avait été bien affligée de mon déshonneur, si elle avait rougi de
moi, si elle osait encore prononcer mon nom.

--Elle l'a sans cesse à la bouche, dit Henryet. Elle conte sa douleur à
tout le monde; à présent on est blasé sur cette histoire, et on sourit
quand votre mère commence à pleurer, ou bien on l'évite en disant: Voila
encore madame Ruyter qui va nous raconter l'enlèvement de sa fille!

J'écoutai cela sans dépit, et, levant les yeux sur lui, je lui dis:

--Et vous, Henryet, me méprisez-vous?

--Je ne vous aime ni ne vous estime plus, me répondit-il; mais je vous
plains et je suis à votre service. Ma bourse est à votre disposition.
Voulez-vous que j'écrive à votre mère? Voulez-vous que je vous
reconduise auprès d'elle? Parlez, et ne craignez pas d'abuser de moi.
Je n'agis pas par amitié, mais par devoir. Vous ne savez pas, Juliette,
combien la vie s'adoucit pour ceux qui se font des lois et qui les
observent.

Je ne répondis rien.

--Voulez-vous donc rester ici seule et abandonnée? Combien y a-t-il de
temps que _votre mari_ vous a quittée?

--Il ne m'a point quittée, répondis-je; nous vivons ensemble; il
s'oppose à mon départ que je projette depuis longtemps, mais auquel je
n'ai plus la force de penser.

Je retombai dans le silence; il me donna le bras jusque chez moi. Je
ne m'en aperçus qu'en arrivant. Je croyais être appuyée sur le bras de
Leoni, et je travaillais à concentrer mes peines et à ne rien dire.

--Voulez-vous que je revienne demain savoir vos intentions? me dit-il en
me laissant sur le seuil.

--Oui, lui dis-je, sans penser qu'il pouvait rencontrer Leoni.

--A quelle heure? demanda-t-il.

--Quand vous voudrez, lui répondis-je d'un air hébété.

Il vint le lendemain peu d'instants après que Leoni fut sorti. Je ne me
souvenais plus de le lui avoir permis, et je me montrai si surprise de
sa visite, qu'il fut obligé de me le rappeler. Alors me revinrent à
la mémoire quelques paroles que j'avais surprises entre Leoni et ses
compagnons, mais dont le sens, resté vague dans mon esprit, me semblait
applicable à Henryet et renfermer une menace de mort. Je frémis en
songeant à quel danger je l'exposais.--Sortons, lui dis-je avec effroi;
vous n'êtes point en sûreté ici. Il sourit, et sa figure exprima un
profond mépris pour ce danger que je redoutais.

--Croyez-moi, dit-il en voyant que j'allais insister, l'homme dont vous
parlez n'oserait lever le bras sur moi, puisqu'il n'ose pas seulement
lever les yeux à la hauteur des miens.

Je ne pouvais entendre parler ainsi de Leoni. Malgré tous ses torts,
toutes ses fautes, il était encore ce que j'avais de plus cher au monde.
Je priai Henryet de ne point le traiter ainsi devant moi.--Accablez-moi
de mépris, lui dis-je; reprochez-moi d'être une fille sans orgueil et
sans coeur, d'avoir abandonné les meilleurs parents qui furent jamais et
d'avoir foulé aux pieds toutes les lois qui sont imposées à mon sexe,
je ne m'en offenserai pas; je vous écouterai en pleurant, et je ne vous
serai pas moins reconnaissante des offres de service que vous m'avez
faites hier. Mais laissez-moi respecter le nom de Leoni; c'est le
seul bien que dans le secret de mon coeur je puisse encore opposer à
l'anathème du monde.

--Respecter le nom de Leoni! s'écria Henryet avec un rire amer; pauvre
femme! Cependant j'y consentirai si vous voulez partir pour Bruxelles!
Allez consoler votre mère, rentrez dans la voie du devoir, et je vous
promets de laisser en paix le misérable qui vous a perdue, et que je
pourrais briser comme une paille.

--Retourner auprès de ma mère! répondis-je. Oh! oui, mon coeur me le
commande à chaque instant; mais retourner à Bruxelles, mon orgueil me le
défend. De quelle manière y serais-je traitée par toutes ces femmes qui
ont été jalouses de mon éclat, et qui maintenant se réjouissent de mon
abaissement!

--Je crains, Juliette, reprit-il, que ce ne soit pas votre meilleure
raison. Votre mère a une maison de campagne ou vous pourriez vivre avec
elle loin de la société impitoyable. Avec votre fortune, vous pourriez
vivre partout ailleurs encore où votre disgrâce ne serait pas connue, et
où votre beauté et votre douceur vous feraient bientôt de nouveaux amis.
Mais vous ne voulez pas quitter Leoni, convenez-en.

--Je le veux, lui répondis-je en pleurant, mais je ne le peux pas.

--Malheureuse, malheureuse entre toutes les femmes! dit Henryet avec
tristesse; vous êtes bonne et dévouée, mai» vous manquez de herté. La
où il n'y a pas de noble orgueil il n'y a pas de ressources. Pauvre
créature faible! je vous plains de toute mon âme, car vous avez profané
votre coeur, vous l'avez souillé au contact d'un coeur infâme, vous avez
courbé la tête sous une main vile, vous aimez un lâche! Je me demande
comment j'ai pu vous aimer autrefois, mais je me demande aussi comment
je pourrais à présent, ne pas vous plaindre.

--Mais enfin, lui dis-je effrayée et consternée de son air et de son
langage, qu'a donc fait Leoni pour que vous vous croyiez le droit de le
traiter ainsi?

--Doutez-vous de ce droit, Madame? Voulez-vous me dire pourquoi Leoni,
qui est brave (cela est incontestable) et qui est le premier tireur
d'armes que je connaisse, ne s'est jamais avisé de me chercher querelle,
à moi qui n'ai jamais touché une épée de ma vie, et qui l'ai chassé de
Paris avec un mot, de Bruxelles avec un regard?

--Cela est inconcevable, dis-je avec accablement.

--Est-ce que vous ne savez pas de qui vous êtes la maîtresse? reprit
Henryet avec force; est-ce que personne ne vous a raconté les aventures
merveilleuses du chevalier Leone? est-ce que vous n'avez jamais rougi
d'avoir été sa complice et de vous être sauvée avec un escroc en pillant
la boutique de votre père?

Je laissai échapper un cri douloureux et je cachai mon visage dans mes
mains; puis je relevai la tête en m'écriant de toutes mes forces:--Cela
est faux! je n'ai jamais fait une telle bassesse; Leoni n'en est pas
plus capable que moi. Nous n'avions pas fait quarante lieues sur la
route de Genève que Leoni s'est arrêté au milieu de la nuit, a demandé
un coffre et y a mis tous les bijoux pour les renvoyer à mon père.

--Êtes-vous sûre qu'il l'ait fait? demanda Henryet en riant avec mépris.

--J'en suis sûre! m'écriai-je; j'ai vu le coffre, j'ai vu Leoni y serrer
les diamants.

--Et vous êtes sûre que le coffre ne vous a pas suivis tout le reste du
voyage? vous êtes sûre qu'il n'a point été déballé à Venise?

Ces mots furent enfin pour moi un trait de lumière si éblouissant que
je ne pus m'y soustraire. Je me rappelai, tout à coup ce que j'avais
cherché en vain à ressaisir dans mes souvenirs: la première circonstance
où mes yeux avaient fait connaissance avec ce fatal coffret. En ce
moment les trois époques de son apparition me furent présentes et
se lièrent logiquement entre elles pour me forcer à une conclusion
écrasante: premièrement, la nuit passée dans le château mystérieux où
j'avais vu Leoni mettre les diamants dans ce coffre; en second lieu,
la dernière nuit passée au chalet suisse, où j'avais vu Leoni déterrer
mystérieusement son trésor confié à la terre; troisièmement, la seconde
journée de notre séjour à Venise, où j'avais trouvé le coffre vide et
l'épingle de diamants par terre dans un reste de coton d'emballage.
La visite du juif Thadée et les cinq cent mille francs que, d'après
l'entretien surpris par moi entre Leoni et ses compagnons, il lui avait
comptés à notre arrivée à Venise, coïncidaient parfaitement avec le
souvenir de cette matinée. Je me tordis les mains, et, les levant vers
le ciel:--Ainsi, m'écriai-je en me parlant à moi-même, tout est perdu,
jusqu'à l'estime de ma mère; tout est empoisonné, jusqu'au souvenir
de la Suisse! Ces six mois d'amour et de bonheur étaient consacrés à
receler un vol!

--Et à mettre en défaut les recherches de la justice, ajouta Henryet.

--Mais non! mais non! repris-je avec égarement en le regardant comme
pour l'interroger; il m'aimait! il est sur qu'il m'a aimée! Je ne peux
pas songer à ce temps-là sans retrouver la certitude de son amour.
C'était un voleur qui avait dérobé une fille et une cassette, et qui
aimait l'une et l'autre.

Henryet haussa les épaules; je m'aperçus que je divaguais; et, cherchant
à ressaisir ma raison, je voulus absolument savoir la cause de cet
ascendant inconcevable qu'il exerçait sur Leoni.

--Vous voulez le savoir? me dit-il. Et il réfléchit un instant. Puis
il reprit:--Je vous le dirai, je puis vous le dire; d'ailleurs il est
impossible que vous ayez vécu un an avec lui sans vous en douter. Il a
dû faire assez de dupes à Venise sous vos yeux...

--Faire des dupes! lui! comment? Oh! prenez garde à ce que vous dites,
Henryet; il est déjà assez chargé d'accusations.

--Je vous crois encore incapable d'être sa complice, Juliette; mais
prenez garde de le devenir; prenez garde à votre famille. Je ne sais pas
jusqu'à quel point on peut être impunément la maîtresse d'un fripon.

--Vous me faites mourir de honte, Monsieur; vos paroles sont cruelles;
achevez donc votre ouvrage, et déchirez tout à fait mon coeur en
m'apprenant ce qui vous donne pour ainsi dire droit de vie et de mort
sur Leoni? Où l'avez-vous connu? que savez-vous de sa vie passée?
Je n'en sais rien, moi, hélas! j'ai vu en lui tant de choses
contradictoires que je ne sais plus s'il est riche ou pauvre, s'il
est noble ou plébéien; je ne sais même pas si le nom qu'il porte lui
appartient.

--C'est la seule chose que le hasard, répondit Henryet, lui ait épargné
la peine de voler. Il s'appelle en effet Leone Leoni, et sort d'une des
plus nobles maisons de Venise. Son père avait encore quelque fortune et
possédait le palais que vous venez d'habiter. Il avait une tendresse
illimitée pour ce fils unique, dont les précoces dispositions
annonçaient une organisation supérieure. Leoni fut élevé avec soin,
et, dès l'âge de quinze ans, parcourut la moitié de l'Europe avec son
gouverneur. En cinq ans il apprit, avec une incroyable facilité, la
langue, les moeurs et la littérature des peuples qu'il traversa. La mort
de son père le ramena à Venise avec son gouverneur. Ce gouverneur était
l'abbé Zanini, que vous avez pu voir souvent chez vous cet hiver. Je ne
sais si vous l'avez bien jugé: c'est un homme d'une imagination vive,
d'une finesse exquise, d'une instruction immense, mais d'une immoralité
incroyable et d'une lâcheté certaine sous les dehors hypocrites de la
tolérance et du bon sens. Il avait naturellement dépravé la conscience
de son élève, et avait remplacé en lui les notions du juste et de
l'injuste par une prétendue science de la vie qui consistait à faire
toutes les folies amusantes, toutes les fautes profitables, toutes les
bonnes et les mauvaises actions qui pouvaient tenter le coeur humain.
J'ai connu ce Zanini à Paris, et je me souviens de lui avoir entendu
dire qu'il fallait savoir faire le mal pour savoir faire le bien, savoir
jouir dans le vice pour savoir jouir dans la vertu. Cet homme, plus
prudent, plus habile et plus froid que Leoni, lui est beaucoup supérieur
dans sa science; et Leoni, emporté par ses passions ou dérouté par ses
caprices, ne le suit que de loin en faisant mille écarts qui doivent le
perdre dans la société, et qui l'ont déjà perdu, puisqu'il est désormais
à la discrétion de quelques complices cupides et de quelques honnêtes
gens dont il lassera la générosité.

Un froid mortel glaçait mes membres tandis qu'Henryet parlait ainsi. Je
fis un effort pour écouter le reste.



XVI.

--A vingt ans, reprit Henryet, Leoni se trouva donc à la tête d'une
fortune assez honorable, et entièrement maître de ses actions. Il était
dans la plus facile position pour faire le bien; mais il trouva son
patrimoine au-dessous de son ambition, et, en attendant qu'il élevât
une fortune égale à ses désirs sur je ne sais quels projets insensés ou
coupables, il dévora en deux ans tout son héritage. Sa maison, qu'il fit
décorer avec la richesse que vous avez vue, fut le rendez-vous de tous
les jeunes gens dissipée et de toutes les femmes perdues de l'Italie.
Beaucoup d'étrangers, amateurs de la vie élégante, y furent accueillis;
et c'est ainsi que Leoni, lié déjà par ses voyages avec beaucoup de
gens comme il faut, établit dans tous les pays les relations les plus
brillantes et s'assura les protections les plus utiles.

Dans cette nombreuse société durent s'introduire, comme il arrive
partout, des intrigants et des escrocs. J'ai vu à Paris, autour de
Leoni, plusieurs figures qui m'ont inspiré de la méfiance, et que je
soupçonne aujourd'hui devoir former avec lui et le marquis de ***... une
affiliation de filous de bonne compagnie. Cédant à leurs conseils, aux
leçons de Zanini ou à ses dispositions naturelles, le jeune Leoni dut
s'exercer à tricher au jeu. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il acquit
ce talent à un degré éminent, et qu'il l'a probablement mis en usage
dans toutes les villes de l'Europe sans exciter la moindre défiance.
Lorsqu'il fut absolument ruiné, il quitta Venise et se mit à voyager de
nouveau en aventurier. Ici le fil de son histoire m'échappe. Zanini, par
qui j'ai su une partie de ce que je viens de vous raconter, prétendait
l'avoir perdu de vue depuis ce moment, et n'avoir appris que par une
correspondance souvent interrompue les mille changements de fortune et
les mille intrigues de Leoni dans le monde. Il s'excusait d'avoir formé
un tel élève en disant que Leoni avait pris à côté de sa doctrine; mais
il excusait l'élève en louant l'habileté incroyable, la force d'âme et
la présence d'esprit avec laquelle il avait conjuré le sort, traversé
et vaincu l'adversité. Enfin Leoni vint à Paris avec son ami fidèle, le
marquis de ***..., que vous connaissez, et c'est là que j'eus l'occasion
de le voir et de le juger.

Ce fut Zanini qui le présenta chez la princesse de X..., dont il élevait
les enfants. La supériorité d'esprit de cet homme l'avait depuis
plusieurs années établi dans la société de la princesse sur un pied
moins subalterne que les gouverneurs ne le sont d'ordinaire dans les
grandes maisons. Il faisait les honneurs du salon, tenait le haut de la
conversation, chantait admirablement, et dirigeait les concerts.

Leoni, grâce à son esprit et à ses talents, fut accueilli avec
empressement et bientôt recherché avec enthousiasme. Il exerça à Paris,
sur certaines coteries, l'empire que vous lui avez vu exercer sur
toute une ville de province. Il s'y comportait magnifiquement, jouait
rarement, mais toujours pour perdre des sommes immenses que gagnait
généralement le marquis de ***... Ce marquis fut présenté peu de temps
après lui par Zanini. Quoique compatriote de Leoni, il feignait de ne
pas le connaître ou affectait d'avoir de l'éloignement pour lui. Il
racontait à l'oreille de tout le monde qu'ils avaient été en rivalité
d'amour à Venise, et que, bien que guéris l'un et l'autre de leur
passion, ils ne l'étaient point de leur inimitié. Grâce à cette
fourberie, personne ne les soupçonnait d'être d'accord pour exercer leur
industrie.

Ils l'exercèrent durant tout un hiver sans inspirer le moindre soupçon.
Ils perdaient quelquefois immensément l'un et l'autre, mais plus souvent
ils gagnaient, et ils menaient, chacun de son côté, un train de prince.
Un jour un de mes amis, qui perdait énormément contre Leoni, surprit
un signe imperceptible entre lui et le marquis vénitien. Il garda le
silence et les observa tous deux pendant plusieurs jours avec attention.
Un soir que nous avions parié du même côté, et que nous perdions
toujours, il s'approcha de moi et me dit:--Regardez ces deux Italiens;
j'ai la conviction et presque la certitude qu'ils s'entendent pour
tricher. Je quitte demain Paris pour une affaire extrêmement pressée;
je vous laisse le soin d'approfondir ma découverte et d'en avertir vos
amis, s'il y a lieu. Vous êtes un homme sage et prudent; vous n'agirez
pas, j'espère, sans bien savoir ce que vous faites. En tout cas, si vous
avez quelque affaire avec ces gens-là, ne manquez pas de me nommer à eux
comme le premier qui les ait accusés, et écrivez-moi; je me charge de
vicier la querelle avec un des deux. Il me laissa son adresse et partit.
J'examinai les deux chevaliers d'industrie, et j'acquis la certitude que
mon ami ne s'était pas trompé. J'arrivai à l'entière découverte de leur
mauvaise foi précisément à une soirée chez la princesse de X.... Je pris
aussitôt Zanini par le bras, et l'entraînant à l'écart:--Connaissez-vous
bien, lui demandai-je, les deux Vénitiens que vous avez présentés ici?

--Parfaitement, me répondit-il avec beaucoup d'aplomb; j'ai été le
gouverneur de l'un, je suis l'ami de l'autre.

--Je vous en fais mon compliment, lui dis-je, ce sont deux escrocs. Je
lui fis cette réponse avec tant d'assurance, qu'il changea de visage,
malgré sa grande habitude de dissimulation. Je le soupçonnais d'avoir un
intérêt dans leur gain, et je lui déclarai que j'allais démasquer ses
deux compatriotes. Il se troubla tout à fait et me supplia avec instance
de ne pas le faire. Il essaya de me persuader que je me trompais. Je le
priai de me conduire dans sa chambre avec le marquis. Là je m'expliquai
en peu de mots très-clairs, et le marquis, au lieu de se disculper,
pâlit et s'évanouit. Je ne sais si cette scène fut jouée par lui et
l'abbé, mais ils me conjurèrent avec tant de douleur, le marquis me
marqua tant de honte et de remords, que j'eus la bonhomie de me laisser
fléchir. J'exigeai seulement qu'il quittât la France avec Leoni
sur-le-champ. Le marquis promit tout; mais je voulus moi-même faire la
même injonction à son complice: je lui ordonnai de le faire monter. Il
se fit longtemps attendre; enfin il arriva, non pas humble et tremblant
comme l'autre, mais frémissant de rage et serrant les poings. Il pensait
peut-être m'intimider par son insolence; je lui répondis que j'étais
prêt à lui donner toutes les satisfactions qu'il voudrait, mais que
je commencerais par l'accuser publiquement. J'offris en même temps au
marquis la réparation de mon ami aux mêmes conditions. L'impudence de
Leoni fut déconcertée. Ses compagnons lui firent sentir qu'il était
perdu s'il résistait. Il prit son parti, non sans beaucoup de résistance
et de fureur, et tous deux quittèrent la maison sans reparaître au
salon. Le marquis partit le lendemain pour Gènes, Leoni pour Bruxelles.
J'étais resté seul avec Zanini dans sa chambre; je lui fis comprendre
les soupçons qu'il m'inspirait et le dessein que j'avais de le dénoncer
à la princesse. Comme je n'avais point de preuves certaines contre lui,
il fut moins humble et moins suppliant que le marquis; mais je vis qu'il
n'était pas moins effrayé. Il mit en oeuvre toutes les ressources de
son esprit pour conquérir ma bienveillance et ma discrétion. Je lui
fis avouer pourtant qu'il connaissait jusqu'à un certain point les
turpitudes de son élève, et je le forçai de me raconter son histoire. En
ceci Zanini manqua de prudence: il aurait dû soutenir obstinément qu'il
les ignorait; mais la dureté avec laquelle je le menaçais de dévoiler
les hôtes qu'il avait introduits lui fit perdre la tête. Je le quittai
avec la conviction qu'il était un drôle, aussi lâche, mais plus
circonspect que les deux autres. Je lui gardai le secret par prudence
pour moi-même. Je craignais que l'ascendant qu'il avait sur la princesse
X... ne l'emportât sur ma loyauté, qu'il n'eût l'habileté de me faire
passer auprès d'elle pour un imposteur ou pour un fou, et qu'il ne
rendit ma conduite ridicule. J'étais las de cette sale aventure. Je n'y
pensai plus et quittai Paris trois mois après. Vous savez quelle fut
la première personne que mes yeux cherchèrent dans le bal de Delpech.
J'étais encore amoureux de vous, et, arrivé depuis une heure, j'ignorais
que vous alliez vous marier. Je vous découvris au milieu de la foule; je
m'approchai de vous et je vis Leoni à vos côtés. Je crus faire un rêve,
je crus qu'une ressemblance m'abusait. Je fis des questions, et je
m'assurai que votre fiancé était le chevalier d'industrie qui m'avait
volé trois ou quatre cents louis. Je n'espérai point le supplanter, je
crois même que je ne le désirais pas. Succéder dans votre coeur à un
pareil homme, essuyer peut-être sur vos joues là trace de ses baisers,
était une pensée qui glaçait mon amour. Mais je jurai qu'une fille
innocente et une honnête famille ne seraient pas dupes d'un misérable.
Vous savez que notre explication ne fut ni longue ni verbeuse; mais
votre fatale passion fit échouer l'effort que je faisais pour vous
sauver.

Henryet se tut. Je baissai la tête, j'étais accablée; il me semblait que
je ne pourrais plus regarder personne en face. Henryet continua:

--Leoni se tira fort habilement d'affaire en enlevant sa fiancée sous
mes yeux, c'est-à-dire le million en diamants qu'elle portait sur elle.
Il vous cacha, vous et vos joyaux, je ne sais où. Au milieu des larmes
répandues sur le sort de sa fille, votre père pleura un peu ses belles
pierreries si bien montées. Un jour il lui arriva de dire naïvement
devant moi que ce qui lui faisait le plus de peine dans ce vol, c'est
que les diamants seraient vendus à moitié prix à quelque juif, et que
ces belles montures, si bien travaillées, seraient brisées et fondues
par le receleur, qui ne voudrait pas se compromettre.--C'était bien la
peine de faire un tel travail! disait-il en pleurant; c'était bien la
peine d'avoir une fille et de tant l'aimer!

Il parait que votre père eut raison; car avec le produit de son rapt,
Leoni ne trouva moyen de briller à Venise que trois mois. Le palais de
ses pères avait été vendu, et maintenant il était à louer. Il le loua et
rétablit, dit-on, son nom sur la corniche de la cour intérieure, n'osant
pas le mettre sur la porte principale. Comme il n'est décidément connu
pour un filou que par très-peu de personnes, sa maison fut de nouveau le
rendez-vous de beaucoup d'hommes comme il faut, qui sans doute y furent
dupés par ses associés. Mais peut-être la crainte qu'il avait d'être
découvert l'empêcha-t-elle de se joindre à eux, car il fut bientôt ruiné
de nouveau. Il se contenta sans doute de tolérer le brigandage que ces
scélérats commettaient chez lui; il est à leur merci, et n'oserait se
défaire de ceux qu'il déteste le plus. Maintenant il est, comme vous le
savez, l'amant en titre de la princesse Zagarolo; cette dame, qui a été
fort belle, est désormais flétrie et condamnée à mourir prochainement
d'une maladie de poitrine... On pense qu'elle léguera tous ses biens à
Leoni, qui feint pour elle un amour violent; et qu'elle aime elle-même
avec passion. Il guette l'heure de son testament. Alors vous
redeviendrez riche, Juliette. Il a dû vous le dire: encore un peu de
patience, et vous remplacerez la princesse dans sa loge au spectacle;
vous irez à la promenade dans ses voilures, dont vous ferez seulement
changer l'écusson; vous serrerez votre amant dans vos bras sur le lit
magnifique où elle sera morte, vous pourrez même porter ses robes et ses
diamants.

Le cruel Henryet en dit peut-être davantage, mais je n'entendis plus
rien, je tombai à terre dans des convulsions terribles.



XVII.

Quand je revins à moi, je me trouvai seule avec Leoni. J'étais couchée
sur un sofa. Il me regardait avec tendresse et avec inquiétude.

--Mon âme, me dit-il lorsqu'il me vit reprendre l'usage de mes sens,
dis-moi ce que tu as! Pourquoi t'ai-je trouvée dans un état si
effrayant? Où souffres-tu? Quelle nouvelle douleur as-tu éprouvée?

--Aucune, lui répondis-je. Et je disais vrai, car en ce moment je ne me
souvenais plus de rien.

--Tu me trompes, Juliette, quelqu'un t'a fait de la peine. La servante
qui était auprès de toi quand je suis arrivé m'a dit qu'un homme était
venu le voir ce matin, qu'il était resté longtemps avec toi, et qu'en
sortant il avait recommandé qu'on te portât des soins. Quel est cet
homme, Juliette?

Je n'avais jamais menti de ma vie, il me fut impossible de répondre. Je
ne voulais pas nommer Henryet. Leoni fronça le sourcil.--Un mystère!
dit-il, un mystère entre nous! je ne t'en aurais jamais crue capable.
Mais tu ne connais personne ici!... Est-ce que...? Si c'était lui, il
n'y aurait pas assez de sang dans ses veines pour laver son insolence...
Dis-moi la vérité, Juliette, est-ce que Chalm est venu te voir? est-ce
qu'il t'a encore poursuivie de ses viles propositions et de ses
calomnies contre moi?

--Chalm! lui dis-je, est-ce qu'il est à Milan? Et j'éprouvai un
sentiment d'effroi qui dut se peindre sur ma figure, car Leoni vit que
j'ignorais l'arrivée du vicomte.

--Si ce n'est pas lui, dit-il en se parlant à lui-même, qui peut être ce
faiseur de visites qui reste trois heures enfermé avec ma femme et qui
la laisse évanouie? Le marquis ne m'a pas quitté de la journée.

--O ciel! m'écriai-je, tous vos odieux compagnons sont donc ici! Faites,
au nom du ciel, qu'ils ne sachent pas où je demeure, et que je ne les
voie pas.

--Mais quel est donc l'homme que vous voyez et à qui vous ne refusez
pas l'entrée de votre chambre? dit Leoni, qui devenait de plus en plus
pensif et pâle. Juliette, répondez-moi, je le veux, entendez-vous?

Je sentis combien ma position devenait affreuse. Je joignis mes mains en
tremblant et j'invoquai le ciel en silence.

--Vous ne répondez pas, dit Leoni. Pauvre femme! vous n'avez guère de
présence d'esprit. Vous avez un amant, Juliette! Vous n'avez pas tort,
puisque j'ai une maîtresse. Je suis un sot de ne pouvoir le souffrir
quand vous acceptez le partage de mon coeur et de mon lit. Mais il est
certain que je ne puis être aussi généreux. Adieu.

Il prit son chapeau et mit ses gants avec une froideur convulsive, tira
sa bourse, la posa sur la cheminée, et sans m'adresser un mot de plus,
sans jeter un regard sur moi, il sortit. Je l'entendis s'éloigner d'un
pas égal et descendre l'escalier sans se presser.

La surprise, la consternation et la peur m'avaient glacé le sang. Je
crus que j'allais devenir folle; je mis mon mouchoir dans ma bouche pour
étouffer mes cris, et puis, succombant à la fatigue, je retombai dans un
accablement stupide.

Au milieu de la nuit, j'entendis du bruit dans la chambre; j'ouvris les
yeux et je vis, sans comprendre ce que je voyais, Leoni qui se promenait
avec agitation, et le marquis assis à une table et vidant une bouteille
d'eau-de-vie. Je ne fis pas un mouvement. Je n'eus pas l'idée de
chercher à savoir ce qu'ils faisaient là; mais peu à peu leurs paroles,
en frappant mes oreilles, arrivèrent jusqu'à mon intelligence et prirent
un sens.

--Je te dis que je l'ai vu et que j'en suis sur, disait le marquis. Il
est ici.

--Le chien maudit! répondit Leoni en frappant du pied; que la Terre
s'ouvre et m'en débarrasse!

--Bien dieu reprit le marquis. Je suis de cet avis-là.

--Il vient jusque dans ma chambre tourmenter cette malheureuse femme!

--Es-tu sûr, Leoni, qu'elle n'en soit pas fort aise?

--Tais-toi, vipère! et n'essaie pas de me faire soupçonner cette
infortunée. Il ne lui reste au monde que mon estime.

--Et l'amour de M. Henryet, reprit le marquis.

Leoni serra les poings.--Nous la débarrasserons de cet amour-là,
s'écria-t-il, et nous en guérirons le Flamand.

--Ah ça, Leone, ne va pas faire de sottise!

--Et toi, Lorenzo, ne va pas faire d'infamie.

--Tu appellerais cela une infamie, toi? nous n'avons guère les mêmes
idées. Tu conduis tranquillement au tombeau la Zagarolo pour hériter de
ses biens, et tu trouverais mauvais que je misse en terre un ennemi dont
l'existence paralyse à jamais la nôtre! Il te semble tout simple, malgré
la danse des médecins, de hâter par ta tendresse généreuse le terme des
maux de ta chère phtisique...

--Va-t'en au diable! Si cette enragée veut vivre vite et mourir bientôt,
pourquoi l'en empêcherais-je? Elle est assez belle pour me trouver
obéissant, et je ne l'aime pas assez pour lui résister.

--Quelle horreur! murmurai-je malgré moi, et je retombai sur mon
oreiller.

--Ta femme a parlé, je crois, dit le marquis.

--Elle rêve, répondit Leoni, elle a la fièvre.

--Es-tu sur qu'elle ne nous écoute pas?

--Il faudrait d'abord qu'elle eût la force de nous entendre. Elle est
bien malade aussi, la pauvre Juliette! Elle ne se plaint pas, elle! elle
souffre seule. Elle n'a pas vingt femmes pour la servir, elle ne paie
pas de courtisans pour satisfaire ses fantaisies maladives; elle meurt
saintement et chastement comme une victime expiatoire entre le ciel et
moi.--Leoni s'assit sur la table et fondit en larmes.

--Voilà l'effet de l'eau-de-vie, dit tranquillement le marquis en
portant son verre à sa bouche; je te l'avais prédit, cela te porte
toujours aux nerfs.

--Laisse-moi, bête brute! s'écria Leoni en poussant la table, qui
faillit tomber sur le marquis; laisse-moi pleurer. Tu ne sais pas ce que
c'est que le remords, toi; tu ne sais pas ce que c'est que l'amour!

--L'amour! dit le marquis d'un ton théâtral en contrefaisant Leoni, le
remords! voilà des mots bien sonores et très-dramatiques. Quand mets-tu
Juliette à l'hôpital?

--Oui, tu as raison, lui dit Leoni avec un désespoir sombre, parle-moi
ainsi, je l'aime mieux. Cela me convient, je suis capable de tout. A
l'hôpital! oui. Elle était si belle, si éblouissante! je suis venu, et
voilà où je la conduis! Ah! je m'arracherais les cheveux.

--Allons, dit le marquis après un silence, as-tu fait assez de sentiment
aujourd'hui? Tudieu! la crise a été longue... Raisonnons à présent: ce
n'est pas sérieusement que-tu veux te battre avec Henryet?

--Très-sérieusement, répondit Leoni; tu parles bien sérieusement de
l'assassiner.

--C'est très-différent.

--C'est absolument la même chose. Il ne connaît l'usage d'aucune arme,
et je suis de première force pour toutes.

--Excepté pour le stylet, reprit le marquis, ou pour le pistolet à bout
portant; d'ailleurs tu ne tues que les femmes.

--Je tuerai au moins cet homme-là, répondit Leoni.

--Et tu crois qu'il consentira à se battre avec toi?

--Il acceptera, il est brave.

--Mais il n'est pas fou. Il commencera par nous faire arrêter comme deux
voleurs.

--Il commencera par me rendre raison. Je l'y forcerai bien, je lui
donnerai un soufflet en plein spectacle.

--Il te le rendra en t'appelant faussaire, escroc, fileur de cartes.

--Il faudra qu'il le prouve. Il n'est pas connu ici, tandis que nous y
sommes établis d'une manière brillante. Je le traiterai de lunatique
et de visionnaire; et quand je l'aurai tué, tout le monde pensera que
j'avais raison.

--Tu es fou, mon cher, répondit le marquis; Henryet est recommandé aux
négociants les plus riches de l'Italie. Sa famille est bien connue et
bien famée dans le commerce. Lui-même a sans doute des amis dans la
ville, ou au moins des connaissances auprès de qui son témoignage aura
du poids. Il se battra demain soir, je suppose. Eh bien! la journée lui
aura suffi pour déclarer à vingt personnes qu'il se bat contre toi parce
qu'il t'a vu tricher, et que tu trouves mauvais qu'il ait voulu t'en
empêcher.

--Eh bien! il le dira, on le croira, mais je le tuerai.

--La Zagarolo te chassera et déchirera son testament. Tous les nobles te
fermeront leur porte, et la police te priera d'aller faire l'agréable
sur un autre territoire.

--Eh bien! j'irai ailleurs. Le reste de la terre m'appartiendra quand je
me serai délivré de cet homme.

--Oui, et de son sang sortira une jolie petite pépinière d'accusateurs.
Au lieu de M. Henryet, tu auras toute la ville de Milan à ta poursuite.

--O ciel! comment faire? dit Leoni avec angoisse.

--Lui donner un rendez-vous de la part de ta femme, et lui calmer le
sang avec un bon couteau de chasse. Donne-moi ce bout de papier qui est
là-bas, je vais lui écrire.

Leoni, sans l'écouter, ouvrit une fenêtre et tomba dans la rêverie,
tandis que le marquis écrivait. Quand il eut fini, il l'appela.

--Ecoute, Leoni, et vois si je m'entends à écrire un billet doux:
                
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