George Sand

Leone Leoni
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«Mon ami, je ne puis plus vous recevoir chez moi, Leoni sait tout et me
menace des plus horribles traitements: emmenez-moi, ou je suis perdue.
Conduisez-moi à ma mère, ou jetez-moi dans un couvent; faites de moi ce
qu'il vous plaira, mais arrachez-moi à l'affreuse situation où je suis.
Trouvez-vous demain devant le portail de la cathédrale à une heure du
matin, nous concerterons notre départ, il me sera facile d'aller vous
trouver, Leoni passe toutes les nuits chez la Zagarolo. Ne soyez pas
étonné de cette écriture bizarre et presque illisible: Leoni, dans un
accès de colère, m'a presque démis la main droite. Adieu.

JULIETTE RUYTER.»

--Il me semble que cette lettre est prudemment conçue, ajouta le
marquis, et peut sembler vraisemblable au Flamand, quel que soit le
degré de son intimité avec ta femme. Les paroles que tantôt dans son
délire elle croyait lui adresser nous donnent la certitude qu'il lui a
offert de la conduire dans son pays... L'écriture est informe, et qu'il
connaisse ou non celle de Juliette...

--Voyons, dit Leoni d'un air attentif en se penchant sur la table.

Sa figure avait une expression effrayante de doute et de persuasion.
Je n'en vis pas davantage. Mon cerveau était épuisé, mes idées se
confondirent. Je retombai dans une sorte de léthargie.



XVIII.

Quand je revins à moi, la lumière vague de la lampe éclairait les mêmes
objets. Je me soulevai lentement, je vis le marquis à la même place où
je l'avais vu en perdant connaissance. Il faisait encore nuit. Il y
avait encore des bouteilles sur la table, une écritoire et quelque chose
que je ne distinguais pas bien et qui ressemblait à des armes. Leoni
était debout dans la chambre. Je tâchai de me souvenir de leur
conversation précédente. J'espérais que les lambeaux hideux qui m'en
revenaient à la mémoire étaient autant de rêves fébriles, et je ne
sus pas d'abord qu'entre cette conversation et celle qui commençait
vingt-quatre heures s'étaient écoulées. Les premiers mots dont je pus me
rendre compte furent ceux-ci:

--Il fallait qu'il se méfiât de quelque chose, car il était armé
jusqu'aux dents. En parlant ainsi, Leoni essuyait avec un mouchoir sa
main ensanglantée.

--Bah! ce que tu as n'est qu'une égratignure, dit le marquis: je suis
blessé plus sérieusement à la jambe; et il faudra pourtant que je danse
demain au bal, afin qu'on ne s'en doute pas. Laisse donc ta main,
panse-la, et songe à autre chose.

--Il m'est impossible de songer à autre chose qu'à ce sang. Il me semble
que j'en vois un lac autour de moi.

--Tu as les nerfs trop délicats, Leoni; tu n'es bon à rien.

--Canaille! dit Leoni d'un ton de haine et de mépris, sans moi tu étais
mort; tu reculais lâchement, et tu dois être frappé par derrière. Si je
ne t'avais vu perdu, et si ta perte n'eût entraîné la mienne, jamais je
n'aurais touché à cet homme à pareille heure et en pareil lieu. Mais ta
féroce obstination m'a forcé à être ton complice. Il ne me manquait plus
que de commettre un assassinat pour être digne de ta société.

--Ne fais pas le modeste, reprit le marquis; quand tu as vu qu'il se
défendait, tu es devenu un tigre.

--Ah! oui, cela me réjouissait le coeur de le voir mourir en se
défendant; car enfin je l'ai tué loyalement.

--Très-loyalement: il avait remis la partie au lendemain; et comme tu
étais pressé d'en finir, tu l'as tué tout de suite.

--A qui la faute, traître? Pourquoi t'es-tu jeté sur lui au moment où
nous nous séparions avec la parole l'un de l'autre? Pourquoi t'es-tu
enfui en voyant qu'il était armé, et m'as-tu forcé ainsi à te défendre
ou à être dénoncé par lui demain pour l'avoir attiré, de concert avec
toi, dans un guet-apens, afin de l'assassiner? A l'heure qu'il est, j'ai
mérité l'échafaud, et pourtant je ne suis point un meurtrier. Je me suis
battu à armes égales, à chance égale, à courage égal.

--Oui, il s'est très-bien défendu, dit le marquis; vous avez fait l'un
et l'autre des prodiges de valeur. C'était une chose très-belle à voir
et vraiment homérique que ce duel au couteau. Mais je dois dire pourtant
que, pour un Vénitien, tu manies cette arme misérablement.

--Il est vrai que ce n'est pas l'arme dont je suis habitué à me servir,
et à propos, je pense qu'il serait prudent de cacher ou d'anéantir
celle-ci.

--Grande sottise! mon ami. Il faut bien t'en garder; les laquais et les
amis savent tous que tu portes en tout temps cette arme sur toi; si tu
la faisais disparaître, ce serait un indice contre nous.

--C'est vrai. Mais la tienne?

--La mienne est vierge de son sang; mes premiers coups ont porté à faux,
et ensuite les tiens ne m'ont pas laissé de place.

--Ah! ciel! c'est, encore vrai. Tu as voulu l'assassiner, et la fatalité
m'a contraint de faire moi-même l'action dont j'avais horreur.

--Cela te plaît à dire, mon cher; tu venais de très-bon coeur au
rendez-vous.

--C'est que j'avais en effet le pressentiment, instinctif de ce que
mon mauvais génie allait me faire commettre... Après tout, c'était ma
destinée et la sienne. Nous voilà donc délivrés de lui! Mais pourquoi,
diable! as-tu vidé ses poches?

--Précaution et présence d'esprit de ma part. En le trouvant dépouillé
de son argent et de son portefeuille, on cherchera l'assassin dans la
plus basse classe, et jamais on ne soupçonnera des gens comme il faut.
Cela passera pour un acte de brigandage, et non pour une vengeance
particulière. Ne te trahis pas toi-même par une sotte émotion lorsque tu
entendras parler demain de l'évènement, et nous n'avons rien à craindre.
Approche la bougie, que je brûle ces papiers; quant à l'argent monnayé,
cela n'a jamais compromis personne.

--Arrête! dit Leoni en saisissant une lettre que le marquis allait
brûler avec les autres. J'ai vu là le nom de famille de Juliette.

--C'est une lettre à madame Ruyter, dit le marquis. Voyons:

«Madame, s'il en est temps encore, si vous n'êtes point partie dès hier
en recevant la lettre par laquelle je vous appelais auprès de votre
fille, ne partez point. Attendez-la ou venez à sa rencontre jusqu'à
Strasbourg; je vous y ferai chercher en arrivant. J'y serai avec
mademoiselle Ruyter avant peu de jours. Elle est décidée à fuir
l'infamie et les mauvais traitements de son séducteur. Je viens de
recevoir d'elle un billet qui m'annonce enfin cette résolution. Je dois
la voir cette nuit pour fixer le moment de notre départ. Je laisserai
toutes mes affaires pour profiter de la bonne disposition où elle est
et où les flatteries de son amant pourraient bien ne pas la laisser
toujours. L'empire qu'il a sur elle est encore immense. Je crains que la
passion qu'elle a pour ce misérable ne soit éternelle, et que son regret
de l'avoir quitté ne vous fasse verser encore bien des larmes à toutes
deux. Soyez indulgente et bonne avec elle; c'est votre rôle de mère, et
vous le remplirez aisément. Pour moi, je suis rude; et mon indignation
s'exprime plus facilement que ma pitié. Je voudrais être plus persuasif;
mais je ne puis être plus aimable, et ma destinée n'est pas d'être aimé.
PAUL HENRYET.»

--Ceci te prouve, ô mon ami! dit le marquis d'un ton moqueur en
présentant cette lettre à la flamme de la bougie, que ta femme est
fidèle et que tu es le plus heureux des époux.

--Pauvre femme! dit Leoni, et pauvre Henryet! Il l'aurait rendue
heureuse, lui! Il l'aurait respectée et honorée du moins! Quelle
fatalité l'a donc jetée dans les bras d'un méchant coureur d'aventures,
poussé vers elle par le destin d'un bout du monde à l'autre, lorsqu'elle
avait sous la main le coeur d'un honnête homme! Aveugle enfant! pourquoi
m'as-tu choisi?

--Charmant! dit le marquis ironiquement. J'espère que tu vas faire à ce
propos quelques vers. Une jolie épitaphe pour l'homme que tu as massacré
ce soir me semblerait une chose de bon goût et tout à fait neuve.

--Oui, je lui en ferai une, dit Leoni, et le texte sera celui-ci:

«Ici repose un honnête homme qui voulut se faire le défenseur de la
justice humaine contre deux scélérats, et que la justice divine a laissé
égorger par eux.»

Leoni tomba dans une rêverie douloureuse pendant laquelle il murmurait
sans cesse le nom de sa victime.

--Paul Henryet! disait-il. Vingt-deux ou vingt-quatre ans tout au plus.
Une figure froide, mais belle. Un caractère raide et probe. La haine de
l'injustice. L'orgueil brutal de l'honnêteté, et pourtant quelque chose
de tendre et de mélancolique. Il aimait Juliette, il l'a toujours
aimée. Il combattait en vain sa passion. Je vois par cette lettre qu'il
l'aimait encore, et qu'il l'aurait adorée s'il avait pu la guérir.
Juliette, Juliette! tu pouvais encore être heureuse avec lui; et je l'ai
tué! Je t'ai ravi celui qui pouvait te consoler; ton seul défenseur
n'est plus, et tu demeures la proie d'un bandit.

--Très-beau! dit le marquis; je voudrais que tu ne fisses pas un
mouvement des lèvres sans avoir un sténographe à tes côtés pour
conserver tout ce que tu dis de noble et de touchant. Moi, je vais
dormir; bonsoir, mon cher, couche avec ta femme, mais change de chemise,
car, le diable m'emporte! tu as le sang d'Henryet sur ton jabot!

Le marquis sortit. Leoni, après un instant d'immobilité, vint à mon lit,
souleva le rideau et me regarda. Alors il vit que j'étais assoupie sous
mes couvertures, et que j'avais les yeux ouverts et attachés sur lui. Il
ne put soutenir l'aspect de mon visage livide et de mon regard fixe: il
recula avec un cri de terreur, et je lui dis d'une voix faible et brève,
à plusieurs reprises: «Assassin! assassin! assassin!»

Il tomba sur ses genoux comme frappé de la foudre, et il se traîna
jusqu'à mon lit d'un air suppliant. «Couche avec ta femme, lui dis je en
répétant les paroles du marquis dans une sorte de délire; mais change de
chemise, car tu as le sang d'Henryet sur ton jabot!»

[Illustration: C'était une chose très-belle à voir..... que ce duel au
couteau.]

Leoni tomba la face contre terre en poussant des cris inarticulés. Je
perdis tout à fait la raison, et il me semble que je répétai ses cris
en imitant avec une servilité stupide l'inflexion de sa voix et les
convulsions de sa poitrine. Il me crut folle, et, se relevant avec
terreur, il vint à moi. Je crus qu'il allait me tuer; je me jetai
dans la ruelle en criant: «Grâce! grâce! je ne le dirai pas!» et je
m'évanouis au moment où il me saisissait pour me relever et me secourir.



XIX

Je m'éveillai encore dans ses bras, et jamais, il n'eut tant
d'éloquence, tant de tendresse et tant de larmes pour implorer son
pardon. Il avoua qu'il était le dernier des hommes; mais il me dit
qu'une seule chose le relevait à ses propres yeux, c'était l'amour qu'il
avait toujours eu pour moi, et qu'aucun de ses vices, aucun de ses
crimes, n'avait eu la force d'étouffer. Jusque-là il s'était débattu
contre les apparences qui l'accusaient de toutes parts. Il avait lutté
contre l'évidence pour conserver mon estime. Désormais, ne pouvant plus
se justifier par le mensonge, il prit une autre voie et embrassa un
nouveau rôle pour m'attendrir et me vaincre. Il se dépouilla de tout
artifice (peut-être devrais-je dire de toute pudeur), et me confessa
toutes les turpitudes de sa vie. Mais, au milieu de cet abîme, il me fit
voir et comprendre ce qu'il y avait de vraiment beau en lui, la faculté
d'aimer, l'éternelle vigueur d'une âme où les plus rudes fatigues, les
plus dangereuses épreuves n'éteignaient point le feu sacré.--Ma conduite
est vile, me dit-il; mais mon coeur est toujours noble; il saigne
toujours de ses torts; il a conservé, aussi énergique, aussi pur que
dans sa première jeunesse, le sentiment du juste et de l'injuste,
l'horreur du mal qu'il commet, l'enthousiasme du beau qu'il contemple.
Ta patience, tes vertus, ta bonté angélique, ta miséricorde inépuisable
comme celle de Dieu, ne peuvent s'exercer en faveur d'un être qui
les comprenne mieux et qui les admire davantage. Un homme de moeurs
régulières et de conscience délicate les trouverait plus naturelles et
les apprécierait moins. Avec cet homme-là d'ailleurs tu ne serais qu'une
honnête femme; avec un homme tel que moi, tu es une femme sublime, et la
dette de reconnaissance qui s'amasse dans mon coeur est immense comme
tes souffrances et tes sacrifices. Va, c'est quelque chose que d'être
aimée et que d'avoir droit à une passion immense; sur quel autre
auras-tu jamais ce droit comme sur moi? Pour qui recommenceras-tu les
tourments et le désespoir que tu as subis? Crois-tu qu'il y ait autre
chose dans la vie que l'amour? Pour moi, je ne le crois pas. Et crois-tu
que ce soit chose facile que de l'inspirer et de le ressentir? Des
milliers d'hommes meurent incomplets, sans avoir connu d'autre amour que
celui des bêtes; souvent un coeur capable de le ressentir cherche en
vain où le placer, et sort vierge de tous les embrassements terrestres
pour l'aller trouver peut-être dans les cieux. Ah! quand Dieu nous
l'accorde sur la terre, ce sentiment profond, violent, ineffable, il
ne faut plus, Juliette, désirer ni espérer le paradis; car le paradis,
c'est la fusion de deux âmes dans un baiser d'amour. Et qu'importé,
quand nous l'avons trouvé ici-bas, que ce soit dans les bras d'un saint
ou d'un damné? qu'il soit maudit ou adoré parmi les hommes, celui que tu
aimes, que t'importe, pourvu qu'il te le rende? Est-ce moi que tu aimes
ou est-ce le bruit qui se fait autour de moi? Qu'as-tu aimé en moi
dès le commencement? est-ce l'éclat qui m'environnait? Si tu me hais
aujourd'hui, il faudra que je doute de ton amour passé; il faudra qu'au
lieu de cet ange, au lieu de cette victime dévouée dont le sang répandu
pour moi coule incessamment goutte à goutte sur mes lèvres, je ne voie
plus en toi qu'une pauvre fille crédule et faible qui m'a aimé par
vanité et qui m'abandonne par égoïsme, Juliette, Juliette, songe à ce
que tu fais si tu me quittes! Tu perdras le seul ami qui te connaisse,
qui t'apprécie et qui te vénère, pour un monde qui te méprise déjà, et
dont tu ne retrouveras pas l'estime. Il ne te reste que moi au monde, ma
pauvre enfant; il faut que tu t'attaches à la fortune de l'aventurier,
ou que tu meures oubliée dans un couvent. Si tu me quittes, tu es aussi
insensée que cruelle; tu auras eu tous les maux, toute la peine, et tu
n'en recueilleras pas les fruits; car à présent, si, malgré tout ce que
tu sais, tu peux encore m'aimer et me suivre, sache que j'aurai pour toi
un amour dont tu n'as pas l'idée, et que jamais je n'aurais seulement
soupçonné si je t'eusse épousée loyalement et si j'eusse vécu avec toi
en paix au sein de ta famille. Jusqu'ici, malgré tout ce que tu as
sacrifié, tout ce que tu as souffert, je ne t'ai pas encore aimée comme
je me sens capable de le faire. Tu ne m'avais pas encore aimé tel que
je suis; tu t'attachais à un faux Leoni en qui tu voyais encore quelque
grandeur et quelque séduction. Tu espérais qu'il deviendrait un jour
l'homme que tu avais aimé d'abord; tu ne croyais pas serrer dans tes
bras un homme absolument perdu. Et moi, je me disais: Elle m'aime
conditionnellement; ce n'est pas encore moi qu'elle aime, c'est le
personnage que je joue. Quand elle verra mes traits sous mon masque,
elle s'enfuira en se couvrant les yeux, elle aura en horreur l'amant
qu'elle presse maintenant sur son sein. Non, elle n'est pas la femme et
la maîtresse que j'avais rêvée, et que mon âme ardente appelle de tous
ses voeux. Juliette fait encore partie de cette société dont je suis
l'ennemi; elle sera mon ennemie quand elle me connaîtra. Je ne puis me
confier à elle, je ne puis épancher dans le sein d'aucun être vivant la
plus odieuse de mes angoisses, la honte que j'ai de ce que je fais tous
les jours. Je souffre, j'amasse des remords. S'il existait une créature
capable de m'aimer sans me demander de changer, si je pouvais avoir
une amie qui ne fût pas un accusateur et un juge!.... Voilà ce que je
pensais, Juliette. Je demandais cette amie au ciel; mais je demandais
que ce fût toi, et non une autre; car tu étais déjà ce que j'aimais le
mieux sur la terre avant de comprendre tout ce qui nous restait à faire
l'un et l'autre pour nous aimer véritablement.

[Illustration: Des soldats qui passaient me relevèrent.]

Que pouvais-je répondre à de semblables discours? Je le regardais d'un
air stupéfait. Je m'étonnais de le trouver encore beau, encore aimable;
de sentir toujours auprès de lui la même émotion, le même désir de
ses caresses, la même reconnaissance pour son amour. Son abjection ne
laissait aucune trace sur son noble front; et quand ses grands yeux
noirs dardaient leur flamme sur les miens, j'étais éblouie, enivrée
comme autrefois; toutes ses souillures disparaissaient, et jusqu'aux
taches du sang d'Henryet, tout était effacé. J'oubliai tout pour
m'attacher à lui par des promesses aveugles, par des serments et des
étreintes insensées. Alors en effet je vis son amour se rallumer ou
plutôt se renouveler, comme il me l'avait annoncé. Il abandonna à peu
près la princesse Zagarolo et passa tout le temps de ma convalescence
à mes pieds, avec les mêmes tendresses, les mêmes soins et les mêmes
délicatesses d'affection qui m'avaient rendue si heureuse en Suisse;
je puis même dire que ces marques de tendresse furent plus vives et me
donnèrent plus d'orgueil et de joie, que ce fut le temps le plus heureux
de ma vie, et que jamais Leoni ne me fut plus cher. J'étais convaincue
de tout ce qu'il m'avait dit; je ne pouvais plus d'ailleurs craindre
qu'il s'attachât à moi par intérêt, je n'avais plus rien au monde à lui
donner, et j'étais désormais à sa charge et soumise aux chances de
sa fortune. Enfin, je sentais une sorte d'orgueil à ne pas rester
au-dessous de ce qu'il attendait de ma générosité, et sa reconnaissance
me sembla il plus grande que mes sacrifices.

Un soir il rentra tout agité, et, me pressant mille fois sur son coeur:

--Ma Juliette, dit-il, ma soeur, ma femme, mon ange, il faut que lu sois
bonne et indulgente comme Dieu, il faut, me donner une nouvelle preuve
de ta douceur adorable et de ton héroïsme: il faut que tu viennes
demeurer avec moi chez la princesse Zagarolo.

Je reculai confondue de surprise; et, comme je sentis qu'il n'était plus
en mon pouvoir de rien refuser, je me mis à pâlir et à trembler comme un
condamné en présence du supplice.

--Écoute, me dit-il, la princesse est horriblement mal. Je l'ai négligée
à cause de toi; elle a pris tant de chagrin que sa maladie s'est
aggravée considérablement, et que les médecins ne lui donnent pas plus
d'un mois à vivre. Puisque tu sais tout....., je puis te parler de cet
infernal testament. Il s'agit d'une succession de plusieurs millions,
et je suis en concurrence avec une famille attentive à profiter de mes
fautes et à m'expulser au moment décisif. Le testament en ma faveur
existe en bonne forme, mais un instant de dépit peut l'anéantir. Nous
sommes ruinés, nous n'avons plus que cette ressource. Il faut que tu
ailles à l'hôpital et que je me fasse chef de brigands si elle nous
échappe.

--O mon Dieu! lui dis je, nous avons vécu en Suisse à si peu de frais!
Pourquoi la richesse est-elle une nécessité pour nous? A présent que
nous nous aimons si bien, ne pouvons-nous vivre heureux sans faire de
nouvelles infamies?...

Il ne me répondit que par une contraction des sourcils qui exprimait la
douleur, l'ennui et la crainte que lui causaient mes reproches. Je me
tus aussitôt et lui demandai en quoi j'étais nécessaire au succès de son
entreprise.

--Parce que la princesse, dans un accès de jalousie assez bien fondée,
a demandé à te voir et à l'interroger. Mes ennemis avaient eu soin de
l'informer que je passais toutes les matinées auprès d'une femme jeune
et jolie qui était venue me trouver à Milan. Pendant longtemps j'ai
réussi à lui faire croire que tu étais ma soeur; mais, depuis un mois
que je la délaisse entièrement, elle a des doutes et refuse de croire à
la maladie, que je lui ai fait valoir comme une excuse. Aujourd'hui elle
m'a déclaré que, si je la négligeais dans l'état où elle se trouve, elle
ne croirait plus à mon affection et me retirerait la sienne.--Si votre
soeur est malade aussi et ne peut se passer de vous, a-t-elle dit,
faites-la transporter dans ma maison; mes femmes et mes médecins la
soigneront. Vous pourriez la voir à toute heure; et, si elle est
vraiment votre soeur, je la chérirai comme si elle était la mienne
aussi. En vain j'ai voulu combattre celle étrange fantaisie. Je lui ai
dit que tu étais très-pauvre et très-fière, que rien au monde ne te
ferai consentir à recevoir l'hospitalité, et qu'il était en effet
inconvenant et indélicat que tu vinsses demeurer chez la maîtresse de
ton frère. Elle n'a rien voulu entendre, et à toutes mes objections elle
répond:--Je vois bien que vous me trompez; ce n'est pas votre soeur. Si
tu refuses, nous sommes perdus. Viens, viens, viens; je t'en supplie,
mon enfant, viens!

Je pris mon chapeau et mon châle sans répondre. Pendant que je
m'habitais, des larmes coulaient lentement sur mes joues. Au moment de
sortir avec moi de ma chambre, Leoni les essuya avec ses lèvres et me
pressa mille fois encore dans ses bras, en me nommant sa bienfaitrice,
son ange tutélaire et sa seule amie.

Je traversai eu tremblant les vastes appartements de la princesse.
Envoyant la richesse de cette maison, j'avais un serrement de coeur
indicible, et je me rappelais les dures paroles d'Henryet:--Quand elle
sera morte, vous serez riche, Juliette; vous hériterez de son luxe, vous
coucherez dans son lit et vous pourrez porter ses robes. Je baissais les
yux en passant auprès des laquais; il me semblait qu'ils me regardaient
avec haine et avec envie; et je me sentais plus vile qu'eux. Leoni
serrait mon bras sous le sien en sentant trembler mon corps et fléchir
mes jambes:--Courage, courage! me disait-il tout bas.

Enfin nous arrivâmes à la chambre à coucher. La princesse était étendue
sur une chaise longue et semblait nous attendre impatiemment. C'était
une femme de trente ans environ, très-maigre, d'un jaune uni, et
magnifiquement élégante quoique en déshabillé. Elle avait dû être
très-belle au temps de sa fraîcheur, et elle avait encore une
physionomie charmante. La maigreur de ses joues exagérait la grandeur de
ses yeux, dont le blanc, vitrifié par la consomption, ressemblait à de
la nacre de perle. Ses cheveux, fins et plats, étaient d'un noir luisant
et semblaient débiles et malades comme toute sa personne. Elle fit, en
me voyant, une légère exclamation de joie, et me tendit une longue main
effilée et bleuâtre que je crois voir encore. Je compris, à un regard de
Leoni, que je devais baiser cette main, et je me résignai.

Leoni se sentait mal à l'aise sans doute, et cependant son aplomb et le
calme de ses manières me confondirent. Il parlait de moi à sa maîtresse
comme si elle n'eût jamais pu découvrir sa fourberie, et il lui
exprimait sa tendresse devant moi comme s'il m'eût été impossible d'en
ressentir de la douleur ou du dépit. La princesse semblait de temps en
temps avoir des retours de méfiance, et je vis, à ses regards et à ses
paroles, qu'elle m'étudiait pour détruire ses soupçons ou pour les
confirmer. Ma douceur naturelle excluant toute espèce de haine, elle
prit vite confiance en moi; et, jalouse qu'elle était avec emportement,
elle pensa qu'il était impossible à une autre femme de consentir au rôle
que je jouais. Une intrigante aurait pu l'accepter, mais mon ton et
ma physionomie démentaient cette conjecture. La princesse se prit de
passion pour moi. Elle ne voulait plus que je sortisse de sa chambre,
elle m'accablait de dons et de caresses. Je fus un peu humiliée de sa
générosité et j'eus envie de refuser; mais la crainte de déplaire à
Leoni me fit supporter encore cette mortification. Ce que j'eus à
souffrir dans les premiers jours, et les efforts que je fis pour
assouplir à ce point mon orgueil, sont des choses inouïes. Cependant
peu à peu ces souffrances s'apaisèrent et ma situation d'esprit
devint tolérable. Leoni me témoignait à la dérobée une reconnaissance
passionnée et une tendresse délirante. La princesse, malgré ses
caprices, ses impatiences, et tout le mal que son amour pour Leoni me
causait, me devint agréable et presque chère. Elle avait le coeur ardent
plutôt que tendre, et le caractère prodigue, plutôt que généreux. Mais
elle avait dans les manières une grâce irrésistible; l'esprit dont
pétillait son langage, au milieu des plus vives souffrances, le choix
des mots ingénieux et caressants avec lesquels elle me remerciait de
mes complaisances ou me priait d'oublier ses emportements, ses petites
flatteries, ses finesses, sa coquetterie qui la suivit jusqu'au
tombeau, tout en elle avait un caractère d'originalité, de noblesse et
d'élégance, dont j'étais d'autant plus frappée que je n'avais jamais vu
de près aucune femme de son rang, et que je n'étais point accoutumée
à ce grand charme que leur donne l'usage de la bonne compagnie. Elle
possédait ce don à un tel point, que je ne pus y résister, et que je me
laissai dominer à son gré; elle était si malicieuse et si aimable avec
Leoni, que je concevais qu'il fût devenu amoureux d'elle, et que j'avais
fini par m'habituer à voir leurs baisers et à entendre leurs fadeurs
sans en être révoltée. Il y avait vraiment des jours où ils avaient
assez de grâce et d'esprit l'un et l'autre pour que j'eusse du plaisir
à les écouter, et Leoni trouvait le moyen de m'adresser des choses
si délicates, que je me sentais encore heureuse dans mon abominable
abaissement. La haine que les laquais et les subalternes m'avaient
d'abord témoignée s'était vite apaisée, grâce au soin que j'avais
pris de leur abandonner tous les petits présents que me faisait leur
maîtresse. J'eus même l'affection et la confiance des neveux et des
cousins; une très-jolie petite nièce, que la princesse refusait
obstinément de voir, fut enfin introduite par mes soins jusqu'à elle et
lui plut extrêmement. Je la priai alors de me permettre de donner à cet
enfant un joli écrin qu'elle m'avait forcée d'accepter dans la matinée;
et cet acte de générosité l'engagea à remettre à la petite fille un
présent beaucoup plus considérable. Leoni, qui n'avait rien de mesquin
ni de petit dans sa cupidité, vit avec plaisir le secours accordé à une
orpheline pauvre, et les autres parents commencèrent à croire qu'ils
n'avaient rien à craindre de nous, et que nous n'avions pour la
princesse qu'une amitié noble et désintéressée. Les tentatives de
délation contre moi cessèrent donc entièrement, et, pendant deux mois,
nous eûmes une vie très calme. Je m'étonnai d'être presque heureuse.



XX.

La seule chose qui m'inquiétât sérieusement, c'était de voir toujours
autour de nous le marquis de... Il s'était introduit, je ne sais à
quel titre, chez la princesse, et l'amusait par son babil caustique et
médisant. Il entraînait ensuite Leoni dans les autres appartements
et avait avec lui de longs entretiens dont Leoni sortait toujours
sombre.--Je hais et je méprise Lorenzo, me disait-il souvent; c'est la
pire canaille que je connaisse, il est capable de tout. Je le pressais
alors de rompre avec lui; mais il me répondait:--C'est impossible,
Juliette; tu ne sais pas que lorsque deux coquins ont agi ensemble, ils
ne se brouillent plus que pour s'envoyer l'un l'autre à l'échafaud. Ces
paroles sinistres résonnaient si étrangement dans ce beau palais, au
milieu de la vie paisible que nous y menions, et presque aux oreilles
de cette princesse si gracieuse et si confiante, qu'il me passait un
frisson dans les veines en les entendant.

Cependant les souffrances de notre malade augmentaient de jour en jour,
et bientôt vint le moment où elle devait succomber infailliblement. Nous
la vîmes s'éteindre peu à peu; mais elle ne perdit pas un instant sa
présence d'esprit, ses plaisanteries et ses discours aimables.

--Que je suis fâchée, disait-elle à Leoni, que Juliette soit ta soeur!
Maintenant que je pars pour l'autre monde, il faut bien que je renonce à
toi. Je ne puis exiger ni désirer que tu me restes fidèle après ma mort.
Malheureusement tu vas faire des sottises et te jeter à la tête de
quelque femme indigne de toi. Je ne connais au monde que ta soeur qui te
vaille; c'est un ange, et il n'y a que toi aussi qui sois digne d'elle.

Je ne pouvais résister à ces cajoleries bienveillantes, et je me prenais
pour cette femme d'une affection plus vive à mesure que la mort la
détachait de nous. Je ne voulais pas croire qu'elle put nous être
enlevée avec toute sa raison, tout son calme, et au milieu d'une si
douce intimité. Je me demandais comment nous ferions pour vivre sans
elle, et je ne pouvais m'imaginer son grand fauteuil doré vide, entre
Leoni et moi, sans que mes yeux s'humectassent de larmes.

Un soir que je lui faisais la lecture pendant que Leoni était assis sur
le tapis et lui réchauffait les pieds dans un manchon, elle reçut une
lettre, la lut rapidement, jeta un grand cri et s'évanouit. Tandis
que je volais à son secours, Leoni ramassa la lettre et en prit
connaissance. Quoique l'écriture fût contrefaite, il reconnut la main
du vicomte de Chalm. C'était une délation contre moi, des détails
circonstanciés sur ma famille, sur mon enlèvement, sur mes relations
avec Leoni; puis mille calomnies odieuses contre mes moeurs et mon
caractère.

Au cri qu'avait jeté la princesse, Lorenzo, qui planait toujours comme
un oiseau de malheur autour de nous, entra je ne sais comment, et Leoni,
l'entraînant dans un coin, lui montra la lettre du vicomte. Lorsqu'ils
se rapprochèrent de nous, le marquis était très-calme, et avait, comme
à l'ordinaire, un sourire moqueur sur les lèvres, et Leoni, agité,
semblait interroger ses regards pour lui demander conseil.

La princesse était toujours évanouie dans mes bras. Le marquis haussa
les épaules.--Ta femme est insupportablement niaise, dit-il assez haut
pour que je l'entendisse; sa présence ici désormais est du plus mauvais
effet; renvoie-la, et dis-lui d'aller chercher du secours. Je me charge
du tout.

--Mais que feras-tu? dit Leoni dans une grande anxiété.

--Sois tranquille, j'ai un expédient tout prêt depuis longtemps: c'est
un papier qui est toujours sur moi. Mais renvoie Juliette..

Leoni me pria d'appeler les femmes; j'obéis et posai doucement la tête
de la princesse sur un coussin. Mais quand je fus au moment de franchir
la porte, je ne sais quelle force magnétique m'arrêta et me força de
me retourner. Je vis le marquis s'approcher de la malade comme pour la
secourir; mais sa figure me sembla si odieuse, celle de Leoni si pale,
que la peur me prit de laisser cette mourante seule avec eux. Je ne sais
quelles idées vagues me passèrent par la tête; je me rapprochait du lit
vivement, et, regardant Leoni avec terreur je lui dis:--Prends garde,
prends garde!...--A quoi? me répondit-il d'un air étonné. Le fait est
que je ne le savais pas moi-même, et que j'eus honte de l'espèce de
folie que je venais de montrer. L'air ironique du marquis acheva de me
déconcerter. Je sortis et revins un instant après avec les femmes et le
médecin. Celui-ci trouva la princesse en proie à une affreuse crispation
de nerfs, et dit qu'il faudrait lâcher de lui faire avaler tout de suite
une cuillerée de la potion calmante. On essaya en vain de lui desserrer
les dents.--Que la signora s'en charge, dit une des femmes en me
désignant; la princesse n'accepte rien que de sa main et ne refuse
jamais ce qui vient d'elle. J'essayai en effet, et la mourante céda
doucement. Par un reste d'habitude, elle me pressa faiblement la main en
me rendant la cuiller; puis elle étendit violemment les bras, se leva
comme si elle allait s'élancer au milieu de la chambre, et retomba raide
morte sur son fauteuil.

Cette mort si soudaine me fit une impression horrible; je m'évanouis, et
l'on m'emporta. Je fus malade quelques jours; et quand je revins à la
vie, Leoni m'apprit que j'étais désormais chez moi, que le testament
avait été ouvert et trouvé inattaquable de tous points, que nous étions
à la tête d'une belle fortune et maîtres d'un palais magnifique.

--C'est à toi que je dois tout cela, Juliette, me dit-il, et de plus,
je te dois la douceur de pouvoir songer sans honte et sans remords aux
derniers moments de notre amie. Ta sensibilité, ta bonté angélique, les
ont entourés de soins et en ont adouci la tristesse. Elle est morte dans
tes bras, cette rivale qu'une autre que toi eût étranglée! et tu l'as
pleurée comme si elle eût été ta soeur, tu es bonne, trop bonne, trop
bonne! Maintenant jouis du fruit de ton courage; vois comme je suis
heureux d'être riche, et de pouvoir t'entourer de nouveau de tout le
bien-être dont tu as besoin.

--Tais-toi, lui dis-je, c'est à présent que je rougis et que je souffre.
Tant que cette femme était là, et que je lui sacrifiais mon amour et ma
fierté, je me consolais en sentant que j'avais de l'affection pour elle
et que je m'immolais pour elle et pour toi. A présent je ne vois plus
que ce qu'il y avait de bas et d'odieux dans ma situation. Comme tout le
monde doit nous mépriser!

--Tu te trompes bien, ma pauvre enfant, dit Leoni; tout le monde nous
salue et nous honore, parce que nous sommes riches.

Mais Leoni ne jouit pas longtemps de son triomphe. Les cohéritiers,
arrivés de Rome, furieux contre nous, ayant appris les détails de cette
mort si prompte, nous accusèrent de l'avoir hâtée par le poison, et
demandèrent qu'on déterrât le corps pour s'en assurer. On procéda à
cette opération, et l'on reconnut au premier coup d'oeil les traces d'un
poison violent.--Nous sommes perdus! me dit Leoni en entrant dans ma
chambre; Ildegonda est morte empoisonnée, et l'on nous accuse. Qui a
fait cette abomination? il ne faut pas le demander; c'est Satan sous la
figure de Lorenzo. Voilà comme il nous sert; il est en sûreté, et nous
sommes entre les mains de la justice. Te sens-tu le courage de sauter
par la fenêtre?

--Non, lui dis-je, je suis innocente, je ne crains rien; si vous êtes
coupable, fuyez.

--Je ne suis pas coupable, Juliette, dit-il en me serrant le bras avec
violence; ne m'accusez pas quand je ne m'accuse pas moi-même. Vous savez
qu'ordinairement je ne m'épargne pas.

Nous fûmes arrêtés et jetés en prison. On instruisit contre nous un
procès criminel; mais il fut moins long et moins grave qu'on ne s'y
attendait; notre innocence nous sauva. En présence d'une si horrible
accusation, je retrouvai toute la force que donne une conscience pure.
Ma jeunesse et mon air de sincérité me gagnèrent l'esprit des juges au
premier abord. Je fus promptement acquittée. L'honneur et la vie de
Leoni furent un peu plus longtemps en suspens. Mais il était impossible,
malgré les apparences, de trouver une preuve contre lui, car il n'était
pas coupable; il avait horreur de ce crime, son visage et ses réponses
le disaient assez. Il sortit pur de cette accusation. Tous les laquais
furent soupçonnés.

Le marquis avait disparu; mais il revint secrètement au moment où nous
sortions de prison, et intima à Leoni l'ordre de partager la succession
avec lui. Il déclara que nous lui devions tout, que, sans la hardiesse
et la promptitude de sa résolution, le testament eût été déchiré. Leoni
lui fit les plus horribles menaces, mais le marquis ne s'en effraya
point. Il avait, pour le tenir en respect, le meurtre de Henryet, commis
sous ses yeux par Leoni, et il pouvait l'entraîner dans sa perte. Leoni
furieux se soumit à lui payer une somme considérable. Ensuite nous
recommençâmes à mener une vie folle et à étaler un luxe effréné: se
ruiner de nouveau fut pour Leoni l'affaire de six mois. Je voyais sans
regret s'en aller ces biens que j'avais acquis avec honte et douleur;
mais j'étais effrayée pour Leoni de la misère qui s'approchait encore
de nous. Je savais qu'il ne pourrait pas la supporter, et que, pour en
sortir, il se précipiterait dans de nouvelles fautes et dans de nouveaux
dangers. Il était malheureusement impossible de l'amener à un sentiment
de retenue et de prévoyance; il répondait par des caresses ou des
plaisanteries à mes prières et à mes avertissements. Il avait quinze
chevaux anglais dans son écurie, une table ouverte à toute la ville, une
troupe de musiciens à ses ordres. Mais ce qui le ruina le plus vite,
ce furent les dons énormes qu'il fut obligé de faire à ses anciens
compagnons pour les empêcher de venir fondre sur lui, et de faire de
sa maison une caverne de voleurs. Il avait obtenu d'eux qu'ils
n'exerceraient pas leur industrie chez lui; et, pour les décider à
sortir du salon quand ses hôtes commençaient à jouer, il était obligé
de leur payer chaque jour une certaine redevance. Cette intolérable
dépendance lui donnait parfois envie de fuir le monde et d'aller se
cacher avec moi dans quelque tranquille retraite. Mais il est vrai de
dire que celle idée l'effrayait encore plus; car l'affection que je lui
inspirais n'avait plus assez de force pour remplir toute sa vie.
Il était toujours prévenant avec moi; mais, comme à Venise, il me
délaissait pour s'enivrer de tous les plaisirs de la richesse. Il menait
au dehors la vie la plus dissolue, et entretenait plusieurs maîtresses
qu'il choisissait dans un monde élégant, auxquelles il faisait des
présents magnifiques, et dont la société flattait sa vanité insatiable.
Vil et sordide pour acquérir, il était superbe dans sa prodigalité. Son
mobile caractère changeait avec sa fortune, et son amour pour moi en
subissait toutes les phases. Dans l'agitation et la souffrance que lui
causaient ses revers, n'ayant que moi au monde pour le plaindre et pour
l'aimer, il revenait à moi avec transport; mais au milieu des plaisirs
il m'oubliait, et cherchait ailleurs des jouissances plus vives. Je
savais toutes ses infidélités; soit paresse, soit indifférence, soit
confiance en mon pardon infatigable, il ne se donnait plus la peine
de me les cacher; et quand je lui reprochais l'indélicatesse de cette
franchise, il me rappelait ma conduite envers la princesse Zagarolo, et
me demandait si ma miséricorde était déjà épuisée. Le passé m'enchaînait
donc absolument à la patience et à la douleur. Ce qu'il y avait
d'injuste dans la conduite de Leoni, c'est qu'il semblait croire que
désormais je dusse accomplir tous ces sacrifices sans souffrir, et
qu'une femme pût prendre l'habitude de vaincre sa jalousie...

Je reçus une lettre de ma mère, qui enfin avait eu de mes nouvelles par
Henryet, et qui, au moment de se mettre en route pour venir me chercher,
était tombée dangereusement malade. Elle me conjurait de venir la
soigner, et me promettait de me recevoir sans reproches et avec
reconnaissance. Cette lettre était mille fois trop douce et trop bonne.
Je la baignai de mes larmes; mais elle me semblait malgré moi déplacée,
les expressions en étaient inconvenantes à force de tendresse et
d'humilité. Le dirai-je, hélas! ce n'était pas le pardon d'une mère
généreuse, c'était l'appel d'une femme malade et ennuyés. Je partis
aussitôt et la trouvai mourante. Elle me bénit, me pardonna et mourut
dans mes bras, en me recommandant de la faire ensevelir dans un certaine
robe qu'elle avait beaucoup aimée.



XXI.

Tant de fatigues, tant de douleurs, avaient presque épuisé ma
sensibilité. Je pleurai à peine ma mère; je m'enfermai dans sa chambre
après qu'on eut emporté son corps, et j'y restai morne et accablée
pendant plusieurs mois, occupée seulement à retourner le passé sous
toutes ses faces, et ne songeant pas à me demander ce que je ferais de
l'avenir. Ma tante, qui d'abord m'avait fort mal accueillie, fut
touchée de cette douleur muette, que son caractère comprenait mieux que
l'expansion des larmes. Elle me donna des soins en silence, et veilla
à ce que je ne me laissasse pas mourir de faim. La tristesse de cette
maison, que j'avais vue si fraîche et si brillante, convenait à la
situation de mon âme. Je revoyais les meubles qui me rappelaient les
mille petits événements frivoles de mon enfance. Je comparais ce temps
où une égratignure à mon doigt était l'accident le plus terrible qui put
bouleverser ma famille, à la vie infâme et sanglante que j'avais menée
depuis. Je voyais, d'une part, ma mère au bal, de l'autre, la princesse
Zagarolo empoisonnée dans mes bras, et peut-être de ma propre main. Le
son des violons passait dans mes rêves au milieu des cris d'Henryet
assassiné; et, dans l'obscurité de la prison où, pendant trois mois
d'angoisses, j'avais attendu chaque jour une sentence de mort, je voyais
arriver à moi, au milieu de l'éclat des bougies et du parfum des
fleurs, mon fantôme vêtu d'un crêpe d'argent et couvert de pierreries.
Quelquefois, fatiguée de ces rêves confus et effrayants, je soulevais
les rideaux, je m'approchais de la fenêtre et je regardais cette ville
où j'avais été si heureuse et si vantée, les arbres de cette promenade
où tant d'admiration avait suivi chacun de mes pas. Mais bientôt je
m'apercevais de l'insultante curiosité qu'excitait ma figure pâle. On
s'arrêtait sous ma fenêtre, on se groupait pour parler de moi en me
montrant presque au doigt. Alors je me retirais, je faisais retomber les
rideaux, j'allais m'asseoir auprès du lit de ma mère, et j'y restais
jusqu'à ce que ma tante vint, avec sa ligure et ses pas silencieux,
me prendre le bras et me conduire à table. Ses manières en cette
circonstance de ma vie me parurent les plus convenables et les plus
généreuses qu'on pût avoir envers moi. Je n'aurais pas écouté les
consolations, je n'aurais pu supporter les reproches, je n'aurais pas
cru à des marques d'estime. L'affection muette et la pitié délicate me
furent plus sensibles. Cette figure morne qui passait sans bruit autour
de moi comme un fantôme, comme un souvenir du temps passé, était la
seule qui ne put ni me troubler ni m'effrayer. Quelquefois je prenais
ses mains sèches, et je les pressais sur ma bouche pendant quelques
minutes, sans dire un mot, sans laisser échapper un soupir. Elle ne
répondait jamais à cette caresse, mais elle restait là sans impatience
et ne retirait pas ses mains à mes baisers; c'était beaucoup.

Je ne pensais plus à Leoni que comme à un souvenir terrible que
j'éloignais de toutes mes forces. Retourner vers lui était une pensée
qui me faisait frémir comme eût fait la vue d'un supplice. Je n'avais
plus assez de vigueur pour l'aimer ou le haïr. Il ne m'écrivait pas, et
je ne m'en apercevais pas, tant j'avais peu compté sur ses lettres. Un
jour il en arriva une qui m'apprit de nouvelles calamités. On avait
trouvé un testament de la princesse Zagarolo dont la date était plus
récente que celle du nôtre. Un de ses serviteurs, en qui elle avait
confiance, en avait été le dépositaire depuis sa mort jusqu'à ce jour.
Elle avait fait ce testament à l'époque où Leoni l'avait délaissée pour
me soigner, et où elle avait eu des doutes sur notre fraternité. Depuis,
elle avait songé à le déchirer en se réconciliant avec nous; mais, comme
elle était sujette à mille caprices, elle avait gardé pres d'elle les
deux testaments, afin d'être toujours prête à en laisser subsister un.
Leoni savait dans quel meuble était déposé le sien; mais l'autre était
connu seulement de Vincenzo, l'homme de confiance de la princesse; et il
devait, à un signe d'elle, le brûler ou le conserver.

Elle ne s'attendait pas, l'infortunée, à une mort si violente et si
soudaine. Vincenzo, que Leoni avait comblé de ses générosités, et qui
lui était tout dévoué à cette époque, n'ayant d'ailleurs pas pu savoir
les dernières intentions de la princesse, conserva le testament sans
rien dire, et nous laissa produire le nôtre. Il eût pu s'enrichir par ce
moyen en nous menaçant ou en vendant son secret aux héritiers naturels;
mais ce n'était pas un malhonnête homme ni un méchant coeur. Il nous
laissa jouir de la succession sans exiger de meilleurs traitements
que ceux qu'il recevait. Mais, quand j'eus quitté Leoni, il devint
mécontent; car Leoni était brutal avec ses gens, et je les enchaînais
seule à son service par mon indulgence. Un jour Leoni s'oublia jusqu'à
frapper ce vieillard, qui aussitôt tira le testament de sa poche et lui
déclara qu'il allait le porter chez les cousins de la princesse.
Aucune menace, aucune prière, aucune offre d'argent ne put apaiser son
ressentiment. Le marquis arriva et résolut d'employer la force pour lui
arracher le fatal papier; mais Vincenzo, qui, malgré son âge, était un
homme remarquablement vigoureux, le renversa, le frappa, menaça Leoni de
le jeter par la fenêtre s'il s'attaquait à lui, et courut produire
les pièces de sa vengeance. Leoni fut aussitôt dépossédé, condamné à
représenter tout ce qu'il avait mangé de la succession, c'est-à-dire les
trois quarts. Incapable de s'acquitter, il essaya vainement de fuir. Il
fut mis eu prison, et c'est de là qu'il m'écrivait, non pas tous les
détails que je viens de vous dire et que j'ai sus depuis, mais en peu
de mots l'horreur de sa situation. Si je ne venais à son secours, il
pourrait languir toute sa vie dans la captivité la plus affreuse, car il
n'avait plus le moyen de se procurer le bien-être dont nous avions pu
nous entourer lors de notre première réclusion. Ses amis l'abandonnaient
et se réjouissaient peut-être d'être débarrassés de lui. Il était
absolument sans ressources, dans un cachot humide où la lèpre le
dévorait déjà. On avait vendu ses bijoux et jusqu'à ses hardes; il avait
à peine de quoi se préserver du froid.

Je partis aussitôt. Comme je n'avais jamais eu l'intention de me fixer
à Bruxelles, et que la paresse de la douleur m'y avait seule enchaînée
depuis une demi-année J'avais converti à peu près tout mon héritage en
argent comptant; j'avais formé souvent le projet de l'employer à fonder
un hôpital pour les filles repenties, et à m'y faire religieuse.
D'autres fois j'avais songé à placer cet argent sur la Banque de France,
et à en faire pour Leoni une rente inaliénable qui le préservât à jamais
du besoin et des bassesses. Je n'aurais gardé pour moi qu'une modique
pension viagère, et j'aurais été m'ensevelir seule dans la vallée
suisse, où le souvenir de mon bonheur m'aurait aidé à supporter
l'horreur de la solitude. Lorsque j'appris le nouveau malheur où Leoni
était tombé, je sentis mon amour et ma sollicitude pour lui se réveiller
plus vifs que jamais. Je fis passer toute ma fortune à un banquier de
Milan. Je n'en réservai qu'un capital suffisant pour doubler la pension
que mon père avait léguée à ma tante. Ce capital fut, à sa grande
satisfaction, la maison que nous habitions, et où elle avait passé la
moitié de sa vie. Je lui en abandonnai la possession et je partis pour
rejoindre Leoni. Elle ne me demanda pas où j'allais, elle le savait trop
bien; elle n'essaya point de me retenir; elle ne me remercia point, elle
me pressa la main; mais, en me retournant, je vis couler lentement sur
sa joue ridée la première larme que je lui eusse jamais vu répandre.



XXII.

Je trouvai Leoni dans un état horrible, hâve, livide et presque fou.
C'était la première fois que la misère et la souffrance l'avaient
étreint réellement. Jusque-là il n'avait fait que voir crouler son
opulence peu à peu, tout en cherchant et en trouvant les moyens de la
rétablir. Ses désastres en ce genre avaient été grands; l'industrie
et le hasard ne l'avaient jamais laissé longtemps aux prises avec les
privations de l'indigence. Sa force morale s'était toujours maintenue,
mais elle fut vaincue quand la force physique l'abandonna. Je le trouvai
dans un état d'excitation nerveuse qui ressemblait à de la fureur. Je me
portai caution de sa dette. Il me fut aisé de fournir les preuves de ma
solvabilité, je les avais sur moi. Je n'entrai donc dans sa prison
que pour l'en faire sortir. Sa joie fut si violente, qu'il ne put la
soutenir, et qu'il fallut le transporter évanoui dans la voiture.

Je l'emmenai à Florence et l'entourai de tout le bien-être que je pus
lui procurer. Toutes ses dettes payées, il me restait fort peu de chose.
Je mis tous mes soins à lui faire oublier les souffrances de sa prison.
Son corps robuste fut vite rétabli, mais son esprit resta malade. Les
terreurs de l'obscurité et les angoisses du désespoir avaient fait une
profonde impression sur cet homme actif, entreprenant, habitué aux
jouissances de la richesse ou aux agitations de la vie aventureuse.
L'inaction l'avait brisé. Il était devenu sujet à des frayeurs puériles,
à des violences terribles; il ne pouvait plus supporter aucune
contrariété; et ce qu'il y eut de plus affreux, c'est qu'il s'en prenait
à moi de toutes celles que je ne pouvais lui éviter. Il avait perdu
cette puissance de volonté qui lui faisait envisager sans crainte
l'avenir le plus précaire. Il s'effrayait maintenant de la pauvreté, et
me demandait chaque jour quelles ressources j'aurais quand celles que
j'avais encore seraient épuisées. Je ne savais que répondre, j'étais
épouvantée moi-même de notre prochain dénûment. Ce moment arriva. Je me
mis à peindre à l'aquarelle des écrans, des tabatières et divers autres
petits meubles en bois de Spa. Quand j'avais travaillé douze heures
par jour, j'avais gagné huit ou dix francs. C'eût été assez pour mes
besoins; mais pour Leoni c'était la misère la plus profonde. Il avait
envie de cent choses impossibles; il se plaignait avec amertume, avec
fureur de n'être plus riche. Il me reprochait souvent d'avoir payé ses
dettes, et de ne pas m'être sauvée avec lui en emportant mon argent.
J'étais forcée, pour l'apaiser, de lui prouver qu'il m'eût été
impossible de le tirer de prison en commettant cette friponnerie. Il se
mettait à la fenêtre et maudissait avec d'horribles jurements les gens
riches qui passaient dans leurs équipages. Il me montrait ses vêtements
usés, et me disait avec un accent impossible à rendre: «Tu ne _peux_
donc pas m'en faire faire d'autres? Tu ne _veux_ donc pas?» il finit par
me répéter si souvent que je pouvais le tirer de cette détresse et que
j'avais l'égoïsme et la cruauté de l'y laisser, que je le crus fou
et que je n'essayai plus de lui faire entendre raison. Je gardais le
silence chaque fois qu'il y revenait, et je lui cachais mes larmes, qui
ne servaient qu'à l'irriter. Il pensa que je comprenais ses abominables
suggestions, et traita mon silence d'indifférence féroce et
d'obstination imbécile. Plusieurs fois il me frappa violemment et m'eût
tuée si on ne fût venu à mon secours. Il est vrai que quand ces accès
étaient passés, il se jetait à mes pieds et me demandait pardon avec
des larmes. Mais j'évitais, autant que possible, ces scènes de
réconciliation, car l'attendrissement causait une nouvelle secousse à
ses nerfs et provoquait le retour de la crise. Cette irritabilité cessa
enfin et fit place à une sorte de désespoir morne et stupide plus
affreux encore. Il me regardait d'un air sombre et semblait nourrir
contre moi une haine cachée et des projets de vengeance. Quelquefois, en
m'éveillant au milieu de la nuit, je le voyais debout auprès de mon
lit avec sa figure sinistre, je croyais qu'il voulait me tuer, et je
poussais des cris de terreur. Mais il haussait les épaules et retournait
à son lit avec un rire hébété.
                
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