George Sand

Leone Leoni
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Malgré tout cela, je l'aimais encore, non plus tel qu'il était, mais à
cause de ce qu'il avait été et de ce qu'il pouvait redevenir. Il y avait
des moments où j'espérais qu'une heureuse révolution s'opérerait en lui,
et qu'il sortirait de cette crise, renouvelé et corrigé de tous ses
mauvais penchants. Il semblait ne plus songer à les satisfaire,
et n'exprimait plus ni regrets ni désirs de quoi que ce soit. Je
n'imaginais pas le sujet des longues méditations où il semblait plongé.
La plupart du temps ses yeux étaient fixés sur moi avec une expression
si étrange, que j'avais peur de lui. Je n'osais lui parler, mais je lui
demandais grâce par des regards suppliants. Alors il me semblait voir
les siens s'humecter et un soupir imperceptible soulever sa poitrine;
puis il détournait la tête comme s'il eût voulu cacher ou étouffer son
émotion, et il retombait dans sa rêverie. Je me flattais alors qu'il
faisait des réflexions salutaires, et que bientôt il m'ouvrirait son
coeur pour me dire qu'il avait conçu la haine du vice et l'amour de la
vertu.

Mes espérances s'affaiblirent lorsque je vis le marquis de... reparaître
autour de nous. Il n'entrait jamais dans mon appartement, parce qu'il
savait l'horreur que j'avais de lui; mais il passait sous les fenêtres
et appelait Leoni, ou venait jusqu'à ma porte et frappait d'une certaine
manière pour l'avertir. Alors Leoni sortait avec lui et restait
longtemps dehors. Un jour je les vis passer et repasser plusieurs fois;
le vicomte de Chalm était avec eux.--Leoni est perdu, pensai-je, et moi
aussi; il va se commettre sous mes yeux quelque nouveau crime.

Le soir Leoni rentra tard; et, comme il quittait ses compagnons à la
porte de la rue, je l'entendis prononcer ces paroles:--Mais vous lui
direz bien que je suis fou; absolument fou, que, sans cela, je n'y
aurais jamais consenti. Elle doit bien savoir que la misère m'a rendu
fou. Je n'osai point lui demander d'explication, et je lui servis
son modeste repas. Il n'y toucha pas et se mit à attiser le feu
convulsivement; puis il me demanda de l'éther, et après en avoir pris
une très forte dose, il se coucha et parut dormir. Je travaillais tous
les soirs aussi longtemps que je le pouvais sans être vaincue par
le sommeil et la fatigue. Ce soir-là, je me sentis si lasse, que je
m'endormis dès minuit. A peine étais-je couchée, que j'entendis un léger
bruit, et il me sembla que Leoni s'habillait pour sortir. Je l'appelai
et lui demandai ce qu'il faisait.--Rien, dit-il, je veux me lever et
t'aller trouver; mais je crains ta lumière, tu sais que cela
m'attaque les nerfs et me cause des douleurs affreuses à la tête;
éteins-la.--J'obéis.--Est-ce fait? me dit-il. Maintenant recouche-toi,
j'ai besoin de t'embrasser, attends-moi. Cette marque d'affection, qu'il
ne m'avait pas donnée depuis plusieurs semaines, fit tressaillir mon
pauvre coeur de joie et d'espérance. Je me flattai que le réveil de
sa tendresse allait amener celui de sa raison et de sa conscience. Je
m'assis sur le bord de mon lit et je l'attendis avec transport. Il vint
se jeter dans mes bras ouverts pour le recevoir, et, m'étreignant avec
passion, il me renversa sur mon lit. Mais, au même instant, un sentiment
de méfiance, qui me fut envoyé par la protection du ciel ou par la
délicatesse de mon instinct, me fit passer la main sur le visage de
celui qui m'embrassait. Leoni avait laissé croître sa barbe et ses
moustaches depuis qu'il était malade; je trouvai un visage lisse et uni.
Je fis un cri et le repoussai violemment.

--Qu'as-tu donc? me dit la voix de Leoni.

--Est-ce que tu as coupé ta barbe? lui dis-je.

--Tu le vois bien, me répondit-il.

Mais alors je m'aperçus que la voix parlait à mon oreille en même temps
qu'une autre bouche se collait à la mienne. Je me dégageai avec la force
que donnent la colère et le désespoir, et, m'enfuyant au bout de la
chambre, je relevai précipitamment la lampe, que j'avais couverte et
non éteinte. Je vis lord Edwards, assis sur le bord du lit, stupide et
déconcerté (je crois qu'il était ivre), et Leoni, qui venait à moi d'un
air égaré.--Misérable! m'écriai-je.

--Juliette, me dit-il avec des yeux hagards et une voix étouffée, cédez,
si vous m'aimez. Il s'agit pour moi de sortir de la misère où vous voyez
que je me consume. Il s'agit de ma vie et de ma raison, vous le savez
bien. Mon salut sera le prix de votre dévouement; et quant à vous, vous
serez désormais riche et heureuse avec un homme qui vous aime depuis
longtemps, et à qui rien ne coûte pour vous obtenir. Consens-y,
Juliette, ajouta-t-il à voix basse, ou je te poignarde quand il sera
hors de la chambre.

La frayeur m'ôta le jugement: je m'élançai par la fenêtre au risque
de me tuer. Des soldats qui passaient me relevèrent; on me rapporta
évanouie dans la maison. Quand je revins à moi, Leoni et ses complices
l'avaient quittée. Ils avaient déclaré que je m'étais précipitée par la
fenêtre dans un accès de fièvre cérébrale, tandis qu'ils étaient allés
dans une autre chambre pour me chercher des secours. Ils avaient
feint beaucoup de consternation. Leoni était resté jusqu'à ce que le
chirurgien qui me soigna eût déclaré que je n'avais aucune fracture.
Alors Leoni était sorti en disant qu'il allait rentrer, et depuis deux
jours il n'avait pas reparu. Il ne revint pas, et je ne le revis jamais.

Ici Juliette termina son récit, et resta accablée de fatigue et de
tristesse.--C'est alors, ma pauvre enfant, lui dis-je, que je fis
connaissance avec toi. Je demeurais dans la même maison. Le récit de ta
chute m'inspira de la curiosité. Bientôt j'appris que tu étais jeune et
digne d'un intérêt sérieux; que Leoni, après t'avoir accablée des plus
mauvais traitements, t'avait enfin abandonnée mourante et dans la
misère. Je voulus te voir; tu étais dans le délire quand j'approchai de
ton lit. Oh! que tu étais belle, Juliette, avec tes épaules nues, tes
cheveux épars, tes lèvres brûlées du feu de la fièvre, et ton visage
animé par l'énergie de la souffrance! Que tu me semblas belle encore,
lorsque, abattue par la fatigue, tu retombas sur ton oreiller, pâle et
penchée comme une rose blanche qui s'effeuille à la chaleur du jour! Je
ne pus m'arracher d'auprès de toi. Je me sentis saisi d'une sympathie
irrésistible, entraîné par un intérêt que je n'avais jamais éprouvé. Je
fis venir les premiers médecins de la ville; je te procurai tous les
secours qui te manquaient. Pauvre fille abandonnée! je passai les nuits
près de toi, je vis ton désespoir, je compris ton amour. Je n'avais
jamais aimé, aucune femme ne me semblait pouvoir répondre à la passion
que je me sentais capable de ressentir. Je cherchais un coeur aussi
fervent que le mien. Je me méfiais de tous ceux que j'éprouvais,
et bientôt je reconnaissais la prudence de ma retenue en voyant la
sécheresse et la frivolité de ces coeurs féminins. Le tien me sembla le
seul qui pût me comprendre. Une femme capable d'aimer et de souffrir
comme tu avais fait était la réalisation de tous mes rêves. Je désirai,
sans l'espérer beaucoup, obtenir ton affection. Ce qui me donna la
présomption d'essayer de te consoler, ce fut la certitude que je sentis
en moi de t'aimer sincèrement et généreusement. Tout ce que tu disais
dans ton délire te faisait connaître à moi autant que l'a fait depuis
notre intimité. Je connus que tu étais une femme sublime aux prières que
tu adressais à Dieu à voix haute, avec un accent dont rien ne pourrait
rendre la sainteté déchirante. Tu demandais pardon pour Leoni, toujours
pardon, jamais vengeance! Tu invoquais les âmes de tes parents, tu leur
racontais d'une voix haletante par quels malheurs tu avais expié ta
fuite et leur douleur. Quelquefois tu me prenais pour Leoni et tu
m'adressais des reproches foudroyants; d'autres fois tu te croyais avec
lui en Suisse, et tu me pressais dans tes bras avec passion. Il m'eût
été bien facile alors d'abuser de ton erreur, et l'amour qui s'allumait
dans mon sein me faisait de tes caresses insensées un véritable
supplice. Mais je serais mort plutôt que de succomber à mes désirs, et
la fourberie de lord Edwards, dont tu me parlais sans cesse, me semblait
la plus déshonorante infamie qu'un homme pût commettre. Enfin, j'ai eu
le bonheur de sauver ta vie et ta raison, ma pauvre Juliette; depuis ce
temps j'ai bien souffert et j'ai été bien heureux par toi. Je suis un
fou peut-être de ne pas me contenter de l'amitié et de la possession
d'une femme telle que toi, mais mon amour est insatiable. Je voudrais
être aimé comme le fut Leoni, et je te tourmente de cette folle
ambition. Je n'ai pas son éloquence et ses séductions, mais je t'aime,
moi. Je ne t'ai pas trompée, je ne te tromperai jamais. Ton coeur,
longtemps fatigué, devrait s'être reposé à force de dormir sur le mien.
Juliette! Juliette! quand m'aimeras-tu comme tu sais aimer?

--A présent et toujours, me répondit-elle; tu m'as sauvée, tu m'as
guérie et tu m'aimes. J'étais une folle, je le vois bien, d'aimer un
pareil homme. Tout ce que je viens de te raconter m'a remis sous les
yeux des infamies que j'avais presque oubliées. Maintenant je ne sens
plus que de l'horreur pour le passé, et je ne veux plus y revenir. Tu as
bien fait de me laisser dire tout cela; je suis calme, et je sens bien
que je ne peux plus aimer son souvenir. Tu es mon ami, toi; tu es mon
sauveur, mon frère et mon amant.

--Dis aussi ton mari, je t'en supplie, Juliette!

--Mon mari, si tu veux, dit-elle en m'embrassant avec une tendresse
qu'elle ne m'avait jamais témoignée aussi vivement et qui m'arracha des
larmes de joie et de reconnaissance.



XXIII.

Je me réveillai si heureux le lendemain que je ne pensai plus à quitter
Venise. Le temps était magnifique, le soleil était doux comme au
printemps. Des femmes élégantes couvraient les quais et s'amusaient
aux lazzi des masques qui, à demi couchés sur les rampes des ponts,
agaçaient les passants et adressaient tour à tour des impertinences
et des flatteries aux femmes laides et jolies. C'était le mardi gras;
triste anniversaire pour Juliette. Je désirai la distraire; je lui
proposai de sortir, et elle y consentit.

Je la regardais avec orgueil marcher à mes côtés. On donne peu le bras
aux femmes à Venise, on les soutient seulement par le coude en montant
et en descendant les escaliers de marbre blanc qui à chaque pas se
présentent pour traverser les canaux. Juliette avait tant de grâce et de
souplesse dans tous ses mouvements, que j'avais une joie puérile à la
sentir à peine s'appuyer sur ma main pour franchir ces ponts. Tous les
regards se fixaient sur elle, et les femmes, qui jamais ne regardent
avec plaisir la beauté d'une autre femme, regardaient au moins avec
intérêt l'élégance de ses vêtements et de sa démarche, qu'elles eussent
voulu imiter. Je crois encore voir la toilette et le maintien de
Juliette. Elle avait une robe de velours violet avec un boa et un petit
manchon d'hermine. Son chapeau de satin blanc encadrait son visage
toujours pâle, mais si parfaitement beau que, malgré sept ou huit années
de fatigues et de chagrins mortels, tout le monde lui donnait dix-huit
ans tout au plus. Elle était chaussée de bas de soie violets, si
transparents qu'on voyait au travers sa peau blanche et mate comme de
l'albâtre. Quand elle avait passé et qu'on ne voyait plus sa figure, on
suivait de l'oeil ses petits pieds, si rares en Italie. J'étais heureux
de la voir admirer ainsi; je le lui disais, et elle me souriait avec une
douceur affectueuse. J'étais heureux!...

Un bateau pavoisé et plein de masques et de musiciens s'avança sur le
canal de la Giadecca. Je proposai à Juliette de prendre une gondole
et d'en approcher pour voir les costumes. Elle y consentit. Plusieurs
sociétés suivirent notre exemple, et bientôt nous nous trouvâmes engagés
dans un groupe de gondoles et de barques qui accompagnaient avec nous le
bateau pavoisé et semblaient lui servir d'escorte.

Nous entendîmes dire aux gondoliers que cette troupe de masques était
composée des jeunes gens les plus riches et les plus à la mode dans
Venise. Ils étaient en effet d'une élégance extrême; leurs costumes
étaient fort riches, et le bateau était orné de voiles de soie, de
banderoles de gaze d'argent et de tapis d'Orient de la plus grande
beauté. Leurs vêtements étaient ceux des anciens Vénitiens, que Paul
Véronèse, par un heureux anachronisme, a reproduits dans plusieurs
sujets de dévotion, entre autres dans le magnifique tableau des _Noces_,
dont la république de Venise fit présent à Louis XIV, et qui est au
musée de Paris. Sur le bord du bateau je remarquai surtout un homme vêtu
d'une longue robe de soie vert-pâle, brodée de longues arabesques d'or
et d'argent. Il était debout et jouait de la guitare dans une attitude
si noble, sa haute taille était si bien prise, qu'il semblait fait
exprès pour porter ces habits magnifiques. Je le fis remarquer à
Juliette, qui leva les yeux sur lui machinalement, le vit à peine, et me
répondit: «Oui, oui, superbe!» en pensant à autre chose.

[Illustration: Il était debout et jouait de la guitare.]

Nous suivions toujours, et, poussés par les autres barques, nous
touchions le bateau pavoisé du côté précisément où se tenait cet homme.
Juliette était aussi debout avec moi et s'appuyait sur le couvert de la
gondole pour ne pas être renversée par les secousses que nous recevions
souvent. Tout à coup cet homme se pencha vers Juliette comme pour la
reconnaître, passa la guitare à son voisin, arracha son masque noir et
se tourna de nouveau vers nous. Je vis sa figure, qui était belle et
noble s'il en fut jamais. Juliette ne le vit pas. Alors il l'appela
à demi-voix, et elle tressaillit comme si elle eût été frappée d'une
commotion galvanique.

--Juliette! répéta-t-il d'une voix plus forte.

--Leoni! s'écria-t-elle avec transport.

C'est encore pour moi comme un rêve. J'eus un éblouissement; je perdis
la vue pendant une seconde, je crois. Juliette s'élança, impétueuse et
forte. Tout à coup je la vis transportée comme par magie sur le bateau,
dans les bras de Leoni; un baiser délirant unissait leurs lèvres. Le
sang me monta au cerveau, me bourdonna dans les oreilles, me couvrit les
yeux d'un voile plus épais; je ne sais pas ce qui se passa. Je revins à
moi en montant l'escalier de mon auberge. J'étais seul; Juliette était
partie avec Leoni.

Je tombai dans une rage inouïe, et pendant trois heures je me comportai
comme un épileptique. Je reçus vers le soir une lettre de Juliette
conçue en ces termes:

«Pardonne-moi, pardonne-moi, Bustamente; je t'aime, je te vénère, je te
bénis à genoux pour ton amour et tes bienfaits. Ne me hais pas; tu sais
que je ne m'appartiens pas, qu'une main invisible dispose de moi et me
jette malgré moi dans les bras de cet homme. O mon ami, pardonne-moi, ne
te venge pas! je l'aime, je ne puis vivre sans lui. Je ne puis savoir
qu'il existe sans le désirer, je ne puis le voir passer sans le suivre.
Je suis sa femme; il est mon maître, vois-tu: il est impossible que je
me dérobe à sa passion et à son autorité. Tu as vu si j'ai pu résister à
son appel. Il y a eu comme une force magnétique, comme un aimant qui m'a
soulevée et qui m'a jetée sur son coeur; et pourtant j'étais près de
toi, j'avais ma main dans la tienne. Pourquoi ne m'as-tu pas retenue? tu
n'en as pas eu la force; ta main s'est ouverte, ta bouche n'a même pas
pu me rappeler; tu vois que cela ne dépend pas de nous.

[Illustration: Il fit un rugissement sourd, mordit le sable...]

Il y a une volonté cachée, une puissance magique qui ordonne et opère
ces choses étranges. Je ne puis briser la chaîne qui est entre moi et
Leoni; c'est le boulet qui accouple les galériens, mais c'est la main de
Dieu qui l'a rivé.

«O mon cher Aleo, ne me maudis pas! je suis à tes pieds. Je te supplie
de me laisser être heureuse. Si tu savais comme il m'aime encore, comme
il m'a reçue avec joie! quelles caresses, quelles paroles, quelles
larmes!... Je suis comme ivre, je crois rêver... Je dois oublier son
crime envers moi: il était fou. Après m'avoir abandonnée, il est arrivé
à Naples dans un tel état d'aliénation qu'il a été enfermé dans un
hôpital de fous. Je ne sais par quel miracle il en est sorti guéri, ni
par quelle protection du sort il se trouve maintenant remonté au faîte
de la richesse. Mais il est plus beau, plus brillant, plus passionné que
jamais. Laisse-moi, laisse-moi l'aimer, dussé-je être heureuse seulement
un jour et mourir demain. Ne dois-tu pas me pardonner de l'aimer si
follement, toi qui as pour moi une passion aveugle et aussi mal placée?

Pardonne, je suis folle; je ne sais ni de quoi je te parle, ni ce que je
te demande. Oh! ce n'est pas de me recueillir et de me pardonner quand
il m'aura de nouveau délaissée; non! j'ai trop d'orgueil, ne crains
rien. Je sens que je ne te mérite plus, qu'en me jetant dans ce bateau
je me suis à jamais séparée de toi, que je ne puis plus soutenir ton
regard ni toucher ta main. Adieu donc, Aleo! Oui, je t'écris pour te
dire adieu, car je ne puis pas me séparer de toi sans te dire que mon
coeur en saigne déjà, et qu'il se brisera un jour de regret et
de repentir. Va, tu seras vengé! Calme-toi maintenant, pardonne,
plains-moi, prie pour moi; sache bien que je ne suis pas une ingrate
stupide qui méconnaît ton caractère et ses devoirs envers toi. Je
ne suis qu'une malheureuse que la fatalité entraîne et qui ne peut
s'arrêter. Je me retourne vers toi, et je t'envoie mille adieux, mille
baisers, mille bénédictions. Mais la tempête m'enveloppe et m'emporte.
En périssant sur les écueils où elle doit me briser, je répéterai ton
nom, et je t'invoquerai comme un ange de pardon entre Dieu et moi.

«JULIETTE.»


Cette lettre me causa un nouvel accès de rage; puis je tombai dans le
désespoir; je sanglotai comme un enfant pendant plusieurs heures; et,
succombant à la fatigue, je m'endormis sur ma chaise, seul, au milieu de
cette grande chambre où Juliette m'avait conté son histoire la veille.
Je me réveillai calme, j'allumai du feu; je fis plusieurs fois le tour
de la chambre d'un pas lent et mesuré.

Quand le jour parut, je me rassis et je me rendormis: ma résolution
était prise; j'étais tranquille. A neuf heures je sortis, je pris des
informations dans toute la ville, et je m'enquis de certains détails
dont j'avais besoin. On ignorait par quel procédé Leoni avait fait sa
fortune; on savait seulement qu'il était riche, prodigue, dissolu; tous
les hommes à la mode allaient chez lui, singeaient sa toilette et se
faisaient ses compagnons de plaisir. Le marquis de... l'escortait
partout et partageait son opulence; tous deux étaient amoureux d'une
courtisane célèbre, et, par un caprice inouï, cette femme refusait leurs
offres. Sa résistance avait tellement aiguillonné le désir de Leoni,
qu'il lui avait fait des promesses exorbitantes, et qu'il n'y avait
aucune folie où elle ne pût l'entraîner.

J'allai chez elle, et j'eus beaucoup de peine à la voir; enfin elle
m'admit et me reçut d'un air hautain, en me demandant ce que je voulais
du ton d'une personne pressée de congédier un importun.

--Je viens vous demander un service, lui dis-je. Vous haïssez Leoni?

--Oui, me répondit-elle, je le hais mortellement.

--Puis-je vous demander pourquoi?

--Il a séduit une jeune soeur que j'avais dans le Frioul, et qui était
honnête et sainte; elle est morte à l'hôpital. Je voudrais manger le
coeur de Leoni.

--Voulez-vous m'aider, en attendant, à lui faire subir une mystification
cruelle?

--Oui.

--Voulez-vous lui écrire et lui donner un rendez-vous?

--Oui, pourvu que je ne m'y trouve pas.

--Cela va sans dire. Voici le modèle du billet que vous écrirez:

«Je sais que tu as retrouvé ta femme et que tu l'aimes. Je ne voulais
pas de toi hier, cela me semblait trop facile; aujourd'hui il me paraît
piquant de te rendre infidèle; je veux savoir d'ailleurs si le grand
désir que tu as de me posséder est capable de tout, comme tu t'en
vantes. Je sais que tu donnes un concert sur l'eau cette nuit; je serai
dans une gondole et je suivrai. Tu connais mon gondolier Cristofano;
tiens-toi sur le bord de ton bateau et saute dans ma gondole au moment
où tu l'apercevras. Je te garderai une heure, après quoi j'aurai assez
de toi peut-être pour toujours. Je ne veux pas de tes présents; je ne
veux que cette preuve de ton amour. A ce soir, ou jamais.»

La Misana trouva le billet singulier, et le copia en riant.

--Que ferez-vous de lui quand vous l'aurez mis dans la gondole?

--Je le déposerai sur la rive du Lido, et le laisserai passer là une
nuit un peu longue et un peu froide.

--Je vous embrasserais volontiers pour vous remercier, dit la
courtisane; mais j'ai un amant que je veux aimer toute la semaine.
Adieu.

--Il faut, lui dis-je, que vous mettiez votre gondolier à mes ordres.

--Sans doute, dit-elle; il est intelligent, discret, robuste: faites-en
ce que vous voudrez.



XXIV.

Je rentrai chez moi; je passai le reste du jour à réfléchir mûrement
à ce que j'allais faire. Le soir vint; Cristofano et la gondole
m'attendaient sous la fenêtre. Je pris un costume de gondolier; le
bateau de Leoni parut tout illuminé de verres de couleur qui brillaient
comme des pierreries depuis le faîte des mâts jusqu'au bout des moindres
cordages, et lançant des fusées de toutes parts dans les intervalles
d'une musique éclatante. Je montai à l'arrière de la gondole, une rame à
la main; je l'atteignis. Leoni était sur le bord, dans le même costume
que la veille; Juliette était assise au milieu des musiciens; elle avait
aussi un costume magnifique; mais elle était abattue et pensive, et
semblait ne pas s'occuper de lui. Cristofano ôta son chapeau et leva sa
lanterne à la hauteur de son visage. Leoni le reconnut et sauta dans la
gondole.

Aussitôt qu'il y fut entré, Cristofano lui dit que la Misana l'attendait
dans une autre gondole, auprès du jardin public.--Eh! pourquoi
n'est-elle pas ici? demanda-t-il.--_Non so_, répondit le gondolier
d'un air d'indifférence; et il se remit à ramer. Je le secondais
vigoureusement, et en peu d'instants nous eûmes dépassé le jardin
public. Il y avait autour de nous une brume épaisse. Leoni se pencha
plusieurs fois et demanda si nous n'étions pas bientôt arrivés. Nous
glissions toujours rapidement sur la lagune tranquille; la lune, pâle et
baignée dans la vapeur, blanchissait l'atmosphère sans l'éclairer. Nous
passâmes en contrebandiers la limite maritime qui ne se franchit
point ordinairement sans une permission de la police, et nous ne nous
arrêtâmes que sur la rive sablonneuse du Lido, assez loin pour ne pas
risquer de rencontrer un être vivant.

--Coquins! s'écria notre prisonnier, où diable m'avez-vous conduit? où
sont les escaliers du jardin public? où est la gondole de la Misana?
Ventredieu! nous sommes dans le sable! Vous vous êtes perdus dans la
brume, butors que vous êtes, et vous me débarquez au hasard...

--Non, Monsieur, lui dis-je en italien; ayez la bonté de faire dix pas
avec moi, et vous trouverez la personne que vous cherchez. Il me suivit,
et aussitôt Cristofano, conformément à mes ordres, s'éloigna avec la
gondole, et alla m'attendre dans la lagune sur l'autre rive de l'île.

--T'arrêteras-tu, brigand! me cria Leoni quand nous eûmes marché sur la
grève pendant quelques minutes. Veux-tu me faire geler ici? où est ta
maîtresse? où me mènes-tu?

--Seigneur, lui répondis-je en me retournant et en tirant de dessous ma
cape les objets que j'avais apportés, permettez-moi d'éclairer votre
chemin. Alors je tirai ma lanterne sourde, je l'ouvris et je l'accrochai
à un des pieux du rivage.

--Que diable fais-tu là? me dit-il, ai-je affaire à des fous? De quoi
s'agit-il?

--Il s'agit, lui dis-je en tirant deux épées de dessous mon manteau, de
vous battre avec moi.

--Avec toi, canaille! je te vais rosser comme tu le mérites.

--Un instant, lui dis-je en le prenant au collet avec une vigueur dont
il fut un peu étourdi, je ne suis pas ce que vous croyez. Je suis noble
tout aussi bien que vous; de plus, je suis un honnête homme et vous êtes
un scélérat. Je vous fais donc beaucoup d'honneur en me battant
avec vous. Il me sembla que mon adversaire tremblait et cherchait à
s'échapper. Je le serrai davantage.

--Que me voulez-vous? Par le nom du diable! s'écria-t-il, qui êtes-vous?
Je ne vous connais pas. Pourquoi m'amenez-vous ici? Votre intention
est-elle de m'assassiner? Je n'ai aucun argent sur moi. Êtes-vous un
voleur?

--Non, lui dis-je, il n'y a de voleur et d'assassin ici que vous; vous
le savez bien.

--Êtes-vous donc mon ennemi?

--Oui, je suis votre ennemi.

--Comment vous nommez-vous?

--Cela ne vous regarde pas; vous le saurez si vous me tuez.

--Et si je ne veux pas vous tuer? s'écria-t-il en haussant les épaules
et en s'efforçant de prendre de l'assurance.

--Alors vous vous laisserez tuer par moi, lui répondis-je, car je vous
jure qu'un de nous deux doit rester ici cette nuit.

--Vous êtes un bandit! s'écria-t-il en faisant des efforts terribles
pour se dégager. Au secours! au secours!

--Cela est fort inutile, lui dis-je; le bruit de la mer couvre votre
voix, et vous êtes loin de tout secours humain. Tenez-vous tranquille ou
je vous étrangle; ne me mettez pas en colère, profitez des chances de
salut que je vous donne. Je veux vous tuer et non vous assassiner. Vous
connaissez ce raisonnement-là. Battez-vous avec moi, et ne m'obligez
pas à profiter de l'avantage de la force que j'ai sur vous, comme vous
voyez. En parlant ainsi, je le secouais par les épaules et le faisais
plier comme un jonc, bien qu'il fût plus grand que moi de toute la tête.
Il comprit qu'il était à ma disposition, et il essaya de me dissuader.

--Mais, Monsieur, si vous n'êtes pas fou, me dit-il, vous avez une
raison pour vous battre avec moi. Que vous ai-je fait?

--Il ne me plaît pas de vous le dire, répondis-je, et vous êtes un lâche
de me demander la cause de ma vengeance, quand c'est vous qui devriez me
demander raison.

--Eh de quoi? reprit-il. Je ne vous ai jamais vu. Il ne fait pas assez
clair pour que je puisse bien distinguer vos traits, mais je suis sûr
que j'entends votre voix pour la première fois.

--Poltron! vous ne sentez pas le besoin de vous venger d'un homme qui
s'est moqué de vous, qui vous a fait donner un rendez-vous pour vous
mystifier, et qui vous amène ici malgré vous pour vous provoquer? On
m'avait dit que vous étiez brave; faut-il vous frapper pour éveiller
votre courage?

--Vous êtes un insolent, dit-il en se faisant violence.

--A la bonne heure: je vous demande raison de ce mot et je vais vous
donner raison sur l'heure de ce soufflet. Je lui frappai légèrement sur
la joue. Il fit un hurlement de rage et de terreur.

--Ne craignez rien, lui dis-je en le tenant d'une main et en lui donnant
de l'autre une épée; défendez-vous. Je sais que vous êtes le premier
tireur de l'Europe, je suis loin d'être de votre force. Il est vrai que
je suis calme et que vous avez peur, cela rend la chance égale. Sans lui
donner le temps de répondre, je l'attaquai vigoureusement. Le misérable
jeta son épée et se mit à fuir. Je le poursuivis, je l'atteignis, je
le secouai avec fureur. Je le menaçai de le tirer dans la mer et de le
noyer, s'il ne se défendait pas. Quand il vit qu'il lui était impossible
de s'échapper, il prit l'épée et retrouva ce courage désespéré que
donnent aux plus peureux l'amour de la vie et le danger inévitable.
Mais soit que la faible clarté de la lanterne ne lui permît pas de bien
mesurer ses coups, soit que la peur qu'il venait d'avoir lui eût
ôté toute présence d'esprit, je trouvai ce terrible duelliste d'une
faiblesse désespérante. J'avais tellement envie de ne pas le massacrer,
que je le ménageai longtemps. Enfin, il se jeta sur mon épée en voulant
faire une feinte, et il s'enferra jusqu'à la garde.

--Justice! justice! dit-il en tombant. Je meurs assassiné!

--Tu demandes justice et tu l'obtiens, lui répondis-je. Tu meurs de ma
main comme Henryet est mort de la tienne.

Il fit un rugissement sourd, mordit le sable et rendit l'âme.

Je pris les deux épées et j'allai retrouver la gondole; mais, en
traversant l'île, je fus saisi de mille émotions inconnues. Ma force
faiblit tout à coup; je m'assis sur une de ces tombes hébraïques qui
sont à demi recouvertes par l'herbe, et que ronge incessamment le vent
âpre et salé de la mer. La lune commençait à sortir des brouillards, et
les pierres blanches de ce vaste cimetière se détachaient sur la verdure
sombre du Lido. Je pensais à ce que je venais de faire, et ma vengeance,
dont je m'étais promis tant de joie, m'apparut sous un triste aspect:
j'avais comme des remords, et pourtant j'avais cru faire une action
légitime et sainte en purgeant la terre et en délivrant Juliette de
ce démon incarné. Mais je ne m'étais pas attendu à le trouver lâche.
J'avais espéré rencontrer un ferrailleur audacieux, et en m'attaquant
à lui j'avais fait le sacrifice de ma vie. J'étais troublé et comme
épouvanté d'avoir pris la sienne si aisément. Je ne trouvais pas ma
haine satisfaite par la vengeance; je la sentais éteinte par le mépris.
Quand je l'ai vu si poltron, pensais-je, j'aurais dû l'épargner;
j'aurais dû oublier mon ressentiment contre lui, et mon amour pour la
femme capable de me préférer un pareil homme.

Des pensées confuses, des agitations douloureuses se pressèrent alors
dans mon cerveau. Le froid, la nuit, la vue de ces tombeaux, me
calmaient par instants; ils me plongeaient dans une stupeur rêveuse dont
je sortais violemment et douloureusement en me rappelant tout à coup
ma situation, le désespoir de Juliette, qui allait éclater demain, et
l'aspect de ce cadavre qui gisait sur le sable ensanglanté non loin de
moi. «Il n'est peut-être pas mort,» pensais-je. J'eus une envie vague de
m'en assurer. J'aurais presque désiré lui rendre la vie. Les premières
heures du jour me surprirent dans cette irrésolution, et je songeai
alors que la prudence devait m'éloigner de ce lieu. J'allai rejoindre
Cristofano, que je trouvai profondément endormi dans sa gondole, et que
j'eus beaucoup de peine à réveiller. La vue de ce tranquille sommeil me
fit envie. Comme Macbeth, je venais de divorcer pour longtemps avec lui.

Je revenais, lentement bercé par les eaux que colorait déjà en rose
l'approche du soleil. Je passai tout auprès du bateau à vapeur qui
voyage de Venise à Trieste. C'était l'heure de son départ; les roues
battaient déjà l'eau écumante, et des étincelles rouges s'échappaient du
tuyau avec des spirales d'une noire fumée. Plusieurs barques apportaient
des passagers. Une gondole effleura la nôtre et s'accrocha au bâtiment.
Un homme et une femme sortirent de cette gondole et grimpèrent
légèrement l'escalier du paquebot. A peine étaient-ils sur le tillac que
le bâtiment partit avec la rapidité de l'éclair. Le couple se pencha sur
la rampe pour voir le sillage. Je reconnus Juliette et Leoni. Je
crus faire un rêve; je passai ma main sur mes yeux, j'appelai
Cristofano.--Est-ce bien là le baron Leone de Leoni qui part pour
Trieste avec une dame? lui demandai-je.--Oui, Monseigneur, répondit-il.
Je prononçai un blasphème épouvantable; puis, rappelant le
gondolier:--Eh! quel est donc, lui dis-je, l'homme que nous avons emmené
hier au soir au Lido?

--Votre Excellence le sait bien, répondit-il: c'est le marquis Lorenzo
de....




FIN DE LEONE LEONI.
                
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