»--Elle est morte.
»Mais elle ouvrit les yeux et me regarda avec étonnement. Le sang de
sa blessure était gelé sur le haillon qui lui servait de mante. Je lui
parlai français; elle me crut Français et me demanda sa mère, je m'en
souviens bien, mais je n'eus pas le loisir de l'interroger. J'avais des
ordres à donner. Je dis à Mozdar, en lui montrant le grabat où j'avais
dormi:
»--_Mets-la mourir tranquillement._
»Et je lui jetai un mouchoir pour bander la blessure. Je dus sortir avec
mes hommes. Quand je rentrai, j'avais oublié l'enfant. J'avais une heure
à moi avant de quitter la ville; j'en profitai pour écrire trois mots à
ma mère: une occasion se présentait. Quand j'eus fini, je me rappelai la
blessée qui gisait à deux pas de moi. Je la regardai. Je rencontrai ses
grands yeux noirs attachés sur moi, tellement fixes, tellement creusés,
que leur éclat vitreux me parut être celui de la mort. J'allai à elle,
je mis ma main sur son front; il était réchauffé et humide.
»--Tu n'es donc pas morte? lui dis-je: allons! tâche de guérir.
»Et je lui mis entre les dents une croûte de pain qui était restée sur
la table. Elle me sourit faiblement, et dévora le pain qu'elle roulait
avec sa bouche sur l'oreiller, car elle n'avait pas la force d'y porter
les mains. De quelle pitié je fus saisi! Je courus chercher d'autres
vivres, en disant à la femme de la maison:
»--Ayez soin de cette petite. Voilà de l'argent; sauvez-la.
» Alors l'enfant fit un grand effort. Comme je sortais, elle tira ses
bras maigres hors du lit et les tendit vers moi en disant:
»--Ma mère!
»Quelle mère? Où la trouver? Puisqu'elle n'était pas là, c'est qu'elle
était morte. Je ne pus que hausser les épaules avec chagrin. La
trompette sonnait; il fallait partir, continuer la poursuite. Je
partis.--Et à présent... peut-on espérer de la retrouver, cette mère? Ce
n'était pas du tout une célébrité, comme ses enfants se le persuadent;
elle était de ces pauvres artistes ambulants que Napoléon trouva dans
Moscou, qu'il fit, dit-on, reparaître sur le théâtre après l'incendie
pour distraire ses officiers de la mortelle tristesse de leur séjour, et
qui le suivirent malgré lui avec toute cette population de traînards
qui a gêné sa marche et précipité ses revers. Des cinquante mille âmes
inutiles qui ont quitté la Russie avec lui, il n'en est peut-être pas
rentré cinq cents en France. Enfin je verrai l'enfant, elle m'intéresse
de plus en plus. Elle est bien jolie à présent!
»--Plus jolie que la marquise?
»--Non, c'est autre chose.»
Et après ce muet entretien avec sa pensée, Mourzakine se rappela qu'il
avait laissé la marquise en tête-à-tête avec son oncle.
--Arrivez donc, mon cousin! s'écria-t-elle en le voyant revenir. Venez
me protéger. On est en grand péril avec M. Ogokskoï. Il est d'une
galanterie vraiment pressante. Ah! les Russes! Je ne savais pas, moi,
qu'il fallait en avoir peur.
Tout cela, débité avec l'aplomb d'une femme qui n'en pense pas un mot,
porta différemment sur les deux Russes. Le jeune y vit un encouragement,
le vieux une raillerie amère. Il crut lire dans les yeux de son neveu
que cette ironie était partagée.
--Je pense, dit-il en dissimulant son dépit sous un air enjoué, que vous
mourez d'envie de vous moquer de moi avec Diomiditch; c'est l'affaire
des jeunes gens de plaire à première vue, n'eussent-ils ni esprit, ni
mérite;... mais ce n'est pas ici le cas, et je vous laisse en meilleure
compagnie que la mienne.
--Puis-je vous demander, lui dit Mourzakine en le reconduisant jusqu'à
sa voiture de louage, si vous avez plaidé ma cause?...
--Auprès de ta belle hôtesse? Tu la plaideras bien tout seul!
--Non! auprès de notre père.
--Le père a bien le temps de s'occuper de toi. Il est en train de faire
un roi de France! Fais-toi oublier, c'est le mieux! Tu es bien ici,
restes-y longtemps.
Mourzakine comprit que le coup était porté. La marquise avait plu à
Ogokskoï, et lui, Mourzakine, avait encouru la disgrâce de son oncle,
celle du maître par conséquent.--A moins que la marquise...; mais cela
n'était point à supposer, et Mourzakine était déjà assez épris d'elle
pour ne pas s'arrêter volontiers à une pareille hypothèse.
Il s'efforça de s'y soustraire, de faire bon marché de sa mésaventure,
de consommer l'oeuvre de séduction déjà entamée, d'être pressant,
irrésistible; mais ce n'est pas une petite affaire que le mécontentement
d'un oncle russe placé près de l'oreille du tsar! C'est toute une
carrière brisée, c'est une destinée toute pâle,--toute noire peut-être,
car, si le déplaisir se change en ressentiment, ce peut être la ruine,
l'exil,--et pourquoi pas la Sibérie? Les prétextes sont faciles à faire
naître.
La marquise trouva son adorateur si préoccupé, si sombre par moments,
qu'elle fut forcée de le remarquer. Elle essaya d'abord de le plaisanter
sur sa longue absence du salon, et, ne croyant pas deviner si juste,
elle lui demanda s'il l'avait quittée pendant un grand quart d'heure
pour s'occuper de la grisette.
--Quelle grisette?
Il n'avait plus le moindre souci d'elle. Ce qu'il voulait se faire
demander, c'était la véritable cause de son inquiétude, et il y réussit.
D'abord la folle marquise ne fit qu'en rire. Elle n'était pas fâchée de
tourner la tête au puissant Ogokskoï, et il ne pouvait pas lui tomber
sous le sens qu'elle dût expier sa coquetterie en subissant des
obsessions sérieuses. Mourzakine vit bien vite que cette petite tête
chauve et ce corps énorme lui inspiraient une horreur profonde, et il
n'eut pas le mauvais goût de sa secrète intention, mais il crut pouvoir
louvoyer adroitement.
--Puisque vous prenez cela pour une plaisanterie, lui dit-il, je suis
bien heureux de sacrifier la protection de mon oncle, dont je commençais
à être jaloux; mais, je dois pourtant vous éclairer sur les dangers qui
vous sont personnels.
--Des dangers, à moi? vis-à-vis d'un pareil _monument_? Pour qui donc me
prenez-vous, mon cousin? Avez-vous si mauvaise opinion des Françaises...
--Les Françaises sont beaucoup moins coquettes que les femmes russes,
mais elles sont plus téméraires, plus franches, si vous voulez, parce
qu'elles sont plus braves. Elles irritent des vanités qu'elles ne
connaissent pas. Oserai-je vous demander si M. le marquis de Thièvre
désire la restauration des Bourbons par raison de sentiment...
--Mais oui, d'abord.
--Sans doute; mais n'a-t-il pas de grands avantages à faire valoir?...
--Nous sommes assez riches pour être désintéressés.
--D'accord! Pourtant, si vous étiez desservis auprès d'eux...
--Notre position serait très-fausse, car on ne sait ce qui peut
arriver. Nous nous sommes beaucoup compromis, nous avons fait de grands
sacrifices.--Mais en quoi votre oncle peut-il nous nuire auprès des
Bourbons?
--Le tsar peut tout, répondit Mourzakine d'un air profond.
--Et votre oncle peut tout sur le tsar?
--Non pas tout, mais beaucoup, reprit-il avec on mystérieux sourire qui
effraya la marquise.
--Vous croyez donc, dit-elle après un moment d'hésitation, que j'ai eu
tort de railler sa galanterie tout à l'heure?
--Devant moi, oui, grand tort!
--Cela pourra vous nuire, vraiment?
--Oh! cela, peu importe! mais le mal qu'il peut vous faire, je m'en
soucie beaucoup plus... Vous ne connaissez pas mon oncle. Il a été
l'idole des femmes dans son temps; il était beau, et il les aimait
passionnément. Il a beaucoup rabattu de ses prétentions et de ses
audaces; mais il ne faut pas agacer le vieux lion, et vous l'avez agacé.
Un instant, il a pu croire...
--Taisez-vous. Est-ce par... jalousie que vous me donnez cette amère
leçon?
--C'est par jalousie, je ne peux pas le nier, puisque vous me forcez à
vous le dire; mais c'est aussi par amitié, par dévouement, et par suite
de la connaissance que j'ai du caractère de mon oncle. Il est aigri par
l'âge, ce qui ajoute au tempérament le plus vindicatif qu'il y ait en
Russie, pays où rien ne s'oublie. Prenez garde, ma belle, ma séduisante
cousine! Il y a des griffes acérées sous les pattes de velours.
--Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle, voilà que vous m'effrayez! Je ne sais
pourtant pas quel mal il peut me faire!...
--Voulez-vous que je vous le dise?
--Oui, oui, dites; il faut que je le sache.
--Vous ne vous fâcherez pas?
--Non.
--Ce soir, quand le père, comme nous appelons le tsar, lui demandera ce
qu'il a vu et entendu dans la journée, il lui dira, oh! je l'entends
d'ici! Il lui dira:
»--J'ai vu mon neveu logé chez une femme d'une beauté incomparable. Il
en est fort épris.
--Bien, tant mieux pour lui! dira le père, qui est encore jeune, et qui
aime les femmes avec candeur.
Demain il se souviendra, et il demandera le soir à mon oncle:
--Eh bien! ton neveu est-il heureux?
--Probablement, répondra le comte.
Et il ne manquera pas de lui faire remarquer M. le marquis de Thièvre
dans quelque salon de l'hôtel de Talleyrand. Il lui dira:
--Pendant que le mari fait ici de la politique et aspire à vous faire
sa cour, mon neveu fait la cour à sa femme et passe agréablement ses
arrêts...
--Assez! dit la marquise en se levant avec dépit; mon mari sera noté
comme ridicule, il jouera peut-être un rôle odieux. Vous ne pouvez pas
rester une heure de plus chez moi, mon cousin!
Le trait avait porté plus profondément que ne le voulait Mourzakine, la
marquise sonnait pour annoncer à ses gens le départ du prince russe,
mais il ne se démonta pas pour si peu.
--Vous avez raison, ma cousine, dit-il avec une émotion profonde. Il
faut que je vous dise adieu pour jamais; soyez sûre que j'emporterai
votre image dans mon coeur au fond des mines de la Sibérie.
--Que parlez-vous de Sibérie? Pourquoi?
--Pour avoir levé mes arrêts, je n'aurai certes pas moins!
--Ah ça! c'est donc quelque chose d'atroce que votre pays? Restez,
restez;... je ne veux pas vous perdre. Louis, dit-elle au domestique
appelé par la sonnette, emportez ces fleurs, qui m'incommodent.
Et, dès qu'il fut sorti, elle ajouta:
--Vous resterez, mon cousin, mais vous me direz comment il faut agir
pour nous préserver, vous et moi, de la rancune de votre grand magot
d'oncle. En conscience, je ne peux pas être sérieusement aimable avec
lui, je le déteste!
--Soyez aimable comme une femme vertueuse qu'aucune séduction ne peut
émouvoir ou compromettre. Les hommes comme lui n'en veulent pas à la
vertu. Ils ne sont pas jaloux d'elle. Persuadez-lui qu'il n'a pas de
rival. Sacrifiez-moi, dites-lui du mal de moi, raillez-moi devant lui.
--Vous souffririez cela! dit la marquise, frappée de la platitude de ces
nuances de caractère qu'elle ne saisissait pas.
Il lui prit alors un dégoût réel, et elle ajouta:
--Cousin, je ferai tout ce qui pourra vous être utile, excepté cela. Je
dirai tout simplement à votre oncle que vous ne me plaisez ni l'un ni
l'autre... Pardon! il faut que j'aille m'habiller un peu, c'est l'heure
où je reçois.
Et elle sortit sans attendre de réponse.
--Je l'ai blessée, se dit Mourzakine. Elle croit que, par politique, je
renonce à lui plaire. Elle me prend pour un enfant parce qu'elle est une
enfant elle-même. Il faudra qu'elle m'aime assez pour m'aider de bonne
grâce à tromper mon oncle.
Une demi-heure plus tard, le salon de madame de Thièvre était rempli
de monde. Le grand événement de l'entrée des étrangers à Paris avait
suspendu la veille toutes les relations. Dès le lendemain, la vie
parisienne reprenait son cours avec une agitation extraordinaire
dans les hautes classes. Tandis que les hommes se réunissaient en
conciliabules fiévreux, les femmes, saisies d'une ardente curiosité de
l'avenir, se questionnaient avec inquiétude ou se renseignaient dans un
esprit de propagande royaliste. Madame de Thièvre, dont on savait le
mari actif et ambitieux, était le point de mire de toutes les femmes
de son cercle. Elle ne leur prêcha pas la légitimité, plusieurs n'en
avaient pas besoin, elles étaient toutes converties; d'autres n'y
comprenaient goutte et flairaient d'où viendrait le vent. Madame de
Thièvre, avec un aplomb remarquable, leur dit qu'on aurait bientôt
une cour, qu'il s'agissait de chercher d'avance le moyen de s'y faire
présenter des premières, et qu'il serait bien à propos de délibérer sur
le costume.
--Mais n'aurons-nous pas une reine qui réglera ce point essentiel? dit
une jeune femme.
--Non, ma chère, répondît une dame âgée. Le roi n'est pas remarié; mais
il y a _Madame_, sa nièce, la fille de Louis XVI, qui est fort pieuse,
et qui remplacera vos nudités par un costume décent.
--Ah! mon Dieu! dit la jeune femme à l'oreille de sa voisine en
désignant celle qui venait de parler, est-ce que nous allons toutes être
habillées comme elle?
--Ah ça! dit une autre en s'adressant à la marquise, on dit que vous
avez chez vous un Russe beau comme le jour. Vous nous le cachez donc?
--Mon Russe n'est qu'un cosaque, répondit madame de Thièvre; il ne vaut
pas la peine d'être montré.
--Vous hébergez un cosaque? dit une petite baronne encore
très-provinciale; est-ce vrai que ces hommes-là ne mangent que de la
chandelle?
--Fi! ma chère, reprit la vieille qui avait déjà parlé; ce sont les
jacobins qui font courir ces bruits-là! Les officiers de cosaques sont
des hommes très-bien nés et très-bien élevés. Celui qui loge ici est un
prince, à ce que j'ai ouï dire.
--Revenez me voir demain, je vous le présenterai, dit la marquise. En ce
moment, je ne sais où il est.
--Il n'est pas loin, dit un ingénu de douze ans, jeune duc qui
accompagnait sa grand'mère dans ses visites; je viens de le voir
traverser le jardin!
--Madame de Thièvre nous le cache, c'est bien sûr! s'écrièrent les
jeunes curieuses.
Le fait est que la marquise avait depuis quelques instants, pour son
beau cousin, un dédain qui frisait le dégoût. Elle l'avait quitté sans
lui offrir de le présenter à son entourage, et il boudait au fond du
jardin. Elle prit le parti de le faire appeler, contente peut-être de
produire ce bel exemplaire de la grâce russe et d'avoir l'air de s'en
soucier médiocrement; vengeance de femme.
Il eut un succès d'enthousiasme; vieilles et jeunes, avec ce sans-façon
de curiosité qui est dans nos moeurs et que les bienséances ne savent
pas modérer, l'entourèrent, l'examinant comme un papillon exotique qu'il
fallait voir de près, lui faisant mille questions délicates ou niaises,
selon la portée d'esprit de chacune, et s'excusant sur l'émotion
politique de l'indiscrétion de leurs avances. Les dernières impressions
de l'empire avaient préparé à voir dans un cosaque une sorte de monstre
croquemitaine. L'exemplaire était beau, caressant, parfumé, bien
costumé. On aurait voulu le toucher, lui donner du bonbon, l'emporter
dans sa voiture, le montrer à ses bonnes amies.
Mourzakine, surpris, voyait se reproduire dans ce monde choisi les
scènes ingénues qui l'avaient frappé dans d'autres milieux et d'autres
pays. Il eut le succès modeste; mais son regard pénétrant et enflammé
fit plus d'une victime, et, quand les visites s'écoulèrent à regret, il
avait reçu tant d'invitations qu'il fut forcé de demander le secours de
la marquise pour inscrire sur un carnet les adresses et les noms de ses
conquêtes.
Madame de Thièvre lui vanta l'esprit et la bonne grâce de ses nombreuses
rivales avec un désintéressement qui l'éclaira. Il se vit méprisé, et
dès lors une seule conquête, celle de la marquise, lui parut désirable.
Elle devait sortir le soir après le dîner; elle alla s'habiller de
nouveau, le laissant seul avec M. de Thièvre, et, par un raffinement
de vengeance, elle vint en toilette de soirée, les bras nus jusqu'à
l'épaule, la poitrine découverte presque jusqu'à la ceinture, réclamant
le bras de son mari, exprimant à son hôte l'ironique regret de le
laisser seul. M. de Thièvre s'excusa sur la nécessité d'aller s'occuper
des affaires publiques. Mourzakine resta au salon, et, après avoir avoir
feuilleté en bâillant un opuscule politique, il s'endormit profondément
sur le sofa.
II
Mourzakine goûtait ce doux repos depuis environ une heure, quand il fut
réveillé en sursaut par une petite main qui passait légèrement sur son
front. Persuadé que la marquise, dont il venait justement de rêver, lui
apportait sa grâce, il saisit cette main et allait la baiser, lorsqu'il
reconnut son erreur. Bien qu'il eût éteint les bougies et baissé le
chapiteau de la lampe pour mieux dormir, il vit un autre costume, une
autre taille, et se leva brusquement avec la soudaine méfiance de
l'étranger en pays ennemi.
--Ne craignez rien, lui dit alors une voix douce, c'est moi, c'est
Francia!
--Francia! s'écria-t-il, ici? Qui vous a fait entrer?
--Personne. J'ai dit au concierge que je vous apportais un paquet. Il
dormait à moitié, il n'a pas fait attention; il m'a dit: «--Le perron.»
J'ai trouvé les portes ouvertes. Deux domestiques jouaient aux cartes
dans l'antichambre; ils ne m'ont pas seulement regardée. J'ai traversé
une autre pièce où dormait un de vos militaires, un cosaque! Celui-là
dormait si bien que je n'ai pas pu l'éveiller; alors j'ai été plus loin
devant moi, et je vous ai trouvé dormant aussi. Vous êtes donc tout seul
dans cette grande maison? Je peux vous parler, mon frère m'a dit que
vous ne refusiez pas...
--Mais, ma chère,... je ne peux pas vous parler ici, chez la marquise...
--Marquise ou non, qu'est-ce que cela lui fait? Elle serait là, je
parlerais devant elle. Du moment qu'il s'agit...
--De ta mère? je sais; mais, ma pauvre petite, comment veux-tu que je me
rappelle?...
--Vous l'aviez pourtant vue sur le théâtre; si vous l'eussiez retrouvée
à la Bérézina, vous l'auriez bien reconnue?
--Oui, si j'avais eu le loisir de regarder quelque chose; mais dans une
charge de cavalerie...
--Vous avez donc chargé les traînards?
--Sans doute, c'était mon devoir. Avait-elle passé la Bérézina, ta mère,
quand tu as été séparée d'elle?
--Non, nous n'avions point passé. Nous avions réussi à dormir, à moitié
mortes de fatigue, à un bivouac où il y avait bon feu. La troupe nous
emmenait, et nous marchions sans savoir où on nous traînait encore. Nous
étions parties de Moscou dans une vieille berline de voyage achetée de
nos deniers et chargée de nos effets; on nous l'avait prise pour les
blessés. Les affamés de l'arrière-garde avaient pillé nos caisses, nos
habits, nos provisions: ils étaient si malheureux! Ils ne savaient plus
ce qu'ils faisaient; la souffrance les rendait fous. Depuis huit jours,
nous suivions l'armée à pied, et les pieds à peu près nus. Nous allions
nous engager sur le pont quand il a sauté. Alors, vos brigands de
cosaques sont arrivés. Ma pauvre mère me tenait serrée contre elle. J'ai
senti comme un glaçon qui m'entrait dans la chair: c'était un coup de
lance. Je ne me souviens de rien jusqu'au moment où je me suis trouvée
sur un lit. Ma mère n'était pas là, vous me regardiez... Alors vous
m'avez fait manger, et vous êtes parti en disant: «--Tâche de guérir.»
--Oui, c'est très-exact, et après, qu'es-tu devenue?
--Ce serait trop long à vous dire, et ce n'est pas pour parler de moi
que je suis venue...
--Sans doute, c'est pour savoir... Mais je ne peux rien te dire encore,
il faut que je m'informe; j'écrirai à Pletchenitzy, à Studzianka, dans
tous les endroits où l'on a pu conduire des prisonniers, et dès que
j'aurai une réponse...
--Si vous questionniez votre cosaque? Il me semble bien que c'est le
même que j'ai vu auprès de vous à Pletchenitzy?
--Mozdar? C'est lui en effet! Tu as bonne mémoire!
--Parlez-lui tout de suite...
--Soit!
Mourzakine alla sans bruit éveiller Mozdar, qui n'eût peut-être pas
entendu le canon, mais qui, au léger grincement des bottes de son
maître, se leva et se trouva lucide comme par une commotion électrique.
--Viens, lui dit Mourzakine dans sa langue. Le cosaque le suivit au
salon.
--Regarde cette jeune fille, dit Mourzakine en soulevant le chapiteau de
la lampe pour qu'il pût distinguer les traits de Francia; la connais-tu?
--Oui, mon petit père, répondit Mozdar; c'est celle qui a fait cabrer
ton cheval noir.
--Oui, mais où l'avais-tu déjà vue avant d'entrer en France?
--Au passage de la Bérézina: je l'ai portée par ton ordre sur ton lit.
--Très-bien. Et sa mère?
--La danseuse qui s'appelait...
--Ne dis pas son nom devant elle. Tu la connaissais donc, cette
danseuse?
--A Moscou, avant la guerre, tu m'envoyais lui porter des bouquets.
Mourzakine se mordit la lèvre. Son cosaque lui rappelait une aventure
dont il rougissait, bien qu'elle fût fort innocente. Étudiant à
l'université de Dorpat et se trouvant en vacances à Moscou, il avait
été, à dix-huit ans, fort épris de Mimi La Source jusqu'au moment où il
l'avait vue en plein jour, flétrie et déjà vieille.
--Puisque tu te souviens si bien, dit-il à Mozdar, tu dois savoir si tu
l'as revue à la Bérézina.
--Oui, dit ingénument Mozdar, je l'ai reconnue après la charge, et j'ai
eu du regret... Elle était morte.
--Maladroit! Est-ce que c'est toi qui l'as tuée?
--Peut-être bien! Je ne sais pas. Que veux-tu, mon petit père? Les
traînards ne voulaient ni avancer, ni reculer; il fallait bien faire
une trouée pour arriver à leurs bagages: on a poussé un peu la lance au
hasard dans la foule. Je sais que j'ai vu la petite tomber d'un côté,
la femme de l'autre. Un camarade a achevé la mère; moi, je ne suis pas
méchant: j'ai jeté la petite sur un chariot. Voilà tout ce que je puis
te dire.
--C'est bien, retourne dormir, répondit Mourzakine.
Il n'était pas besoin de lui recommander le silence: il n'entendait pas
un mot de français.
--Eh bien! eh bien! mon Dieu! dit Francia en joignant les mains; il sait
quelque chose; vous lui avez parlé si longtemps!
--Il ne se rappelle rien, répondit Mourzakine. J'écrirai demain aux
autorités du pays où les choses se sont passées. Je saurai s'il est
resté par là des prisonniers. A présent, il faut t'en aller, mon enfant.
Dans deux jours, j'aurai en ville un appartement où tu viendras me voir,
et je te tiendrai au courant de mes démarches.
--Je ne pourrai guère aller chez vous; je vous enverrai Théodore.
--Qui ça? ton petit frère?
--Oui; je n'en ai qu'un.
--Merci, ne me l'envoie pas, ce charmant enfant! J'ai peu de patience,
je le ferais sortir par les fenêtres.
--Est-ce qu'il a été malhonnête avec vous? Il faut lui pardonner! Un
orphelin sur le pavé de Paris, ça ne peut pas être bien élevé. C'est un
bon coeur tout de même. Allons!... si vous ne voulez pas le voir, j'irai
vous parler; mais où serez-vous?
--Je n'en sais rien encore; le concierge de cette maison-ci le saura, et
tu n'auras qu'à venir lui demander mon adresse.
--C'est bien, monsieur; merci et adieu!
--Tu ne veux pas me donner la main?
--Si fait, monsieur. Je vous dois la vie, et si vous me faisiez
retrouver ma mère,... vous pourriez bien me demander de vous servir à
genoux.
--Tu l'aimes donc bien?
--A Moscou, je ne l'aimais pas, elle me battait trop fort; mais après,
quand nous avons été si malheureuses ensemble, ah! oui, nous nous
aimions! Et depuis que je l'ai perdue, sans savoir si c'est pour un
temps ou pour toujours, je ne fais que penser à elle.
--Tu es une bonne fille. Veux-tu m'embrasser?
--Non, monsieur, à cause de mon... amant, qui est si jaloux! Sans lui,
je vous réponds bien que ce serait de bon coeur.
Mourzakine, ne voulant pas lui inspirer de méfiance, la laissa partir
et recommanda à Mozdar de la conduire jusqu'à la rue, où son frère
l'attendait. Quand elle fut sortie, il s'absorba dans l'étude tranquille
de l'émotion assez vive qu'il avait éprouvée auprès d'elle. Francia
était ce que l'on peut appeler une charmante fille. Coquette dans son
ajustement, elle ne l'était pas dans ses manières. Son caractère avait
un fonds de droiture qui ne la portait point à vouloir plaire à qui ne
lui plaisait pas. Délicatement jolie quoique sans fraîcheur, son enfance
avait trop souffert, elle avait un charme _indéfinissable_. C'est ainsi
que se le définissait Mourzakine dans son langage intérieur de mots
convenus et de phrases toutes faites.
La marquise rentra vers minuit. Elle était agitée. On lui avait tant
parlé de son prince russe, on le trouvait si beau, tant de femmes
désiraient le voir, qu'elle se sentait blessée en pensant avec quelle
facilité il pourrait se consoler de ses dédains.--Persisterait-il à
la désirer, quand un essaim de jeunes beautés, comme on disait alors,
viendrait s'offrir à sa convoitise? Peut-être, ne s'était-il soucié
d'elle que très-médiocrement jusque-là: c'était un affront qu'elle ne
pouvait endurer. Elle revenait donc à lui, résolue à l'enflammer de
telle manière qu'il dût regretter amèrement la déception qu'elle se
promettait de lui infliger, car en aucun cas elle ne voulait lui
appartenir.
Elle avait congédié ses gens, disant qu'elle attendrait M. de Thièvre
jusqu'au jour, s'il le fallait, pour avoir des nouvelles, et elle avait
gardé sa toilette provocante, si l'on peut appeler toilette l'étroite et
courte gaine de crêpe et de satin qui servait de robe dans ce temps-là.
Elle avait gardé, il est vrai, un splendide cachemire couleur de feu
dont elle se drapait avec beaucoup d'art, et qui, dans ses évolutions
habiles, couvrait et découvrait alternativement chaque épaule; sa tête
blonde, frisottée à l'_antique_, était encadrée de perles, de plumes et
de fleurs; elle était vraiment belle et de plus animée étrangement
par la volonté de le paraître. Mourzakine n'était point un homme de
sentiment. Un Français eût perdu le temps à discuter, à vouloir vaincre
ou convaincre par l'esprit ou par le coeur. Mourzakine, ne se piquant ni
de coeur ni d'esprit en amour, n'employant aucun argument, ne faisant
aucune promesse, ne demandant pas l'amour de l'âme, ne se demandant même
pas à lui-même si un tel amour existe, s'il pouvait l'inspirer, si la
marquise était capable de le ressentir, lui adressa des instances de
sauvage. Elle fut en colère; mais il avait fait vibrer en elle une corde
muette jusque-là. Elle était troublée, quand la voiture du marquis roula
devant le perron. Il était temps qu'il arrivât. Flore se jura de ne plus
s'exposer au danger; mais la soif aveugle de s'y retrouver l'empêcha de
dormir. Bien que son coeur restât libre et froid, sa raison, sa fierté,
sa prudence, ne lui appartenaient plus, et le beau cosaque s'endormait
sur les deux oreilles, certain qu'elle n'essayerait pas plus de lui
nuire qu'elle ne réussirait à lui résister.
Le lendemain, il fit pourtant quelques réflexions. Il ne fallait pas
éveiller la jalousie de M. de Thièvre, qui, en le trouvant tête-à-tête
avec sa femme à deux heures du matin, lui avait lancé un regard
singulier. Il fallait, dès que les arrêts seraient levés, quitter la
maison et s'installer dans un logement où la marquise pourrait venir le
trouver. Il appela Martin et le questionna sur la proximité d'un hôtel
garni.
--J'ai mieux que ça, lui répondit le valet de chambre. Il y a, à
deux pas d'ici, un pavillon entre cour et jardin; c'est un ravissant
appartement de garçon, occupé l'an dernier par un fils de famille qui a
fait des dettes, qui est parti comme volontaire et n'a pas reparu. Il a
donné la permission à son valet de chambre, qui est mon ami, de se
payer de ses gages arriérés en sous-louant, s'il trouvait une occasion
avantageuse, le local tout meublé. Je sais qu'il est vacant, j'y cours,
et j'arrange l'affaire dans les meilleures conditions possible pour
Votre Excellence.
Mourzakine n'était pas riche. Il n'était pas certain de n'être pas
brouillé avec son oncle; mais il n'osa pas dire à Martin de marchander,
et, une heure après, le valet revint lui apporter la clef de son nouvel
appartement en lui disant:
--Tout sera prêt demain soir. Votre Excellence y trouvera ses malles,
son cosaque, ses chevaux, une voiture fort élégante qui est mise à
sa disposition pour les visites; en outre mon ami Valentin, valet de
chambre du propriétaire, sera à ses ordres à toute heure de jour et de
nuit.
--Le tout pour... combien d'argent? dit Mourzakine avec un peu
d'inquiétude.
--Pour une bagatelle: cinq louis par jour, car on ne suppose pas que Son
Excellence mangera chez elle.
--Avant de conclure, dit Mourzakine, effrayé d'être ainsi rançonné, mais
n'osant discuter, vous allez porter une lettre à l'hôtel Talleyrand.
Et il écrivit à son oncle:
«Mon cher et cruel oncle, quel mal avez-vous donc dit de moi à ma belle
hôtesse? Depuis votre visite, elle me persifle horriblement et je sens
bien qu'elle aspire à me mettre à la porte. Je cherche un logement. Vous
qui êtes déjà venu à Paris, croyez-vous qu'on me vole en me demandant
cinq louis par jour, et que je puisse me permettre un tel luxe?»
Le comte Ogokskoï comprit. Il répondit à l'instant même:
«Mon frivole et cher neveu, si tu as déplu à ta belle hôtesse, ce n'est
pas ma faute. Je t'envoie deux cents louis de France, dont tu disposeras
comme tu l'entendras. Il n'y a pas de place pour toi à l'hôtel
Talleyrand, où nous sommes fort encombrés; mais demain tu peux
reparaître devant _le père_: j'arrangerai ton affaire.»
Mourzakine, enchanté du succès de sa ruse, donna l'ordre à Martin de
conclure le marché et de tout disposer pour son déménagement.
--Vous nous quittez, mon cher cousin? lui dit le marquis à déjeuner;
vous êtes donc mal chez nous?
La marquise devint pâle; elle pressentit une trahison: la jalousie lui
mordit le coeur.
--Je suis ici mieux que je ne serai jamais nulle part, répondit
Mourzakine; mais je reprends demain mon service, et je serais un hôte
incommode. On peut m'appeler la nuit, me forcer à faire dans votre
maison un tapage _du diable_...
Il ajouta quelques autres prétextes que le marquis ne discuta pas. La
marquise exprima froidement ses regrets. Dès qu'elle fut seule avec lui,
elle s'emporta.
--J'espérais, lui dit-elle, que vous prendriez patience encore
quarante-huit heures avant de voir mademoiselle Francia; mais vous
n'avez pu y tenir et vous avez reçu cette fille hier dans ma maison. Ne
niez pas, je le sais, et je sais que c'est une courtisane, la maîtresse
d'un perruquier.
Mourzakine se justifia en racontant la chose à peu près comme elle
s'était passée, mais en ajoutant que la petite fille était plutôt laide
que jolie, autant qu'il avait pu en juger sans avoir pris la peine de
la regarder. Puis il se jeta aux genoux de la marquise en jurant qu'une
seule femme à Paris lui semblait belle et séduisante, que les autres
n'étaient que des fleurettes sans parfum autour de la rose, reine des
fleurs. Ses compliments furent pitoyablement classiques, mais ses
regards étaient de feu. La marquise fut effrayée d'un adorateur que la
crainte d'être surpris à ses pieds n'arrêtait pas en plein jour, et
en même temps elle se persuada qu'elle avait eu tort de l'accuser de
lâcheté. Elle lui pardonna tout et se laissa arracher la promesse de le
voir en secret quand il aurait un autre gîte.
--Tenez, lui dit Mourzakine, qui, des fenêtres de sa chambre au premier
étage, avait examiné les localités et dressé son plan, la maison que je
vais habiter n'est séparée de la vôtre que par un grand hôtel...
--Oui, c'est l'hôtel de madame de S..., qui est absente. Beaucoup
d'hôtels sont vides par la crainte qu'on a eue du siège de Paris.
--Il y a un jardin à cet hôtel, un jardin très-touffu qui touche au
vôtre. Le mur n'est pas élevé.
--Ne faites pas de folies! Les gens de madame de S... parleraient.
--On les payera bien, ou on trompera leur surveillance. Ne craignez rien
avec moi, âme de ma vie! je serai aussi prudent qu'audacieux, c'est le
caractère de ma race.
Ils furent interrompus par les visites qui arrivaient. Mourzakine
procura un vrai triomphe à la marquise en se montrant très-réservé
auprès des autres femmes.
Le jour suivant, l'Opéra offrait le plus brillant spectacle. Toute la
haute société de Paris se pressait dans la salle, les femmes dans tout
l'éclat d'une parure outrée, beaucoup coiffées de lis aux premières
loges; aux galeries, quelques-unes portaient un affreux petit chapeau
noir orné de plumes de coq, appelé chapeau à la russe, et imitant celui
des officiers de cette nation. Le chanteur Laïs, déjà vieux, et se
piquant d'un ardent royalisme, était sur la scène. L'empereur de Russie
avec le roi de Prusse occupait la loge de Napoléon et Laïs chantait sur
l'air de _vive Henri IV_ certains couplets que l'histoire a enregistrés
en les qualifiant de «rimes abjectes.» La salle entière applaudissait.
La belle marquise de Thièvre sortait de sa loge deux bras d'albâtre pour
agiter son mouchoir de dentelle comme un drapeau blanc. Du fond de la
loge impériale, le monumental Ogokskoï la contemplait. Mourzakine était
tellement au fond, lui, qu'il était dans le corridor.
Au cintre, le petit public qui simulait la partie populaire de
l'assemblée applaudissait aussi. On avait dû choisir les spectateurs
payants, si toutefois il y en avait. Tout le personnel de
l'établissement avait reçu des billets avec l'injonction de se bien
comporter. Parmi ces attachés de la maison, M. Guzman Lebeau, qu'on
appelait dans les coulisses le beau Guzman, et qui faisait partie de
l'état-major du coiffeur en chef, avait reçu deux billets de faveur
qu'il avait envoyés à sa maîtresse Francia et à son frère Théodore.
Ils étaient donc là, ces pauvres enfants de Paris, bien haut, bien loin
derrière le lustre, dans une sorte de niche où la jeune fille avait
le vertige et regardait sans comprendre. Guzman lui avait envoyé un
mouchoir de percale brodée, en lui recommandant de ne s'en servir que
pour le secouer en l'air quand elle verrait «le beau monde» donner
l'exemple. A la fin de l'ignoble cantate de Laïs, elle fit un mouvement
machinal pour déplier ce drapeau; mais son frère ne lui en donna pas le
temps: il le lui arracha des mains, cracha dedans, et le lança dans
la salle, où il tomba inaperçu dans le tumulte de cet enthousiasme de
commande.
--Ah! mon Dieu! qu'est-ce que tu fais? lui dit Francia, les yeux pleins
de larmes, mon beau mouchoir!...
--Tais-toi, viens-nous-en, lui répondit Dodore, les yeux égarés; viens,
ou je me jette la tête la première dans ce tas de fumier!
Francia eut peur, lui prit le bras et sortit avec lui.
--Non! pas de contremarque, dit-il en franchissant le seuil. Il fait
trop chaud là-dedans; on s'en va.
Il l'entraînait d'un pas rapide, jurant entre ses dents, gesticulant
comme un furieux.
--Voyons, Dodore, lui dit-elle quand ils furent sur les boulevards,
tu deviens fou! Est-ce que tu as bu? Songe donc à tous ces soldats
étrangers qui sont campés autour de nous! ne dis rien, tu te feras
arrêter. Qu'est-ce que tu as? dis!
--J'ai, j'ai,... je ne sais pas ce que j'ai, répondit-il.
Et, se contenant, il arriva avec elle sans rien dire jusqu'à leur
maison.
--Tiens, dit-il alors, entrons chez le père Moynet. Guzman m'a donné
trois francs pour te régaler; nous allons boire de l'orgeat, ça me
remettra.
Ils entrèrent dans l'estaminet-café qui occupait le rez-de-chaussée,
et qui était tenu par un vieux sergent estropié à Smolensk; quelques
sous-officiers prussiens buvaient de l'eau-de-vie en plein air devant la
porte.
Francia et son frère se placèrent loin d'eux au fond de l'établissement,
à une petite table de marbre rayé et dépoli par le jeu de dominos.
Dodore dégusta son verre d'orgeat avec délices d'abord, puis tout à
coup, le posant renversé sur le marbre:
--Tiens, dit-il à sa soeur, c'est pas tout ça! je te défends de
retourner chez ton prince russe; ça n'est pas la place d'une fille comme
toi.
--Qu'est-ce que tu as ce soir contre les alliés? Tu étais si content
d'aller à l'Opéra, en loge,... excusez! Et voilà que tu m'emmènes avant
la fin!
--Eh bien! oui, voilà! J'étais content de me voir dans une loge; mais
de voir le monde applaudir une chanson si bête!... C'est dégoûtant,
vois-tu, de se jeter comme ça dans les bottes des cosaques... C'est
lâche! On n'est qu'un pauvre, un sans pain, un rien du tout, mais on
crache sur tous ces plumets ennemis. Nos alliés! ah ouiche! Un tas
de brigands! nos amis, nos sauveurs! Je t'en casse! Tu verras qu'ils
mettront le feu aux quatre coins de Paris, si on les laisse faire;
léchez-leur donc les pieds! N'y retourne plus chez ce Russe, ou je le
dis à Guguz.
--Si tu le dis à Guzman, il me tuera, tu seras bien avancé après!
Qu'est-ce que tu deviendras sans moi? Un gamin qui n'a jamais voulu rien
apprendre et qui, à seize ans, n'est pas plus capable de gagner sa vie
que l'enfant qui vient de naître!
--Possible, mais ne _m'ostine pas!_ Ton Russe...
--Oui, disons-en du mal du Russe, qui peut nous faire retrouver notre
pauvre maman! Si tu savais t'expliquer au moins! Mais pas capable de
faire une commission! Il paraît que tu lui as mal parlé; il a dit que,
si tu y retournes, il te tuera.
--Voyez-vous ça, _Lisette!_ Il m'embrochera dans la lance de son sale
cosaque! Des jolis cadets, avec leurs bouches de morue et leurs yeux
de merlans frits! J'en ferais tomber cinq cents comme des capucins de
cartes en leur passant dans les jambes; veux-tu voir?
--Allons-nous-en, tiens! tu ne dis que des bêtises... Ceux qui sont là,
c'est des Prussiens, d'ailleurs!
--Encore _pire!_ Avec ça que je les aime, les Prussiens! Veux-tu voir?
Francia haussa les épaules et frappa avec une clé sur la table pour
appeler le garçon. Dodore le paya, reprit le bras de sa soeur et se
disposa à sortir. Le groupe de Prussiens était toujours arrêté sur la
porte, causant à voix haute et ne bougeant non plus que des blocs de
pierre pour laisser entrer ou sortir. Le gamin les avertit, les poussa
un peu, puis tout à fait, en leur disant:
--Voyons, laissez-vous _cerculer_ les dames?
Ils étaient comme sourds et aveugles à force de mépris pour la
population. L'un d'eux pourtant avisa la jeune fille et dit en mauvais
français un mot grossier qui peut-être voulait être-aimable; mais il
ne l'eut pas plus tôt prononcé qu'un coup de poing bien asséné
lui meurtrissait le nez jusqu'à faire jaillir le sang. Vingt bras
s'agitèrent pour saisir le coupable; il tenait parole à sa soeur, il
glissait comme un serpent entre les jambes de l'ennemi et renversait les
hommes les uns sur les autres. Il se fût échappé, s'il ne fut tombé sur
un peloton russe qui s'empara de lui et le conduisit au poste. Dans
la bagarre, Francia s'était réfugiée auprès du père Moynet, le vieux
troupier, son meilleur ami: c'est lui qui l'avait ramenée en France à
travers mille aventures, la protégeant quoique blessé lui-même, et la
faisant passer pour sa fille.
La pauvre Francia était désolée, et il ne la rassurait pas. Bien au
contraire, en haine de l'étranger, il lui présentait l'accident sous les
couleurs les plus sombres: être arrêté pour une rixe en temps ordinaire,
ce n'était pas grand'chose, surtout quand il s'agissait d'un frère
voulant faire respecter sa soeur; mais avec les étrangers il n'y avait
rien à espérer. La police leur livrerait le pauvre Dodore et ils ne se
gêneraient pas pour le fusiller. Francia adorait son frère; elle ne
se faisait pourtant pas illusion sur ses vices précoces et sur son
incorrigible paresse. Au retour de la campagne de Russie, elle l'avait
trouvé littéralement sur le pavé de Paris, vivant des sous qu'il gagnait
en jouant au bouchon, ou qu'il recevait des bourgeois en ouvrant les
portières des fiacres. Elle l'avait recueilli, nourri, habillé, comme
elle avait pu, n'ayant pour vivre elle-même que le produit de quelques
bijoux échappés par miracle aux désastres de la retraite de Moscou. Ses
minces ressources épuisées, et ne gagnant pas plus de dix sous par jour
avec son travail, elle avait consenti à partager l'infime existence d'un
petit clerc de notaire qui lui parut joli et qu'elle aima ingénument.
Trahie par lui, elle le quitta avec fierté, sans savoir où elle dînerait
le lendemain. Par une courte série d'aventures de ce genre, elle était
trop jeune pour en avoir eu beaucoup, elle arriva à posséder le coeur
de M. Guzman, qui était relativement à l'aise et qu'elle chérissait
fidèlement malgré son humeur jalouse et son outrecuidante fatuité.
Francia n'était pas difficile, il faut l'avouer. Médiocrement énergique,
étiolée au physique et au moral, elle reprenait à la vie depuis peu et
n'avait pas encore tout à fait l'air d'une jeune fille, bien qu'elle eût
dix-sept ans; sa jolie figure inspirait la sympathie plutôt que l'amour,
et, tout eu donnant le nom d'amour à ses affections, elle-même y portait
plus de douceur et de bonté que de passion. Si elle aimait véritablement
quelqu'un, c'était ce petit vaurien de frère qui l'aimait de même, sans
pouvoir s'en rendre compte, et sans soumettre l'instinct à la réflexion;
mais ce soir-là une transformation s'était faite dans l'âme confuse de
ces deux pauvres enfants: Théodore s'éveillait à la vie de sentiment par
l'orgueil patriotique; Francia s'éveillait à la possession d'elle-même
par la crainte de perdre son frère.
--Écoutez, père Moynet, dit-elle au limonadier, mettez-moi dans un
cabriolet; je veux aller trouver un officier russe que je connais, pour
qu'il sauve mon pauvre Dodore.
--Qu'est-ce que tu me chantes là? s'écria Moynet qui était en train
de fermer son établissement tout en causant avec elle; tu connais des
officiers russes, toi?
--Oui, oui, depuis Moscou, j'en connais, il y en a de bons.
--Avec les jolies filles, ils peuvent être bons, les gredins! C'est
pourquoi je te défends d'y aller, moi! Allons, remonte chez toi, ou
reste ici. Je vais tâcher de ravoir ton imbécile de frère. Un gamin
comme ça, s'attaquer tout seul à l'ennemi! C'est égal, ça n'est pas d'un
lâche, et je vas parlementer pour qu'on nous le rende!
Il sortit. Francia l'attendit un quart d'heure qui lui sembla durer une
nuit entière, et puis une demi-heure qui lui sembla un siècle. Alors,
n'y tenant plus, elle avisa au passage un de ces affreux cabriolets de
place dont l'espèce a disparu, elle y monta à demi folle, sachant à
peine où elle allait, mais obéissant à une idée fixe: invoquer l'appui
de Mourzakine pour empêcher son frère de mourir.
Bien qu'elle eût pris le cabriolet à l'heure, il alla vite, pressé qu'il
était de se retrouver sur les boulevards à la sortie des spectacles;
il n'était que onze heures, et Francia lui promettait de ne se faire
ramener par lui que jusqu'à la porte Saint-Martin.
Elle alla d'abord à l'hôtel de Thièvre, personne n'était rentré; mais
le concierge lui apprit que le prince Mourzakine devait occuper le soir
même son nouveau logement, et il le lui désigna.
--Vous sonnerez à la porte, lui dit-il, il n'y a pas de concierge.
Francia, sans prendre le temps de remonter dans son cabriolet, dont le
cocher la suivit en grognant, descendit la rue, coupa à angle droit,
avisa un grand mur qui longeait une rue plus étroite, assombrie par
l'absence de boutiques et le branchage des grands arbres qui dépassait
le mur. Elle trouva la porte, chercha la sonnette à tâtons et vit au
bout d'un instant apparaître une petite lumière portée par le grand
cosaque Mozdar.
Il lui sourit en faisant une grimace qui exprimait d'une manière
effroyable ses accès de bienveillance, et il la conduisit droit à
l'appartement de son maître, où M. Valentin, le gardien du local,
apprêtait le lit et achevait de ranger le salon.
C'était un petit vieillard très-différent de son ami, le formaliste et
respectueux Martin. Le jeune financier qu'il avait servi menait joyeuse
vie et n'avait eu qu'à se louer de son caractère tolérant.
En voyant entrer une jolie fille très-fraîchement parée, car elle avait
fait sa plus belle toilette pour aller en loge à l'Opéra, il crut
comprendre d'emblée, et lui fit bon accueil.
--Asseyez-vous, _mam'selle,_ lui dit-il d'un ton léger et agréable;
puisque vous voilà, sans doute que le prince va rentrer.
--Croyez-vous qu'il rentrera bientôt? lui demanda-t-elle ingénument.
--Ah çà! vous devez le savoir mieux que moi: est-ce qu'il ne vous a pas
donné rendez-vous?
Et, saisi d'une certaine méfiance, il ajouta:
--J'imagine que vous ne venez pas chez lui sur les minuit sans qu'il
vous en ait priée? Francia n'avait pas l'ignorance de l'innocence. Elle
avait sa chasteté relative, très-grande encore, puisqu'elle rougit et
se sentit humiliée du rôle qu'on lui attribuait; mais elle comprit fort
bien et accepta cet abaissement, pour réussir à voir celui qu'elle
voulait intéresser à son frère.
--Oui, oui, dit-elle, il m'a priée de l'attendre, et vous voyez que le
cosaque me connaît bien, puisqu'il m'a fait entrer.
--Ce ne serait pas une raison, reprit Valentin; il est si simple! Mais
je vois bien que vous êtes une aimable enfant. Faites un somme, si vous
voulez, sur ce bon fauteuil; moi, je vais vous donner l'exemple: j'ai
tant rangé aujourd'hui que je suis un peu las.
Et, s'étendant sur un autre fauteuil avec un soupir de béatitude, il
ramena sur ses maigres jambes frileuses, chaussées de bas de soie, la
pelisse fourrée du prince et tomba dans une douce somnolence.
Francia n'avait pas le loisir de s'étonner des manières de ce personnage
poliment familier. Elle ne regardait rien que la pendule et comptait les
secondes aux battements de son coeur. Elle ne voyait pas la richesse
galante de l'appartement, les figurines de marbre et les tableaux
représentant des scènes de volupté; tout lui était indifférent, pourvu
que Mourzakine arrivât vite.
Il arriva enfin. Il y avait longtemps que le cocher de Francia avait
fait ce raisonnement philosophique, qu'il vaut mieux perdre le prix
d'une course que de manquer l'occasion d'en faire deux ou trois. En
conséquence, il était retourné aux boulevards sans s'inquiéter de sa
pratique. Mourzakine ne fut donc pas averti par la présence d'une
voiture à sa porte, et sa surprise fut grande quand il trouva Francia
chez lui. Valentin, qui, au coup de sonnette, s'était levé, avait
soigneusement épousseté la pelisse et s'était porté à la rencontre du
prince, vit son étonnement et lui dit comme pour s'excuser:
--Elle prétend que Votre Excellence l'a mandée chez elle, j'ai cru...
--C'est bien, c'est bien, répondit Mourzakine, vous pouvez vous retirer.
--Oh! le cosaque peut rester, dit vivement Francia en voyant que Mozdar
se disposait aussi à partir. Je ne veux pas vous importuner longtemps,
mon prince. Ah! mon bon prince, pardonnez-moi; mais il faut que vous me
donniez un mot, un tout petit mot pour quelque officier de service sur
les boulevards, afin qu'on me rende mon frère qu'ils ont arrêté.
--Qui l'a arrêté?
--Des Russes, mon bon prince; faites-le mettre en liberté bien vite!
Et elle raconta ce qui s'était passé au café.
--Eh bien! je ne vois pas là une si grosse affaire! répondit le prince.
Ton galopin de frère est-il si délicat qu'il ne puisse passer une nuit
en prison?
--Mais s'ils le tuent! s'écria Francia en joignant les mains.
--Ce ne serait pas une grande perte!
--Mais je l'aime, moi, j'aimerais mieux mourir à sa place!
Mourzakine vit qu'il fallait la rassurer. Il n'était nullement inquiet
du prisonnier. Il savait qu'avec la discipline rigoureuse imposée aux
troupes russes, nulle violence ne lui serait faite; mais il désirait
garder un peu la suppliante près de lui, et il donna ordre à Mozdar de
monter à cheval et d'aller au lieu indiqué lui chercher le délinquant.
Muni d'un ordre écrit et signé du prince, le cosaque enfourcha son
cheval hérissé et partit aussitôt.
--Tu resteras bien ici à l'attendre? dit Mourzakine à la jeune fille qui
n'avait rien compris à leur dialogue.
--Ah! mon Dieu, répondit-elle, pourquoi ne le faites-vous pas remettre
en liberté tout bonnement? Il n'a pas besoin de venir ici, puisqu'il
vous déplaît! Il ne saura pas vous remercier, il est si mal élevé!
--S'il est mal élevé, c'est ta faute; tu aurais pu l'_éduquer_ mieux,
car tu as des manières gentilles, toi! Tu sauras que j'ai écrit pour
retrouver ta mère là-bas, si c'est possible.
--Ah! vous êtes bon, vrai! vous êtes bien bon, vous! Aussi, vous voyez,
je suis venue à vous, bien sûre que vous auriez encore pitié de moi;
mais il faut me permettre de rentrer, monsieur mon prince. Je ne peux
pas m'attarder davantage.
--Tu ne peux pas t'en aller seule à minuit passé!
--Si fait, j'ai un fiacre à la porte.
--A quelle porte? Il n'y en a qu'une sur la rue, et je n'y ai pas vu la
moindre voiture.
--Il m'aura peut-être plantée là? Ces sapins, ils sont comme ça! Mais
ça ne me fait rien; je n'ai pas peur dans Paris, il y a encore du monde
dans les rues.
--Pas de ce côté-ci, c'est un désert.
--Je ne crains rien, moi, j'ai l'oeil au guet et je sais courir.
--Je te jure que je ne te laisserai pas t'en aller seule. Il faut
attendre ton frère. Es-tu si mal ici, ou as-tu peur de moi?
--Oh! non, ce n'est pas cela.
--Tu as peur de déplaire à ton amant?
--Eb bien! oui. Il est capable de se brouiller avec moi.
--Ou de te maltraiter? Quel homme est-ce?
--Un homme très-bien, mon prince.
--Est-ce vrai qu'il est perruquier!
--Coiffeur, et il fait la barbe.
--C'est une jolie condition!
--Mais oui: il gagne de quoi vivre très-honnêtement.
--Il est honnête?