--Mais!... je ne serais pas avec lui, s'il ne l'était pas!
--Et vraiment tu l'aimes?
--Voyons! vous demandez ça; puisque je me suis donnée à lui! Vous croyez
que c'est par intérêt? J'aurais trouvé dix fois plus riche; mais il me
plaisait, lui. Il a de l'instruction; il va souvent dans les coulisses
de l'Opéra et il sait tous les airs. D'ailleurs, moi, je ne suis pas
intéressée; j'ai des compagnes qui me disent que je suis une niaise, que
j'ai tort d'écouter mon coeur et que je finirai sur la paille. Qu'est-ce
que ça fait? que je leur réponds, je n'en ai pas eu toujours pour
dormir, de la paille! Je n'en aurais pas eu pour mourir en Russie! Mais
adieu, mon prince. Vous avez bien assez de mon caquet, et moi...
--Et toi, tu veux t'en aller trouver ton Figaro? Allons, c'est absurde
qu'une gentille enfant comme toi appartienne à un homme comme ça.
Veux-tu m'aimer, moi?
--Vous? Ah! mon Dieu, qu'est-ce que vous me chantez là?
--Je ne suis pas fier, tu vois...
--Vous auriez tort, monsieur! dit Francia à qui le sang monta au visage.
Il ne faut pas qu'un homme comme vous ait une idée dont il serait
honteux après! Moi, je ne suis rien, mais je ne me laisse pas humilier.
On m'a fait des peines, mais j'en suis toujours sortie la tête haute.
--Allons, ne le prends pas comme ça! Tu me plais, tu me plais beaucoup,
et tu me chagrineras si tu refuses d'être plus heureuse, grâce à moi. Je
veux te rendre libre... Te payer, non! Je vois que tu as de la fierté
et aucun calcul; mais je te mettrai à même de mieux vêtir et de mieux
occuper ton frère. Je lui chercherai un état, je le prendrai à mon
service, si tu veux.
--Oh! merci, monsieur; jamais je ne souffrirai mon frère domestique;
nous sommes des enfants bien nés, nous sortons des artistes. Nous ne
le sommes pas, nous n'avons pas eu la chance d'apprendre, mais nous ne
voulons pas dépendre.
--Tu m'étonnes de plus en plus; voyons, de quoi as-tu envie?
--De m'en aller chez nous, monsieur; ne me barrez donc pas la porte!
Francia était piquée. Elle voulait réellement partir. Mourzakine, qui en
avait douté jusque-là, vit qu'elle était sincère, et cette résistance
inattendue enflamma sa fantaisie.
--Va-t'en donc, dit-il en ouvrant la porte, tu es une petite ingrate.
Comment! C'est là la pauvre enfant que j'ai empêchée de mourir et qui me
demande de lui rendre sa mère et son frère? le ferai, je l'ai promis:
mais je me rappellerai une chose, c'est que les Françaises n'ont pas de
coeur!
--Ah! ne dites pas cela de moi! s'écria Francia, subitement émue; pour
de la reconnaissance, j'en ai, et de l'amitié aussi! Comment n'en
aurais-je pas! Mais ce n'est pas une raison...
--Si fait, c'est une raison. Il ne doit pas y en avoir d'autre pour toi,
puisque du ne consultes en toute chose que ton coeur!
--Mon coeur, je vous l'ai donné, le jour où vous m'avez mis un morceau
de pain dans la bouche, puisque je me suis toujours souvenue de vous et
que j'ai conservé votre figure gravée comme un portrait dans mes yeux.
Quand on m'a dit: «Viens voir, voilà les Russes qui défilent dans le
faubourg,» j'ai eu de la peine et de la honte, vous comprenez! On aime
son pays quand on a tout souffert pour le revoir; mais je me suis
consolée en me disant:--«Peut-être vas-tu voir passer celui... Oh! je
vous ai reconnu tout de suite! Tout de suite, j'ai dit à Dodore:--C'est
lui, le voilà! encore plus beau, voilà tout; c'est quelque grand
personnage!--Vrai, ça m'avait monté la tête et j'ai eu la bêtise de le
dire «près devant Guzman; il tenait un fer à friser qu'il m'a jeté à la
figure... Heureusement il ne m'a pas touchée, il en aurait du regret
aujourd'hui.
--Ah! voilà les manières de cet aimable objet de ton amour! C'est
odieux, ma chère! Je te défends de le revoir. Tu m'appartiens, puisque
tu m'aimes. Moi, je jure de te bien traiter et de te laisser une
position en quittant la France. Je peux même t'emmener, si tu t'attaches
à moi.
--Vous n'êtes donc pas marié?
--Je suis libre et très-disposé à te chérir, mon petit oiseau voyageur.
Puisque tu connais mon pays, que dirais-tu d'une petite boutique bien
gentille à Moscou?
--Puisqu'on l'a brûlé, Moscou!
--Il est déjà rebâti, va, et plus beau qu'auparavant.
--J'aimais bien ce pays-là! nous étions heureux! mais j'aime encore
mieux mon Paris. Vous n'êtes pas pour y rester. Ce serait malheureux de
m'attacher à vous pour vous perdre tout à coup!
--Nous resterons peut-être longtemps, jusqu'à la signature de la paix.
--Longtemps, ça n'est pas assez. Moi, quand je me mets à aimer, je veux
pouvoir croire que c'est pour toujours; autrement je ne pourrais pas
aimer!
--Drôle de fille! Vraiment tu crois que tu aimeras toujours ton
perruquier?
--Je l'ai cru quand je l'ai écouté. Il me promettait le bonheur, lui
aussi. Ils promettent tous d'être bons et fidèles.
--Et il n'est ni fidèle, ni bon?
--Je ne veux pas me plaindre de lui; je ne suis pas venue ici pour ça!
--Mais ton pauvre coeur s'en plaint malgré lui. Allons, tu ne l'aimes
plus que par devoir, comme on aime un mauvais mari, et comme il n'est
pas ton mari, tu as le droit de le quitter.
Francia, qui ne raisonnait guère, trouva le raisonnement du prince
très-fort et ne sut y répondre. Il lui semblait qu'il avait raison et
qu'il lui révélait le dégoût qui s'était fait en elle depuis longtemps
déjà. Mourzakine vit qu'il l'avait à demi persuadée et, lui prenant les
deux mains dans une des siennes, il voulut lui ôter son petit châle bleu
qu'elle tenait serré autour de sa taille, habitude qu'elle avait prise
depuis qu'elle possédait ce précieux tissu français imprimé, qui valait
bien dix francs.
--Ne m'abîmez pas mon châle! s'écria-t-elle naïvement, je n'ai que
celui-là.
--Il est affreux! dit Mourzakine en le lui arrachant. Je te donnerai un
vrai cachemire de l'Inde; quelle jolie petite taille tu as! Tu es menue,
mais _faite au tour_, ma belle, comme ta mère, absolument!
Aucun compliment ne pouvait flatter davantage la pauvre fille, et le
souvenir de sa mère, invoqué assez adroitement par le prince, la disposa
à un nouvel accès de sympathie pour lui.
--Écoutez! lui dit-elle, faites-la-moi retrouver, et je vous jure...
--Quoi? que me jures-tu? dit Mourzakine en baisant les petits cheveux
noirs qui frisottaient sur son cou brun.
--Je vous jure... dit-elle en se dégageant.
Un coup discrètement frappé à la porte força le prince à se calmer. Il
alla ouvrir: c'était Mozdar. Il avait parlé à l'officier du poste; tous
les gens arrêtés dans la soirée avaient déjà été remis à la police
française. Théodore n'était donc plus dans les mains des Russes et sa
soeur pouvait se tranquilliser.
--Ah! s'écria-t-elle en joignant les mains, il est sauvé! Vous êtes le
bon Dieu, vous, et je vous remercie!
Mourzakine en lui traduisant le rapport du cosaque, s'était attribué
le mérite du résultat, en se gardant bien de dire que son ordre était
arrivé après coup.
Elle baisa les mains du prince, reprit son châle et voulut partir.
--C'est impossible, répondit-il en refermant la porte sur le nez de
Mozdar sans lui donner aucun ordre. Il te faut une voiture. Je t'en
envoie chercher une.
--Ce sera bien long, mon prince; dans ce quartier-ci, à deux heures du
matin, on n'en trouvera pas.
--Eh bien! je te reconduirai moi-même à pied; mais rien ne presse. Il
faut que tu me jures de quitter ton sot amant.
--Non, je ne veux pas vous jurer ça. Je n'ai jamais quitté une personne
par préférence pour une autre; je ne me dégage que quand on m'y oblige
absolument, et je n'en suis pas là avec Guzman.
--Guzman! s'écria Mourzakine en éclatant de rire, il s'appelle Guzman!
--Est-ce que ce n'est pas un joli nom? dit Francia interdite.
--Guzman, ou le _Pied de mouton_! reprit-il riant toujours, on nous
a parlé de ça là-bas. Je sais la chanson: _Guzman ne connaît pas
d'obstacles._
--Eh bien! oui, après? _Le Pied de mouton _n'est pas une vilaine pièce
et la chanson est très-bien. Il ne faut pas vous moquer comme ça!
--Ah! tu m'ennuies, à la fin dit Mourzakine, qui entrait dans un
paroxysme insurmontable; c'est trop de subtilités de conscience et cela
n'a pas le sens commun! Tu m'aimes, je le vois bien, je t'aime aussi,
je le sens; oui, je t'aime, ta petite âme me plaît comme tout ton petit
être. Il m'a plu, il m'a été au coeur lorsque tu étais une pauvre enfant
presque morte; tu m'as frappé. Si j'avais su que tu avais déjà quinze
ans!... Mais j'ai cru que tu n'en avais que douze! A présent te voilà
dans l'âge d'aimer une bonne fois, et que ce soit pour toute la vie si
tu veux! Si tu crois ça possible, moi, je ne demande pas mieux que de le
croire en te le jurant. Voyons, je te le jure, crois-moi, je t'aime!
Le lendemain, Francia était assise sur son petit lit, dans sa pauvre
chambre du faubourg Saint-Martin. Neuf heures sonnaient à la paroisse,
et ne s'étant ni couchée, ni levée, elle ne songeait pas à ouvrir ses
fenêtres et à déjeuner. Elle n'était rentrée qu'a cinq heures du matin;
Valentin l'avait ramenée, et elle avait réussi à se faire ouvrir sans
être vue de personne, Dodore n'était pas rentré du tout. Elle était donc
la depuis quatre grandes heures, plongée dans de vagues rêveries, et
tout un monde nouveau se déroulait devant elle.
Elle ne ressentait ni chagrin, ni fatigue; elle vivait dans une sorte
d'extase et n'eût pu dire si elle était heureuse ou seulement éblouie.
Ce beau prince lui avait juré de l'aimer toujours, et en la quittant
il le lui avait répété d'un air et d'un ton si convaincus, qu'elle se
laissait aller à le croire. Un prince! Elle se souvenait assez de la
Russie pour savoir qu'il y a tant de princes dans ce pays-là que ce
titre n'est pas une distinction aussi haute qu'on le croit chez nous.
Ces princes qui tirent leur origine des régions caucasiques ont eu
parfois pour tout patrimoine une tente, de belles armes, un bon cheval,
un maigre troupeau et quelques serviteurs, moitié bergers, moitié
bandits. N'importe; en France, le titre de prince reprenait son prestige
aux yeux de la Parisienne, et le luxe relatif où campait pour le moment
Mourzakine, riche en tout des deux cents louis donnés par son oncle,
n'avait pas pour elle d'échelle de comparaison. C'était dans son
imagination un prince des contes de fées, et il était si beau! Elle
n'avait pas songé à lui plaire, elle s'en-était même défendue. Elle
avait bien résolu, en allant chez lui, de n'être pas légère, et elle
pensait avoir mis beaucoup de prudence et de sincérité à se défendre.
Pouvait-elle résister jusqu'à faire de la peine à un homme à qui elle
devait la vie, celle de son frère, et peut-être le prochain retour de sa
mère? Et cela, pour ne pas offenser M. Guzman, qui la battait et ne lui
était pas fidèle!
D'où vient donc qu'elle avait comme des remords? Ce n'est pas qu'elle
eût une peur immédiate de Guzman: il ne venait jamais dans la matinée et
il ne pouvait pas savoir qu'elle était rentrée si tard. Le portier seul
s'en était aperçu et il la protégeait par haine du perruquier, qui
l'avait blessé dans son amour-propre. Francia tenait énormément à sa
réputation. Sa réputation! elle s'étendait peut-être à une centaine de
personnes du quartier qui la connaissaient de vue ou de nom. N'importe,
il n'y a pas de petit horizon, comme il n'y a pas de petit pays. Elle
avait toujours fait dire d'elle qu'elle était sincère, désintéressée,
fidèle à ses piètres amants; elle ne voulait point passer pour une fille
qui se vend et elle cherchait le moyen de faire accepter la vérité sans
perdre de sa considération; mais ses réflexions n'avaient pas de suite,
l'enivrement de son cerveau dissipait ses craintes: elle revoyait le
beau prince à ses pieds, et pour la première fois de sa vie elle était
accessible à la vanité sans chercher à s'en défendre, prenant cette
ivresse nouvelle pour un genre d'amour enthousiaste qu'elle n'avait
jamais ressenti. Enfin l'arrivée de Théodore vint l'arracher à ses
contemplations.
--Pas plus habillée que ça? lui dit-il en la voyant en jupe et en
camisole, les cheveux encore dénoués. Qu'est-ce qu'il y a donc?
--Et toi? Tu rentres à des neuf heures du matin quand je t'attends
depuis...
--Tu sais bien que j'ai été arrêté par ces tamerlans du boulevard! T'as
donc pas vu?
--Tu as été mis en liberté au bout d'une heure!
--Comment sais-tu ça!
--Je le sais!
--C'est vrai; mais j'avais encore vingt sous de Guzman dans ma poche...
Fallait bien faire un peu la noce après? Vas-tu te fâcher?
--Ecoute, Dodore, tu ne recevras plus rien de Guzman; il faut t'arranger
pour ça.
--Parce que?
--Je t'avais déjà défendu...
--J'ai pas désobéi. Ce qu'il m'avait donné hier, c'était pour te
régaler, puisqu'il ne pouvait pas venir lui-même; eh bien! j'avais
encore vingt sous, je me suis amusé avec. Voilà-t-il pas!
--Il faudra lui rendre ça. C'est bien assez qu'il paye notre loyer, ce
qui me permet d'épargner de quoi t'empêcher d'aller tout nu.
--Jolie épargne! Tous tes bijoux sont lavés; tu es bien bête de rester
avec Guguz! Il est joli homme, je ne dis pas, et il est amusant quand
il chante; mais il est panne, vois-tu, et il n'a pas que toi! Un de ces
jours, il faudra bien qu'il te lâche, et tu ferais mieux...
--De quoi? qu'est-ce qui serait mieux?
--D'avoir un mari pour de bon, quand ça ne serait qu'un ouvrier! J'en
sais plus d'un dans le quartier qui en tiendrait pour toi, si tu
voulais.
--Tu parles comme un enfant que tu es. Est-ce que je peux me marier?
--A cause?... Je ne suis plus enfant, moi; comme disait Guguz l'autre
jour, je ne l'ai jamais été. Y a pas d'enfants sur le pavé de Paris: à
cinq ans, on en sait aussi long qu'à vingt-cinq. Faut donc pas faire de
grimaces pour causer... Nous n'avons jamais parlé de ça tous les deux,
ça ne servait de rien; mois voilà que tu me dis qu'il ne faut plus
prendre l'argent à Guzman. Tu as raison, et moi je te dis qu'il ne faut
plus en recevoir non plus, toi qui parles! Je dis qu'il faut le quitter,
et prendre un camarade à la mairie. Y a le neveu au père Moynet,
Antoine, de chez le ferblantier, qui a de quoi s'établir et qui te
trouve à son goût. Il sait de quoi il retourne; mais il a dit devant moi
à son oncle:--«Ça ne fait rien; avec une autre, j'y regarderais, mais
avec elle...--Et le père Moynet a répondu:--T'as raison! Si elle a
péché, c'est ma faute, j'aurais dû la surveiller mieux. J'ai pas eu le
temps; mais c'est égal, celle-là c'est pas comme une autre; ce qu'elle
promettra, elle le tiendra.» Voyons, faut dire oui, Francia!
--Je dis non! pas possible! Antoine! Un bon garçon, mais si vilain! Un
ouvrier comme ça! C'est honnête, mais ça manque de propreté,... c'est
brutal... Non! pas possible!
--C'est ça! il te faut des perruquiers qui sentent bon, ou des princes!
Francia frissonna; puis, prenant son parti:
--Eh bien! oui, dit-elle, il me faut des princes, et j'en aurai quand je
voudrai.
Dodore, surpris de son aplomb, en fut ébloui d'abord. L'accès de fierté
patriotique qu'il avait eu la veille, et qui l'avait exalté durant la
nuit au cabaret, se dissipa un instant. Ses yeux éteints s'arrondirent
et il crut faire acte d'héroïsme en répondant:
--Des princes, c'est gentil, pourvu qu'ils ne soient pas étrangers.
--Ne revenons pas là-dessus, lui dit Francia. Nous n'avons pas de temps
à perdre à nous disputer. Il faut nous en aller d'ici. On doit venir
me prendre à midi et payer le loyer échu. J'emporte mes nippes et les
tiennes. Tu resteras seulement pour dire à Guzman: «--Ma soeur est
partie, vous ne la reverrez plus. Je ne sais pas où elle est; elle vous
laisse le châle bleu et la parure d'acier que vous lui avez donnés...
Voilà.»
--C'est arrangé comme ça? dit Théodore stupéfait... Alors tu me plantes
là aussi, moi? Deviens ce que tu pourras? Et allez donc! Va comme je te
pousse!
--Tu sais bien que non, Dodore, tu sais bien que je n'ai que toi. Voilà
quatre francs, c'est toute ma bourse aujourd'hui; mais c'est de quoi
ne pas jeûner et ne pas coucher dehors. Demain ou après-demain au plus
tard, tu trouveras de mes nouvelles; une lettre pour toi chez papa
Moynet, et, où je serai, tu viendras.
--Tu ne veux pas me dire où?
--Non, tu pourras sans mentir jurer à Guzman que tu ne sais pas où je
suis.
--Et dans le quartier, qu'est-ce qu'il faudra dire? Guguz va faire un
sabbat!...
--Je m'y attends bien! Tu diras que tu ne sais pas!
--Écoute, _Fafa_, dit le gamin, après avoir tiraillé les trois poils de
ses favoris naissants, ça ne se peut pas, tout ca! Je vois bien que
tu vas être heureuse, et que tu ne veux pas m'abandonner; mais les
bonheurs, ça ne dure pas, et quand nous voudrons revenir dans le
quartier, faudra changer toute notre société pour une autre; moi, je
vais avec les ouvriers honnêtes, on ne m'y moleste pas trop. On me
reproche de ne rien faire, mais on me dit encore:--Travaille donc! te
v'là en âge. T'auras pas toujours ta soeur! et d'ailleurs, ta soeur,
elle ne fera pas fortune, elle vaut mieux que ça!... «T'entends bien,
Fafa? quand on ne te verra plus, ça sera rasé, et, si on me revoit bien
habillé avec de l'argent dans ma poche, on me renverra avec ceux qu'on
méprise, et dame!... il faudra bien descendre dans la société. Tu ne
veux pas de ça, pas vrai? Il ne vaut pas grand'chose, ton Dodore; mais
il vaut mieux que rien du tout!»
Francia cacha sa figure dans ses mains, et fondit en larmes. La vie
sociale se déroulait devant elle pour la première fois. La vitalité
de sa propre conscience faisait un grand effort pour se dégager sous
l'influence inattendue de ce frère avili jusque-là par elle, à l'insu de
l'un et de l'autre, qui allait l'être davantage et sciemment.
--Tu vaux mieux que moi, lui dit-elle. Nous avons encore de l'honnêteté
à garder, et, si nous nous en allons dans un autre endroit, nous ne
connaîtrons pas une personne pour nous dire bonjour en passant; mais
qu'est-ce que nous pouvons faire? Je ne dois pas rester avec Guzman et
je ne veux rien garder de lui.
--Tu ne l'aimes plus!
--Non, plus du tout.
--Ne peux-tu pas patienter?
--Non, il faudrait le tromper. Je ne peux pas!
--Eh bien, ne le trompe pas. Dis-lui que c'est fini, que tu veux te
marier.
--Je mentirais et il ne me croirait pas. Pense au train qu'il va faire!
Ça nous fera bien plus de tort que de nous sauver!
--Il ne t'aime déjà pas tant! Dis-lui que tu sais ses allures, mets-le
à la porte, je t'aiderai. Je ne le crains pas, va, j'en mangerais dix
comme lui!
--Il criera qu'il est chez lui, qu'il paie le logis, que c'est lui qui
nous chasse!
--Tu n'as donc pas de quoi le payer, ce satané loyer, lui jeter son
argent à la figure, quoi!
--J'ai quatre francs, je te l'ai dit. Je ne reçois jamais d'argent de
lui; ça me répugne. Il me donne tous les jours pour le dîner puisqu'il
dîne avec nous; le matin, nous mangeons les restes, toi et moi.
--Ah! s'écria Dodore en serrant les poings, si j'avais pensé! Je
prendrai un état, Fafa, vrai! Je vais me mettre à n'importe quelle
pioche! Faut travailler, faut pas dépendre comme ça!
--Quand je te le disais! Tu voyais bien qu'à coudre chez nous des gilets
de flanelle dans la journée, je ne pouvais pas gagner plus de six sous;
avec ça, je ne pouvais pas t'élever et vivre sans mendier. Les amoureux
sont venus me dire:--«Ne travaille donc pas, tu es trop jolie pour
veiller si tard, et d'ailleurs, tu auras beau faire, ça ne te sauvera
pas.» Je les ai écoutés, croyant que l'amitié empocherait la honte, et
nous voilà!
--Faut que ça finisse, s'écria Dodore; c'est à cause de moi que ça
t'arrive! faut en finir! Je vas chercher Antoine! Il paiera tout, il te
conduira quelque part d'où tu ne sortiras que pour l'épouser!
Antoine adorait Francia; elle était son rêve, son idéal. Il lui
pardonnait tout, il était prêt à la protéger, à la sauver. Elle le
savait bien. Il ne le lui avait dit que par ses regards et son trouble
en la rencontrant; mais c'était un être inculte. Il savait à peine
signer son nom. Il ne pouvait pas dire un mot sans jurer, il portait une
blouse, il avait les mains larges, noires et velues jusqu'au bout des
doigts. Il faisait sa barbe une fois par semaine, il semblait affreux à
Francia, et l'idée de lui appartenir la révoltait.
--Si tu veux que je me tue, s'écria-t-elle en allant éperdue vers la
fenêtre, va chercher cet homme-là!
Il fallait pourtant prendre un parti, et toute solution semblait
impossible, lorsqu'on sonna discrètement à la porte.
--N'aie pas peur! dit Théodore à sa soeur, ça n'est pas Guzman qui sonne
si doux que ça.
Il alla ouvrir et M. Valentin apparut. Il apportait une lettre de
Mourzakine ainsi conçue:
«Puisque tu es si craintive, mon cher petit oiseau bleu, j'ai trouvé
moyen de tout arranger. M. Valentin t'en fera part, aie confiance en
lui.»
--Quel moyen le prince a-t-il donc trouvé? dit Francia en s'adressant à
Valentin.
--Le prince n'a rien trouvé du tout, répondit Valentin avec le sourire
d'un homme supérieur: il m'a raconté votre histoire et fait connaître
vos scrupules. J'ai trouvé un arrangement bien simple. Je vais dire à
votre propriétaire et dans le café d'en bas que votre mère est revenue
de Russie, que vous partez pour aller au-devant d'elle à la frontière et
que c'est elle qui vous envoie de l'argent. Soyez tranquille; mais
allez vite, le fiacre n° 182 est devant la Porte Saint-Martin, et il a
l'adresse du prince, qui vous attend.
--Partons! dit Francia en prenant le bras de son frère. Tu vois comme le
prince est bon; il nous sauve la vie et l'honneur!
Dodore, étourdi, se laissa emmener. Sa morale était de trop fraîche date
pour résister davantage. Ils évitèrent de passer devant l'estaminet,
bien que le coeur de Francia se serrât à l'idée de quitter ainsi
son vieil ami Moynet; mais il l'eût peut-être retenue de force. Ils
trouvèrent le fiacre, qui les conduisit au faubourg Saint-Germain;
Mozdar les reçut et les fit monter dans le pavillon occupé par
Mourzakine. Il y avait à l'étage le plus élevé un petit appartement que
Valentin louait au prince moyennant un louis de plus par jour, et qui
prenait vue sur le grand terrain où se réunissaient les jardins des
hôtels environnants, celui de l'hôtel de Thièvre compris.
--Excusez! dit Dodore en parcourant les trois chambres, nous voilà donc
passés princes pour de bon!
Une heure après, Valentin arrivait avec un carton et un ballot; il
apportait à Francia et à Théodore les pauvres effets qu'ils avaient
laissés dans leur appartement du faubourg.
--Tout est arrangé, leur dit-il. J'ai payé votre loyer et vous ne devez
rien à personne. J'ai renvoyé à M. Guzman Lebeau les objets que vous
vouliez lui restituer. J'ai dit à votre ami Moynet ce qui était convenu.
Il n'a pas été trop surpris; il a paru seulement chagrin de n'avoir pas
reçu vos adieux.
Deux grosses larmes tombèrent des yeux de Francia.
--Tranquillisez-vous, reprit Valentin; il ne vous fait pas de reproche.
J'ai tout mis sur mon compte. Je lui ai dit que vous deviez prendre la
diligence pour Strasbourg à une heure et que vous n'aviez pas eu une
minute à perdre pour ne pas manquer la voiture. Il m'a demandé mon nom.
Je lui ai dit un nom en l'air et j'ai promis d'aller lui donner de vos
nouvelles. Je l'ai laissé tranquille et joyeux.
Dodore admira Valentin et ne put s'empêcher de frapper dans ses mains en
faisant une pirouette.
--Le jeune homme est content? dit Valentin en clignotant; à présent, il
faut songer à lui donner de l'occupation. Le prince désire qu'on ne le
voie pas vaguer aux alentours. Je l'enverrai à un de mes amis qui a une
entreprise de roulage hors Paris. Sait-il écrire?
--Pas trop, dit Francia.
--Mais il sait lire?
--Oui, assez bien. C'est moi qui lui ai appris. S'il voulait, il
apprendrait tout! Il n'est pas sot, allez!
--Il fera les commissions, et peu à peu il se mettra aux écritures;
c'est son affaire de s'instruire. Plus on est instruit, plus on gagne.
Il sera logé et nourri en attendant qu'il fasse preuve de bonne volonté,
et on lui donnera quelque chose pour s'habiller. Voici l'adresse et une
lettre pour le patron. Quant à vous, ma chère enfant, vous êtes libre de
sortir; mais, comme vous désirez rester cachée, ma femme vous apportera
vos repas, et, si vous vous ennuyez d'être seule, elle viendra tricoter
auprès de vous. Elle ne manque pas d'esprit, sa société est agréable.
Vous pourrez prendre l'air au jardin le matin de bonne heure et le soir
aussi; soyez tranquille, vous ne manquerez de rien et je suis tout à
votre service.
Ayant ainsi réglé l'existence des deux enfants confiés à ses soins
éclairés, M. Valentin se retira sans dire à Francia, qui n'osa pas le
lui demander, quand elle reverrait le prince.
--Eh bien! te voilà content? dit-elle à son frère. Tu voulais
travailler,... tu vas te faire un état!
--Bien sûr, que je veux travailler! répondit-il en frappant du pied d'un
air résolu. Je suis content de ne rien devoir aux autres. Il y a assez
longtemps que ça dure. Alors, je m'en vais, je prends un col blanc pour
avoir une tenue présentable, un air comme il faut, et mes souliers
neufs, puisqu'il y aura des courses à faire. Quand j'aurai besoin
d'autre chose, je viendrai le chercher. Adieu, Fafa; je te laisse
heureuse, j'espère!... D'ailleurs je reviendrai te voir.
--Tu t'en vas comme ça, tout de suite? dit Francia, dont le coeur se
serra à l'idée de rester seule.
Elle n'était pas bien sûre de la fermeté de résolution de son frère.
Habituée à le surveiller autant que possible, à le gronder quand il
rentrait tard, elle l'avait empêché d'arriver au désordre absolu.
N'allait-il pas y tomber maintenant qu'il ne craindrait plus ses
reproches?
--Qu'est-ce que tu veux que je fasse ici? répondit-il le coeur
gros; c'est joli, ici, c'est cossu même. J'y serais trop bien, je
m'ennuierais, je serais comme un oiseau en cage. Il faut que je trotte,
moi, que j'avale de l'air, que je voie des figures! Celle de ton prince
ne me va guère, et la mienne ne lui va pas du tout. Et puis, c'est un
étranger, un _coalisé_! Tu auras beau dire..., ça me remue le sang.
--C'est un ennemi, j'en conviens, dit Francia; mais sans lui tu ne
m'aurais pas, et sans lui nous n'aurions pas de chance de retrouver
notre mère.
--Eh bien! si on la retrouve, ça changera! Elle sera malheureuse, on
travaillera pour la nourrir. Je m'en vais travailler!
--Vrai?
--Quand je te le dis!
--Tu m'as promis si souvent!
--A présent, c'est pour de vrai, faut bien, à moins d'être méprisé!
--Allons, va! et embrasse-moi!
--Non, dit le gamin en enfonçant sa casquette sur ses yeux; faut pas
s'attendrir, c'est des bêtises!
Il sortit résolument, se mit à courir jusqu'au bout de la rue, s'arrêta
un moment, étouffé par les sanglots, et reprit sa course jusqu'à
Vaugirard, où il se mit à la disposition du patron à qui M. Valentin le
recommandait.
Francia pleurait de son côté; mais elle prit courage en se disant:
--Sans tout cela, il ne serait pas encore décidé à se ranger, il
se serait peut-être perdu! Si Dieu veut qu'il tienne parole, je ne
regretterai pas ce que j'ai fait.
Elle le regrettait pourtant sans vouloir se l'avouer. Sa pauvre petite
existence était bouleversée. Elle quittait pour toujours son petit coin
de Paris où elle était plus aimée que jugée dans un certain milieu
d'honnêtes gens; elle y avait attiré plus d'attention que ne le
comportait sa mince position.
Une enfant de quinze ans échappée aux horreurs de la retraite de Russie
et au désastre de la Bérézina, jolie, douce, modeste dans ses manières,
assez fière pour n'implorer personne, assez dévouée pour se charger de
son frère, ce n'était pas la première venue, et si on lui reprochait
d'avoir des liaisons irrégulières, on l'excusait en voyant qu'elle ne
voulait être à charge à personne.
L'égoïsme réclame toujours sa part dans les jugements humains. On
repousse une mendiante qui vous dit:
--Donnez-moi pour que je ne sois pas forcée de me donner.
Et on a raison jusqu'à un certain point, car beaucoup exploitent
lâchement cette prétendue répugnance à l'avilissement. On aime mieux que
l'innocence succombe fièrement sans demander conseil, et qu'elle porte
sans se plaindre la fatalité du destin.
Francia laissait donc derrière elle un groupe qu'elle appelait _le
monde_, et qui était le sien. Elle se trouvait seule, ayant pour tout
appui un étranger qui promettait de l'aimer, pour toute relation un
inconnu, ce Valentin, dont la perversité, voilée sous un air suffisant,
lui inspirait déjà une vague méfiance. Elle regarda son joli appartement
sans trop se demander si dans quelques jours les alliés ne quitteraient
point Paris, et ce qu'elle deviendrait, si Mourzakine l'abandonnait.
Cette prévision ne lui vint pas plus à l'esprit qu'elle n'était venue à
Théodore. Elle défit ses paquets, rangea ses bardes dans les armoires,
se fit belle et se regarda dans une psyché en acajou qui avait pour
pieds des griffes de lion en bronze doré. Elle admira le luxe relatif
que lui procurait son beau prince, les affreux meubles plaqués de
l'époque, les rideaux de mousseline à mille plis drapés _à l'antique_,
les vases d'albâtre avec des jacynthes artificielles sous verre, le sofa
bleu à crépines orange, la petite pendule représentant un Amour avec un
doigt sur les lèvres; mais elle plaça sous ses yeux les quelques chétifs
bibelots que Valentin lui avait apportés de chez elle, bien que, par
leur pauvreté vulgaire, ils fissent tache dans son nouveau logement.
Ensuite elle se mit à la fenêtre pour admirer le beau jardin et les
grands arbres; mais elle le trouva triste en se rappelant les laides
mansardes et les toits noirs qu'elle avait l'habitude de contempler.
Elle chercha sur sa fenêtre le pot de réséda qu'elle arrosait soir et
matin.
--Ah! mon Dieu, dit-elle, ce Valentin a laissé là-bas le réséda!
Et elle se remit à pleurer sur cet ensemble de choses à jamais perdues,
dont la valeur lui devenait inappréciable, car il représentait des
habitudes, des souvenirs et des sympathies qu'elle ne devait plus
retrouver.
Que faisait Mourzakine pendant que le complaisant Valentin procédait à
l'installation de sa maîtresse dans les conditions les plus favorables à
leurs secrets rapports? Il était en train d'endormir les soupçons de son
oncle. Ogokskoï avait revu madame de Thièvre à l'Opéra dans tout l'éclat
de sa plantureuse beauté, il avait été la saluer dans sa loge: elle
avait été charmante pour lui. Sérieusement épris d'elle, il était résolu
à ne rien épargner pour supplanter son neveu. Mourzakine, sans renoncer
à la belle Française, voulait paraître céder le pas à l'oncle dont il
dépendait absolument.
--Vous avez, lui dit-il, consommé ma disgrâce hier à l'Opéra. Ma belle
hôtesse n'a plus un regard pour moi, et pour m'en consoler je me suis
jeté dans une moindre, mais plus facile aventure. J'ai pris chez
moi _une petite_; ce n'est pas grand'chose, mais c'est parisien,
c'est-à-dire coquet, gentil, propret et drôle; vous me garderez
pourtant le secret là-dessus, mon bon oncle? Madame de Thièvre, qui est
passablement femme, me mépriserait trop, si elle savait que j'ai si vite
cherché à me consoler de ses rigueurs.
--Sois tranquille, Diomiditch, répondit Ogokskoï d'un ton qui fit
comprendre à Mourzakine qu'il comptait le trahir au plus vite.
C'est tout ce que désirait ce prince sauvage, doublé d'un courtisan
rusé. Madame de Thièvre était déjà prévenue; elle savait ce qu'il avait
plu à Mourzakine de lui confier. Francia, selon lui, était une pauvre
fille assez laide dont il avait pitié et à laquelle il devait un appui,
puisque, dans une charge de cavalerie, il avait «eu le malheur d'écraser
sa mère.» Il l'avait logée dans sa maison en attendant qu'il pût lui
procurer quelque ouvrage un peu lucratif. Il avait arrangé et débité
ce roman avec tant de facilité, il avait tant de charme et d'aisance à
mentir, que madame de Thièvre, touchée de sa sincérité et flattée de sa
confiance, avait promis de s'intéresser à sa protégée; et puis, elle
comprit que ce hasard amenait une combinaison favorable à la passion de
Mourzakine pour elle en détournant les soupçons de l'oncle Ogokskoï.
Elle se prêtait donc maintenant à cette lâcheté qui l'avait d'abord
indignée: elle était secrètement vaincue. Elle ne voulait pas se
l'avouer; mais elle se laissait aller, avec une alternative d'agitation
et de langueur, à tout ce qui pouvait assurer sa défaite sans
compromettre le prince.
Quant à lui, ce n'était plus en un jour qu'il espérait désormais
triompher d'elle. Il craignait un retour de dépit et de fierté, s'il
brusquait les choses. Il se donnait une semaine pour la convaincre, il
pouvait prendre patience: Francia lui plaisait réellement.
Le soir, en soupant avec elle dans sa petite chambre, il se mit à
l'aimer tout à fait. Il était capable d'aimer tout comme un autre, de
cet amour parfaitement égoïste qui se prodigue dans l'ivresse sauf
à s'éteindre dans les difficultés ultérieures. Il est vrai que dans
l'ivresse il était charmant, tendre et ardent à la fois. La pauvre
Francia, après lui avoir naïvement avoué l'effroi et le chagrin de son
isolement, se mit à l'aimer de toute son âme et à lui demander pardon
d'avoir regretté quelque chose, quand elle n'eût dû que ressentir la
joie de lui appartenir.
--Tenez, lui disait-elle, je n'ai jamais su jusqu'à ce jour ce que c'est
qu'aimer. Regardez-moi, je n'invente pas cela pour vous faire plaisir!
En effet, ses yeux clairs et profonds, son sourire confiant et pur comme
celui de l'enfance, attestaient une sincérité complète. Mourzakine était
trop pénétrant, trop méfiant, pour s'y tromper. Il se sentait aimé pour
lui-même dans toute l'acceptation de ce terme banal qui avait été son
rêve, et qui devenait une rare certitude. Il se surprenait par moments
à ressentir, lui aussi, quelque chose de plus doux que le plaisir. Il
possédait une âme, et il étudiait avec surprise cette espèce de _petite
âme française_ qui lui parlait une langue nouvelle, langue incomplète et
vague qui ne se servait pas des mots tout faits à l'image des femmes du
monde, et qui était trop inspirée pour être élégante ou correcte.
Elle dormit deux heures, la tête sur son épaule, mais, avec le jour,
elle s'éveilla chantant comme les oiseaux. Elle n'était pas habituée à
ne pas voir lever le soleil. Elle avait besoin de marcher, de sortir, de
respirer. Ils montèrent en voiture, et elle le conduisit à Romainville,
qui était alors le rendez-vous des amants heureux. Le bois était encore
désert. Elle ramassa des violettes et en remplit le dolman bombé sur
la poitrine du prince tartare, puis elle les reprit pour les mettre
classiquement sur son coeur. Ils déjeunèrent d'oeufs frais et de
laitage. Elle était en même temps folâtre et attendrie; elle avait la
gaîté gracieuse et discrète, rien de vulgaire. Ils causaient beaucoup.
Les Russes sont bavards, les Parisiennes sont babillardes. Il était
étonné de pouvoir causer avec elle, qui ne savait rien, mais qui savait
tout, comme savent les gens de toute condition à Paris, par le perpétuel
ouï-dire de la vie d'expansion et de contact. Quel contraste avec les
peuples qui, n'ayant pas le droit de parler, perdent le besoin de
penser! Paris est le temple de vérité où l'on pense tout haut et où l'on
s'apprend les uns aux autres ce que l'on doit penser de tout. Mourzakine
était émerveillé et se demandait presque s'il n'avait pas mis la main
sur une nature d'exception. Il était tenté de le croire, surtout en
voyant la bonté de coeur qui caractérisait Francia. Sur quelque sujet
qu'il la mît, elle était toujours et tout naturellement dans le ton de
l'indulgence, du désintéressement, de la pitié compatissante. Cette
nuance particulière, elle la devait à ce qu'elle avait souffert et vu
souffrir dans une autre phase de sa vie.
--Eh quoi! lui disait-il dans la voiture en revenant, pas un mauvais
sentiment, pas d'envie pour les riches, pas de mépris pour les
coupables? Tu es toute douceur et toute simplicité, ma pauvre enfant, et
si les autres Françaises te ressemblent, vous êtes les meilleurs êtres
qu'il y ait au monde.
Il avait peu de service à faire et il prétendit en avoir un très-rude
pour se dispenser de paraître à l'hôtel de Thièvre. Il lui semblait
qu'il ne se plaisait plus avec personne autre que Francia, qu'il ne se
soucierait plus d'aucune femme. Il l'aima exclusivement pendant trois
jours. Pendant trois jours, elle fut si heureuse qu'elle oublia tout et
ne regretta rien. Il était tout pour elle; elle ne croyait pas qu'un
bonheur si grand ne dût pas être éternel. Tout à coup elle ne le vit
plus, et l'effroi s'empara d'elle. Un grand événement était survenu.
Napoléon, malgré l'acte d'abdication, venait de faire un mouvement de
Fontainebleau sur Paris. Il avait encore des forces disponibles, les
alliés ne s'étaient pas méfiés. Enivrés de leur facile conquête, ils
oubliaient dans les plaisirs de Paris que les hauteurs qui lui servaient
alors de défense naturelle n'étaient pas gardées. L'annonce de
l'approche de l'empereur les jeta dans une vive agitation. Des ordres
furent donnés à la hâte, on courut aux armes. Paris trembla d'être pris
entre deux feux. Mourzakine monta à cheval, et ne rentra ni le soir ni
le lendemain.
Pour rassurer Francia, Valentin lui apprit ce qui se passait. Ce fut
pour elle une terreur plus grande que celle de son infidélité, ce fut
l'effroi des dangers qu'il allait courir. Elle savait ce que c'est que
la guerre. Elle avait maintes fois vu comment une poignée de Français
traversait alors les masses ennemies, ou se repliait après en avoir fait
un carnage épouvantable.
-Ils vont me le tuer! s'écria-t-elle; ils vont reprendre Paris et ils ne
feront grâce à aucun Russe!
Elle se tordit les mains et fit peut-être des voeux pour l'ennemi. Elle
était dans cette angoisse, quand le soir son frère entra chez elle.
--Je viens te faire mes adieux, lui dit-il; ça va chauffer, Fafa,
et cette fois j'en suis! L'âge n'y fait rien. On va barricader les
barrières pour empêcher messieurs les ennemis d'y rentrer, aussitôt
qu'ils en seront tous sortis, et quand l'AUTRE leur aura flanqué une
peignée, nous serons là derrière pour les recevoir à coups de pierres,
avec des pioches, des pinces, tout ce qu'on aura sous la main. On
ira tous dans le faubourg, on n'a pas besoin d'ordres, on se passera
d'officiers, on fera ses affaires soi-même.
Il en dit long sur ce ton. Francia, les yeux agrandis par l'épouvante,
les mains crispées sur son genou, ne répondait rien: elle voyait déjà
morts les deux seuls êtres qui lui fussent chers, son frère et son
amant.
Elle chercha pourtant à retenir Théodore. Il se révolta.
--Tu voudrais me voir lâche? Tu ne te souviens déjà plus de ce que tu me
disais si souvent: Tu ne seras jamais un homme! Eh bien! m'y voilà, j'en
suis un. J'étais parti pour travailler; mais tous ceux qui travaillent
veulent se battre et je suis aussi bon qu'un autre pour taper dans une
bagarre. Y a pas besoin d'être grand et fort pour faire une presse; les
plus lestes, et j'en suis, sauteront en croupe des Cosaques et leur
planteront leur couteau dans la gorge. Les femmes en seront aussi: elles
entassent des pavés dans les maisons pour les jeter par la fenêtre;
qu'ils y viennent, on les attend!
Francia, restée seule, sentit que son cerveau se troublait. Elle
descendit au jardin et se promena sous les grands arbres sans savoir
où elle était: elle s'imaginait par moments entendre le canon; mais ce
n'était que l'afflux du sang au cerveau qui résonnait dans ses oreilles.
Paris était tranquille, tout devait se passer en luttes diplomatiques
et, après une dernière velléité de combat, Napoléon devait se résigner à
l'île d'Elbe.
Tout à coup Francia se trouva en face d'une femme grande, drapée dans un
châle blanc, qui se glissait dans le crépuscule et qui s'arrêta pour la
regarder; c'était madame de Thièvre, qui, connaissant les localités
et traversant le jardin de madame de S..., son amie absente, venait
s'informer de Mourzakine. Elle aussi était inquiète et agitée. Elle
voulait savoir s'il était rentré; elle avait déjà envoyé deux fois
Martin, et, n'osant plus lui montrer son angoisse, elle venait
elle-même, à la faveur des ombres du soir, regarder si le pavillon était
éclairé.
En voyant une femme seule dans ce jardin où personne du dehors ne
pénétrait, la marquise ne douta pas que ce ne fût la jeune protégée du
prince et elle n'hésita pas à l'arrêter en lui disant:
--Est-ce vous, mademoiselle Francia?
Et comme elle tardait à répondre, elle ajouta:
--Ce ne peut être que vous; n'ayez pas peur de me parler. Je suis
une proche parente du prince et je viens savoir si vous avez de ses
nouvelles.
Francia ne se méfia point et répondit qu'elle n'en avait pas. Elle
ajouta imprudemment qu'elle s'en tourmentait beaucoup et demanda si on
se battait aux barrières:
--Non, Dieu merci! dit la marquise; mais peut-être y a-t-il quelque
engagement plus loin. Vous n'êtes pas rassurée, je vois cela; vous êtes
très attachée au prince? N'en rougissez pas, je sais ce qu'il a fait
pour vous et je trouve que vous avez bien sujet d'être reconnaissante.
--Il vous a donc parlé de moi? dit Francia, stupéfaite.
--Il l'a bien fallu, puisque vous êtes venue lui parler chez moi. Je
devais bien savoir qui vous étiez!
--Chez vous?... Ah! oui, vous êtes la marquise de Thièvre. Il faut me
pardonner, madame, j'espérais,... à cause de ma mère...
--Oui, oui, je sais tout, mon cousin m'a donné tous les détails. Eh
bien! votre pauvre mère, il n'y a plus d'espoir, et c'est pour cela...
--Plus d'espoir? Il vous a dit qu'il n'y avait plus d'espoir?
--Il ne vous a donc pas dit la vérité, à vous?
--Il m'a dit qu'il écrirait, qu'on la retrouverait peut-être! Ah! mon
Dieu, il m'aurait donc trompée!
--Trompée? pourquoi vous tromperait-il?...
Madame de Thièvre fit cette interpellation d'un ton qui effraya la jeune
fille; elle baissa la tête et ne répondit pas: elle pressentait une
rivale.
--Répondez donc! reprit la marquise d'un ton plus âpre encore... Est-il
votre amant, oui ou non?
--Mais, madame, je ne sais pas de quel droit vous me questionnez comme
ça!
--Je n'ai aucun droit, dit madame de Thièvre en reprenant possession
d'elle-même et en mettant un sourire dans sa voix. Je m'intéresse à
vous, parce que vous êtes malheureuse, d'un malheur exceptionnel et
bizarre. Votre mère a été écrasée sous les pieds du cheval de Mourzakine
et c'est lui justement qui vous adopte et vous recueille! C'est tout un
roman cela, ma petite, et si l'amour s'en mêle,... ma foi, le dénoûment
est neuf, et je ne m'y serais pas attendue!
Francia ne dit pas une parole, ne fit pas entendre un soupir. Elle
s'enfuit comme si elle eût été mordue par un serpent, et laissant madame
de Thièvre étourdie de sa disparition soudaine, elle remonta dans sa
chambre, où elle se laissa tomber par terre et passa la nuit dans un
état de torpeur ou de délire dont elle ne put rien se rappeler le
lendemain.
Au demi-jour pourtant elle se traîna jusqu'à son lit, où elle s'endormit
et fit des rêves horribles. Elle voyait sa mère étendue sur la neige
et le pied du cheval de Mourzakine s'enfonçant dans son crâne, qu'il
emportait tout sanglant comme l'anneau d'une entrave. Ce n'était plus
qu'un informe débris; mais cela avait encore des yeux qui regardaient
Francia, et ces yeux effroyables, c'étaient tantôt ceux de sa mère et
tantôt ceux de Théodore.
III
Au milieu de ces rêves affreux, Francia s'éveilla en criant. Il faisait
grand jour. Madame Valentin l'entendit, entra chez elle, et voulut
savoir la cause de son agitation: Francia fit un effort pour lui
répondre; mais elle ne voulait pas se confier à cette femme, et madame
Valentin fut réduite à parler toute seule.
--Voyez-vous, ma chère enfant, lui disait-elle, si c'est parce que vous
craignez la guerre, vous avez tort; il n'y aura plus de guerre. Le tyran
sera mis dans une tour où on prépare une cage de fer. Nos bons alliés
sont en train de s'emparer de sa personne, et votre cher prince n'aura
pas une égratignure: les cartes me l'ont dit hier soir. Ah! vous l'aimez
bien, ce beau prince! Je comprends ça. Il vous aime aussi, à ce qu'il
paraît. M. Valentin me disait hier: C'est singulier comme ces Russes se
prennent d'amour pour nos petites Françaises! Ça ne ressemble pas du
tout aux fantaisies de notre ancien maître, qui avait fait arranger
l'appartement où vous voilà pour mener sans bruit ses petites affaires
de coeur. Eh bien! il en changeait comme de cravate, et il y tenait si
peu, si peu, qu'il oubliait quelquefois de renvoyer l'une pour faire
entrer l'autre. Alors, ça amenait des scènes, et même des batailles; il
y avait de quoi rire, allez! Mais le prince n'est pas si avancé que ça;
c'est un homme simple, capable de vous épouser, si vous avez l'esprit de
vous y prendre. Vous ne croyez pas? ajouta-t-elle en voyant tressaillir
Francia. Ah! dame, ce n'est pas tout à fait probable; pourtant on a vu
de ces choses-là. Tout dépend de l'esprit qu'on a, et je ne vous crois
pas sotte, vous! Vous avez l'air distingué, et des manières... comme une
vraie demoiselle. Quel malheur pour vous d'avoir écouté ce perruquier!
sans cela, voyez-vous, tout serait possible. Vous me direz que bien
d'autres ont fait fortune sans être épousées, c'est encore vrai. Le
prince parti, vous en retrouverez peut-être un autre de même qualité.
Ça fait très-bien d'avoir été aimée d'un prince, ça efface le passé, ça
vous fait remonter dans l'opinion des hommes. Allons, ne vous tourmentez
pas; M. Valentin connaît le beau monde, et si vous voulez vous fier
à lui, il est capable de vous donner de bons conseils et de bonnes
relations.
Madame Valentin bavardait plus que ne l'eût permis son prudent mari.
Francia ne voulait pas l'écouter; mais elle l'entendait malgré elle,
et la honte de se voir protégée et conseillée par de telles gens lui
faisait davantage sentir l'horreur de sa situation.
--Je veux m'en aller! s'écria-t-elle en sortant de son lit et en
essayant de s'habiller à la hâte; je ne dois pas rester ici!
Madame Valentin la crut prise de délire et la fit recoucher, ce qui ne
fut pas difficile, car les forces lui manquaient et la pâleur de la
mort était sur ses joues. Madame Valentin envoya son mari chercher un
médecin. Valentin amena un chirurgien qu'il connaissait pour avoir été
soigné par lui d'une plaie à la jambe, et qui exerçait la médecine,
depuis qu'estropié lui-même il n'était plus attaché effectivement à
l'armée. C'était un ancien élève et un ami dévoué de Larrey. Il avait la
bonté et la simplicité de son maître, et même il lui ressemblait un peu,
circonstance dont il était flatté. Aussi aidait-il à la ressemblance en
copiant son costume et sa coiffure; comme lui, il portait ses cheveux
noirs assez longs pour couvrir le collet de son habit. Comme lui, du
reste, il avait la figure pâle, le front pur, l'oeil vif et doux.
Francia s'y trompa au premier abord, car ses souvenirs étaient restés
assez nets, et, en le voyant auprès d'elle, elle s'écria en joignant les
mains:
--Ah! monsieur Larrey, je vous ai souvent vu là-bas!
--Où donc? répondit le docteur Faure, que l'erreur de Francia toucha
profondément.
--En Russie!
--Ce n'est pas moi, mon enfant, je n'y étais pas; mais j'y étais de
coeur avec _lui_! Voyons, quel mal avez-vous?
--Rien, monsieur, ce n'est rien, c'est le chagrin. J'ai eu des rêves, et
puis je me sens faible; mais je n'ai rien et je veux m'en aller d'ici.
--Vous voyez, docteur, dit la Valentin, elle déraisonne; elle est ici
chez elle et elle y est fort bien.
--Laissez-moi seule avec elle, dit le docteur. Vous paraissez
l'effrayer. Je n'ai pas besoin de vous pour savoir si elle a le délire.
La Valentin sortit.
--Monsieur le docteur, dit Francia recouvrant une vivacité fébrile, il
faut que vous m'aidiez à retourner chez nous! Je suis ici chez un homme
qui m'a tué ma mère!
Le docteur fronça légèrement le sourcil; l'étrange révélation de la
jeune fille ressemblait beaucoup à un accès de démence. Il lui toucha le
pouls; elle avait la fièvre, mais pas assez pour l'inquiéter. Il lui fit
boire un peu d'eau, l'engagea à se tenir calme un instant et l'observa;
puis, la questionnant avec ordre, laconisme et douceur, il fut frappé de
la lucidité et de la sincérité de ses réponses. Au bout de dix minutes,
il savait toute la vie de Francia, et se rendait un compte exact de sa
situation.
--Ma pauvre enfant, lui dit-il, il ne me paraît pas certain que ce
prince russe soit le meurtrier de votre mère. Vous avez pu être trompée
par une rivale, à l'effet de vous faire souffrir ou de rompre vos
relations avec son amant; mais je suis pour le proverbe _Dans le doute,
abstiens-toi!_ Vous ferez donc bien, dans quelques heures, ce soir,...
quand vous pourrez sortir sans inconvénient pour votre santé, de vous en
aller d'ici.
Francia fit un geste d'angoisse.
--Vous n'avez rien, je sais, reprit le docteur, et vous ne voulez plus
rien recevoir de ce prince. Moi, je ne suis pas riche, je suis même
pauvre; mais je connais de bonnes âmes qui, sans même savoir votre nom
et votre histoire, me donneront un secours suffisant pour vous permettre
d'aller loger ailleurs. Dame! après ça, il faudra bien essayer de
travailler!