--Mais, monsieur, je travaille! Voyez, mon ouvrage est là. J'ai des
pièces à finir et à renvoyer.
--Oui, dit le docteur, des gilets de flanelle! Je sais ce que ça
rapporte. Ce n'est pas assez; il faut entrer dans quelque hospice ou
dans tout autre établissement public pour travailler à la lingerie avec
des appointemens fixes. Je m'occuperai de vous. Si vous êtes courageuse
et sage, vous vous tirerez honnêtement d'affaire; sinon, je vous en
avertis, je vous abandonnerai. Je vois qu'en ce moment vous avez de
bonnes intentions; je vais vous mettre à même d'y donner suite. Tâchez
de dormir une heure, à présent que vous voyez le moyen de réparer votre
faute. Et puis vous vous lèverez, vous vous habillerez tout doucement,
et je viendrai vous prendre pour vous conduire au logement provisoire
que vous voudrez choisir. Il me faut deux ou trois jours au plus pour
vous caser.
Francia lui baisa les mains en le quittant. Elle était si pressée de
s'en aller qu'elle ne put dormir; elle se leva, réussit à se débarrasser
des obsessions de la Valentin, s'enferma et se mit à refaire ses
paquets, croyant à chaque instant entendre revenir le bon docteur
qui devait délivrer sa conscience au prix d'une aumône dont elle ne
rougissait plus.
A deux heures, elle entendit frapper à sa porte; elle y courut, ouvrit,
et se trouva dans les bras de Mourzakine qui, la saisissant comme une
proie, la couvrait de baisers.
--Laissez-moi! laissez-moi! s'écria-t-elle en se débattant; je vous
hais, je vous ai en horreur! Laissez-moi, vous avez le sang de ma mère
sur les mains, sur la figure; je vous déteste! ne me touchez pas, ou je
vous tuerai, moi!
Elle s'enfuit au fond de sa chambre, cherchant avec égarement le couteau
dont elle avait coupé son pain pour déjeuner. Valentin, entendant ses
cris, était monté.
--Prince, disait-il, ne l'approchez pas, c'est un transport au cerveau.
Je vous le disais bien, elle déraisonne depuis ce matin. Je l'ai
entendue dire au médecin qu'elle ne voulait pas rester chez un homme qui
avait tué sa mère; or je vous demande un peu...
--Allez-vous-en! flanquez-moi la paix, dit le prince en mettant Valentin
dehors et en s'enfermant avec Francia.
Puis, allant à elle, il ouvrit son dolman en lui présentant son
poignard:
--Tue-moi, si tu crois cela, lui dit-il; tu vois! c'est très-facile,
je ne t'en empêcherai pas. J'aime mieux la mort que ta haine; mais
auparavant dis-moi qui t'a fait ce lâche et stupide mensonge?
--Elle! votre autre maîtresse!
--Je n'ai pas d'autre maîtresse que toi.
--La marquise de Thièvre, votre prétendue cousine!
--Elle est fort peu ma cousine, et pas du tout ma maîtresse.
--Mais elle le sera!
--Non, si tu m'aimes! J'ai été un peu épris d'elle, le premier jour. Le
second jour, je t'ai vue; le troisième, je t'ai aimée: je ne peux plus
aimer que toi.
--Pourquoi dit-elle que vous avez tué...
--Pour t'éloigner de moi; elle est peut-être piquée, jalouse, que
sais-je? Elle a menti, elle a arrangé l'histoire de tes malheurs, qu'il
m'a bien fallu lui raconter le jour où tu es venue me parler chez elle;
mais je peux te jurer par mon amour et le tien que je n'étais pas à
l'endroit où tu as été blessée et où ta mère a péri!
--Elle a donc péri! Vous le saviez et vous me trompiez?
--Devais-je te mettre la mort dans l'âme quand tu conservais de
l'espérance? D'ailleurs est-on jamais absolument sûr d'un fait de cette
nature? Mozdar a vu tomber ta mère; mais il ne sait pas, il ne peut pas
savoir si elle n'a pas été relevée vivante encore, comme tu l'étais
après l'affaire. J'ai écrit, nous saurons tout. Je ne t'ai jamais dit
de compter sur un bon résultat; mais tu dois savoir que je suis humain,
puisque je t'ai sauvée, toi! Francia sentit tomber sa fièvre et sa
colère.
--C'est égal, dit elle, je veux m'en aller, le docteur l'a dit: «--Dans
le doute, abstiens-toi!»
--Quel docteur? de quel âne me parles-tu? as-tu fait la folie de te
confier à quelqu'un?
--Oui, dit Francia, j'ai tout raconté à un très-brave monsieur, un
ami du docteur Larrey que madame Valentin m'a amené. Il va venir me
chercher.
Pressée par les questions de Mourzakine, elle raconta son entretien avec
M. Faure.
--Et tu crois, s'écria le prince, que je te permettrai de me quitter
avec l'aumône des âmes charitables du quartier? Toi, si fière, tu
passerais à l'état de mendiante? Non! voilà un billet de banque que je
mets sous ce flambeau. Quand tu voudras partir, tu pourras le faire sans
rien devoir à personne, sans me consulter, sans m'avertir; donc tu n'es
plus retenue par rien que par l'idée de me briser le coeur. Va-t'en, si
tu veux, tout de suite! Je ne souffrirai pas longtemps, va; si la guerre
recommence, je me ferai tuer à la première affaire et je ne regretterai
pas la vie. Je me dirai que j'ai été heureux pendant trois jours dans
toute mon existence. Ce bonheur a été si grand, si délicieux, si
complet, qu'il peut compter pour un siècle!
Mourzakine parlait avec tant de conviction apparente que Francia tomba
dans ses bras en pleurant.
--Non! dit-elle, ce n'est pas possible qu'un homme si bon et si généreux
ait jamais tué une femme! Cette marquise m'a trompée! Ah! c'est bien
cruel! Pourvu qu'elle ne te dise pas quelque chose contre moi qui me
fasse haïr de toi, comme je te haïssais tout à l'heure!
--Moquons-nous d'elle, dit le prince.
Et, faisant aussi bon marché de madame de Thièvre qu'il avait fait de
Francia en parlant d'elle à la marquise, il jura qu'elle était trop
grande, trop grasse, trop blonde, et qu'il ne pouvait souffrir ces
natures flamandes privées de charme et de feu sacré. Il n'en savait rien
du tout, mais il savait dire tout ce qui le menait à ses fins. La bonne
Francia n'était pas vindicative, mais une femme aime toujours à entendre
rabaisser sa rivale. Les hommes le savent, et souvent une raillerie les
disculpe mieux qu'un serment. Mourzakine ne se fit faute ni de l'un ni
de l'autre, et peut-être se persuada-t-il qu'il disait la vérité.
--Voyons, dit-il à sa petite amie quand il eut réussi à lui arracher un
sourire, tu t'es ennuyée d'être seule, tu as eu des idées noires, je ne
veux pas que tu sois malade; achève de t'habiller, nous allons sortir en
voiture. J'ai vu aux Champs-Élysées des petites maisons où l'on mange
comme si on était à la campagne. Allons dîner ensemble dans une chambre
bien gaie, et puis à la nuit nous nous promènerons à pied. Ou bien
veux-tu aller au spectacle? dans une petite loge d'en bas où tu ne seras
vue de personne? Valentin nous suivra. Nous nous arrangerons pour que tu
ne sois pas vue au bras d'un étranger en uniforme, puisque tu crains de
passer pour traître envers ta patrie! Nous irons où tu voudras, nous
ferons ce que tu voudras, pourvu que je te voie me sourire comme l'autre
jour. Je donnerais ma vie pour un sourire de toi!
Pendant qu'elle s'habillait, on apporta des cartons où elle dut choisir
rubans, écharpes, voiles, chapeaux et gants. Elle accepta moitié
honteuse, moitié ravie. Elle était prête, elle était parée, émue,
heureuse, quand le docteur reparut. Elle redevint pâle. Le prince reçut
M. Faure avec une politesse railleuse.
--Votre petite malade est guérie, lui dit-il, elle sait que je n'ai
massacré personne de sa famille. Nous allons sortir; veuillez me dire,
docteur, ce que je vous dois pour vos deux visites.
--Je ne venais pas chercher de l'argent, répondit M. Faure, j'en
apportais, je croyais avoir une bonne action à faire; mais puisque j'ai
été, selon ma coutume, dupe de ma simplicité, je remporte mon aumône et
je vais chercher à la mieux placer.
Il s'en alla en haussant les épaules et en jetant à Francia confuse un
regard de moquerie méprisante qui lui alla au fond du coeur comme un
coup d'épée. Elle cacha sa tête dans ses mains, et resta comme brisée
sous une humiliation que personne jusqu'alors ne lui avait infligée.
--Voyons, lui dit le prince, vas-tu être malheureuse avec moi, quand
je fais mon possible pour te distraire et t'égayer! Te sens-tu malade?
veux-tu te recoucher et dormir?
--Non! s'écria-t-elle en lui saisissant le bras; vous vous en iriez chez
cette dame!
--Te voilà jalouse encore?
--Eh bien! oui, je suis jalouse malgré tout ce que vous m'avez dit, je
suis jalouse malgré moi! Ah! tenez, je souffre bien; je sens que je suis
lâche d'aimer un ennemi de mon pays! Je sais que pour cela je mérite le
mépris de tous les honnêtes gens. Ne dites rien, allez, vous le savez
bien vous-même, et peut-être que vous me méprisez aussi au fond du
coeur. Peut-être qu'une femme de votre pays ne se donnerait pas à un
militaire français; mais je supporterai cette honte, si vous m'aimez,
parce que cette chose-la est tout pour moi; seulement il faut m'aimer!
Si vous me trompiez!.....
Elle fondit en larmes. Le prince, voyant l'énergie de cette affection
dans un être si faible, en fut touché.
--Tiens, lui dit-il en reprenant le poignard persan qu'elle avait jeté
sur la table, je te donne ce bijou; c'est un bijou, tu vois! c'est orné
de pierres fines, et c'est assez petit pour être caché dans le mouchoir
ou dans le gant. Ce n'est pas plus embarrassant qu'un éventail; mais
c'est un joujou qui tue, et en te l'offrant tout à l'heure je savais
très-bien qu'il pouvait me donner la mort. Garde-le, et perce-moi le
coeur, si tu me crois infidèle!
Il disait ce qu'il pensait en ce moment-là. Il n'aimait pas la marquise;
il lui en voulait même. Il était content de ne pas se soucier de sa
personne, qu'elle lui avait trop longtemps refusée, selon lui.
Francia, rassurée, examina le poignard, le trouva joli, et s'amusa de
la possession d'un bijou si singulier; elle le lui rendit pourtant, ne
sachant qu'en faire et frémissant à l'idée de s'en servir contre lui.
Elle était prête à sortir. Mourzakine l'entraîna, lui fit oublier sa
blessure en la caressant et la gâtant comme un enfant malade. Ils
allèrent dîner aux Champs-Élysées, et puis il lui demanda quel théâtre
elle préférait. Elle se sentait faible, elle avait à peine mangé, et
par moments elle avait des frissons. Il lui proposa de rentrer. Elle le
voyait disposé à s'amuser du bruit et du mouvement de Paris; il avait
copieusement dîné, lui, bu d'autant. Elle craignit de le priver en
acceptant de prendre du repos, et céda au désir qu'il paraissait avoir
d'aller à Feydeau entendre les chanteurs en vogue. L'Opéra-Comique était
alors fort suivi et généralement préféré au grand Opéra. C'était un
théâtre de bon ton, et Mourzakine n'était pas fâché, tout en écoutant
la musique, de pouvoir lorgner les jolies femmes de Paris. Il envoya en
avant Valentin pour louer une loge de rez-de-chaussée, et, quand ils
arrivèrent, le dévoué personnage les attendait sous le péristyle avec
le coupon. Francia baissa son voile, prit le bras de Valentin et alla
s'installer dans la loge, ou peu d'instants après le prince vint la
rejoindre.
Quand elle se vit tête à tête avec lui dans cette niche sombre, où, en
se tenant un peu au second plan, elle n'était vue de personne, elle se
rassura. En jetant les yeux sur ce public où pas une figure ne lui était
connue, elle sourit de la peur qu'elle avait eue d'y être découverte, et
elle oublia tout encore une fois, pour ne sentir que la joie d'être dans
un théâtre, dans la foule, parée et ravie, dans le souffle chaud et
vivifiant de Paris artiste, seule et invisible avec son amant heureux.
C'était la sécurité, l'impunité dans la joie, car Francia, élevée dans
les coulisses du spectacle ambulant, aimait le théâtre avec passion.
C'est en l'y menant quelquefois que Guzman l'avait enivrée. Elle aimait
surtout la danse, bien que sa mère, en lui donnant les premières leçons,
l'eût souvent torturée, brisée, battue. Dans ce temps-là, certes elle
détestait l'art chorégraphique; mais depuis qu'elle n'en était plus la
victime résignée, cet art redevenait charmant dans ses souvenirs. Il
se liait à ceux que sa mère lui avait laissés. Elle était fière de s'y
connaître un peu et de pouvoir apprécier certains pas que Mimi La Source
lui avait enseignés. On jouait, je crois, _Aline, reine de Golconde_. Si
ma mémoire me trompe, il importe peu. Il y avait un ballet. Francia le
dévora des yeux, et, bien que les danseuses de Feydeau fussent de second
ordre, elle fut enivrée jusqu'à oublier qu'elle avait la fièvre. Elle
oublia aussi qu'elle ne voulait pas être vue avec un étranger; elle se
pencha en avant, tenant naïvement le bras de Mourzakine et l'entraînant
à se pencher aussi pour partager un plaisir dont elle ne voulait pas
jouir sans lui.
Tout à coup elle vit immédiatement au-dessous d'elle une tête crépue,
dont le ton rougeâtre la fit tressaillir. Elle se retira, puis se
hasarda à regarder de nouveau. Elle dut prendre note d'une grosse main
poilue qui frottait par moments une nuque bovine, rouge et baignée de
sueur. Enfin elle distingua le profil qui se tournait vers elle, mais
sans que les yeux ronds et hébétés parussent la voir. Plus de doute,
c'était Antoine le ferblantier, le neveu du père Moynet, l'amoureux que
Théodore lui avait conseillé d'épouser.
Elle fut prise de peur. Était-ce bien lui? Que venait-il faire au
théâtre, lui qui n'y comprenait rien, et qui était trop rangé pour se
permettre un pareil luxe? L'acte finissait. Quand elle se hasarda à
regarder encore, il n'était plus là. Elle espéra qu'il ne reviendrait
pas, ou qu'elle avait été trompée par une ressemblance. Antoine avait
une de ces têtes pour ainsi dire classiques par leur banalité, qu'on ne
rencontre plus guère aujourd'hui dans les gens de sa classe. Les types
tendent à se particulariser sous l'action d'aptitudes plus personnelles.
A cette époque, un ouvrier de Paris n'était souvent qu'un paysan à peine
dégrossi, et si quelque chose caractérisait Antoine, c'est qu'il n'était
pas dégrossi du tout.
Mourzakine sortit pour aller chercher des oranges et des bonbons.
Francia l'attendit en se tenant d'abord bien au fond de la baignoire;
mais elle s'ennuya, et, voyant la salle à moitié vide, le parterre vide
absolument, elle s'avança pour se donner le plaisir de regarder la
toile. En ce moment, elle se trouva face à face avec le regard doux
et le timide sourire d'Antoine qui rentrait, et qui la reconnaissait
parfaitement. Il était trop naïf pour croire déplacé de lui adresser la
parole. Bien au contraire, il eût pensé faire une grossièreté en ne lui
parlant pas.
--Comment donc, mademoiselle Francia, lui dit-il, c'est vous? Je vous
croyais bien loin! Vous voilà donc revenue? Est-ce que votre maman...
--Je l'ai rencontrée en route, répondit Francia avec la vivacité
nerveuse d'une personne qui ne sait pas mentir.
--Ah! bien, bien! vous êtes revenues ensemble? Et Dodore, il est revenu
aussi?
--Oui, il est là avec moi, il vient de sortir, dit Francia, qui ne
savait plus ce qu'elle disait.
--Tant mieux, tant mieux! reprit pesamment Antoine. A présent, vous
voilà contents, vous voilà heureux, car vous êtes habillée,... très-bien
habillée, très-jolie! Et la santé est bonne?
--Oui, oui, Antoine, merci!
--Et la maman? sans doute qu'elle a fait fortune là-bas, dans les
voyages?
Et Antoine soupira bruyamment en croyant dissimuler son chagrin.
Francia comprit ce soupir: Antoine se disait qu'il ne pouvait plus
aspirer à sa main. Elle saisit ce moyen de le décourager.
--C'est comme cela, mon bon Antoine, reprit-elle; maman a fait fortune,
et nous partons demain pour les pays étrangers, où elle a du bien.
--Demain, déjà! vous partez demain! mais vous viendrez bien dire adieu à
mon oncle, qui vous aime tant?
--J'irai, bien sûr, mais ne lui dites pas que vous m'avez vue; il
aurait du chagrin de savoir que je vais au spectacle avant de courir
l'embrasser.
--Je ne dirai rien. Allons! adieu, mademoiselle Francia; est-ce demain
que vous viendrez chez l'oncle? Je voudrais bien savoir l'heure, pour
vous dire adieu aussi.
--Je ne sais pas l'heure, Antoine, je ne peux pas décider l'heure... Je
vous dis adieu tout de suite.
--J'aurais voulu voir votre maman. Est-ce qu'elle va rentrer dans votre
loge?
--Je ne sais pas! dit Francia, inquiète et impatientée. Qu'est-ce que ça
vous fait de la voir? Vous ne la connaissez pas!
--C'est vrai! D'ailleurs je ne peux pas rester. Il est déjà tard, et il
faut que je sois levé avec le jour, moi!
--Et puis le spectacle ne vous amuse sûrement pas beaucoup?
--C'est vrai, que ça ne m'amuse guère; les chansons durent trop
longtemps, et ça répète toujours la même chose. J'étais venu rapporter
à ce théâtre une commande de pièces de réflecteurs, et comme je ne
demandais pas de pourboire, ils m'ont dit dans les coulisses:
--Voulez-vous une place debout, à l'entrée du parterre? J'ai trouvé une
place assis. J'ai regardé, mais j'en ai assez, et puisque vous voilà
riche,... c'est-à-dire puisque vous viendrez...
--Oui, oui, Antoine, j'irai voir votre oncle. Adieu! portez-vous bien!
Antoine soupira encore et s'en alla; mais, comme il traversait le
couloir, il vit le beau prince russe qui entrait familièrement dans la
loge de Francia, et une faible lumière se fit dans son esprit, lent à
saisir le sens des choses. Je ne sais s'il était capable de débrouiller
tout seul le problème, mais l'instinct du caniche lui fit oublier qu'il
voulait s'en aller. Il resta à flâner sous le péristyle du théâtre.
Francia n'osa raconter à son prince la rencontre qui venait de la
troubler et de l'attrister profondément, car, si elle n'avait que de
l'effroi pour l'amour d'Antoine, elle n'en était pas moins touchée de sa
confiance et de son respect.
--Il croit des choses impossibles à croire, se disait-elle, et ce n'est
pas tant parce qu'il est simple que parce qu'il m'estime plus que je ne
vaux!
Et puis, ce vieux ami, ce limonadier à la jambe de bois, qu'elle n'avait
pas embrassé en partant, qu'elle n'avait pas eu le courage de tromper,
et qui l'attendrait tous les jours jusqu'au moment où, las d'attendre,
il prononcerait sur elle l'arrêt que méritent les ingrats!
Mourzakine lui apportait des friandises qu'elle se mit à grignoter
en rentrant ses larmes. Le rideau se releva. Elle essaya de s'amuser
encore, mais elle avait des éblouissements, des élancements au coeur
et au cerveau; elle craignait de s'évanouir; elle ne put cacher son
malaise.
--Rentrons! lui dit Mourzakine.
Elle ne voulait pas l'empêcher d'entendre toute la pièce. Elle espéra
que cinq minutes d'air libre la remettraient. Il la conduisit sur le
balcon du foyer, où elle se débarrassa de son voile et respira. Elle
redevint gaie, confiante, et quand la cloche les avertit, sans songer à
cacher son visage, elle retourna avec lui à sa loge.
Au moment où, après l'y avoir fait entrer, Mourzakine allait s'y placer
auprès d'elle, une main lui frappa l'épaule, et le força à se retourner.
C'était l'oncle Ogokskoï qui, l'attirant dans le couloir, lui dit en
souriant:
--Tu es là avec ta petite. Je l'ai aperçue; mais je suis curieux de voir
si elle est vraiment jolie.
--Non, mon oncle, elle n'est pas jolie, répondit à voix basse
Mourzakine, qui frémissait de rage.
--Je veux entrer dans la loge, ouvre! Fais donc ce que je te dis! ajouta
le comte d'un ton sec qui ne souffrait pas de réplique.
Mourzakine lutta comme on peut lutter contre le pouvoir absolu.
--Non, cher oncle, dit-il en affectant une gaîté qu'il était loin de
ressentir, je vous en prie, ne la voyez pas. Vous êtes un rival
trop dangereux; vous m'avez mis au plus mal avec la belle marquise,
laissez-moi ce petit échantillon de Paris, qui n'est vraiment pas digne
de vous.
--Si tu dis la vérité, reprit tranquillement le comte, tu n'as rien
à craindre. Allons, ouvre cette porte, te dis-je, ou je l'ouvrirai
moi-même.
Mourzakine essaya d'obéir, il ne put le faire; il se sentit comme
paralysé. Ogokskoï ouvrit la loge et, laissant la porte ouverte pour
y faire pénétrer la lumière du couloir, il regarda très-attentivement
Francia, qui se retournait avec surprise. Au bout d'un instant, il
revint à son neveu en disant:
--Tu m'as menti, Diomiditch, elle est jolie comme un ange. Je veux
savoir à présent si elle a de l'esprit. Va-t'en là-haut saluer monsieur
et madame de Thièvre.
--Là-haut? Madame de Thièvre est ici?
--Oui, et elle sait que tu t'y trouves. Je t'avais aperçu déjà, je lui
ai annoncé que tu comptais venir la saluer. Va! va donc! m'entends-tu?
Sa loge est tout juste au-dessus de la tienne.
Ogokskoï parlait en maître, et, malgré la douceur railleuse de ses
intonations, Diomiditch savait très-bien ce qu'elles signifiaient. Il se
résigna à le laisser seul avec sa maîtresse. Quel danger pouvait-elle
courir en plein théâtre? Pourtant une idée sauvage lui entra
soudainement dans l'esprit.
--Je vous obéis, répondit-il; mais permettez-moi de dire à ma petite
amie qui vous êtes, afin qu'elle n'ait pas peur de se trouver avec un
inconnu, et qu'elle ose vous répondre si vous lui faites l'honneur de
lui adresser la parole.
Et, sans attendre la réponse, il entra vivement, et dit à Francia:
--Je reviens à l'instant; voici mon oncle, un grand personnage, qui a la
bonté de prendre ma place,... tu lui dois le respect.
En achevant ces mots, que le comte entendait, il glissa adroitement à
Francia le poignard persan qu'il avait gardé sur lui, et qu'il lui mit
dans la main en la lui serrant d'une manière significative Son corps
interceptait au regard d'Ogokskoï cette action mystérieuse, que Francia
ne comprit pas du tout, mais à laquelle une soumission instinctive la
porta à se prêter. Il hésitait toutefois à se retirer, quand Ogokskoï le
poussa sans qu'il y parût, mais avec la force inerte et invincible d'un
rocher qui se laisse glisser sur une barrière. Diomiditch dut céder
la place et monter à la loge de madame de Thièvre, dont, sans autre
explication, son oncle lui jeta le numéro en refermant la porte de celle
de Francia.
La marquise le reçut très-froidement. Il l'avait trop ouvertement
négligée; elle le méprisait, elle le haïssait même. Elle le salua à
peine et se retourna aussitôt vers le théâtre, comme si elle eût pris
grand intérêt au dernier acte.
Mourzakine allait redescendre, impatient de faire cesser le tête-à-tête
de son oncle avec Francia, quand le marquis le retint.
--Restez un instant, mon cher cousin, lui dit-il, restez auprès de
madame de Thièvre: je suis forcé, pour des raisons de la dernière
importance, de me rendre à une réunion politique. Le comte Ogokskoï m'a
promis de reconduire la marquise chez elle; il a sa voiture, et je suis
forcé de prendre la mienne. Il va revenir, je n'en doute pas, veuillez
donc ne quitter madame de Thièvre que quand il sera là pour lui offrir
son bras.
M. de Thièvre sortit sans admettre que Mourzakine pût hésiter, et
celui-ci resta planté derrière la belle Flore, qui avait l'air de ne pas
tenir plus de compte de sa présence que de celle d'un laquais, tandis
qu'il sentait sa moustache se hérisser de colère en songeant au méchant
tour que son oncle venait de lui jouer. Il n'était pas sans crainte
sur l'issue de cette mystification féroce, lorsqu'au bout de quelques
instants il vit l'ouvreuse entr'ouvrir discrètement la loge et lui
glisser une carte de visite de son oncle, sur le dos de laquelle il lut
ces mots au crayon:
«Dis à madame la marquise qu'un ordre inattendu, venue de la rue
Saint-Florentin, me prive du bonheur de la reconduire et me force à te
laisser l'honneur de me remplacer auprès d'elle. Vous trouverez en bas
mes gens et ma voiture. Je prends un fiacre, et je laisse la petite
personne aux soins de M. Valentin, ton majordome, qui la reconduira chez
toi.»
--Eh bien, pensa Mourzakine, il n'y a que demi-mal, puisqu'elle est
débarrassée de lui! Elle sera jalouse, si elle me voit sortir avec la
marquise; mais celle-ci me reçoit si mal qu'elle ne me gardera
pas longtemps, et peut-être même ne me permettra-t-elle pas de
l'accompagner.
Le spectacle finissait. Il offrit à madame de Thièvre le châle qu'elle
devait prendre pour sortir.
--Où donc est le comte Ogokskoï? lui dit-elle sèchement.
Il lui expliqua la substitution de cavalier, et lui offrit son bras.
Elle le prit sans répondre un mot, et comme, d'après son air courroucé,
il hésitait à monter en voiture auprès d'elle, elle lui dit d'un ton
impérieux:
--Montez donc! vous me faites enrhumer.
Il s'assit sur la banquette de devant, elle fit un mouvement de droite à
gauche pour ne pas rester en face de lui et pour se trouver aussi loin
de lui que possible.
Il n'en fut point piqué. Il aimait vraiment Francia, il ne songeait qu'à
elle. Il l'avait cherchée des yeux à la sortie. Il n'avait vu ni elle,
ni Valentin; mais cela n'était-il pas tout simple? Les spectateurs
placés au rez-de-chaussée avaient dû s'écouler plus vite que ceux
du premier rang. Une seule chose le tourmentait, l'inquiétude et la
jalousie de sa petite amie. Il ne doutait point que, pour parfaire sa
vengeance, Ogokskoï ne lui eût dit en la quittant:--Mon neveu reconduit
une belle dame, ne l'attendez pas.
Mais Diomiditch comptait sur l'éloquence de Valentin pour la rassurer et
lui faire prendre patience. D'ailleurs elle était en fiacre, la voiture
louée par Ogokskoï allait très-vite. Il ne pouvait manquer d'arriver en
même temps que Francia au pavillon.
Quand il eut fait ces réflexions, il en fit d'autres relativement à la
belle marquise. Il avait des torts envers elle, elle était furieuse
contre lui: devait-il accepter platement sa défaite et l'humiliation
que son oncle lui avait ménagée? Nul doute qu'Ogokskoï n'eût dit à la
marquise en quelle société il avait surpris son beau neveu, et qu'il
n'eût compté les brouiller à jamais ensemble pour se venger de ne
pouvoir rien espérer d'elle. Mourzakine se demanda fort judicieusement
pourquoi la marquise, qui affectait de le mépriser, l'avait appelé dans
sa voiture au lieu de lui défendre d'y monter. Il est vrai que cette
voiture n'était pas la sienne et qu'elle pouvait avoir peur de se
trouver à minuit dans un _remise_ dont le cocher lui était inconnu.
Pourtant un de ses valets de pied était resté pour l'accompagner, et il
était sur le siège. Elle n'avait nullement besoin de Mourzakine pour
rentrer sans crainte. Donc il lui plaisait d'avoir Mourzakine à bouder
ou à quereller. Il provoqua l'explosion en se mettant à ses genoux et
en se laissant accabler de reproches jusqu'à ce que toute la colère
fût exhalée. Il eût volontiers menti effrontément si la chose eût
été possible; mais la rencontre de la marquise avec Francia ne lui
permettait pas de nier. Il avoua tout, seulement il mit le tout sur le
compte de la jeunesse, de l'emportement des sens et de l'excitation
délirante où l'avaient jeté les rigueurs de sa belle cousine. Ce
reproche, qu'elle ne méritait guère, car elle ne l'avait certes pas
désespéré, fit rougir la marquise; mais elle l'écrasait en vain du poids
de la vérité, elle perdit son temps à lui démontrer que tout ce qu'il
lui avait dit de ses relations avec Francia était faux d'un bout à
l'autre. Il coupa court aux explications par une scène de désespoir.
Il se frappa la poitrine, il se tordit les mains, il feignit de perdre
l'esprit en se montrant d'autant plus téméraire qu'il avait moins le
droit de l'être. La marquise perdit l'esprit tout de bon et le défia de
rester chez elle à attendre le marquis de Thièvre jusqu'à deux où trois
heures du matin, comme cela leur était déjà arrivé.
--Si vous êtes capable, lui dit-elle, de causer raisonnablement avec
moi sans songer à celle qui vous attend chez vous, je croirai que
vous n'avez pour elle qu'une grossière fantaisie et que votre coeur
m'appartient. A ce prix, je vous pardonnerai vos folies de jeune homme,
et, ne voulant de vous qu'un amour pur, je vous regarderai encore comme
mon parent et mon ami.
Le prince s'était mis dans une situation à ne pouvoir reculer. Il baisa
passionnément les mains de la marquise et la remercia si ardemment,
qu'elle se crut vengée de Francia et le fit entrer chez elle en
triomphe.
Elle se fit apporter du thé au salon, annonça à ses gens qu'ils eussent
à attendre M. de Thièvre et à introduire les personnes qui pourraient
venir de sa part lui apporter des nouvelles. La conspiration royaliste
autorisait ces choses anormales dont les valets n'étaient point dupes,
mais que le grave et politique Martin prenait au sérieux, se chargeant
d'imposer silence aux commentaires des laquais du second ordre, lesquels
étaient réduits à chuchoter et à sourire. Quant à lui, croyant fermement
à des secrets d'État et comptant que sa prudence était un puissant
auxiliaire aux projets de ses maîtres, il se tint dans l'antichambre,
aux ordres de la marquise, et envoya les autres valets plus loin, pour
les empêcher d'écouter aux portes.
Mourzakine avait assez étudié la maison pour se rendre compte des
moindres détails. Il admira l'air dégagé et imposant avec lequel
une femme aussi jeune que la marquise savait jouer la comédie de la
préoccupation politique pour s'affranchir des usages et se débarrasser
des témoins dangereux. Il se reprit de goût pour cette fière et
aristocratique beauté qui lui présentait un contraste si tranché avec la
craintive et tendre grisette. Il pensa à son oncle, qui avait compté par
ses railleuses délations le brouiller avec l'une et avec l'autre, et qui
ne devait réussir qu'à lui assurer la possession de l'une et de l'autre.
Il jura à la marquise qu'il l'aimait avec son âme, qu'il la respectait
trop pour l'aimer autrement; mais il feignit d'être fort jaloux
d'Ogokskoï, et coupa court à ses récriminations en lui reprochant à
son tour de vouloir trop plaire à son oncle. Elle fut forcée de se
justifier, de dire que son mari était un ambitieux qui la protégeait mal
et qui l'avait prise au dépourvu en invitant le comte à dîner chez elle,
à l'accompagner au théâtre et à la reconduire.
--Et vous-même, ajouta-t-elle, n'étes-vous pas un ambitieux aussi? Ne
m'avez-vous pas négligée ces jours-ci pour ne pas déplaire à cet oncle
que vous craignez tant? ne m'avez-vous pas conseillée d'être aimable
avec lui, de le ménager, pour qu'il ne vous écrasât pas de son courroux?
--La preuve, lui répondit Mourzakine, que je ne le crains pas pour moi,
c'est que me voici à vos pieds jurant que je vous adore. Vous pouvez le
lui redire. Un sourire de votre bouche de rose, un doux regard de vos
yeux d'azur, et que je sois brisé après par le tsar lui-même, je ne me
plaindrai pas de mon sort!
Diomiditch n'avait pas beaucoup à craindre que la marquise trahit sa
propre défaite, devenue imminente; elle n'en fut pas moins dupe d'une
bravoure si peu risquée, et se laissa adorer, supplier, enivrer et
vaincre.
Les larmes et les reproches vinrent après la chute; mais il était fort
tard, trois heures du matin peut-être. M. de Thièvre pouvait rentrer.
Elle recouvra sa présence d'esprit, et sonna Martin.
--Le marquis ne rentre pas, lui dit-elle, il sera peut-être retenu
jusqu'au jour; je suis fatiguée d'attendre, reconduisez le prince...
Mourzakine s'éloigna fier de sa victoire, mais impatient de revoir
Francia, qu'il continuait à préférer à la marquise. Il avait, non pas
des remords, il se fût méprisé lui-même s'il n'eût profité de l'occasion
que lui avait fournie son oncle en croyant le perdre dans l'esprit
de madame de Thièvre; mais la douleur de Francia gâtait un peu son
triomphe, et il avait hâte de la rejoindre pour l'apaiser. Il était
aussi très-impatient d'apprendre ce qui s'était passé entre elle et
le comte Ogokskoï. Il est étrange que, malgré sa pénétration et son
expérience des procédés du cher oncle, il ne l'eût pas deviné. Il
commençait pourtant à en prendre quelque souci en franchissant la rue
sombre qui le ramenait à son pavillon.
Or ce qui s'était passé, s'il l'eût pressenti plus tôt, eût beaucoup
gâté l'ivresse de sa veillée auprès de la marquise.
Reprenons la situation de Francia où nous l'avons laissée, c'est-à-dire
en tête-à-tête avec Ogokskoï dans sa loge du rez-de-chaussée à
l'Opéra-Comique.
D'abord il se contenta de la regarder sans rien lui dire, et elle, sans
méfiance aucune, car Mourzakine lui avait fort peu parlé de son oncle,
continua à regarder le spectacle, mais sans rien voir et sans jouir de
rien. Elle sentait revenir une migraine violente dès que Mourzakine
n'était plus auprès d'elle. Elle l'attendait comme s'il eût tenu le
souffle de sa vie entre les mains, lorsque le comte lui annonça que son
neveu venait de recevoir un ordre qui le forçait de courir auprès de
l'Empereur.
--Ne vous inquiétez pas de votre sortie, lui dit-il, je me charge de
vous mettre en voiture, ou de vous reconduire si vous le désirez.
Ce n'est pas la peine, répondit Francia, toute attristée. Il y a M.
Valentin qui m'attend avec un fiacre à l'heure.
--Qu'est-ce que c'est que M. Valentin?
--C'est une espèce de valet de chambre qui est pour le moment aux ordres
du prince.
--Je vais l'avertir, reprit Ogokskoï, afin qu'il se trouve à la sortie.
Il alla sous le péristyle, où se tenaient encore à cette époque tout un
groupe d'industriels empressés qui se chargeaient, moyennant quelque
monnaie, d'appeler ou d'annoncer les voitures de l'aristocratie en
criant à pleins poumons le titre et le nom de leurs propriétaires.
Ogokskoï dit au premier de ces officieux d'appeler M. Valentin; celui-ci
apparut aussitôt.
--Le prince Mourzakine, lui dit Ogokskoï, vous avertit de ne pas
l'attendre ici davantage; remmenez la voiture, et allez l'attendre chez
lui.
Malgré sa puissante intelligence, Valentin ne se douta de rien et obéit.
Le comte rentra dans les couloirs, écrivit à la hâte le billet qui
devait mettre son neveu aux arrêts forcés dans la loge de la marquise,
et revint dire à Francia que M. Valentin, n'ayant sans doute pas compris
les ordres de Mourzakine, était parti.
--En ce cas, répondit Francia, je prendrai tout de suite un autre
fiacre; je suis fatiguée, je voudrais rentrer.
Venez, dit le comte en lui offrant son bras, qu'elle eut de la peine à
atteindre, tant elle était petite et tant il était grand.
Il trouva très-vite un fiacre et s'y assit auprès d'elle en lui jurant
qu'il ne laisserait pas une jolie fille adorée de son neveu sous la
garde d'un cocher de _sapin_.
Il avait dit tout bas au cocher de prendre les boulevards et de les
suivre au pas en remontant du côté de la Bastille. Francia, qui
connaissait son Paris, s'aperçut bientôt de cette fausse route et en fit
l'observation au comte.
--Qu'importe? lui dit-il; l'animal est ivre, ou il dort, nous pouvons
causer tranquillement, et j'ai à causer avec vous de choses très-graves
pour vous. Vous aimez mon neveu, et il vous aime; mais vous êtes libre,
et il ne l'est pas. Une très-belle dame que vous ne connaissez pas...
--Madame de Thièvre! s'écria Francia frappée au coeur.
--Moi, je ne nomme personne, reprit le comte; il me suffit de vous dire
qu'une belle dame a sur son coeur des droits antérieurs aux vôtres, et
qu'en ce moment elle les réclame.
--C'est-à-dire qu'il est, non pas chez l'empereur, mais chez cette dame.
--Vous avez parfaitement saisi; il m'a chargé de vous distraire ou de
vous ramener. Que choisissez-vous? Un bon petit souper au Cadran-Bleu,
ou un simple tour de promenade dans cette voiture?
--Je veux m'en aller chez moi bien vite.
--Chez vous? Il paraît que vous n'avez plus de chez vous, et je vous
jure que vous ne trouverez pas cette nuit mon neveu chez lui! Allons,
pleurez un peu, c'est inévitable, mais pas trop, ma belle petite! Ne
gâtez pas vos yeux qui sont les plus doux et les plus beaux que j'aie
vus de ma vie. Pour un amant perdu, cent de retrouvés quand on est aussi
jolie que vous l'êtes. Mon neveu a bien prévu que son infidélité forcée
vous brouillerait avec lui, car il vous sait jalouse et fière. Aussi
m'a-t-il approuvé lorsque je lui ai offert de vous consoler. Dites oui,
et je me charge de vous. Vous y gagnerez. Mourzakine n'a rien que ce que
je lui donne pour soutenir son rang, et moi je suis riche! Je suis moins
jeune que lui, mais plus raisonnable, et je ne vous placerai jamais dans
la situation où il vous laisse ce soir. Allons souper; nous causerons de
l'avenir, et sachez bien que mon neveu me sait gré de l'aider à rompre
des liens qu'il eût été forcé de dénouer lui-même demain matin.
Francia, étouffée par la douleur, l'indignation et la honte, ne pouvait
répondre.
--Réfléchissez, reprit le comte; je vous aimerai beaucoup, moi!
Réfléchissez vite, car il faut que je m'occupe de vous trouver un gîte
agréable, et de vous y installer cette nuit.
Francia restait muette. Ogokskoï crut qu'elle mourait d'envie
d'accepter, et, pour hâter sa résolution, il l'entoura de ses bras
athlétiques. Elle eut peur, et, en se dégageant, elle se rappela la
manière étrange dont Mourzakine lui avait glissé son poignard; elle le
sortit adroitement de sa ceinture, où elle l'avait passé en le couvrant
de son châle.
--Ne me touchez pas! dit-elle à Ogokskoï; je ne suis pas si méprisable
et si faible que vous croyez.
Elle était résolue à se défendre, et il l'attaquait sans ménagements, ne
croyant point à une vraie résistance, lorsqu'elle avisa tout à coup, à
la clarté des réverbères, un homme qui avait suivi la voiture et qui
marchait tout près.
--Antoine! s'écria-t-elle en se penchant dehors.
A l'instant même la portière s'ouvrit, et, sans que le marchepied fût
baissé, elle tomba dans les bras d'Antoine, qui l'emporta comme une
plume. Le comte avait essayé de la retenir, mais on était alors devant
la Porte Saint-Martin, et les boulevards étaient remplis de monde qui
sortait du théâtre. Ogokskoï craignit un scandale ridicule; il retira à
lui la portière, poussa vivement son cocher de fiacre à doubler le pas,
et disparut dans la foule des voitures et des piétons.
Francia était presque évanouie; pourtant elle put dire à
Antoine:--Allons chez Moynet.
Au bout d'un instant, reprenant courage, elle put marcher. Ils étaient à
deux pas de l'estaminet de la _Jambe de bois_; c'est ainsi que les gens
du quartier désignaient familièrement l'établissement du sergent Moynet.
Il était encore ouvert. L'invalide jeta un grand cri de joie en revoyant
sa fille adoptive; mais, comme elle était pâle et défaillante, il la fit
entrer dans une sorte d'office où il n'y avait personne et où il se
hâta de l'interroger. Elle ne pouvait pas encore parler; il questionna
Antoine qui baissa la tête et refusa de répondre.
--Elle vous dira ce qu'elle voudra, dit-il; moi, je n'ai qu'à me taire!
Et comme il pensait bien qu'elle ne voudrait pas s'expliquer devant lui,
l'honnête garçon eut la patience et la délicatesse de renoncer à savoir
la vérité. Il se retira en disant à Francia:
--Je m'en vais aider le garçon à fermer l'établissement. Si vous avez
quelque chose à me commander, je suis là.
Francia, touchée profondément, lui tendit une main qu'il serra dans les
siennes avec une émotion bien vive dont sa figure épaisse et tannée ne
trahit pourtant rien.
--Voyons, parleras-tu? dit en jurant Moynet à Francia, dès qu'ils furent
seuls. Il y a quelque chose de louche dans tout ça! Je n'ai rien dit;
mais je n'ai pas cru un mot de cette histoire du retour de ta mère,
d'autant plus que j'ai su des choses qui ne m'ont pas plu. Pendant que
je courais l'autre soir pour faire relâcher ton vaurien de frère, tu
sortais malgré ma défense; tu n'es rentrée qu'au jour, et ce même
jour-là tu disparais sans me dire adieu! Il faut avouer la vérité,
entends-tu? Si tu essayes encore de me tromper, je te méprise et je
t'abandonne!
Francia se jeta à ses genoux en sanglotant. La dernière crise de cette
cruelle soirée avait dissipé subitement sa migraine; son coeur était
plein d'une indignation énergique contre ces Russes qui avaient tenté de
l'avilir. Elle raconta avec une grande netteté et une sincérité absolue
l'histoire de ses relations avec Mourzakine. Ce fut avec une énergie
égale, mais accentuée de nombreux jurons, que le sergent, tout en
ménageant les reproches à la pauvre fille, flétrit la conduite des deux
étrangers. Il ne voulut pas admettre de circonstances atténuantes en
faveur du prince, et quand Francia essaya de se persuader à elle-même
que sa conduite avait pu être moins coupable que le comte ne la lui
avait présentée, Moynet s'emporta contre elle et se défendit de toute
pitié pour le chagrin qui l'accablait.
--Tu es une sans coeur et une lâche, lui dit-il, tu as trahi ton pays et
le souvenir de ta mère! Tu t'es donnée à l'homme qui l'a tuée! Il l'a
dit à son autre maîtresse, ça doit être vrai, et à l'heure où nous
sommes ils en rient ensemble, car elle est aussi canaille que lui et que
toi! Elle trouve ça drôle! Ah! les femmes! comme c'est vil, et comme
j'ai bien fait de rester garçon! Tiens, finis de pleurer, fille
entretenue par l'ennemi, ou je te mets sur le trottoir avec les
autres!... Les autres? Non, j'ai tort, j'oubliais,... les filles
publiques valent mieux que toi! Le jour de l'entrée des ennemis dans
Paris, il n'y en a pas une qui se soit montrée sur le pavé... Ah! j'en
rougis pour toi! pour moi aussi, qui t'ai ramenée de là-bas, et qui
aurais mieux fait de te flanquer une balle dans la tête! Voilà un beau
débris de la grande armée, voilà un bel échantillon de la déroute! Et
comme ces ennemis doivent avoir une belle idée de nous!
Francia l'écoutait, le coude sur son genou, la joue dans sa main,
la poitrine rentrée, les yeux fixes. Elle ne pleurait plus. Elle
envisageait sa faute et commençait à y voir un crime. Ses affreuses
visions de la nuit précédente lui revenaient. Elle contemplait, tout
éveillée, la tête mutilée de sa mère et le cheval de Mourzakine galopant
avec ce sanglant trophée.
--Papa Moynet, dit-elle à l'invalide, je vous en prie, ne dites plus
rien; vous me rendrez folle!
--Si! Je veux dire, et je dirai encore, reprit Moynet, à qui elle avait
oublié de faire savoir combien elle était malade depuis vingt-quatre
heures: je ne t'ai jamais assez dit, je ne t'ai jamais dit ce que je
devais te dire! J'ai été trop doux, trop bête avec toi. Tu m'as toujours
dupé, et ce qui arrive, c'est ma faute. Nom de nom! C'est aussi la
faute de la misère. Si j'avais eu de quoi te placer, et le temps de te
surveiller, et un endroit, des personnes pour te garder! Mais avec une
seule jambe, pas un sou d'avance, pas d'industrie, pas de famille, rien,
quoi! je n'étais bon qu'à faire un état de cantinière; grâce à un ami,
j'ai pu louer cette sacrée boutique, qui me tient collé comme une image
à un mur, et où je n'ai pas encore pu joindre les deux bouts. Pondant
ce temps-là, _mam'zelle_, que je croyais si sage et qui logeait là-haut
dans sa mansarde, ne se contentait pas de travailler. Il lui fallait des
chiffons et des amusements. On se laissait mener au spectacle et à
la promenade avec les autres petites ouvrières, par les garçons du
quartier, qui faisaient des dettes à leurs parents pour trimballer cette
volaille. Je t'avais dit plus d'une fois: N'y va pas; il t'arrivera
malheur! Tu me promettais tout ce que je voulais: tu es douce, et on te
croirait raisonnable; mais tu n'as pas de ça (Moynet frappait sur sa
poitrine)! Tu n'as ni coeur, ni âme! Une chiffe, quoi! Un oiseau qui ne
veut pas de nid, et qui va comme le vent le pousse. Tu as écouté des pas
grand'chose, tu as méprisé tes pareils, tu aurais pu épouser Antoine,
tu le pourrais peut-être encore! Mais non, tu te crois d'une plus belle
espèce que ça. On a eu une mère qui pirouettait sur les planches, devant
les Cosaques, et on dit: Je suis artiste. On se donne à un perruquier
parce qu'il est artiste, lui aussi! Tiens, tout ce qui sort du théâtre
et tout ce qui y rentre, c'est des vagabonds et des ambitieux! On
s'habille en princes et en princesses, et on rêve d'être des rois et des
empereurs. J'ai vu ça à Moscou, moi; il y avait des comparses de théâtre
qui buvaient bien la goutte avec nous, mais qui n'auraient jamais pris
un fusil pour se battre. Tu as été élevée dans ce monde-là, et tu t'en
ressens: tu seras toujours celle qui ne fait rien d'utile et qui compte
sur les autres pour l'entretenir.
--Mon papa Moynet, dit Francia, humiliée et brisée, je n'ai jamais été
si bas que ça. Je n'ai jamais rien voulu recevoir de vous et de ceux qui
travaillent avec peine et sans profit. Voilà toute ma faute, je n'ai pas
voulu me mettre dans la misère avec Antoine qui ne gagne pas assez pour
être en famille et qui aurait été malheureux. Ceux dont j'ai accepté
quelque chose n'auraient jamais trouvé de maîtresses qui se seraient
contentées d'aussi peu que moi, et je ne suis jamais restée sans gagner
quelques sous pour habiller mon frère; enfin je ne me suis jamais égarée
que par inclination: vous ne m'avez jamais vue avec des riches, et vous
savez bien qu'il n'en manque pas pour nous offrir tout ce que nous
pourrions souhaiter.
--Je sais tout ça; jusqu'à présent tu avais été plus folle que fautive,
c'est pourquoi je te pardonnais; je t'aimais encore, je ne souffrais pas
qu'on dît du mal de toi. Je me figurais que tu rencontrerais quelque
amant convenable dont tu saurais faire un mari par ta gentillesse et ton
bon coeur; mais à présent! à présent, petite, quel honnête homme, même
amoureux de toi, voudrait prendre à tout jamais le reste d'un Russe! Ça
sera bon pour un jour ou deux, la fantaisie de te promener, et puis il
faudra passer de l'un à l'autre, jusqu'à l'hôpital et au trottoir!
--Si c'est comme ça que vous me consolez, dit Francia, je vois bien que
je n'ai plus qu'à me jeter à l'eau!
--Non, ça ne répare rien du tout, ces bêtises-la! on n'en a pas le
droit; un homme se doit à son pays, une femme se doit à son devoir.
--Quel devoir ai-je donc à présent, puisque vous me trouvez déshonorée,
perdue?
Moynet fut embarrassé, il avait été trop loin. Il n'était pas assez fort
en raisonnement pour sortir de son dilemme. Il ne trouva qu'une issue.
Ce fut de lui offrir le pardon et l'amour d'Antoine.
--Il n'y a, lui dit-il, qu'un homme assez bon et assez patient pour ne
pas te repousser. Tu n'as qu'un mot à lui dire; il n'est pas sans point
d'honneur pourtant, mais il me consulte, et quand je lui aurai
dit: «L'honneur peut aller avec le pardon,» il me croira. Voyons,
finissons-en, je vais l'appeler, et pendant que vous causerez tous deux,
j'irai mettre une paillasse pour moi dans le billard. Tu dormiras
dans ma chambre sur un matelas; demain nous verrons à te trouver une
mansarde.
Il sortit. Francia resta seule, effrayée, hésitante quelques instants.
Il fallait à Moynet le temps d'avertir et de persuader son neveu. Si
l'explication eût été immédiate et prompte, Francia eût été sauvée.
Attendrie par l'aveugle dévouement d'Antoine, elle eût vaincu sa
répugnance, sauf à mourir à la longue dans ce milieu de gêne et
de réalisme qui froissait la délicatesse de ses goûts et de son
organisation; mais Antoine, qui s'était fait un devoir d'attendre, ne
savait pas veiller: c'était un rude travailleur, chaque soir il tombait
de fatigue. Pour ne pas s'endormir, il avait allumé sa pipe et, comme
l'atmosphère chaude et visqueuse de la tabagie le narcotisait, il était
sorti pour marcher en fumant; il était assez loin dans la rue. Moynet
envoya le garçon à sa recherche. Quand il fut revenu, on s'expliqua;
mais, si vite que Moynet pût résumer une situation tellement anormale,
il fallut quelques minutes pour s'entendre, et Francia avait eu le temps
de la réflexion.
--Il hésite, pensa-t-elle. Il ne se décide pas comme cela tout d'un
coup. Le temps se passe, Moynet est obligé de lui dire beaucoup de
paroles pour lui donner en moi une confiance qu'il ne peut plus avoir.
Ah! voilà qui est plus humiliant que toutes mes abjections! Prendre pour
maître un homme qui rougit de vous aimer! Non! ce n'est pas possible,
mieux vaut mourir!
La porte de l'arrière-boutique était ouverte. Elle s'élança dehors, elle
courut comme une flèche. Quand Antoine vint pour lui parler, elle était
déjà loin; il la chercha au hasard toute la nuit. Il ne savait pas ou
elle demeurait; il lui fut impossible de la rejoindre.
D'abord Francia, en proie au vertige du suicide, ne songea qu'à gagner
la Seine; mais un instinct plus fort que le désespoir, un vague
sentiment de l'amour que Mourzakine lui portait encore l'arrêta au bord
du parapet. Qui sait si le prince n'était pas innocent? Le comte avait
peut-être tout inventé pour la perdre. C'était sans doute un homme
indigne, infâme, puisqu'il avait voulu lui faire violence. Sans doute
aussi Mourzakine le savait capable de tout, puisqu'il avait donné à
Francia une arme pour se défendre. Ce poignard en disait beaucoup. Le
prince n'avait pas voulu livrer sa maîtresse, puisqu'il avait fait cette
action qui signifiait: tue-le, plutôt que de céder.
Avant de mourir, il fallait savoir la vérité, ne fût-ce que pour mourir
avec moins de haine dans le coeur et de honte sur la tête.
Elle pouvait toujours en venir là; elle avait le poignard, elle le tira
et regarda à la lueur du réverbère sa lame effilée sa fine pointe; elle
le regarda longtemps, elle perça le bout de sa ceinture de soie repliée
en plusieurs doubles. Rien n'est plus impénétrable à l'acier, la plus
forte aiguille s'y fût brisée; le stylet s'y enfonça sans que Francia
fit le moindre effort.