George Sand

Francia; Un bienfait n'est jamais perdu
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--Eh bien! se dit-elle, rien n'est plus facile que de se mettre cela
dans le coeur. Me voila sûre d'en finir quand je voudrai. J'ai été
blessée à la guerre; je sais que dans le moment cela ne fait pas de mal.
Si on meurt tout de suite, on ne souffre pas! Elle roula trois fois
autour de sa taille la belle écharpe de crêpe de Chine que Mourzakine
lui avait fait choisir. Elle y cacha le poignard persan et reprit sa
course jusqu'à l'hôtel de Thièvre, où elle voulait passer avant de se
rendre au pavillon.

Il était trois heures du matin lorsqu'elle y arriva. Une voiture en
sortait et se dirigeait vers la grille du jardin où le pavillon était
situé. Elle suivit cette voiture qui allait vite; elle la suivit avec la
puissance exceptionnelle que donne la surexcitation: elle arriva en même
temps que Mourzakine en descendait. Elle se plaça de manière à n'être
pas vue, et, profitant du moment où, après avoir ouvert la grille,
Mozdar se présentait à la portière pour recevoir son maître, elle
se glissa dans le jardin si rapidement et si adroitement, que ni le
Cosaque, qui lui tournait le dos, ni le prince, qui avait le grand et
gros corps du Cosaque devant les yeux, ne se doutèrent qu'elle fût
entrée.

Elle s'élança dans le jardin, au hasard d'y rencontrer Valentin, qu'elle
ne rencontra pas, alla droit à la chambre de Mourzakine et se cacha
derrière les rideaux de son lit. Elle voulait le surprendre, voir sur
lui le premier effet de son apparition, l'accabler de son mépris avant
qu'il eût préparé une fable pour la tromper encore, et se tuer devant
lui en le maudissant.

Mourzakine, en gagnant son appartement, avait déjà demandé à Mozdar si
Francia était rentrée, et, sur sa réponse négative, il s'était dit:

--Voilà! je m'en doutais! mon oncle me l'a enlevée. Du moment où il a
deviné que j'aimais mieux celle-ci que l'autre, il m'a laissé l'autre et
s'est vengé en me prenant mon vrai bien!

Il rentra chez lui en proie à un accès de rage et de chagrin qui ne
dura pourtant pas très-longtemps, car il était dans cette situation de
l'esprit et du corps où le besoin de repos est plus impérieux que
les secousses de la passion. Pourtant il voulut avant de se coucher
connaître les circonstances de l'enlèvement, et, en homme qui paye
cher toutes choses, il ne se gêna pas pour faire éveiller et appeler
Valentin.

Francia observait tous ses mouvements, elle attendait qu'il fût seul.
Elle voulait se montrer, quand Valentin entra. Mourzakine allait parler
en français; allait-il parler d'elle? Elle écouta et ne perdit rien.

--Il paraît, mon cher, dit le prince à l'homme d'intrigues, que vous
m'avez laissé voler ma petite amie! Je ne vous aurais pas cru si facile
à tromper. Comment se fait-il que vous soyez rentré sur les minuit sans
la ramener?

Valentin montra une très-grande surprise, et il était sincère. Il
raconta comment le comte lui avait donné congé de la part du prince. Il
était impossible de soupçonner un projet d'enlèvement.

--N'importe! vous avez manqué de pénétration. Un homme comme vous doit
tout pressentir, tout deviner, et vous avez été joué comme un écolier.

--J'en suis au désespoir, Excellence; mais je peux réparer ma faute. Que
dois-je faire? me voilà prêt.

--Vous devez retrouver la petite.

--Où, Excellence? A l'hôtel Talleyrand? Certes ce n'est pas là que le
comte l'aura menée.

--Non; mais je ne sais rien de Paris, et vous devez savoir où en pareil
cas on conduit une capture de ce genre.

--Dans le premier hôtel garni venu. Votre oncle est un grand seigneur,
il aura été dans un des trois premiers hôtels de la ville: je vais aller
dans tous, et je saurai adroitement si les personnes en question s'y
trouvent. Votre Excellence peut se reposer; à son réveil, elle aura la
réponse.

--Il faudrait faire mieux, il faudrait me ramener la petite. Mon oncle
n'attendra pas le jour pour retourner à son poste auprès de notre
maître; il doit y être déjà, et je suis sûr que Francia aura la volonté
de vous suivre.

--Votre Excellence est bien décidée à la reprendre après cette aventure?

--Elle a résisté, je suis sûr d'elle!

--Et, après avoir échoué, le comte Ogokskoï n'aura pas de dépit contre
Votre Excellence? Elle n'a pas daigné me confier sa situation; mais cela
est bien connu à l'hôtel de Thièvre, où je vais souvent en voisin. Les
gens de la maison m'ont dit que le comte Ogokskoï était un puissant
personnage, que Votre Excellence était dans sa dépendance absolue... Je
demande humblement pardon à Votre Excellence d'émettre un avis devant
elle; mais la chose est sérieuse, et je ne voudrais pas que mon
dévouement trop aveugle pût m'être reproché par elle-même. Je la supplie
de réfléchir une ou deux minutes avant de me réitérer l'ordre d'aller
chercher mademoiselle Francia. Si mademoiselle Francia était bien
contrariée de l'aventure, elle se serait déjà échappée, elle serait déjà
ici.

Mourzakine fit un mouvement

--Admettons, reprit vite Valentin, qu'elle se soit préservée; elle
peut réfléchir demain, et juger sa nouvelle position très-avantageuse.
Admettons encore qu'elle soit tout à fait éprise de Votre Excellence et
très-désintéressée, elle va être un sujet de litige bien grave! En la
revoyant ici, et il l'y reverra, si vous ne la cachez ailleurs...

--Il faudra la cacher ailleurs, Valentin, il le faudra absolument!

--Sans doute, voila ce que je voulais dire à Votre Excellence. Il ne
faut donc pas que je ramène la petite ici?

--Non, ne la ramenez pas. Trouvez-lui une cachette sûre, et venez me
dire où elle est.

--A la place de Votre Excellence, je ferais encore mieux. J'écrirais
au comte un petit mot bien aimable pour lui demander s'il consent à
renoncer à ce caprice, et comme il y renoncera certainement de bonne
grâce, Votre Excellence n'aurait rien à craindre.

--Il n'y renoncera pas, Valentin!

--Et bien! alors, si j'étais le prince Mourzakine, j'y renoncerais. Je
ne m'exposerais pas pour la possession d'une petite fille comme cela,
l'amusement de quelques jours, au ressentiment d'un homme qui peut tout
et qui tiendrait mon avenir dans le creux de sa main. Je tournerais mes
voeux vers un objet plus désirable et plus haut placé. Certaine marquise
qui n'est pas loin d'ici a envoyé trois fois le jour de la grande
alerte...

--Valentin, taisez-vous, je ne vous ai pas parlé et je ne vous permets
pas de me parler de celle-là.

--Votre Excellence a raison, et c'est parce qu'elle fait plus grand cas
de l'une que de l'autre qu'elle ferait bien d'écrire à son oncle. Je
porterais la lettre de bonne heure, j'apporterais la réponse. C'est le
moyen de tout concilier, et je gage qu'en voyant la soumission de
Votre Excellence, M. le comte ne se souciera plus autant de la petite.
Peut-être même ne s'en souciera-t-il plus du tout.

--C'est possible, il faut réfléchir à tout. Retirez-vous, Valentin; à
mon réveil, je vous dirai ce qu'il faut faire.

Et Mourzakine, incapable de résister davantage au sommeil, se déshabilla
vite et tomba sur son lit où il s'endormit comme frappé de la foudre,
car il ne prit pas même la peine de ramener ses couvertures sur sa
poitrine. Il dormait comme on dort à vingt-quatre ans, après une nuit
d'agitation et de plaisir. Il faisait peut-être des rêves d'amour
où tantôt la marquise, tantôt la grisette lui apparaissaient. Plus
probablement il ne rêvait pas. Il était plongé dans l'anéantissement du
premier sommeil. Francia sortit de sa cachette et marcha dans la chambre
avec précaution, puis sans précaution; il n'entendait rien. Elle tira
les verrous de la porte, après avoir écouté les pas de Valentin qui
s'éloignaient. Mozdar ne bougeait plus; il couchait sous le péristyle,
non dans un lit, les Cosaques ne connaissaient pas ce raffinement, mais
sur un divan, sans se déshabiller, afin d'être toujours prêt à recevoir
un ordre de son maître.

Francia s'assit sur une chaise et regarda Mourzakine. Comme il était
calme! Comme il l'avait oubliée! Combien peu de chose elle était pour
lui! Il sortait des bras de la marquise, et déjà il ne se souciait
presque plus de son petit oiseau bleu. Il le laissait au puissant
Ogokskoï, il n'osait pas le lui disputer; il essaierait, quand il aurait
bien dormi, de se le faire rendre par une lâche supplication; peut-être
même ne l'essaierait-il pas du tout!

Francia mesura l'abîme où elle était tombée. La fièvre faisait claquer
ses dents. Elle sentait son coeur aussi glacé que ses membres. Elle
repassa dans son esprit encore lucide tous les événements de la soirée:
la soumission avec laquelle Mourzakine l'avait abandonnée au ravisseur
était pour elle le plus poignant affront. Guzman lui était infidèle
aussi, lui; mais il lui faisait encore l'honneur d'être brutalement
jaloux. Il l'eût tuée plutôt que de la céder à un autre. Mourzakine
s'était contenté de lui fournir un moyen de tuer son rival.

--Pourquoi a-t-il eu cette pensée, se dit-elle, puisqu'à présent le
voilà qui dort et ne se souvient plus que j'existe? Sans doute qu'il
hérite de son oncle et qu'il m'aurait su gré de le faire hériter tout de
suite!

Elle eut un rire convulsif et crut entendre résonner à ses oreilles les
paroles de l'invalide: «Il a tué ta mère, _cela doit être vrai_, il
rit de t'avoir pour maîtresse malgré cela! il en rit avec son autre
maîtresse, qui ne vaut pas mieux que lui.»

Francia se leva dans un transport d'indignation. Elle eut chaud tout à
coup; cette chaleur dévorante se portait surtout à la tête, et il lui
sembla qu'une lueur rouge remplissait la chambre. Elle tira le poignard,
elle essuya la lame sans savoir ce qu'elle faisait.

--A présent, pensait-elle, je vais mourir; mais je ne veux pas mourir
déshonorée. Je ne veux pas qu'on dise: Elle a été la maîtresse du Russe
qui a tué sa mère, et elle l'aimait tant, cette misérable, qu'elle s'est
tuée pour lui. J'ai si peu vécu! Je ne veux pas avoir vécu pour ne faire
que le mal et pour amasser de la honte sur ma mémoire. Je veux qu'on me
pardonne, qu'on m'estime encore quand je ne serai plus là. Je veux qu'on
dise à mon frère:

«--Elle avait fait une lâcheté, elle l'a bien lavée, et tu peux être
fier d'elle, tu peux la pleurer. Toi, qui voulais tuer des Russes, tu
n'as pas trouvé l'occasion, elle l'a bien trouvée, elle! Elle a vengé
votre mère!»

Que se passa-t-il alors? Nul ne le sait. Francia se rassit, reprise par
le froid et l'abattement. Elle contempla ce beau visage si tranquille
qui semblait lui sourire; la bouche était entr'ouverte, et, du milieu
des touffes de la barbe noire, les dents éblouissantes de blancheur se
détachaient comme une rangée de perles mates. Il avait les yeux grands
ouverts fixés sur elle.

Il essaya de porter la main à sa poitrine, comme pour se débarrasser
d'un corps étranger qui le gênait. Il n'en eut pas la force; la main
retomba ouverte sur le bord du lit. Il était frappé A mort. Francia n'en
savait rien. Elle lui avait planté le poignard persan dans le coeur;
elle avait agi dans un accès de délire dont elle n'avait déjà plus
conscience: elle était folle.

Mourzakine avait-il poussé un cri, exhalé une plainte? lui avait-il
parlé, lui avait-il souri, l'avait-il maudite? Elle ne le savait pas.
Elle n'avait rien entendu, rien compris; elle croyait rêver, se débattre
contre un cauchemar. Elle ne se souvenait plus d'avoir voulu se tuer.
Elle se crut éveillée enfin, et n'eut qu'une volonté instinctive, celle
de respirer dehors. Elle sortit de la chambre, traversa brusquement le
vestibule sans que Mozdar l'entendit, arriva à la grille, trouva la
clé dans la serrure, sortit dans la rue en refermant la porte avec un
sang-froid hébété, et s'en alla devant elle sans savoir où elle était,
sans savoir qui elle était.

Mourzakine respirait encore; mais de seconde en seconde, ce souffle
s'affaiblissait. Il n'avait sans doute éprouvé aucune souffrance; la
commotion seule l'avait éveillé, mais pas assez pour qu'il comprit, et
maintenant il ne pouvait plus comprendre. S'il avait vu Francia, s'il
l'avait reconnue, il ne s'en souvenait déjà plus. Ce qui lui restait
d'âme s'envolait au loin vers une petite maison au bord d'un large
fleuve. Il voyait des prairies, des troupeaux; il reconnut le premier
cheval qu'il avait monté, et se vit dessus. Il entendit une voix qui lui
criait:

--Prends garde, enfant!

C'était celle de sa mère. Le cheval s'abattit, la vision s'évanouit, le
fils de Diomède ne vit et n'entendit plus rien: il était mort.

A l'heure où il avait l'habitude de s'éveiller, Mozdar entra chez lui,
le crut endormi encore profondément et l'appela à plusieurs reprises son
_petit père!_ N'obtenant pas de réponse, il alla ouvrir les persiennes,
et vit des taches rouges sur le lit. Il y en avait très-peu, la blessure
n'avait presque pas saigné, le poignard était resté dans la poitrine,
enfoncé peu profondément, mais il avait atteint la région où la vie
s'élabore et se renouvelle. Il y avait eu étouffement rapide sans
convulsion d'agonie. Le visage, calme, était admirable.

Aux cris et aux sanglots du Cosaque, Valentin accourut. Il envoya
chercher la police et le docteur Faure. En attendant, il examina toutes
choses. Par un hasard presque miraculeux, car à coup sûr elle n'avait
songé à rien, Francia n'avait laissé aucune trace de sa courte présence
dans la maison ni dans le jardin. La terre était sèche, il n'y avait
pas la moindre empreinte. La clé de la grille était dans la serrure où
Valentin se souvenait de l'avoir laissée. Mozdar jurait que personne
n'avait pu passer dans le vestibule sans qu'il l'eût entendu. Le
docteur Faure examina avec un autre chirurgien la blessure et en dressa
procès-verbal. Son confrère conclut au suicide. Quant à lui, il n'y crut
pas et ne voulut pas conclure. Il songea à Francia et ne la nomma point.
Il n'était pas chargé de rechercher les faits: il se retira en pensant
que cette petite avait plus d'énergie qu'il ne lui en avait supposé.

Valentin, qui craignait beaucoup d'être accusé, vit avec plaisir les
soupçons se porter sur le pauvre Mozdar, qui était une excellente bête
féroce apprivoisée, et qui pleurait à fendre l'âme. Le comte Ogokskoï,
appelé en toute hâte, vint pleurer aussi sur son neveu, et son chagrin
fut aussi sincère que possible chez un courtisan. Il fit arrêter Mozdar
pour la forme; mais quand il eut délibéré militairement sur son sort, il
le disculpa et déclara que son pauvre neveu avait eu un chagrin d'amour
qui l'avait porté à se donner la mort. Il ne s'accusa pas tout haut de
lui avoir causé ce chagrin; mais il se le reprocha intérieurement et ne
s'en consola qu'en se disant que le pauvre enfant avait la tête faible,
l'esprit romanesque, le coeur trop tendre, enfin qu'il était dans sa
destinée d'interrompre par quelque sottise la brillante carrière qui lui
était ouverte.

Le tsar daigna plaindre le jeune officier. Autour de lui, quelques
personnes se dirent tout bas que le comte Ogokskoï, jaloux de la
jeunesse et de la beauté de son neveu, s'était trouvé en rivalité auprès
de certaine marquise et s'était _fait_ débarrasser de lui. L'affaire
n'eut pas d'autre suite. Il n'y eut pas un des Russes logés ou campés à
l'hôtel Talleyrand qui ne fit à Diomède Mourzakine cette oraison funèbre
qui manque de nouveauté, mais qui a le mérite d'être courte:

--Pauvre garçon! si jeune!

L'enterrement ne se fit pas avec une grande solennité militaire. Le
suicide est toujours et partout une sorte de dégradation.

Le marquis de Thièvre suivit toutefois le cortège funéraire de son cher
cousin, disant à qui voulait l'entendre:

--Il était le parent de ma femme, nous l'aimions beaucoup, nous avons
été si saisis par ce triste événement, que madame de Thièvre en a eu une
attaque de nerfs.

La marquise était réellement dans un état violent. En revenant du
cimetière, son mari lui dit tout bas:

--Je comprends votre émotion, ma chère; mais il faut surmonter cela et
rouvrir votre porte dès ce soir. Le monde est méchant, et ne manquerait
pas de dire que vous pleurez trop pour qu'il n'y eût pas quelque chose
entre vous et ce jeune homme. Calmez-vous! je ne crois point cela; mais
il faut vous habiller et vous montrer: mon honneur l'exige!

La marquise obéit et se montra. Huit jours après, elle était plus
que jamais lancée dans le monde, et peut-être un mois plus tard se
disait-elle que le ciel l'avait préservée d'une passion trop vive, qui
eût pu la compromettre.

Personne ne soupçonnait Francia, et, chose étrange, mais certaine,
Francia ne se soupçonnait pas elle-même; elle avait agi dans un accès de
fièvre cérébrale. Elle s'en était retournée instinctivement chez Moynet,
elle s'était jetée sur un lit où elle était encore, gravement malade, en
proie au délire depuis trois jours et trois nuits, et condamnée par le
médecin qu'on avait mandé auprès d'elle. Certes, la police française
l'eût facilement retrouvée, si Valentin l'eût accusée; mais il n'y
songeait pas, il ne soupçonnait que le comte Ogokskoï, qu'il détestait
pour s'être joué de lui si facilement et pour avoir réglé son mémoire
après le décès du jeune prince. Quand sa femme lui disait que la
petite avait pu s'introduire à leur insu dans le pavillon la nuit de
l'événement, il haussait les épaules en lui répondant:

--Tout ça, c'est des affaires entre Russes, n'en cherchons pas plus
long qu'eux. Je sais que l'empereur de Russie n'aime pas qu'on voie les
preuves de la haine des Français contre sa nation. Silence sur la petite
Francia: nous ne la reverrons pas, elle n'est rien venue réclamer, elle
nous a même laissé un billet de banque que le prince lui avait donné.
Qu'il n'en soit plus question.

Une personne avait pourtant pressenti et comme deviné la vérité, c'était
le docteur Faure. Le regard profondément navré que Francia avait fixé
sur lui, le jour où il l'avait quittée avec mépris, lui était resté sur
le coeur et pour ainsi dire devant les yeux; ce pauvre petit être qui
s'était fié à lui avec tant de candeur, et qui à une heure de là était
retombé sous l'empire de l'amour, n'était pas une intrigante: c'était
une victime de la fatalité. Qui sait si lui-même ne l'avait pas poussée
au désespoir en voulant la sauver?

Il résolut de la retrouver, et, comme il avait bonne mémoire, il se
rappela qu'en lui racontant toute sa vie, elle lui avait parlé d'un
estaminet de la rue du Faubourg-Saint-Martin, et d'un invalide qui
tenait l'établissement. Il s'y rendit, et trouva la jeune fille entre la
vie et la mort. Son frère était auprès d'elle. Après l'avoir vainement
cherchée chez Mourzakine, où il avait appris la catastrophe, il était
retourné au faubourg Saint-Martin, certain qu'on y aurait de ses
nouvelles.

Francia était dans une petite chambre humide et misérable, qui ne
recevait de jour que par une cour de deux mètres carrés, sorte de
puits formé par la superposition des étages, et imprégné de toutes
les souillures et de toutes les puanteurs des pauvres cuisines qui
y déversaient leurs débris dans les cuvettes des plombs. C'était la
chambre de Moynet, il n'en avait pas de meilleure à offrir, il n'avait
pas le moyen d'en louer une autre et de payer une garde. Dodore
heureusement ne quittait pas sa soeur d'un instant. Il la soignait avec
un dévouement et une intelligence qui réparaient bien des choses. Il
était comme transformé par quelques jours de fièvre patriotique et
par la résolution de travailler. Antoine, qui s'était arrangé pour
travailler cette semaine-là dans le voisinage, venait le matin, à
midi et le soir, apporter tout ce qu'il pouvait se procurer pour le
soulagement de la malade. La fruitière du coin, qui était une bonne
Auvergnate, parente d'Antoine, et qui aimait Francia, venait la nuit
relayer Théodore, on l'aider à contenir les accès de délire de sa soeur.
Francia ne manquait donc ni de soins, ni de secours; mais le contraste
entre le lieu écoeurant et sinistre où il la trouvait, après l'avoir
laissée dans une sorte d'opulence, serra le coeur du docteur Faure. Il
dut faire allumer une chandelle pour voir son visage, et après s'être
bien informé de la marche suivie jusque-là par la maladie, il espéra la
guérir, et revint le lendemain. Peu de jours après, il la jugea hors de
danger. Théodore, qui secoua tristement la tête, lui dit en causant tout
bas avec lui dans un coin:

--S'il faut qu'elle vive comme la voilà, mieux vaudrait pour elle
qu'elle fût morte!

--Vous la croyez folle? dit le docteur.

--Oui, monsieur, car c'est quand la fièvre la quitte un peu qu'elle a le
moins sa tête. Avec la fièvre, elle dit qu'elle a tué le prince russe,
et nous ne nous étonnons pas, c'est le délire; mais quand on la croit
bien revenue de ça, elle vous dit qu'elle a rêvé de mort, mais qu'elle
sait bien que le prince est vivant, puisqu'il est là endormi sur un
fauteuil, et que nous sommes aveugles de ne pas le voir.

--Pourquoi donc lui avez-vous appris cette mort dans la situation où
elle est?

--Mais... c'est elle qui l'a apprise ici. Quand je suis arrivé de
Vaugirard, personne ne le savait. On croyait qu'elle avait rêvé ça, et
moi je leur ai dit que c'était la vérité.

--Eh bien! mon garçon, vous avez eu tort.

--Pourquoi ça, monsieur le médecin?

--Parce qu'on pourrait soupçonner votre soeur, et qu'il faut vous
taire. A présent, le délire est tombé, mais le cerveau est affaibli
et halluciné il faut l'emmener dans un faubourg qui soit un peu la
campagne, lui trouver une petite chambre claire et gaie avec un bout de
jardin, du repos, de la solitude, pas de voisins curieux ou bavards,
et vous, ne répétez à personne ce qu'elle vous dira de sang-froid ou
autrement sur le prince Mourzakine. Ne vous en tourmentez pas, n'en
tenez pas compte, laissez-lui croire qu'il est vivant, jusqu'à ce
qu'elle soit bien guérie.

--Je veux bien tout ça, dit Théodore; mais le moyen?

--Nous le trouverons, dit le docteur en lui remettant un louis d'avance.
J'avais déjà récolté quelque chose pour votre soeur dans un moment où
elle voulait quitter le prince. Je payerai donc cette petite dépense.
Occupez-vous vite du changement d'air et de résidence; demain elle
pourra être transportée. La voiture la secouerait trop, j'enverrai un
brancard, et vous me ferez dire où vous êtes, j'irai la voir dans la
soirée.

Théodore fit les choses vite et bien. Il trouva ce qu'il cherchait du
côté de l'hôpital Saint-Louis, près des cultures qui dans ce temps-là
s'étendaient jusqu'à la barrière de la Chopinette. Le lendemain à midi,
Francia fut mise sur le brancard et s'étonna beaucoup d'être enfermée
dans la tente de toile rayée comme dans un lit fermé de rideaux qui
marchait tout seul. Puis des idées sombres lui vinrent à l'esprit. Ayant
entrevu, à travers les fentes de la toile, de la verdure et des arbres,
tandis que son frère et Antoine marchaient tristement à sa droite et
à sa gauche, elle crut qu'elle était morte, et qu'on la portait au
cimetière. Elle se résigna, et désira seulement être enterrée auprès de
Mourzakine, qu'elle aimait toujours.

Pourtant cette locomotion cadencée et le sentiment d'un air plus pur,
qui faisait frissonner la toile autour d'elle, lui causèrent une sorte
de bien-être, et durant le trajet elle dormit complètement pour la
première fois depuis son crime involontaire.

Elle fut couchée en arrivant, et dormit encore. Le soir, elle put
répondre aux questions du docteur sans trop d'égarement, et le remercia
de ses bontés: elle le reconnaissait. Elle n'osa pas lui demander s'il
était envoyé par Mourzakine; mais elle se souvint d'une partie des faits
accomplis. Elle pensa qu'elle était, par ses ordres, transférée en lieu
sûr, à l'abri des poursuites du comte, réunie à son frère, chargé de la
protéger. Elle serra faiblement les mains du docteur, et lui dit tout
bas comme il la quittait:

--Vous me pardonnez donc de ne pouvoir pas haïr ce Russe?

Peu à peu elle cessa de le voir en imagination, et elle se souvint
de tout, excepté du moment où elle avait perdu la raison. Comment
pouvait-elle se retracer une scène dont elle n'avait pas eu conscience?
Elle avait fait tant de rêves affreux et insensés depuis ce moment-la,
qu'elle ne distinguait plus dans ses souvenirs l'illusion de la réalité.
Le docteur étudiait avec un intérêt scientifique ce phénomène d'une
conscience pure et tranquille chargée d'un meurtre à l'insu d'elle-même.
Il tenait à s'assurer de ce qu'il soupçonnait, et il lui fut facile de
savoir de Francia, qu'elle s'était introduite chez son amant la nuit de
sa mort. Elle se souvenait d'y être entrée, mais non d'en être sortie,
et quand il lui demanda dans quels termes elle s'était séparée de lui
cette nuit-là, il vit qu'elle n'en savait absolument rien. Elle avoua
qu'elle avait eu l'intention de se tuer devant lui avec un poignard
qu'il lui avait donné et qu'elle décrivit avec précision: c'était bien
celui que le docteur avait aidé à retirer du cadavre. Elle croyait avoir
encore ce poignard et le cherchait ingénument. Quand il demanda à la
jeune fille si c'était Mourzakine qui l'avait détournée du suicide,
elle essaya en vain de se souvenir, et ses idées recommencèrent à
s'embrouiller. Tantôt il lui semblait que le prince avait pris le
poignard et s'était tué lui-même, et tantôt qu'il l'en avait frappée.

--Mais vous voyez bien, ajouta-t-elle, que tout cela c'est mon délire
qui commençait, car il ne m'a pas frappée, je n'ai pas de blessure, et
il m'aime trop pour vouloir me tuer. Quant à se tuer lui-même, c'est
encore un rêve que je faisais, car il est vivant. Je l'ai vu souvent
pendant que j'étais si malade. N'est-ce pas qu'il est venu me voir? Ne
reviendra-t-il pas bientôt? Dites-lui donc que je lui pardonne tout. Il
a eu des torts; mais, puisqu'il est venu, c'est qu'il m'aime toujours,
et moi, j'aurais beau le vouloir, je ne réussirai jamais à ne pas
l'aimer.

Il fallut attendre la complète guérison de Francia pour lui apprendre
que les alliés étaient partis après treize jours de résidence à Paris,
et qu'elle ne reverrait jamais ni Mourzakine, ni son oncle. Elle eut un
profond chagrin, qu'elle renferma, dans la crainte d'être accusée de
lâcheté de coeur. Les reproches de l'invalide n'étaient pas sortis de sa
mémoire, et, en perdant l'espérance, elle ne perdit pas le désir d'être
estimée encore. Elle pria le docteur de lui procurer de l'ouvrage. Il la
fit attacher à la lingerie de l'hôpital Saint-Louis, où elle mena une
conduite exemplaire. Les jours de grande fête, elle venait embrasser
Moynet et tendre la main à Antoine, qui espérait toujours l'épouser.
Elle ne le rebutait pas, et disait qu'ayant une bonne place elle ne
voulait se mettre en ménage qu'avec quelques économies. Le pauvre
Antoine en faisait de son côté, travaillait comme un boeuf et s'imposait
toutes les privations possibles pour réunir une petite somme.

Théodore était occupé aussi. Il apprenait avec Antoine l'état de
ferblantier. Il se conduisait bien, il se portait bien. L'enfant
malingre et débauché devenait un garçon mince, mais énergique, actif et
intelligent.

Dans le _quartier,_ comme disaient Francia et son frère en parlant de
cette rue du Faubourg-Saint-Martin qui leur était une sorte de patrie
d'affection, on les remarquait tous deux, on admirait leur changement de
conduite, on leur savait gré de s'être rangés à temps, on leur faisait
bon accueil dans les boutiques et les ateliers. Moynet était fier de
sa fille adoptive et la présentait avec orgueil à ceux de ses anciens
camarades aussi endommagés que lui par la guerre, qui venaient boire
avec lui à toutes leurs gloires passées.

Dans sa joie de trinquer avec eux, il oubliait souvent de leur faire
payer leur dépense. Aussi ne faisait-il pas fortune; mais il n'en était
que plus gai quand il leur disait en montrant Francia:

--En voilà une qui a souffert autant que nous, et qui nous fermera les
yeux!

Il s'abusait, le pauvre sergent. Il voyait sa fille adoptive embellir en
apparence: elle avait l'oeil brillant, les lèvres vermeilles; son teint
prenait de l'éclat. Le docteur Faure s'en inquiétait, parce qu'il
remarquait une toux sèche presque continuelle et de l'irrégularité
dans la circulation. L'hiver qui suivit sa maladie, il constata qu'une
maladie plus lente et plus grave se déclarait, et au printemps, il ne
douta plus qu'elle ne fût phthisique. Il l'engagea à suspendre son
travail et à suivre, en qualité de demoiselle de compagnie, une vieille
dame qui l'emmènerait à la campagne.

--Non, docteur, lui répondit Francia, j'aime Paris, c'est à Paris que je
veux mourir.

--Qui te parle de mourir, ma pauvre enfant? Où prends-tu cette idée-là?

--Mon bon docteur, reprit-elle, je sens très-bien que je m'en vais et
j'en suis contente. On n'aime bien qu'une fois, et j'ai aimé comme cela.
A présent, je n'ai plus rien à espérer. Je suis tout à fait oubliée. Il
ne m'a jamais écrit, il ne reviendra pas. On ne vit pourtant pas sans
aimer, et peut-être que, pour mon malheur, j'aimerais encore; mais ce
serait en pensant toujours à lui et en ne donnant pas tout mon coeur. Ce
serait mal, et ça finirait mal. J'aime bien mieux mourir jeune et ne pas
recommencer à souffrir!

Elle continua son travail en dépit de tout, et le mal fit de rapides
progrès.

Le 21 mars 1815, Paris était en fête, Napoléon, rentré la veille au soir
aux Tuileries, se montrait aux Parisiens dans une grande revue de ses
troupes, sur la place du Carrousel. Le peuple surpris, enivré, croyait
prendre sa revanche sur l'étranger. Moynet était comme fou; il courait
regarder, dévorer des yeux son empereur, oubliant sa boutique et faisant
résonner avec orgueil sa jambe de bois sur le pavé. Il savait bien que
sa pauvre Francia était languissante, malade même, et ne pouvait venir
partager sa joie.

--Nous irons la voir ce soir, disait-il en s'appuyant sur le bras
d'Antoine, qu'il forçait à marcher vite vers les Tuileries. Nous lui
conterons tout ça! Nous lui porterons le bouquet de lauriers et de
violettes que j'ai mis à mon enseigne!

Pendant qu'il faisait ce projet et criait _vive l'empereur!_ jusqu'à
complète extinction de voix, la pauvre Francia, assise dans le jardin de
l'hôpital Saint-Louis, s'éteignait dans les bras d'une des soeurs qui
croyait à un évanouissement et s'efforçait de la faire revenir. Quand
son frère accourut avec le docteur Faure, elle lui sourit à travers
l'effrayante contraction de ses traits, et, faisant un grand effort pour
parler, elle leur dit:

--Je suis contente; il est venu, il est là avec ma mère! il me l'a
ramenée!

Elle se retourna sur le fauteuil ou on l'avait assise et sourit à des
figures imaginaires qui lui souriaient, puis elle respira fortement
comme une personne, qui se sent guérie: c'était le dernier souffle.

Un jour que l'on discutait la question du libre arbitre devant le
docteur Faure:

--J'y ai cru, dit-il, je n'y crois plus d'une manière absolue. La
conscience de nos actions est intermittente, quand l'équilibre est
détruit par des secousses trop fortes. J'ai connu une jeune fille
faible, bonne, douce jusqu'à la passivité, qui a commis d'une main ferme
un meurtre qu'elle ne s'est jamais reproché parce qu'elle ne s'en est
jamais souvenue.

Et, sans nommer personne, il racontait à ses amis l'histoire de Francia.





UN BIENFAIT
N'EST JAMAIS PERDU

PROVERBE




PERSONNAGES

  ANNA DE LOUVILLE.
  LOUISE DE TRÉMONT.
  M. DE VALROGER.
  M. DE LOUVILLE.

Au château de Louville.--Un salon.

                             SCÈNE PREMIÈRE
                              LOUISE, ANNA.


                         ANNA, (debout, agitée.)

Enfin, tu diras ce que tu voudras, je refuse de le recevoir.

                   LOUISE, (assise, brodant, calme.)

Pourquoi?

                                 ANNA.

Un homme qui compromet toutes les femmes est l'ennemi naturel de toutes
les femmes honnêtes.

                                LOUISE.

Dis-moi, je t'en prie, ce que signifie ce grand mot-là: compromettre les
femmes!

                                 ANNA.

Est-ce sérieusement que tu me fais cette question de sauvage?

                                LOUISE.

Très-sérieusement. Je suis une sauvage.

                                 ANNA.

Quelle prétention! Est-ce qu'il y a encore des sauvages au temps où nous
vivons? Il n'y en a même plus à Carpentras.

                                LOUISE.

C'est pour ça qu'il y en a peut-être ailleurs. Tu ne veux pas me
répondre? C'est donc bien difficile?

                                 ANNA.

C'est très-aisé. Un homme qui compromet les femmes, c'est M. de
Valroger.

                                LOUISE.

Ça ne m'apprend rien; je ne le connais pas.

                                 ANNA.

Tu ne l'as jamais vu?

                                LOUISE.

Où l'aurais-je vu? C'est un astre nouveau dans le monde de Paris, dont
je ne suis plus depuis mon veuvage.

                                 ANNA.

Eh bien! moi qui habite ce château depuis deux mois, je ne connais pas
non plus ce monsieur, mais mon mari le connaît; il dit que c'est un vrai
marquis de la régence.

                                LOUISE.

Bah! c'est une race perdue. M. de Louville s'est moqué de toi.

                                 ANNA.

Qui sait? Je suis sûre qu'il me blâmerait beaucoup de le recevoir en son
absence.

                                LOUISE.

Alors tu as bien fait de le renvoyer; parlons d'autre chose.

                                 ANNA.

Oh! mon Dieu, rien ne nous empêche de parler de lui.

                                LOUISE.

Nous n'avons rien à en dire, ne le connaissant ni l'une ni l'autre.

                                 ANNA.

D'autant plus que, si nous le connaissions, nous en dirions du mal.

                                LOUISE.

Réjouissons-nous donc de ne pas aimer les épinards, car si nous les
aimions...

              ANNA, (allant à une fenêtre et regardant.)

Oh! que tu as de vieilles facéties!--Tiens, il est affreux!

                                LOUISE.

Qui?

                                 ANNA.

Lui, M de Valroger, ce beau séducteur; il est très-laid.

                                LOUISE.

Comment se fait-il qu'il soit dans ton parc, sachant que tu ne reçois
pas?

                                 ANNA.

Il aura voulu voir au moins mon parc, et, comme le jardinier ne sait pas
refuser vingt francs... Je le chasserai.

                                LOUISE.

Le jardinier?

                                 ANNA.

Certainement. Il aura reçu de l'argent pour fournir à ce monsieur le
moyen de m'apercevoir.

                                LOUISE.

Voilà de l'argent bien mal employé!

                                 ANNA.

Ah! tu trouves que ma figure ne vaut pas la dépense?

                                LOUISE.

Si fait, mais il aurait dû se dire qu'il la verrait pour rien!

                  ANNA, (fermant brusquement le rideau.)

Il ne m'a pas vue.

                                LOUISE.

C'est qu'il n'aura pas voulu! Alors il a moins de curiosité que toi.

                                 ANNA.

Tu n'es pas curieuse, toi, de voir un homme dont on parle tant? Il est
là, tout près!

                                LOUISE.

Au fait, la vue n'en coûte rien. (Elle va à la fenêtre et regarde.)
Franchement, eh bien! je ne suis pas de ton avis. Il est très-agréable.

                                 ANNA.

Agréable! comme monsieur le bourreau de Paris!

                           LOUISE, (revenant.)

Ah! mais, tu le détestes, ce pauvre M. de Valroger!

                                 ANNA.

Et toi, tu le protèges?

                                LOUISE.

Contre qui?

                                 ANNA.

Je ne sais pas, mais enfin tu meurs d'envie que je le reçoive.

                                LOUISE.

Ça vaudrait peut-être mieux que de s'en priver avec tant de regret.

                                 ANNA.

Parle pour toi.

                                LOUISE.

Moi? je suis sûre de le voir chez moi. Sa visite m'a été annoncée par ma
mère.

                                 ANNA.

Et tu comptes le recevoir?

                                LOUISE.

Certainement.

                                 ANNA.

Ah!--Au fait, tu es veuve, toi, tu as des enfants...

                                LOUISE.

Et je suis beaucoup moins jeune que toi; dis-le, ça ne me fâche pas,
bien au contraire; quand on n'a rien à se reprocher à mon âge, on compte
ses années avec plaisir.

                                 ANNA.

Coquette de vertu, va!

                                LOUISE.

Chère enfant, tu connaîtras ce plaisir-là, à la condition pourtant que
tu ne mettras pas trop de curiosité dans ta vie.

                                 ANNA.

Encore? Je n'entends pas.

                                LOUISE.

Si fait. Tu sais bien que la curiosité est un trouble de l'âme, une
maladie! La vertu, c'est le calme et la santé.

                                 ANNA.

Très-bien! un sermon?

                                LOUISE.

Que veux-tu? je vieillis!




                               SCÈNE II
                    ANNA, LOUISE, UN DOMESTIQUE.


                            LE DOMESTIQUE.

M. le marquis de Valroger fait demander si madame veut le recevoir.

                                 ANNA.

Toujours? vous n'avez donc pas dit que j'étais sortie?

                            LE DOMESTIQUE.

Je l'ai dit; mais il a vu madame à la fenêtre, et, pensant qu'elle était
rentrée...

                                 ANNA.

L'impertinent! Dites que je ne reçois pas.

                       LOUISE, (au domestique.)

Attendez... (Bas à Anna.) Reçois-le!

                             ANNA, (bas.)

Ah! tu vois! c'est toi qui le veux! (Au domestique.) Faites entrer. (Le
domestique sort.)

                               LOUISE.

Oui, je veux que tu voies cet homme dangereux, et que tu reconnaisses
avec moi qu'il n'y a pas de tels hommes pour une honnête femme.

                                ANNA.

Mais mon mari... Il est vrai qu'il ne m'a pas défendu de le recevoir!

                               LOUISE.

Ton mari t'estime trop pour s'inquiéter de rien; d'ailleurs je suis là.

                    LE DOMESTIQUE, (annonçant.)

M. le marquis de Valroger.



                              SCÈNE III
                        LOUISE, ANNA, VALROGER.


                       VALROGER, (allant à Anna.)

Si j'ai eu l'audace d'insister, madame...

                               LOUISE.

C'est que vous m'avez vue à cette fenêtre? (Bas à Anna étonnée.)
Laisse-moi faire!

                    VALROGER, (désignant Anna.)

C'est madame que j'ai vue.

                               LOUISE.

Madame est mon amie, madame de Trémont, et vous êtes ici chez moi; c'est
moi seule qui dois vous demander pardon de vous avoir fait attendre.

                        VALROGER, (railleur.)

Vous êtes bien bonne de vous excuser, madame, je ne savais pas avoir
attendu.

                               LOUISE.

C'est que... on vous avait dit que j'étais sortie. Je ne l'étais pas.

                              VALROGER.

Vous êtes adorable de franchise, madame! Je dois donc me dire que votre
premier mouvement avait été de me mettre à la porte?

                               LOUISE.

Absolument.

                              VALROGER.

C'est-à-dire une fois pour toutes?

                               LOUISE.

J'en conviens, puisque je me suis ravisée.

                              VALROGER.

J'en suis bien heureux; mais à qui dois-je?...

                               LOUISE.

Vous le devez à madame, qui m'a dit de vous le plus grand bien.

                                ANNA.

Ah! par exemple!... (Louise lui fait signe de se taire.)

                         VALROGER, (à Anna.)

Je dois donc vous remercier encore plus que votre amie...

                          ANNA, (sèchement.)

Ne me remerciez pas. Je ne mérite pas tant d'honneur!

                        VALROGER, (railleur.)

Oh! madame, vous me dites cela d'un ton... Me voilà éperdu entre la
crainte et l'espérance!

                        ANNA, (avec hauteur.)

L'espérance de quoi?

                               LOUISE.

L'espérance de nous plaire. (Tendant la main à Valroger.) Eh bien!
monsieur, c'est fait; vous nous plaisez beaucoup.

                  VALROGER, (lui baisant la main.)

Vraiment! (A part.) La drôle de femme!

                              LOUISE.

Comment voulez-vous qu'il en soit autrement? Je ne savais pas moi, que
vous étiez le meilleur des hommes, et que tous nos pauvres avaient été
comblés par vous. C'est mon amie qui vient de me l'apprendre.

                  VALROGER, (à Anna stupéfaite.)

Comment! vous saviez... Vraiment me voilà réhabilité à bon marché!
Est-ce qu'il y a le moindre mérite?

                              LOUISE.

Oui, il y a toujours du mérite à savoir secourir avec intelligence et
délicatesse. Ce n'est peut-être pas bien méritoire pour nous autres
femmes, nous n'avons à faire que ça; mais un homme du monde que ses
plaisirs n'emportent pas dans un tourbillon d'égoïsme et d'oubli!...
Allons, je vois que je vous embarrasse avec mes louanges.... c'est fini.
Je vous devais cette explication, et nous n'en parlerons plus.

                             VALROGER.

Eh bien, non, madame! puisque vous le prenez ainsi, je veux tout savoir.
Avant que madame de Trémont prît la peine de vous apprendre que j'étais
un ange, vous pensiez que j'étais un démon, puisque vous me repoussiez
sans merci de votre sanctuaire?

                              LOUISE.

Vous saurez tout, car vous êtes de trop bonne compagnie pour me demander
d'où je tenais ces renseignements; on m'avait dit que vous étiez
méchant.

                             VALROGER.

Méchant! Voilà un mot terrible. Voulez-vous me l'expliquer, madame?

                              LOUISE.

Je ne puis vous l'expliquer que comme je l'entends. Un méchant, c'est un
coeur haineux, et on vous accusait de haïr les femmes.

                             VALROGER.

Comment peut-on haïr les femmes?

                              LOUISE.

C'est les haïr que de les rechercher pour le seul plaisir de les
compromettre. Les compromettre, c'est leur faire perdre l'estime et la
confiance qu'elles méritaient, c'est leur faire le plus grand tort et le
plus grand mal: voilà ce que c'est qu'un méchant.

                             VALROGER

Très-bien. Et une méchante, qu'est-ce que c'est?

                              LOUISE.

C'est la même chose. C'est une coquette au coeur froid.

                             VALROGER.

Voilà une bizarre aventure, madame de Louville! On m'avait dit à moi que
vous étiez une méchante dans le sens que vous donnez à ce mot!

                        ANNA, (s'échappant).

Moi?

            VALROGER, (s'apercevant de la mystification).

Vous? (A part). Bien! ces dames s'amusent à mes dépens! (Haut à Anna).
Oh! vous, madame de Trémont, vous passez à bon droit, j'en suis certain,
pour une femme sincère et indulgente; mais elle, votre amie, madame de
Louville, qui vient de si bien définir la méchanceté, elle est réputée
méchante comme Satan!

                                 ANNA.

Eh bien! voilà une belle réputation! mais c'est indigne!... Je... (A
Louise.) Tu ne te fâches pas?

                                LOUISE.

Me fâcher de cela serait avouer que je le mérite.

                                 ANNA.

Mais monsieur l'a cru, il le croit sans doute encore?

                                LOUISE.

Dame! qui sait? c'est à lui de répondre.

                               VALROGER.

Eh! eh!

                          ANNA, (en colère,)

Comment? vous dites _eh! eh!_

                               VALROGER.

Oh! oh!

                                 ANNA.

Ce ne sont pas là des réponses!

                               VALROGER.

Que voulez-vous? Certes, madame a le ciel écrit en toutes lettres sur la
figure, et l'accueil qu'elle vient de me faire tournerait la tête à
un novice; mais le plus souvent ces êtres angéliques sont les plus
dangereux et les plus perfides. Ils s'arrangent pour vous mettre à leurs
pieds, et quand vous y êtes, ils jettent leur soulier rose et vous font
voir la double griffe.

                                 ANNA.

Alors, puisque vous ne croyez à la franchise d'aucune de nous, et que
vous étiez si mal disposé contre... madame en particulier, pourquoi donc
venez-vous chez-elle? Personne ne vous y avait appelé ni attiré, que je
sache.

                               VALROGER.

Pardonnez-moi, j'étais impérieusement sommé de comparaître pour répondre
à une provocation.

                                 ANNA.

Ah! je ne savais pas!

                               VALROGER.

Non, vous ne saviez pas; mais peut-être que madame de Louville le sait!
Je m'en doute. J'ai, sans vous connaître, et sur la foi d'autrui, dit
beaucoup de mal de vous. Je me suis irritée de vos faciles victoires sur
les femmes légères. Je vous ai haï comme on hait celui qui vous confond
avec les autres, et, tout en disant que je ne vous verrais de ma vie,
j'ai eu envie de vous voir pour vous braver en face. C'est à cette
provocation que vous avez répondu en venant ici.

                               VALROGER.

Au moins voici de la franchise.

                                LOUISE.

J'en ai beaucoup, c'est ma manière d'être coquette; c'est celle des
grands diplomates.

                                 ANNA.

Je hais, je méprise la coquetterie, moi!

                                LOUISE.

Et moi, j'avoue que nous en avons toutes! Il vaut bien mieux confesser
nos travers que de nous les entendre reprocher à tout propos. Oui,
j'avoue que, de vingt-cinq à trente ans surtout, nous sommes toutes un
peu perverses, parce que nous sommes toutes un peu folles. Nous sommes
enivrées de l'orgueil de la beauté quand nous sommes belles, et de celui
de la vertu quand nous sommes vertueuses; mais quand nous sommes l'un et
l'autre, oh! alors il n'y a plus de bornes à notre vanité, et l'homme
qui ose douter de notre force devient un ennemi mortel. Il faut le
vaincre, à tout risque, et pour le vaincre il faut le rendre amoureux;
quel prix aurait son culte, s'il ne souffrait pas un peu pour nous? Ne
faut-il pas qu'il expie son impiété? Alors on s'embarque avec lui dans
cette coquille de noix qu'on appelle la lutte, sur ce torrent dangereux
qu'on appelle l'amour; on s'y joue du péril et on s'y tient ferme
jusqu'à ce qu'un écueil imprévu, le moindre de tous, peut-être un léger
dépit, une jalousie puérile, vous brise avec votre aimable compagnon de
voyage. Et voilà le résultat très-ordinaire et très-connu de ces sortes
de défis réciproques. On commence par se haïr, puis on s'adore, après
quoi on se méprise l'un et l'autre quand on ne se méprise pas soi-même.
Il eût été si facile pourtant de se rencontrer naturellement, de se
saluer avec politesse et de passer son chemin sans garder rancune d'un
mot léger ou d'une bravade irréfléchie!

                                 ANNA.

Ma chère, tu parles d'or; mais moi, bonne femme, paisible et connue pour
telle, je ne vois pas le but de cette confession, et je trouve qu'elle
dépasse mon expérience. Je te laisserai donc implorer de monsieur
l'absolution de tes fautes, et je me retire...

                                LOUISE.

Sans l'inviter chez toi?

                                 ANNA.

Sans l'inviter. Je n'ai rien à me faire pardonner, puisqu'il est
convaincu que je le tiens pour un ange!

                               VALROGER.

Me sera-t-il permis d'aller au moins vous présenter mes actions de
grâces?

                                 ANNA.

Oui, monsieur, au château de Trémont, (Bas à Louise.) où je ne remettrai
jamais les pieds! (Elle sort.)



                               SCÈNE IV
                           LOUISE, VALROGER.


                                LOUISE.

Savez-vous bien que me voilà brouillée avec madame de Trémont?

                               VALROGER.

Je vois, madame de Trémont, que vous voilà en délicatesse à propos de
moi avec madame de Louville.

                                LOUISE.

Ah! vous avez deviné ce que j'allais vous révéler?

                               VALROGER.

Oui, madame; j'ai vu qu'en bonne amie vous avez voulu couper le mal dans
sa racine.

                                LOUISE.

Le mal?

                               VALROGER.

Oui; je venais ici, vous l'avez fort bien compris, pour me venger,
n'importe comment, du mépris, de l'aversion que madame de Louville
affecte pour ma personne. A présent il n'y aura pas moyen; vous lui avez
trop clairement montré le danger. Et puis vous m'avez rendu ridicule
en sa présence, car je n'ai pas vu tout de suite le piège que vous me
tendiez. Je dois donc renoncer à ma vengeance; mais ne triomphez pas
trop, j'y tenais médiocrement.

                               LOUISE.

Alors il me reste à vous remercier du pardon que vous accordez aux
femmes vertueuses dans la personne de ma jeune amie, et à prendre acte
de votre promesse.

                             VALROGER.

Quelle promesse?

                              LOUISE.
                
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