OEUVRES
DE
GEORGE SAND
FRANCIA
UN BIENFAIT N'EST JAMAIS PERDU
PAR
GEORGE SAND (L.-A. AURORE DUPIN)
VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT
PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
1899
FRANCIA
I
Le jeudi 31 mars 1814, la population de Paris s'entassait sur le passage
d'un étrange cortège. Le tsar Alexandre, ayant à sa droite le roi de
Prusse et à sa gauche le prince de Schwarzenberg, représentant de
l'empereur d'Autriche, s'avançait lentement à cheval, suivi d'un
brillant état-major et d'une escorte de cinquante mille hommes d'élite,
à travers le faubourg Saint-Martin. Le tsar était calme en apparence.
Il jouait un grand rôle, celui de vainqueur magnanime, et il le jouait
bien. Son escorte était grave, ses soldats majestueux. La foule était
muette.
C'est qu'au lendemain d'un héroïque combat des dernières légions
de l'empire, on avait abandonné et livré la partie généreuse de la
population à l'humiliante clémence du vainqueur. C'est que, comme
toujours, en refusant au peuple le droit et les moyens de se défendre
lui-même, en se méfiant de lui, en lui refusant des armes, on s'était
perdu. Son silence fut donc sa seule protestation, sa tristesse fut sa
seule gloire. Au moins celle-là reste pure dans le souvenir de ceux qui
ont vu ces choses.
Sur le flanc du merveilleux état-major impérial un jeune officier russe
d'une beauté remarquable contenait avec peine la fougue de son cheval.
L'homme était de haute taille, mince, et d'autant plus serré dans sa
ceinture d'ordonnance, dont les épais glands d'or retombaient sur sa
cuisse, comme celle des mystérieux personnages qu'on voit défiler sur
les bas-relief perses de la décadence; peut-être même un antiquaire
eût-il pu retrouver dans les traits et dans les ornements du jeune
officier un dernier reflet du type et du goût de l'Orient barbare.
Il appartenait aux races méridionales que la conquête ou les alliances
ont insensiblement fondues dans l'empire russe. Il avait la beauté du
profil, l'imposante largeur des yeux, l'épaisseur des lèvres, la
force un peu exagérée des muscles, tempérée par l'élégance des formes
modernes. La civilisation avait allégé la puissance du colosse. Ce qui
en restait conservait quelque chose d'étrange et de saisissant qui
attirait et fixait les regards, même après la surprise et l'attention
accaparées d'abord par le tsar en personne.
Le cheval monté par ce jeune homme s'impatientait de la lenteur du
défilé; on eût dit que, ne comprenant rien à l'étiquette observée,
il voulait s'élancer en vainqueur dans la cité domptée et fouler les
vaincus sous son galop sauvage. Aussi son cavalier, craignant de lui
voir rompre son rang et d'attirer sur lui un regard mécontent de ses
supérieurs, le contenait-il avec un soin qui l'absorbait et ne lui
permettait guère de se rendre compte de l'accueil morne, douloureux,
parfois menaçant de la population.
Le tsar, qui observait tout avec finesse et prudence, ne s'y méprenait
pas et ne réussissait pas à cacher entièrement ses appréhensions.
La foule devenait si compacte que si elle se fût resserrée sur les
vainqueurs (l'un deux l'a raconté textuellement), ils eussent été
étouffés sans pouvoir faire usage de leurs armes. Cette foulée,
volontaire ou non, n'eût pas fait le compte du principal triomphateur.
Il voulait entrer dans Paris comme l'ange sauveur des nations,
c'est-à-dire comme le chef de la coalition européenne. Il avait tout
préparé naïvement pour cette grande et cruelle comédie. La moindre
émotion un peu vive du public pouvait faire manquer son plan de mise en
scène.
Cette émotion faillit se produire par la faute du jeune cavalier que
nous avons sommairement décrit. Dans un moment où sa monture semblait
s'apaiser, une jeune fille, poussée par l'affluence ou entraînée par
la curiosité, se trouva dépasser la ligne des gardes nationaux qui
maintenaient l'ordre, c'est-à-dire le silence et la tristesse des
spectateurs. Peut-être qu'un léger frôlement de son châle bleu ou de sa
robe blanche effraya le cheval ombrageux; il se cabra furieusement, un
de ses genoux fièrement enlevés atteignit l'épaule de la Parisienne, qui
chancela, et fut retenue par un groupe de faubouriens serrés derrière
elle. Était-elle blessée, ou seulement meurtrie? La consigne ne
permettait pas au jeune Russe de s'arrêter une demi-seconde pour s'en
assurer: il escortait le tout-puissant tsar, il ne devait pas se
retourner, il ne devait pas même voir. Pourtant il se retourna, il
regarda, et il suivit des yeux aussi longtemps qu'il le put le groupe
ému qu'il laissait derrière lui. La grisette, car ce n'était qu'une
grisette, avait été enlevée par plusieurs paires de bras vigoureux; en
un clin d'oeil, elle avait été transportée dans un estaminet qui se
trouvait là. La foule s'était instantanément resserrée sur le vide fait
dans sa masse par l'incident rapide. Un instant, quelques exclamations
de haine et de colère s'étaient élevées, et, pour peu qu'on y eût
répondu dans les rangs étrangers, l'indignation se fût peut-être allumée
comme une traînée de poudre. Le tsar, qui voyait et entendait tout sans
perdre son vague et implacable sourire, n'eut pas besoin d'un geste pour
contenir ses cohortes; on savait ses intentions. Aucune des personnes
de sa suite ne parut s'apercevoir des regards de menace qui embrasaient
certaines physionomies. Quelques imprécations inarticulées, quelques
poings énergiquement dressés se perdirent dans l'éloignement.
L'officier, cause involontaire de ce scandale, se flatta que ni le tsar,
ni aucun de ses généraux n'en avaient pris note; mais le gouvernement
russe a des yeux dans le dos. La note était prise: le tsar devait
connaître le crime du jeune étourdi qui avait eu la coquetterie de
choisir pour ce jour de triomphe la plus belle et la moins disciplinée
de ses montures de service. En outre il serait informé de l'expression
de regret et de chagrin que le jeune homme n'avait pas eu _l'expérience_
de dissimuler. Ceux qui firent ce rapport crurent aggraver la faute en
donnant ce dernier renseignement. Ils se trompaient. Le choix du cheval
indompté fut regardé comme punissable, le regret manifesté rentrait
dans la comédie de sentiment dont les Parisiens devaient être touchés.
L'inconvenance d'une émotion quelconque dans les rangs de l'escorte
impériale ne fut donc pas prise en mauvaise part.
Quand le défilé ennemi déboucha sur le boulevard, la scène changea comme
par magie.
A mesure qu'on avançait vers les quartiers riches, l'entente se faisait,
l'étranger respirait; puis tout à coup la fusion se fit, non sans
honte mais sans scrupule. L'élément royaliste jetait le masque et se
précipitait dans les bras du vainqueur. L'émotion avait gagné la masse;
on n'y songeait pas aux Bourbons, on n'y croyait pas encore, on ne les
connaissait pas; mais on aimait Alexandre, et les femmes sans coeur
qui se jetaient sous ses pieds en lui demandant un roi ne furent
ni repoussées, ni insultées par la garde nationale qui regardait
tristement, croyant qu'on remerciait simplement l'étranger de n'avoir
pas saccagé Paris. Ils trouvaient cette reconnaissance puérile et
outrée; ils ne voyaient pas encore que cette joie folle applaudissait
à l'abaissement de la France. Le jeune officier russe qui avait failli
compromettre toute la représentation de cette triste comédie, où tant
d'acteurs jouaient un rôle de comparses sans savoir le mot de la pièce,
essayait en vain de comprendre ce qu'il voyait à Paris, lui qui avait vu
brûler Moscou et qui avait compris! C'était un esprit aussi réfléchi que
pouvaient le permettre l'éducation toute militaire qu'il avait reçue et
l'époque agitée, vraiment terrible, où sa jeunesse se développait. Il
suppléait aux facultés de raisonnement philosophique qui lui manquaient,
par la subtile pénétration de sa race et la défiance cauteleuse de son
milieu. Il avait vu et il voyait à deux années de distance les deux
extrêmes du sentiment patriotique: le riche et industrieux Moscou brûlé
par haine de l'étranger, dévouement sauvage et sublime qui l'avait
frappé d'horreur et d'admiration,--le brillant et splendide Paris
sacrifiant l'honneur à l'humanité, et regardant comme un devoir de
sauver à tout prix la civilisation dont il est l'inépuisable source. Ce
Russe était à beaucoup d'égards sauvage lui-même, et il se crut en droit
de mépriser profondément Paris et la France.
Il ne se disait pas que Moscou ne s'était pas détruit de ses propres
mains et que les peuples esclaves n'ont pas à être consultés; ils
sont héroïques bon gré mal gré, et n'ont point à se vanter de leurs
involontaires sacrifices. Il ne savait point que Paris n'avait pas été
consulté pour se rendre, plus que Moscou pour être brûlé, que la France
n'était que très-relativement un peuple libre, qu'on spéculait en haut
lieu de ses destinées, et que la majorité des Parisiens eût été dès lors
aussi héroïque qu'elle l'est de nos jours[1].
[Note 1: Janvier 1871.]
Pas plus que l'habitant de la France, l'étranger venu des rives du
Tanaïs ne pénétrait dans le secret de l'histoire. Au moment de la
brutalité de son cheval, il avait compris le Parisien du faubourg, il
avait lu sur son front soucieux, dans ses yeux courroucés. Il s'était
dit:
Ce peuple a été trahi, vendu peut-être!
En présence des honteuses sympathies de la noblesse, il ne comprenait
plus. Il se disait:
--Cette population est lâche. Au lieu de la caresser, notre tsar devrait
la fouler aux pieds et lui cracher au visage.
Alors les sentiments humains et généreux se trouvant étouffés et comme
avilis dans son coeur par le spectacle d'une lâcheté inouïe, il se
trouva lui-même en proie à l'enivrement des instincts sauvages. Il se
dit que cette ville était riante et folle, que cette population était
facile et corrompue, que ces femmes qui venaient s'offrir et s'attacher
elles-mêmes au char du vainqueur étaient de beaux trophées. Dès lors,
tout au désir farouche, à la soif des jouissances, il traversa Paris,
l'oeil enflammé, la narine frémissante et le coeur hautain.
Le tsar, refusant avec une modestie habile d'entrer aux Tuileries, alla
aux Champs-Elysées passer la revue de sa magnifique armée d'élite,
donnant jusqu'au bout le spectacle à ces Parisiens avides de spectacles;
après quoi, il se disposait à occuper l'hôtel de l'Elysée. En ce moment,
il eut à régler deux détails d'importance fort inégale. Le premier fut à
propos d'un avis qu'on lui avait transmis pendant la revue: suivant ce
faux avis, il n'y avait point de sécurité pour lui à l'Élysée, le palais
était miné. On avait sur-le-champ dépêché vers M. de Talleyrand, qui
avait offert son propre palais. Le tsar accepta, ravi de se trouver là
au centre de ceux qui allaient lui livrer la France; puis il jeta les
yeux sur l'autre avis concernant le jeune prince Mourzakine, qui s'était
si mal comporté en traversant le faubourg Saint-Martin.
--Qu'il aille loger où bon lui semblera, répondit le souverain, et qu'il
y garde les arrêts pendant trois jours.
Puis, remontant à cheval avec son état-major, il retourna à la place de
la Concorde, d'où il se rendit à pied chez M. de Talleyrand. Ses soldats
avaient reçu l'ordre de camper sur les places publiques. L'habitant,
traité avec tant de courtoisie, admirait avec stupeur ces belles troupes
si bien disciplinées, qui ne prenaient possession que du pave de
la ville et qui installaient la leurs cantines sans rien exiger en
apparence. Le _badaud_ de Paris admira, se réjouit, et s'imagina que
l'invasion ne lui coûterait rien.
Quant au jeune officier attaché à l'état-major, exclu de l'hôtel où
allait résider son empereur, il se crut radicalement disgracié, et il en
cherchait la cause lorsque son oncle, le comte Ogokskoï, aide-de-camp du
tsar, lui dit à voix basse en passant:
--Tu as des ennemis auprès du _père_, mais ne crains rien. Il te connaît
et il t'aime. C'est pour te préserver d'eux qu'il t'éloigne. Ne reparais
pas de quelques jours, mais fais-moi savoir où tu demeures.
--Je n'en sais rien encore, répondit le jeune homme avec une résignation
fataliste, Dieu y pourvoira!
Il avait à peine prononcé ces mots qu'un jockey de bonne mine se
présenta et lui remit le message suivant:
«La marquise de Thièvre se rappelle avec plaisir qu'elle est, par
alliance, parente du prince Mourzakine; elle me charge de l'inviter à
venir prendre son gîte à l'hôtel de Thièvre, et je joins mes instances
aux siennes.»
Le billet était signé _Marquis de Thièvre_.
Mourzakine communiqua ce billet à son oncle qui le lui rendit en
souriant et lui promit d'aller le voir aussitôt qu'il aurait un moment
de liberté. Mourzakine fit signe à son heiduque cosaque et suivit le
jockey, qui était bien monté et qui les conduisit en peu d'instans à
l'hôtel de Thièvre, au faubourg Saint-Germain.
Un bel hôtel, style Louis XIV, situé entre cour et jardin, jardin
mystérieux étouffé sous de grands arbres, rez-de-chaussée élevé sur un
perron seigneurial, larges entrées, tapis moelleux, salle à manger déjà
richement servie, un salon très-confortable et de grande tournure, voilà
ce que vit confusément Diomède Mourzakine, car il s'appelait modestement
de son petit nom _Diomède, fils de Diomède, Diomid Diomiditch_. Le
marquis de Thièvre vint à sa rencontre les bras ouverts. C'était un
vilain petit homme de cinquante ans, maigre, vif, l'oeil très-noir,
le teint très-blême, avec une perruque noire aussi, mais d'un noir
invraisemblable, un habit noir raide et serré, la culotte et les bas
noirs, un jabot très-blanc, rien qui ne fût crûment noir ou blanc dans
sa mince personne: c'était une pie pour le plumage, le babil et la
vivacité.
Il parla beaucoup, et de la manière la plus courtoise, la plus
empressée. Mourzakine savait le français aussi bien possible,
c'est-à-dire qu'il le parlait avec plus de facilité que le russe
proprement dit, car il était né dans la Petite-Russie et avait dû faire
de grands efforts pour corriger son accent méridional; mais ni en russe,
ni en français, il n'était capable de bien comprendre une élocution
aussi abondante et aussi précipitée que celle de son nouvel hôte, et, ne
saisissant que quelques mots dans chaque phrase, il lui répondit un peu
au hasard. Il comprit seulement que le marquis se démenait pour établir
leur parenté. Il lui citait, en les estropiant d'une manière indigne,
les noms des personnes de sa famille qui avaient établi au temps de
l'émigration française des relations, et par suite une alliance avec
une demoiselle apparentée à la famille de madame de Thièvre. Mourzakine
n'avait aucune notion de cette alliance et allait avouer ingénument
qu'il la croyait au moins fort éloignée, quand la marquise entra. Elle
lui fit un accueil moins loquace, mais non moins affectueux que son
mari. La marquise était belle et jeune: ce détail effaça promptement les
scrupules du prince russe. Il feignit d'être parfaitement au courant et
ne se gêna point pour accepter le titre de cousin que lui donnait la
marquise en exigeant qu'il l'appelât «ma cousine,» ce qu'il ne put faire
sans biaiser un peu. Les rapports ainsi établis en quelques minutes, le
marquis le conduisit à un très-bel appartement qui lui était destiné
et où il trouva son cosaque occupé à ouvrir sa valise, en attendant
l'arrivée de ses malles qu'on était allé chercher. Le marquis mit en
outre à sa disposition un vieux valet de chambre de confiance qui, ayant
voyagé, avait retenu quelques mots d'allemand et s'imaginait pouvoir
s'entendre avec le cosaque, illusion naïve à laquelle il lui fallut
promptement renoncer; mais, croyant avoir affaire à quelque prince
régnant dans la personne de Mourzakine, le vieux serviteur resta debout
derrière lui, suivant des yeux tous ses mouvements et cherchant à
deviner en quoi il pourrait lui être utile ou agréable.
A vrai dire, le Diomède barbare aurait eu grand besoin de son secours
pour comprendre l'usage et l'importance des objets de luxe et de
toilette mis à sa disposition. Il déboucha plusieurs flacons, reculant
avec méfiance devant les parfums les plus suaves, et cherchant celui qui
devait, selon lui, représenter le suprême bon ton, la vulgaire eau de
Cologne. Il redouta les pâtes et les pommades d'une exquise fraîcheur
qui lui firent l'effet d'être éventées, parce qu'il était habitué aux
produits rancis de son bagage ambulant. Enfin, s'étant accommodé du
mieux qu'il put pour faire disparaître la poussière de sa chevelure et
de son brillant uniforme, il retournait au salon, lorsque, se voyant
toujours suivi du domestique français, il se rappela qu'il avait un
service à lui demander. Il commença par lui demander son nom, à quoi le
serviteur répondit simplement:
--Martin.
--Eh bien, Martin, faites-moi le plaisir d'envoyer une personne faubourg
Saint-Martin, numéro,... je ne sais plus; c'est un petit café où l'on
fume;... il y a des queues de billard peintes sur la devanture, c'est le
plus proche du boulevard en arrivant par le faubourg.
--On trouvera ça, répondit gravement Martin.
--Oui, il faut retrouver ça, reprit le prince, et il faut s'informer
d'une personne dont je ne sais pas le nom: une jeune fille de seize ou
dix-sept ans, habillée de blanc et de bleu, assez jolie.
Martin ne put réprimer un sourire que Mourzakine comprit très-vite.
--Ce n'est pas une... fantaisie, continua-t-il. Mon cheval en passant a
fait tomber cette personne; on l'a emportée dans le café: je veux savoir
si elle est blessée, et lui faire tenir mes excuses ou mon secours, si
elle en a besoin.
C'était parler en prince. Martin redevenu sérieux s'inclina profondément
et se disposa à obéir sans retard.
M. de Thièvre, après avoir été un des satisfaits de l'empire par la
restitution de ses biens après l'émigration de sa famille, était un
des mécontents de la fin. Avide d'honneurs et d'influence, il avait
sollicité une place importante qu'il n'avait pas obtenue, parce qu'en se
précipitant, les événements désastreux n'avaient pas permis de contenter
tout le monde. Initié aux efforts des royalistes pour amener par
surprise une restauration royale, il s'était jeté avec ardeur dans
l'entreprise et il était de ceux qui avaient fait aux alliés l'accueil
que l'on sait. Il devait à sa femme l'heureuse idée d'offrir sa maison
au premier Russe tant soit peu important dont il pourrait s'emparer. La
marquise, à pied, aux Champs-Elysées, avait été admirer la revue.
Elle avait été frappée de la belle taille et de la belle figure de
Mourzakine. Elle avait réussi à savoir son nom, et ce nom ne lui était
pas inconnu; elle avait réellement une parente mariée en Russie, qui
lui avait écrit quelquefois, qui s'appelait Mourzakine, et qui était ou
pouvait être parente du jeune prince. Du moment qu'il était prince, il
n'y avait aucun inconvénient à réclamer la parenté, et du moment
qu'il était un des plus beaux hommes de l'armée, il n'y avait rien de
désagréable à l'avoir pour hôte.
La marquise avait vingt-deux ans; elle était blanche et blonde, un peu
grasse pour le costume étriqué que l'on portait alors, mais assez grande
pour conserver une réelle élégance de formes et d'allures. Elle ne
pouvait souffrir son petit mari, ce qui ne l'empêchait pas de s'entendre
avec lui parfaitement pour tirer de toute situation donnée le meilleur
parti possible. Légère pourtant et très-dissipée, elle portait dans son
ambition et dans ses convoitises d'argent une frivolité absolue. Il ne
s'agissait pas pour elle d'intriguer habilement pour assurer une fortune
aux enfants qu'elle n'avait pas ou à la vieillesse qu'elle ne voulait
pas prévoir. Il s'agissait de plaire pour passer agréablement la vie, de
mener grand train et de pouvoir faire des dettes sans trop d'inquiétude
enfin de prendre rang à une cour quelconque, pourvu qu'on y put étaler
un grand luxe et y placer sa beauté sur un piédestal élevé au-dessus de
la foule.
Elle n'était pas de noble race, elle avait apporté sa brillante jeunesse
avec une grosse fortune à un époux peu séduisant, uniquement pour être
marquise, et il n'eût pas fallu lut demander pourquoi elle tenait tant
à un titre, elle n'en savait rien. Elle avait assez d'esprit pour le
babil; son intelligence pour le raisonnement était nulle. Toujours en
l'air, toujours occupée de caquets et de toilettes, elle n'avait
qu'une idée: surpasser les autres femmes, être au moins une des plus
remarquées.
Avec ce goût pour le bruit et le clinquant, il eût été bien difficile
qu'elle ne fût pas fortement engouée du militaire en général. Un temps
n'était pas bien loin où elle avait été fière de valser avec les beaux
officiers de l'empire; elle avait eu du regret lorsque son mari lui
avait prescrit de bouder l'empire. Elle était donc ivre de joie en
voyant surgir une armée nouvelle avec des plumets, des titres, des
galons et des noms nouveaux; toute cette ivresse était à la surface, le
coeur et les sens n'y jouaient qu'un rôle secondaire. La marquise était
sage, c'est-à-dire qu'elle n'avait jamais eu d'amant; elle était comme
habituée à se sentir éprise de tous les hommes capables de plaire, mais
sans en aimer assez un seul pour s'engager à n'aimer que lui. Elle eût
pu être une femme galante, car ses sens parlaient quelquefois malgré
elle; mais elle n'eût pas eu le courage de ses passions, et un grand
fonds d'égoïsme l'avait préservée de tout ce qui peut engager et
compromettre.
Elle reçut donc Mourzakine avec autant de satisfaction que
d'imprévoyance.
--Je l'aimerai, je l'aime, se disait-elle dès le premier jour; mais
c'est un oiseau de passage, et il ne faudra pas l'aimer trop.
Ne pas aimer trop lui avait toujours été plus ou moins facile; elle ne
s'était jamais trouvée aux prises avec une volonté bien persistante en
fait d'amour. Le Français de ce temps-là n'avait point passé par le
romantisme; il se ressentait plus qu'on ne pense des moeurs légères du
Directoire, lesquelles n'étaient elles-mêmes qu'un retour aux moeurs
de la régence. La vie d'aventures et de conquêtes avait ajouté à cette
disposition au sensualisme quelque chose de brutal et de pressé qui ne
rendait pas l'homme bien dangereux pour la femme prudente. Dans les
temps de grandes préoccupations guerrières et sociales, il n'y a pas
beaucoup de place pour les passions profondes, non plus que pour les
tendresses prolongées.
Rien ne ressemblait moins à un Français qu'un Russe de cette époque.
C'est à cause de leur facilité à parler notre langue, à se plier à nos
usages, qu'on les appela chez nous les Français du Nord; mais jamais
l'identification ne fut plus lointaine et plus impossible. Ils ne
pouvaient prendre de nous que ce qui nous faisait le moins d'honneur
alors, l'amabilité.
Mourzakine n'était pourtant pas un vrai Russe. Géorgien d'origine,
peut-être Kurde ou Persan en remontant plus haut, Moscovite d'éducation,
il n'avait jamais vu Pétersbourg et ne se trouvait que par les hasards
de la guerre et la protection de son oncle Ogokskoï placé sous les yeux
du tsar. Sans la guerre, privé de fortune comme il l'était, il eût
végété dans d'obscurs et pénibles emplois militaires aux frontières
asiatiques, à moins que, comme il en avait été tenté quelquefois dans
son adolescence, il n'eût franchi cette frontière pour se jeter dans la
vie d'héroïques aventures de ses aïeux indépendants; mais il s'était
distingué à la bataille de la Moskowa, et plus tard il s'était battu
comme un lion sous les yeux du maître. Dès lors il lui appartenait corps
et âme. Il était bien et dûment baptisé Russe par le sang français qu'il
avait versé; il était rivé à jamais, lui et sa postérité, au joug de ce
qu'on appelle en Russie la civilisation, c'est-à-dire le culte aveugle
de la puissance absolue. Il faut monter plus haut que ne le pouvait
faire Mourzakine pour disposer de cette puissance par le fer ou le
poison.
Sa volonté à lui, ne pouvait s'exercer que sur sa propre destinée;
mais qu'elles sont tenaces et patientes, ces énergies qui consistent à
écraser les plus faibles pour se rattacher aux plus forts! C'est toute
la science de la vie chez les Russes; science incompatible avec notre
caractère et nos habitudes. Nous savons bien aussi plier déplorablement
sous les maîtres; mais nous nous lassons d'eux avec une merveilleuse
facilité, et, quand la mesure est comble, nous sacrifions nos intérêts
personnels au besoin de reprendre possession de nous-mêmes[2].
[Note 2: Ivan Tourguenef, qui connaît bien la France, a créé en
maître le personnage du Russe intelligent, qui ne peut rien être en
Russie parce qu'il a la nature du Français. Relisez les dernières pages
de l'admirable roman: _Dimitri Roudine_.]
Beau comme il l'était, Diomède Mourzakine avait eu partout de faciles
succès auprès des femmes de toute classe et de tous pays. Trop prudent
pour produire sa fatuité au grand jour, il la nourrissait en lui
secrète, énorme. Dès le premier coup d'oeil, il couva sensuellement des
yeux la belle marquise comme une proie qui lui était dévolue. Il comprit
en une heure qu'elle n'aimait pas son mari, qu'elle n'était pas dévote,
la dévotion de commande n'était pas encore à l'ordre du jour;
qu'elle était très-vivante, nullement prude, et qu'il lui plaisait
irrésistiblement. Il ne fit donc pas grands frais le premier jour,
s'imaginant qu'il lui suffisait de se montrer pour être heureux à bref
délai.
Il ne savait pas du tout ce que c'est qu'une Française coquette et ce
qu'il y a de résistance dans son abandon apparent. Horriblement fatigué,
il fit des voeux sincères pour n'être pas troublé la première nuit,
et ce fut avec surprise qu'il s'éveilla le lendemain sans qu'aucun
mouvement furtif eût troublé le silence de son appartement. La première
personne qui vint à son coup de sonnette fut le ponctuel Martin, qui, ne
sachant quel titre lui donner, le traita d'excellence à tout hasard.
--J'ai fait moi-même la commission, lui dit-il, j'ai pris un fiacre, je
me suis rendu au faubourg Saint-Martin, j'ai trouvé l'estaminet.
--_L'esta_... Comment dites-vous?
--Ces cafés de petites gens s'appellent des estaminets. On y fume et on
joue au billard.
--C'est bien, merci. Après?
--Je me suis informé de l'accident. Il n'y avait rien de grave. La
petite personne n'a pas eu de mal; on lui a fait boire un peu de liqueur
et elle a pu remonter chez elle, car elle demeure précisément dans la
maison.
--Vous eussiez dû monter la voir. Cela m'eût fait plaisir.
--Je n'y ai pas manqué, Excellence. Je suis monté... Ah! bien haut, un
affreux escalier. J'ai trouvé la... demoiselle, une petite grisette,
occupée à repasser ses nippes. Je l'ai informée des bontés que le prince
Mourzakine daigne avoir pour elle.
--Et qu'a-t-elle répondu?
--Une chose très-plaisante: Dites à ce prince que je le remercie, que je
n'ai besoin de rien, mais que je voudrais le voir.
--J'irais volontiers, si je n'étais retenu...
Mourzakine allait dire aux arrêts; mais il ne jugea pas utile d'initier
Martin à cette circonstance, et d'ailleurs Martin ne lui en donna pas le
temps.
--Votre Excellence, s'écria-t-il, ne peut pas aller dans ce taudis,
et il ne serait peut-être pas prudent encore de parcourir ces bas
quartiers. D'ailleurs Votre Excellence n'a pas à répondre à une aussi
sotte demande. Moi je n'ai pas répondu.
--Il faudrait pourtant répondre, dit Mourzakine, comme frappé d'une idée
subite: n'a-t-elle pas dit qu'elle me connaissait?
--Elle a précisément dit qu'elle connaissait Votre Excellence. J'ai pris
cela pour une billevesée.
Un autre domestique vint dire au prince que la marquise l'attendait au
salon, il s'y rendit fort préoccupé.
--C'est singulier, se dit-il en traversant les vastes appartements,
lorsque cette jeune fille s'est approchée imprudemment de mon cheval,
sa figure m'a frappé, comme si c'était une personne de connaissance qui
allait m'appeler par mon nom! Et puis, l'accident arrivé, je n'ai plus
songé qu'à l'accident; mais à présent je revois sa figure, je la revois
ailleurs, je la cherche, elle me cause même une certaine émotion...
Quand il entra au salon, il n'avait pas trouvé, et il oublia tout en
présence de la belle marquise.
--Venez, cousin! lui dit-elle, dites-moi d'abord comment vous avez passé
la nuit?
--Beaucoup trop bien, répondit ingénument le prince barbare, en
baisant beaucoup trop tendrement la main blanche et potelée qu'on lui
présentait.
--Comment peut-on dormir trop bien? lui dit-elle en fixant sur lui ses
yeux bleus étonnés.
Il ne crut pas à son étonnement, et répondit quelque chose de tendre
et de grossier qui la fit rougir jusqu'aux oreilles; mais elle ne se
déconcerta pas et lui dit avec assurance:
--Mon cousin, vous parlez très-bien notre langue, mais vous ne saisissez
peut-être pas très-bien les nuances. Cela viendra vite, vous êtes si
intelligents, vous autres étrangers! Il faudra, pendant quelques jours,
parler avec circonspection: je vous dis cela en amie, en bonne parente.
Moi, je ne me fâche de rien; mais une autre à ma place vous eût pris
pour un impertinent.
Le fils de Diomède mordit sa lèvre vermeille et s'aperçut de sa sottise.
Il fallait y mettre plus de temps et prendre plus de peine. Il s'en
tira par un regard suppliant et un soupir étouffé. Ce n'était pas
grand'chose, mais sa physionomie exprimait si bien l'espoir déçu et le
désir persistant, que madame de Thièvre en fut troublée et n'eut pas le
courage d'insister sur la leçon qu'elle venait de lui donner.
Elle lui parla politique. Le marquis avait été la veille aux
informations, de dix heures du soir à minuit. Il avait pu pénétrer
à l'hôtel Talleyrand; elle n'ajouta pas qu'il s'était tenu dans les
antichambres avec nombre de royalistes de second ordre, pour saisir les
nouvelles au passage, mais elle croyait savoir que le tsar n'était pas
opposé à l'idée d'une restauration de l'ancienne dynastie.
La chose était parfaitement indifférente à Mourzakine. Il avait
d'ailleurs ouï dire à son oncle que le tsar faisait fort peu de cas des
Bourbons et il ne pensait pas du tout qu'il en vint à les soutenir;
mais, pour ne pas choquer les opinions de son hôtesse, il prit le parti
de la questionner sur ces Bourbons dont elle-même ne savait presque
rien, tant la conception de leur rétablissement était nouvelle. La
conversation languissait, lorsqu'il s'imagina de lui parler de modes
françaises, de lui faire compliment sur sa toilette du matin, de la
questionner sur le costume des différentes classes de la société de
Paris.
Elle était experte en ces matières, et consentit à l'éclairer.
--A Paris, lui dit-elle, il n'y a pas de costume propre à une classe
plutôt qu'à une autre: toute femme qui a le moyen de payer un chapeau
porte un chapeau dans la rue, tout homme qui peut se procurer des bottes
et un habit a le droit de les porter. Vous ne reconnaîtrez pas toujours
au premier coup d'oeil un domestique de son maître; quelquefois le valet
de chambre qui vous annoncera dans une maison sera mieux mis que le
maître de la maison: c'est à la physionomie, c'est au regard surtout
qu'il faut s'attacher pour bien spécifier l'état on le rang des
personnes. Un parvenu n'aura jamais l'aisance et la dignité d'un vrai
grand seigneur, fût-il chamarré de broderies et de décorations; une
grisette aura beau s'endimancher, elle ne sera jamais prise par une
bourgeoise pour sa pareille, et il en sera de même pour nous, femmes
du grand monde, d'une bourgeoise couverte de diamants et habillée plus
richement que nous.
--Fort bien, dit Mourzakine, je vois qu'il faut du _tact_, une grande
science du tact! Mais vous avez parlé de grisettes, et je connais ce
mot-là. J'ai lu des romans français où il en était question. Qu'est-ce
que c'est au juste qu'une grisette de Paris? J'ai cru longtemps que
c'était une classe de jeunes filles habillées en gris.
--Je ne sais pas l'étymologie de ce nom, répondit madame de Thièvre;
leur costume est de toutes les couleurs; peut-être le mot vient-il du
genre d'émotions qu'elles procurent.
--Ah ah! j'entends! grisette! l'ivresse d'un moment! elles ne font point
de passions?
--Ou bien encore...; mais je ne sais pas! les honnêtes femmes ne peuvent
pas renseigner sur cette sorte de créatures.
--Pourtant, la définition du costume entraînerait celle de la situation:
appelle-t-on grisettes toutes les jeunes ouvrières de Paris?
--Je ne crois pas! l'épithète ne s'applique qu'à celles qui ont des
moeurs légères. Ah çà! pourquoi me faites-vous cette question-là avec
tant d'insistance? On dirait que vous êtes curieux des sottes aventures
que Paris offre à bon marché aux nouveaux-venus?
Il y avait du dépit et même une jalousie brutalement ingénue dans
l'accent de madame de Thièvre. Mourzakine en prit note et se hâta de la
rassurer en lui racontant succinctement son aventure de la veille et en
lui avouant qu'il était aux arrêts pour ce fait à l'hôtel de Thièvre.
--C'est, ajouta-t-il, parce que votre valet de chambre, en désignant la
cause de ma disgrâce, s'est servi du mot _grisette_, que je tenais à
savoir ce que ce pouvait être.
--Ce n'est pas grand'chose, reprit la marquise. Il faut lui envoyer un
louis d'or, et tout sera dit?
--Il parait qu'elle ne veut rien, dit Mourzakine, qui crut inutile
d'ajouter que la grisette demandait à le voir.
--Alors, c'est qu'elle est richement entretenue, répliqua la marquise.
--Richement, non! pensa Mourzakine, puisqu'elle demeure dans un taudis
et repasse ses nippes elle-même. Où donc ai-je déjà vu cette jolie
petite _figure chiffonnée_?
Mourzakine pensait plus volontiers en français qu'en russe, surtout
depuis qu'il était en France; c'est ce qui fait qu'il pensait souvent de
travers, faute de bien approprier les mots aux idées. Figure chiffonnée
était un mot du temps, qui s'appliquait alors à une petite laideur
agréable ou agaçante. La grisette en question n'avait pas du tout cette
figure-là. Pâle et menue, sans éclat et sans ampleur, elle avait une
harmonie et une délicatesse de lignes qui ne pouvaient pas constituer la
grande beauté classique; c'était le joli exquis et complet. La taille
était à l'avenant du visage, et en y réfléchissant Mourzakine se reprit
intérieurement:
--Non pas chiffonnée, se dit-il, jolie, très-jolie! Pauvre, et ne
voulant rien!
--A quoi songez-vous? lui demanda la marquise.
--Il m'est impossible de vous le dire, répliqua effrontément le jeune
prince.
--Ah! vous pensez à cette grisette?
--Vous ne le croyez pas! mais vous m'avez si bien _rembarré_ tout à
l'heure! vous n'avez plus le droit de m'interroger.
Il accompagna cette réponse d'un regard si langoureusement pénétrant,
que la marquise rougit de nouveau et se dit en elle-même:
--Il est entêté, il faudra prendre garde! Le marquis vint les
interrompre.
--Flore, dit-il à sa femme, vous saurez une bonne nouvelle. Il a été
décidé hier soir à la rue Saint-Florentin (manière de désigner l'hôtel
Talleyrand où résidait le tsar) qu'on ne traiterait de la paix ni avec
_Buonaparte_, ni avec aucun membre de sa famille. C'est M. Dessoles qui
vient de me l'apprendre. Ordonnez qu'on nous fasse vite déjeûner; nous
nous réunissons à midi pour rédiger et porter une adresse à l'empereur
de Russie. Il faut bien formuler ce que l'on désire, et l'appel au
retour des Bourbons n'a encore eu lieu qu'en petit comité. Prince
Mourzakine, vous devez avoir une grande influence à la cour du _gsar_,
vous parlerez pour nous, pour notre roi légitime!
--Soyez tranquille, notre cousin est avec nous, répondit madame de
Thièvre en passant son bras sous celui de Mourzakine. Allons déjeuner.
--Inutile, dit-elle tout bas au prince en se rendant à la salle à
manger, de dire au marquis que vous êtes pour le moment en froid avec
votre empereur. Il s'en tourmenterait...
--Vous vous appelez Flore! dit Mourzakine d'un air enivré en pressant
contre sa poitrine le bras de la marquise.
--Eh bien! oui, je m'appelle Flore! ce n'est pas ma faute.
--Ne vous en défendez pas, c'est un nom délicieux, et qui vous va si
bien!
Il s'assit auprès d'elle en se disant:
--Flore! c'était le nom de la petite chienne de ma grand'mère. C'est
singulier qu'en France ce nom soit un nom distingué! Peut-être que le
marquis s'appelle _Fidèle_, comme le chien de mon grand-oncle!
Le temps n'était pas encore venu où toutes les jeunes filles bien nées
devaient se nommer Marie. La marquise datait des temps païens de la
Révolution et du Directoire. Elle ne rougissait pas encore de porter
le nom de la déesse des fleurs. Ce ne fut qu'en 1816 qu'elle signa son
autre prénom Elisabeth, jusque-là relégué au second plan.
Le marquis, tout plein de son sujet, entretint loquacement sa femme et
Mourzakine de ses espérances politiques. Le Russe admira la prodigieuse
facilité avec laquelle ce petit homme parlait, mangeait et gesticulait
en même temps. Il se demanda s'il lui restait, au milieu d'une telle
dépense de vitalité, la faculté de voir ce qui se passait entre sa femme
et lui. A cet égard, le cerveau du marquis lui apparut à l'état de
vacuité ou d'impuissance complète, et, pour aider à cette bienfaisante
disposition, il promit de s'intéresser à la cause des Bourbons, dont
il se souciait moins que d'un verre de vin et à laquelle il ne pouvait
absolument rien, n'étant pas un aussi grand personnage qu'il plaisait à
son cousin le marquis de se l'imaginer.
Celui-ci, ayant engouffré une quantité invraisemblable de victuailles
dans son petit corps, venait de demander sa voiture, lorsqu'on annonça
le comte Ogokskoï.
--C'est mon oncle, aide de camp du tsar, dit Mourzakine; me
permettrez-vous de vous le présenter?
--Aide de camp du _gzar_? Nous irons ensemble à sa rencontre! s'écria
le marquis, enchanté de pouvoir établir des relations avec un serviteur
direct du maître.
Il oubliait, l'habile homme, que le rôle des serviteurs d'un grand
prince est de ne jamais vouloir que ce que veut le prince avant de les
consulter.
Le comte Ogokskoï avait été un des beaux hommes de la cour de Russie,
et, quoique brave et instruit, étant né sans fortune, il n'avait dû la
sienne qu'à la protection des femmes. La protection, de quelque part
qu'elle vînt, était à cette époque la condition indispensable de toute
destinée pour la noblesse pauvre en Russie. Ogokskoï avait été protégé
par le beau sexe, Mourzakine était protégé par son oncle: on avait du
mérite personnel si on pouvait, mais il fallait, pour obtenir quelque
chose, ne pas commencer exclusivement par le mériter. Le temps était
proche où la monarchie française profiterait de cet exemple, qui rend
l'art de gouverner si facile.
Ogokskoï n'était plus beau. Les fatigues et les anxiétés de la servitude
avaient dégarni son front, altéré ses dents, flétri son visage. Il avait
dépassé notablement, disait-on, la cinquantaine, et il aurait pris
du ventre, si l'habitude qu'ont les officiers russes de se serrer
cruellement les flancs à grands renfort de ceinture n'eût forcé
l'abdomen à se réfugier dans la région de l'estomac. Il avait donc le
buste énorme et la tête petite, disproportion que rendait plus sensible
l'absence de chevelure sur un crâne déprimé. Il avait en revanche plus
de croix sur la poitrine que de cheveux au front; mais si sa haute
position lui assurait le privilège d'être bien accueilli dans les
familles, elle ne le préservait pas d'une baisse considérable dans ses
succès auprès des femmes. Ses passions, restées vives, n'ayant plus le
don de se faire partager, avaient empreint d'une tristesse hautaine la
physionomie et toute l'attitude du personnage.
Il se présenta avec une grande science des bonnes manières. On eût dit
qu'il avait passé sa vie en France dans le meilleur monde; telle fut
du moins l'opinion de la marquise. Un observateur moins prévenu eût
remarqué que le trop est ennemi du bien, que le comte parlait trop
grammaticalement le français, qu'il employait trop rigoureusement
l'imparfait du subjonctif et le prétérit défini, qu'il avait une grâce
trop ponctuelle et une amabilité trop mécanique. Il remercia vivement
la marquise des bontés qu'elle avait pour son neveu et affecta de le
traiter devant elle comme un enfant que l'on aime et que l'on ne prend
pas au sérieux. Il le plaisanta même avec bienveillance sur son aventure
de la veille, disant qu'il était dangereux de regarder les Françaises,
et que, quant à lui, il craignait plus certains yeux que les canons
chargés à mitraille. En parlant ainsi, il regarda la marquise, qui le
remercia par un sourire.
Le marquis implora vivement son appui politique, et plaida si chaudement
la cause des Bourbons que l'aide de camp d'Alexandre ne put cacher sa
surprise.
--Il est donc vrai, monsieur le marquis, lui dit-il, que ces princes ont
laissé d'heureux souvenirs en France? Il n'en fut pas de même chez nous
lorsque le comte d'Artois vint implorer la protection de notre grande
Katherine. Ne _ouïtes-vous_ point parler d'une merveilleuse épée qui lui
fut donnée pour reconquérir la France, et qui fut promptement vendue en
Angleterre?...
--Bah! dit le marquis, pris au dépourvu, il y si longtemps!...
--M, le comte d'Artois était jeune alors, ajouta la marquise, et M.
Ogokskoï était bien jeune aussi! Il ne peut pas s'en souvenir.
Cette adroite flatterie pénétra Ogokskoï de reconnaissance. Avec la
subtile pénétration que possèdent les femmes en ces sortes de choses,
Flore de Thièvre avait trouvé l'endroit sensible et beaucoup plus
gagné en trois mots que son mari avec ses torrents de paroles et de
raisonnements.
M. de Thièvre, voyant qu'elle plaidait mieux que lui, et sachant que
la beauté est meilleur avocat que l'éloquence, les laissa ensemble.
Mourzakine restait en tiers; mais au bout d'un instant il reçut, des
mains de Martin, un message auquel il demanda la permission d'aller
répondre de vive voix.
Il trouva dans l'antichambre un personnage dont la pauvre mine
contrastait avec celle des luxuriants valets de la maison. C'était un
garçon de quinze à seize ans, petit, maigre, jaune, les cheveux noirs,
gras et plaqués prétentieusement sur les tempes, la figure assez jolie
quand même, l'oeil noir et lumineux, le menton garni déjà d'un précoce
duvet. Il était misérablement étriqué dans un habit vert à boutons d'or
qui semblait échappé à la hotte d'un chiffonnier; sa chemise était d'un
blanc douteux, et sa cravate noire bien serrée avait une prétention
militaire qui contrastait avec un jabot déchiré, assez ample pour cacher
les dimensions exiguës du gilet; c'était le gamin de Paris, comiquement
et cyniquement endimanché.
--Pour qui donc veux-tu te faire passer? lui dit involontairement
Mourzakine en le toisant avec dégoût. Qui t'envoie et que veux-tu?
--Je veux parler _à Votre Hauttesse_, répondit tranquillement le gamin
avec un dédain égal à celui qu'on lui manifestait. Est-ce que c'est
défendu par la _coalition_?
Son effronterie divertit le prince russe, qui vit un type à étudier.
--Parle, lui dit-il avec un sourire, la coalition ne s'y oppose pas.
--Bon! pensa le gamin, tout le monde aime à rire, même ces
cocos-là.--Mais il faut que je vous parle en secret, ajouta-t-il. Je
n'ai point affaire à messieurs les laquais.
--Diable! reprit Mourzakine, tu le prends de haut. Alors suis-moi dans
le jardin.
Ils franchirent la porte, entrèrent dans une allée couverte qui
longeait la muraille, et le gamin sans se déconcerter entama ainsi la
conversation.
--C'est moi le frère à Francia.
--Très-bien, dit Mourzakine; mais qu'est-ce que c'est que Francia?
--Francia, excusez! vous n'avez pas seulement demandé le nom de celle
que votre cheval a bousculée...
--Ah! j'y suis! non vraiment, je n'ai pas demandé son nom. Comment
va-t-elle?
--Bien, merci, et vous?
--Il ne s'agit pas de moi.
--Si fait; c'est à vous qu'elle veut parler, rien qu'à vous. Dites si
vous voulez qu'elle vous parle?
--Certainement.
--Je vais l'aller chercher.
--Non, je ne peux pas la voir ici.
--A cause donc?
--Je ne suis pas chez moi. Je la verrai chez elle.
--En ce cas, je marche devant, suivez-moi.
--Je ne peux pas sortir; mais dans trois jours...
--Ah oui! vous êtes en pénitence! on a dit ça dans l'antichambre,
ça venait d'être dit dans le salon. Allons! voilà notre adresse,
ajouta-t-il en lui remettant un papier assez malpropre; mais trois
jours, c'est long, et en attendant on va se manger les moelles.
--Vous êtes donc bien pressés?
--Oui, monsieur, oui, nous sommes pressés d'avoir, si c'est possible,
des nouvelles de notre pauvre mère.
--Qui, votre mère?
--Une femme célèbre, monsieur le Russe, Mademoiselle Mimi la Source, que
vous avez vue danser, ça n'est pas possible autrement, au théâtre de
Moscou, dans les temps, avant la guerre.
--Oui, oui, certainement, je me souviens, j'ai vécu à Moscou dans ce
temps-là; mais je n'ai jamais été dans les coulisses. Je ne savais pas
qu'elle eût des enfants... Ce n'est pas là que j'ai pu voir votre soeur.
--Ce n'est pas là que vous l'avez vue. D'ailleurs, vous n'auriez
peut-être pas fait attention à elle, elle était trop jeune! Mais notre
mère, monsieur le prince, notre pauvre mère, vous l'avez bien revue à
la Bérézina! Vous y étiez bien avec les cosaques qui massacraient les
pauvres traînards! Je n'y étais pas, moi, j'ai pas été élevé en Russie;
mais ma soeur y était; elle jure qu'elle vous y a vu.
--Oui, elle a raison, j'y étais, je commandais un détachement, et à
présent je me souviens d'elle.
--Et de notre mère? Voyons, où est-elle?
--Elle est probablement avec Dieu, mon pauvre garçon! Moi, je n'en sais
rien!
--Morte! répéta le gamin, dont les yeux enflammés se remplirent de
larmes. C'est peut-être vous qui l'avez tuée!
--Non, ce n'est pas moi: je n'ai jamais frappé l'ennemi sans défense.
Sais-tu, enfant, ce que c'est qu'un homme d'honneur!
--Oui, j'ai entendu parler de ça, et ma soeur se souvient que les
cosaques tuaient tout. Alors vous commandiez des hommes sans honneur?
--La guerre est la guerre; tu ne sais de quoi tu parles. Assez!
ajouta-t-il en voyant que l'enfant allait riposter. Je ne puis te donner
de nouvelles de ta mère. Je ne l'ai pas vue parmi les prisonniers. J'ai
vu, à la première ville où nous nous sommes arrêtés après la Bérézina,
ta soeur blessée d'un coup de lance; j'ai eu pitié d'elle, je l'ai
fait mettre dans la maison que j'occupais, en la recommandant à la
propriétaire. J'ai même laissé quelque argent en partant le lendemain,
afin que l'on prit soin d'elle. A-t-elle encore besoin de quelque chose?
J'ai déjà offert...
--Non, rien. Elle m'a bien défendu de rien accepter pour elle.
--Mais pour toi?... dit Mourzakine en portant a main à sa ceinture.
Les yeux du gamin de Paris brillèrent un instant, allumés par la
convoitise, par le besoin peut-être; mais il fit un pas en arrière comme
pour échapper à lui-même, et s'écria avec une majesté burlesque:
--_Non! pas de çà, Lisette!_ On ne veut rien des Russes!
--Alors pourquoi ta soeur voulait-elle me voir? Espère-t-elle que je
pourrai l'aider à retrouver sa mère? cela me paraît bien impossible!
--On pourrait toujours savoir si elle a été faite prisonnière? Moi je ne
peux pas vous dire au juste où c'était et comment ça c'est passé; mais
Francia vous expliquerait...
--Voyons, je ferai tout ce qui dépendra de moi. Qu'elle attende à
dimanche, et j'irai chez vous. Es-tu content?
--Chez nous,... le dimanche,... dit le gamin en se grattant l'oreille,
ça ne se peut guère!
--Pourquoi?
--_A cause de parce que!_ Il vaut mieux qu'elle vienne ici.
--Ici, c'est complètement impossible.
--Ah! oui, il y a une belle jolie dame qui serait jalouse...
--Tais-toi, _maraud_!
--Bah! les larbins se gênent bien pour le dire tout haut dans
l'antichambre, que la bourgeoise en tient!...
--Hors d'ici, faquin! dit Mourzakine, qui avait appris dans les auteurs
français du siècle dernier comment un homme du monde parlait à la
canaille.
Mais il ajouta, dans des formes plus à son usage:
--Va-t'en, ou je te fais couper la langue par mon cosaque.
Le gamin, sans s'effrayer de la menace, porta la main à sa bouche en
tirant la langue comme si la douleur lui arrachait cette grimace, puis,
sans tourner les talons, avisant devant lui le mur peu élevé du jardin,
il grimpa au treillage avec l'agilité d'un singe, enjamba le mur, fit un
pied de nez très-accentué au prince russe, et disparut sans se demander
s'il sautait dans la rue ou dans un autre enclos dont il sortirait par
escalade.
Mourzakine demeura confondu de tant d'audace. En Russie, il eût été de
son devoir de faire poursuivre, arrêter et fustiger atrocement un homme
du peuple capable d'un pareil attentat envers lui. Il se demanda même un
instant s'il n'appellerait pas Mozdar pour franchir ce mur et s'emparer
du coupable; mais, outre que le délinquant avait de l'avance sur le
cosaque, le souvenir de Francia dissipa la colère de Mourzakine, et il
s'arrêta sous un gros tilleul où un banc l'invitait à la rêverie.
«--Oui, je me la remets bien à présent, se disait-il, et son esprit
faisant un voyage rétrospectif, il se racontait ainsi l'événement.
«C'était à Pletchenitzy, dans les premiers jours de décembre 1812.
Platow commandait la poursuite. La veille nous avions donné la chasse
aux Français, qui avaient réussi à se dégager après avoir délivré
Oudinot, que mes cosaques tenaient assiégé dans une grange. Nous avions
besoin de repos; la Bérézina nous avait mis sur les dents. J'avais
trouvé un coin, une espèce de lit, pour dormir sans me déshabiller. Puis
arrivèrent nos convois chargés du butin, des blessés et des prisonniers.
J'avisai une enfant qui me parut avoir douze ans au plus, et qui était
si jolie dans sa pâleur avec ses longs cheveux noirs épars! Elle était
dans une espèce de kibitka pêle-mêle avec des mourants et des ballots.
Je dis à Mozdar de la tirer de là et de la mettre dans l'espèce de
taudis qui me servait de chambre. Il la posa par terre, évanouie, en me
disant: