Maintenant, si le sujet vous intéresse, cherchez dans les livres
d'histoire le récit des grandes insurrections des pastoureaux, des
vaudois, des beggards, des fratricelles, des lolhards, des wickléfistes,
des turlupins, etc. Je ne me charge de vous raconter que celles des
hussites et des taborites qui n'en font qu'une. L'histoire de toutes ces
sectes et d'une quantité d'autres que je ne vous nomme pas, n'en forme
qu'une non plus, quoi qu'en puissent dire les érudits qui ont voulu
faire de si grandes distinctions entre elles[10]. C'est l'histoire
du _Joannisme_, c'est-à-dire l'interprétation et l'application de
l'Évangile fraternel et égalitaire de saint Jean. C'est la doctrine de
l'_Évangile éternelle_ ou _de la religion du Saint-Esprit_, qui remplit
tout le moyen âge et qui est la clef de toutes ses convulsions, de tous
ses mystères. Trouvez-moi une autre clef pour ouvrir tous les problèmes
du temps présent, sinon permettez-moi de commencer mon récit; car il
ressemble beaucoup jusqu'ici à celui du caporal Trimm, qui s'appelait
précisément l'Histoire des sept châteaux du roi de Bohême.
[Note 10: Les rivalités et les inimitiés de ces sectes entre elles
ne prouvent qu'une vérité banale; c'est qu'il est fort difficile de
s'entendre sur les moyens de réaliser une grande entreprise; mais le
même but, la même idée est au fond de toutes.]
II.
Nous avons justement laissé le roi de Bohème, Wenceslas l'ivrogne, dans
un de ses châteaux (c'était je crois, celui de _Tocznik_), tandis que
Jean Huss, le jeune recteur de l'université de Prague, traduisait
en bohémien les livres de Wicklef, et prêchait le wickléfisme. Le
wickléfisme était une des nombreuses formes qu'avait prises la doctrine
de l'_Évangile éternel_, la grande hérésie lancée dans le monde depuis
plusieurs siècles, et formulée par l'abbé Joachim de Flore, en 1250.
Wicklef était mort, mais le wickléfisme survivait à son apôtre, et les
adeptes, sous le nom de _Lollards_, préparaient une grande insurrection,
se fiant peut-être aux relations, et l'on dit même aux engagements que,
soit curiosité, soit enthousiasme, Henri V avait contractés avec eux
dans les années orageuses de sa jeunesse. Ils cherchèrent des sympathies
chez les autres peuples, et y répandirent mystérieusement leur doctrine,
s'adressant aux hommes les plus remarquables, suivant l'usage de ces
temps de persécutions. Ou prétend que Jean Huss repoussa d'abord avec
horreur la pensée de l'hérésie, mais qu'il fut séduit par deux jeunes
gens arrivés d'Angleterre, sous prétexte de prendre ses leçons. On
raconte même à ce sujet une anecdote qui ressemble fort à une légende.
Mais la poésie des traditions à son importance historique; elle donne,
mieux parfois que l'histoire, l'idée des moeurs et des sentiments d'une
époque: enfin elle ajoute la couleur au dessin souvent bien sec de
l'histoire, et à cause de cela, elle ne doit pas être méprisée.
[Illustration: Et le fit attacher à une machine de guerre... (Page 3.)]
Nos deux écoliers wickléfistes prièrent donc Jean Huss, leur maître et
leur hôte, de leur permettre d'orner de quelques fresques le vestibule
de sa maison. «Ce qu'ayant obtenu, ils représentèrent, d'un côté,
Jésus-Christ entrant à Jérusalem sur une ânesse, suivi de la populace
à pied; et, de l'autre, le pape monté superbement sur un beau cheval
caparaçonné, précédé de gens de guerre bien armez, de timbaliers, de
tambours, de joueurs d'instruments, et des cardinaux bien montez et
magnifiquement ornez.» Tout le monde alla voir ces peintures, les uns
admirant, les autres criminalisant les tableaux.»
Jean Huss aurait donc été frappé de l'antithèse ingénieuse que cette
image lui mettait sous les yeux à toute heure. Il aurait médité sur la
simplicité indigente du divin maître et de ses disciples, les pauvres de
la terre et les simples de coeur; sur la corruption et le luxe insolent
de l'autocratie catholique, et il se serait décidé à lire Wicklef.
Aussitôt qu'il se fût mis à le répandre et à l'expliquer, de nombreuses
sympathies répondirent à son appel. La Bohême avait bien des raisons
pour abonder dans ce sens sans se faire prier. D'abord, comme nous
l'avons déjà dit plus haut, la haine du joug étranger, puis celle du
clergé qui la pressurait et la rongeait, affreusement. Dans le peuple
fermentait depuis longtemps un levain de vengeance contre les richesses
des couvents; les récits qu'on a faits de ces richesses ressemblent,
à des contes de fées. La doctrine des Vaudois avait depuis longtemps
pénétré, dans les montagnes de la Moravie. On dit même que lors de
la persécution que leur fit subir Charles V, à l'instigation du pape
Grégoire XI, Pierre Valdo en personne était venu finir ses jours en
Bohème. Les _lolhards_ de Bohême dont le nom ressemble bien à celui
des lollards d'Angleterre, étaient originaires d'Autriche. Un de leurs
chefs, brûlé à Vienne en 1322, avait déclaré qu'ils étaient plus de
huit mille en Bohême. Les historiens constatent aussi des irruptions
de béguins ou beggards, d'adamites, de turlupins, de flagellants et de
millénaires dans les pays slaves et en Bohême surtout, à différentes
époques. Prague avait eu déjà d'illustres docteurs qui avaient prêché
que la fin du monde ancien était proche, _que l'Antéchrist était apparu
sur la terre, et qu'il siégeait sur le trône pontifical_. Jean de
Miliez[11], un des plus célèbres, avait été mandé à Rome pour se
disculper, et on dit qu'il avait écrit ces propres paroles sur la
porte de plusieurs cardinaux. On cite aussi Mathias de Janaw, dit
_le Parisien_ parce qu'il avait étudié à Paris, «illustre par sa
merveilleuse dévotion, et qui, par son assiduité à prêcher, a souffert
une grande persécution, et cela à cause de la vérité évangélique.»
Celui-là détestait les moines, et leur reprochait «d'avoir abandonné
l'unique sauveur Jésus-Christ pour des _François_ et des _Dominique_».
On ne voit point que l'enthousiasme joannite des ordres mendiants ait
établi un lien sympathique entre eux et les Bohémiens. Soit que ceux de
ces moines qui habitaient le pays ne partageassent pas cet enthousiasme
à l'époque où il éclata en Italie et en France, soit que la haine des
couvents l'emportât sur toute similitude de doctrine chez les Bohémiens,
il est certain que cette doctrine changeant de nom et de prédicateurs,
leur arriva un peu tard et leur servit d'arme contre tous les ordres
religieux.
[Note 11: Milicius, suivant la coutume des historiens de cette époque
de latiniser tous les noms. Il ne paraît pas que tous ces docteurs
hérétiques sortis des rangs du peuple aient tenu à leurs noms de
famille, mais beaucoup à leur nom de baptême et à celui de leur village.
Jean Huss prit le sien de Hussinetz, où il était né. Je prierai mes
lectrices de faire attention, en lisant l'histoire de ces siècles, à
la prodigieuse quantité de théologiens célèbres dans l'Eglise ou dans
l'hérésie qui portent le prénom de Jean. À l'époque de la prédication du
joannisme et de la dévotion à l'évangile de saint Jean, ce n'est pas un
fait indifférent.]
[Illustration: Il s'attroupa une grande multitude... (Page 13.)]
Ces docteurs bohémiens avaient tenté surtout de rétablir les coutumes
de l'Église grecque, auxquelles la Bohême, convertie primitivement
au christianisme par des missionnaires orientaux, avait toujours été
singulièrement attachée. La communion sous les deux espèces et l'office
divin récité dans la langue du pays, étaient surtout les cérémonies qui
lui paraissaient constituer sa nationalité, représenter ses franchises
et préserver dans l'esprit du peuple l'égalité des fidèles devant
Dieu et devant les hommes de la tyrannie orgueilleuse du clergé. Nous
reviendrons sur cet article, qui est le motif de la guerre hussitique et
le symbole de l'idée révolutionnaire de la Bohême à cette époque, ainsi
que l'enveloppe extérieure de l'oeuvre du Taborisme.
La noblesse tenait tout autant que le peuple (du moins la majorité de la
pure noblesse bohème) à ces antiques coutumes. Grégoire VII les avait
anéanties. Mais l'autorité de cet homme énergique n'avait pu décréter
l'orthodoxie d'une nation qui n'avait jamais été ni bien grecque, ni
bien latine, qui portait l'amour de son indépendance principalement
dans son culte, et qui jusque-là avait cru et prié à sa guise dans
la simplicité et la pureté de son coeur. Pendant deux siècles après
Grégoire VII, il y avait eu en Bohême un culte latin officiel pour la
montre, pour l'obédience extérieure, et un culte grec devenu national,
un culte qu'on pourrait appeler _sui generis_, pour la vie des
entrailles populaires. On disait les offices en langue bohème, et on
communiait sous les deux espèces dans les campagnes, et secrètement dans
les villes; il y avait même plusieurs endroits où on l'avait toujours
fait ostensiblement, grâce à des privilèges accordés et maintenus par
les papes. Milicius fut persécuté et mourut dans les prisons, après
avoir restauré l'ancien rite assez généralement. Mathias de Janaw était
confesseur de Charles IV, qui l'aimait beaucoup et qui ne paraît pas
avoir été bien décidé entre les principes hardis de son université et
les menaces du saint-siège. On osa demander à cet empereur de travailler
à la réformation de l'Église; il eut peur, repoussa la tentation,
éloigna Mathias, cessa de communier sous les deux espèces, et laissa
l'inquisition sévir contre ses coreligionnaires. On n'administrait donc
plus cette communion sur la fin de son règne, que dans les maisons
particulières, «et à la fin, dans les endroits cachez; mais ce n'étoit
pas sans périls de la vie.» Quand on se saisissait des communiants,
«on les dépouilloit, on les massacroit, on les noyoit; de sorte qu'ils
furent obligez de s'assembler à main armée, et bien escortez. Cela dura
de part et d'autre jusqu'au temps de Jean Huss.»
On voit maintenant comment, en peu d'années, Jean Huss devint le
prophète de la Bohème. Il prêcha ouvertement le mépris de la papauté,
la liberté de la communion et des rites. À la suite d'une querelle de
règlement, il avait fait chasser presque tous les gradués allemands
de l'Université. L'inquisition réprimanda et fit brûler les livres de
Wicklef. Huss n'en prêcha que plus haut et souleva maintes fois le
_peuple enclin aux nouveautés_. Son archevêque n'avait pas beaucoup
de pouvoir contre lui; l'abrutissement de Wenceslas livrait l'État à
l'anarchie. Irrité contre le pape qui l'avait déposé de l'empire, il
n'était pas fâché de lui voir susciter un mauvais parti. Son frère et
son ennemi Sigismond, qui par ses intrigues gouvernait une partie de la
noblesse bohème, n'était guère plus content du saint-siège, parce que
celui-ci avait longtemps soutenu son concurrent Rupert au royaume de
Hongrie; d'ailleurs, les Turcs lui donnaient assez d'occupation pour le
distraire de l'hérésie.
Jean Huss prêcha en bohémien à la chapelle de Bethléem, en latin au
palais royal de Prague et dans les synodes et assemblées générales du
clergé bohème, contre le clergé romain et contre toute la discipline
ecclésiastique. Secondé par Jérôme de Prague, Jacques de Mise, dit
Jacobel, Jean de Jessenitz, Pierre de Dresden[12] et plusieurs autres,
il commença à fanatiser les artisans et les femmes, qui, de leur côté,
commencèrent à dogmatiser aussi, et même à écrire des livres, déclarant
qu'il n'y avait plus d'Église sur la terre que celle des hussites.
[Note 12: Pierre de Dresden est, dit-on, l'auteur de ces hymnes et de
ces chansons spirituelles entremêlées d'allemand et de latin qui sont
encore en usage dans les églises de la confession d'Augsbourg. Ou lui en
attribue aussi la musique. (_M. Lenfant_.)]
Tout le monde sait la suite de l'histoire de Jean Huss. Après avoir subi
en Bohème plusieurs persécutions, il fut cité devant le concile. «Il
comparut sur la foi d'un sauf-conduit de l'empereur Sigismond[13]. Il
n'en fut pas moins emprisonné à son arrivée à Constance, pendant qu'une
commission, déléguée par le concile, examinait ses doctrines. Il fut
condamné en même temps que la mémoire de son maître Wicklef. Jean Huss
montra d'abord quelque hésitation; mais il reprit bientôt toute sa
fermeté, ne voulant point se rétracter à moins qu'on ne lui prouvât ses
erreurs par l'Écriture, appela du concile au tribunal de Jésus-Christ,
et déclara qu'il aimerait mieux être brûlé mille fois[14] que de
scandaliser par son abjuration ceux auxquels il avait enseigné la
vérité. Il fut dégradé des ordres sacrés, livré au bras séculier par le
concile, et conduit au bûcher d'après l'ordre de ce même empereur qui
lui avait garanti par serment la vie et la liberté. Jérôme de Prague
avait été arrêté et amené prisonnier à Constance quelque temps
auparavant. Il faiblit, renia Wicklef et Jean Huss, et fut absous.
Quelque temps après, il fit demander au concile une audience publique,
déclara qu'il avait menti à sa conscience, et qu'il croyait à la vérité
des enseignements de ses maîtres; puis il marcha intrépidement au
supplice. Il y eut quelque chose de plus fatal et de plus sinistre que
cette double catastrophe: ce fut la théorie qu'inventa le concile pour
la justifier. Un décret du concile défendit à chacun, sous peine
d'être réputé fauteur d'hérésie et criminel de lèse-majesté, de blâmer
l'empereur et le concile touchant la violation du sauf-conduit de Jean
Huss[15].»
[Note 13: Sigismond, arrivé à l'empire en 1410 par la mort de Rupert,
voulut consolider par ce sacrifice son alliance avec Rome.]
[Note 14: On raconte que Jean Huss, pendant qu'il lisait les livres
de Wicklef, se donnait l'étrange plaisir de se brûler le bout des doigts
à la flamme de sa lampe. Interrogé sur cet étrange passe-temps, il
répondit en montrant le livre: «Voila un calice qui me mènera loin.»]
[Note 15: M. Henri Martin, _Histoire de France_.]
Pendant tout ce procès, les hussites de Bohême s'étaient tenus, le
peuple, dans une attente sombre et douloureuse, les nobles dans un
_silence irrité_. A la nouvelle de son supplice, presque toute la Bohème
s'émut, depuis _ces gens de la lie du peuple_, qu'on lui avait tant
reproché d'avoir pour auditoire, jusqu'à ces vieux seigneurs qui avaient
vu en lui le restaurateur de leurs antiques franchises et de leurs
coutumes nationales. L'Université, saisie unanimement d'une véhémente
indignation, rendit un témoignage public, adressé à toute la chrétienté,
en faveur du martyr. «0 saint homme! disait ce manifeste, ô homme d'une
vertu inestimable, d'un désintéressement et d'une charité sans exemple!
Il méprisait les richesses au souverain degré, il ouvrait ses entrailles
aux pauvres; on le voyait à genoux au pied du lit des malades. Les
naturels les plus indomptables, il les gagnait par sa douceur, et
ramenait les impénitents par des torrents de larmes. Il tirait de
l'Écriture sainte, ensevelie dans l'oubli, des motifs puissants et tout
nouveaux pour engager les ecclésiastiques vicieux à revenir de leurs
égarements et pour réformer les moeurs de tous les ordres sur le pied
de la primitive Église.»..... «Les opprobres, les calomnies, la famine,
l'infamie, mille tourments inhumains, et enfin la mort, qu'il a
soufferte, tout cela non-seulement avec patience, mais avec un visage
riant: toutes ces choses sont un témoignage authentique d'une constance,
aussi bien que d'une foi et d'une piété inébranlables chez cet homme
juste, etc.»
Des lettres de sanglants reproches furent adressées au concile de toutes
parts. On lui disait qu'il avait été assemblé, non par l'esprit de
Dieu, mais par l'esprit de malice et de fureur; qu'il avait condamné un
innocent sur la déposition de personnes infâmes, sans vouloir écouter
celle des évêques, des docteurs et des gens de bien de la Bohême, qui
témoignaient de son orthodoxie et de sa foi; que c'était une assemblée
de satrapes que ce concile, et le conseil des Pharisiens contre
Jésus-Christ; et mille autres invectives, dont plusieurs sont remplies
d'éloquence. Ces pièces coururent toute l'Allemagne, et irritèrent
violemment le pape et les cardinaux. Jean Dominique, légat du pape, fut
si mal reçu en Bohème, qu'il écrivit au pontife et à l'empereur:
_Les Hussites ne peuvent être ramenés que par le fer et par le feu_.
Sigismond ne voulut pas se hâter de ruiner un royaume qu'il regardait
comme sien. Il hésita, et la révolution n'attendit pas qu'il eut pris
son parti.
Elle commença religieusement par instituer un anniversaire commémoratif
de la mort du martyr Jean Huss (6 juillet), et par faire célébrer ses
louanges dans toutes les églises; puis elle frappa des médailles en son
honneur, et l'Université, qui était à la tête du mouvement, publia sa
déclaration de foi, la première formule du hussitisme.
Cette déclaration, signée de _maître Jean Cardinal_ et de toute
l'Université, ne porte absolument que sur le droit auquel prétendent
les hussites de communier sous les deux espèces, conformément à
l'institution _de Christ_, à ses propres paroles, à celles de saint
Jean et aux principes purs de la saine orthodoxie. Ils traitent le
retranchement de la coupe de _constitution humaine, nouvellement
inventée et inconnue aux sacrés canons_; pardonnent à ceux qui, _par
ignorance et simplicité_, se sont soumis jusque-là à cette ordonnance,
et finissent par déclarer que désormais _il ne faut avoir égard à ce
dogme d'invention humaine_, et s'en tenir à la doctrine de Jésus, qui
doit l'emporter sur _toute puissance insidieuse et redoutable_, sur
_toutes comminations et terreurs_.
Une telle déclaration ne paraissait pas devoir entraîner de grands
orages. Les orthodoxes romains n'y trouvaient pas beaucoup à redire,
sinon que «si ce n'était point une hérésie en soi de communier sous
les deux espèces, c'en était une de dire que l'Église péchait en
n'administrant ce sacrement que sous une seule.» Jusque-là on n'était
aux prises que sur une subtilité, et le raisonnement de l'orthodoxie
était un sophisme. Mais si la déclaration de l'Université satisfaisait
les classes aristocratiques, la noblesse, le clergé et même la
bourgeoisie de Bohème, il s'en fallait de beaucoup qu'elle fût
l'expression de la religion des masses, qui se sentaient travaillées
par la doctrine ardente de l'Évangile éternel et par toutes les idées
confuses, mais passionnées, d'égalité évangélique, que les prêtres
du concile appelaient la _lèpre vaudoise_. Wicklef et Jean Huss,
théologiens consommés dans l'acception de la philosophie scolastique,
érudits recherchés et honorés, hommes de science et par conséquent
hommes du monde, soit qu'ils n'eussent pas été aussi loin que leurs
adeptes prolétaires dans leur conception d'une nouvelle société
chrétienne, soit qu'ils eussent voilé cette conception idéale sous des
formules de simple discipline réformatrice, avaient écrit avec cette
prudence de raisonnement que doivent conserver les hommes en vue pour ne
pas compromettre leur doctrine dans la discussion avec les sophistes et
les puissants de ce monde. Les âmes populaires plus pressées par leur
feu intérieur et par leurs souffrances matérielles, avaient vite songé
à réaliser l'idée cachée au fond de cette question de dogme; et, tandis
que les classes patientes par nature et par position se contentaient de
réclamer la coupe, les pauvres, conduits et agités par divers types de
fanatiques, s'apprêtaient à réclamer l'égalité et la communauté de biens
et de droits, dont la coupe n'était pour eux que le symbole. Ainsi, les
patriciens, les classes aisées et la plupart des habitants industriels
des grandes villes commençaient à former la secte des calixtins ou des
hussites purs, tandis que les paysans, les ouvriers avec leurs femmes et
leurs enfants, grondaient sourdement, comme la mer à l'approche d'une
tempête, se préparant aux fureurs du Taborisme et des autres sectes,
sublimes de courage et féroces d'instinct, qui devaient victorieusement
résister à Rome et à tout l'empire germanique, durant quatorze ans.
Déjà, du temps de Jean Huss, ces exaltés avaient émis l'opinion que le
prêtre n'était rien de plus qu'un autre homme, et que tout chrétien
était prêtre de son plein droit pour interpréter les mystères et
administrer les sacrements. Au concile de Constance, des cordonniers de
Prague avaient été accusés _d'entendre les confessions et d'administrer
le sacré corps de Notre-Seigneur_. Les seigneurs bohémiens présents à
cette accusation en avaient défendu, en rougissant, l'honneur de la
Bohème, et le fait parut si énorme, qu'on n'osa persister à le reprocher
à Jean Huss. Mais les cordonniers de Prague n'en furent peut-être pas
très-émus, et l'on vit une femme du peuple arracher l'hostie des mains
du prêtre, en disant qu'une femme de bonne vie était plus digne qu'un
prêtre infâme de toucher le pain du ciel.
Comme les émeutes et les violences commençaient, et que plusieurs
gentilshommes de l'intérieur, espèce de Burgraves qui faisaient depuis
longtemps le métier de bandits pour leur propre compte, se servaient du
hussitisme comme d'un prétexte pour piller les églises, rançonner
les couvents et détrousser les voyageurs, les grands de Bohème
s'assemblèrent pour délibérer sur les conséquences de la déclaration
de l'Université. Ils formèrent une députation des plus considérables
d'entre eux, pour aller trouver le roi et l'inviter à s'occuper un peu
de son royaume. Il y avait beaucoup d'analogie, nous l'avons dit, entre
la condition de ces deux monarques contemporains, Wenceslas l'ivrogne et
Charles VI l'insensé. Cachés au fond de leurs châteaux, ils n'étaient
heureux que lorsqu'on les oubliait, et ne reparaissaient que malgré eux
sur la scène, où on les rappelait aux jours du danger, comme de vieux
drapeaux qu'on tire de la poussière.
Wenceslas, effrayé des troubles, s'enivrait pour se donner du coeur,
dans sa forteresse de Tocznik au sommet d'une montagne du district de
Podwester. Dès qu'il aperçut les députés, il eut peur et se barricada.
On parvint cependant à en introduire quelques-uns auprès de lui, et
ils le décidèrent à venir habiter Prague, où il se renferma dans la
forteresse de Wyssobrad. C'était un pauvre porte-respect, que ce roi
fainéant, abruti dans la débauche et naturellement poltron, bien qu'il
eût parfois des velléités de cruauté et des heures de rage aveugle. Dès
qu'il fut arrivé dans sa capitale, des députés de la ville vinrent lui
demander des églises pour y enseigner le peuple à leur manière, et y
donner la communion des subutraquistes[16]. Il leur demanda du temps pour
y penser, et fit dire sous main à Nicolas, seigneur de Hussinetz, qui
était à leur tête, _qu'il filait là une corde pour se faire pendre_. Les
hussites de Prague insistèrent les armes à la main. Les conseillers du
roi répondirent en son nom par des menaces. Le sénat fut alarmé de ces
mutuelles dispositions; mais Jean Ziska, chambellan de Wenceslas, apaisa
l'affaire et retarda l'explosion, en disant au peuple, sur lequel il
exerçait déjà une grande influence, qu'il fallait attendre l'issue du
concile, et ses résolutions pour ou contre le hussitisme.
[Note 16: Partisans de la communion sous les deux espèces. C'est
ainsi qu'on appelait alors les calixtins ou hussites purs.]
Il est temps de parler du _redoutable aveugle Jean Ziska du calice_.
Il y a tant d'obscurité sur ses commencements, qu'on ignore son nom de
famille. On sait seulement qu'il s'appelait _Jean_, le nom à la mode
dans ces temps-là; le surnom de Ziska signifie borgne: il l'était depuis
son enfance. On assure qu'il était noble. Il naquit pauvre, et vécut
dans la pauvreté au milieu du pillage, par sobriété naturelle et par
austérité de caractère, mais sans qu'il ait paru regarder le communisme
pratiqué par ses soldats comme autre chose qu'une excellente mesure
de discipline dans ces temps difficiles. Rien ne révèle en lui des
aptitudes philosophiques, ni aucune méditation religieuse profonde.
C'est un fanatique de patriotisme; mais ce n'est point un fanatique de
religion, et si ses instincts de divination stratégique approchent de
la faculté extatique, il ne parait point s'être embarrassé beaucoup des
questions théologiques de son temps. Il comprenait la mission qui lui
était départie dans _les jours du zèle et de la fureur_, et il s'y donna
tout entier. Entreprenant, opiniâtre, vindicatif, cruel, invincible et
invaincu, cet homme était la colère de Dieu incarnée. Aussi, ce n'est
pas un illuminé sublime comme Jeanne d'Arc; il n'est pas non plus comme
elle l'inspiration et le coeur de la guerre patriotique; mais il en est
la tête et le bras, et comme elle en est le palladium et l'oriflamme, il
en est la torche et le glaive.
Il naquit à Trocznova, dans le district de Koenigsgratz, on ignore à
quelle époque. On sait seulement qu'il fut page de Charles IV, et qu'il
servit avec éclat en Pologne dans la guerre contre les chevaliers
Teutoniques, en 1410. Il est probable qu'il n'avait guère moins de
quarante-cinq ans au début de la guerre des hussites. Il était au
service de Wenceslas à l'époque du supplice de Jean Huss, et on assure
qu'il obtint de son maître la permission de jurer haine et vengeance
contre les meurtriers. I1 fut de ceux qui regardèrent la perfidie du
concile et la raillerie féroce du sauf-conduit de Sigismond comme une
injure faite à la Bohême. Mais quoique le fait dont je vais parler ne
soit pas authentique, il a paru, à quelques historiens, motiver encore
mieux l'espèce de rage qui transporta Ziska contre les moines; car on
peut dire qu'il ne vécut que de leur sang pendant les sept années de sa
terrible mission. Selon la tradition à laquelle je me fierais assez dans
les pays dont l'histoire a été supprimée en grande partie ou refaite par
les oppresseurs, un moine avait débauché ou violé sa soeur qui était
religieuse, et Ziska aurait fait serment de venger ce crime sur tous les
ecclésiastiques qui lui tomberaient sous la main. Il tint horriblement
parole, et cette rancune le peint mieux que beaucoup d'autres motifs.
Complètement désintéressé dans le pillage des couvents, et refusant sa
part du butin avec une rigidité lacédémonienne, dépourvu de vanité ou
d'ambition, nullement enthousiaste à la façon des fanatiques dont il
était le chef, il semble qu'un motif personnel de vengeance ait pu seul
l'entraîner à des fureurs si soutenues, si implacables, si froides, et
savourées avec une volupté si profonde.
Cependant, quand on examine attentivement cette existence à la fois
violente et calme de Jean Ziska, on est frappé de l'habileté politique
qui préside à tous ses actes et on en vient à se demander à quels autres
moyens il pouvait recourir pour procurer à son pays l'indépendance
nationale que seul il se sentait la force de lui donner. Nous
l'examinerons en détail, en le suivant, pour ainsi dire, pas à pas, et
nous verrons à travers le sombre fanatisme qui lui a été injustement
imputé, une volonté froide, clairvoyante, opiniâtre, beaucoup plus
éclairée et beaucoup plus saine qu'on ne le pense. Ainsi nous
regarderions sa vengeance personnelle comme un de ces stimulants que la
Providence suscite aux grandes missions, mais non comme la cause et le
but unique de la sienne. Le vulgaire se trompe toujours en ces sortes
d'affaires; il veut résoudre le problème de toute une existence dans un
seul fait, et ne voit pas que ce fait n'est que la goutte d'eau qui fait
déborder le vase.
A l'instigation de Ziska, Wenceslas accorda donc ou laissa prendre aux
hussites plusieurs églises, et, grâce à cet accommodement, l'année 1417
s'écoula sans que les premières conquêtes de la réforme fussent menacées
ni entraînées à de grandes violences. Sigismond répondit aux reproches
qu'on lui avait adressés, par une lettre à la fois lâche et insolente.
Il se défendait d'avoir livré Jean Huss; prétendait avoir _vu son
malheur avec une douleur inexprimable, être sorti plusieurs fois du
concile en fureur;_ puis il alléguait, non l'autorité infaillible des
décisions de l'Église, mais la puissance politique de ce concile,
_composé, non de quelque peu d'ecclésiastiques, mais des ambassadeurs
des rois, et des princes de toute la chrétienté._ Enfin il menaçait les
hussites d'une croisade _qui serait suivie de grands scandales et de
périls extrêmes._ C'est pourquoi il les priait, _très-affectueusement,
de ne pas exposer tout un royaume à une totale désolation, et de rejeter
toute nouveauté._ Quant aux dérèglements qu'on reprochait au clergé, il
prétendait, à l'exemple de ses prédécesseurs, ne point s'immiscer dans
de telles affaires. _Qu'ils se corrigent entre eux,_ disait il avec une
railleuse indifférence, _comme ils savent qu'ils doivent le faire. Ils
ont l'Écriture sainte devant les yeux, et il n'est permis ni possible, à
nous autres gens simples, de l'approfondir._
L'athéisme ironique de cette réponse dut blesser tous les Bohémiens dans
leur loyauté et dans leur enthousiasme religieux. Bientôt après arriva
la décision du concile à leur égard: elle était rédigée en vingt-quatre
articles, révoltants de tyrannie et de cruauté. Ils rappellent les plus
odieuses proscriptions de Sylla et de Tibère. C'est une amplification
des préceptes les plus honteux de délation et de férocité. Le premier
article intime à Wenceslas l'ordre de jurer soumission et fidélité à
l'Église romaine. Les vingt-trois autres désignent tous les genres de
rébellion qui doivent être punis par le fer et par le feu, ou tout au
moins par l'exil et la misère. Tous les fauteurs du hussitisme sont
condamnés à mort; _qu'on les brûle,_ ainsi que tous les livres, tous les
traités qui ont rapport aux doctrines de Wicklef et de Jean Huss,
et _toutes les chansons qui ont été faites contre le concile;_ que
l'université de Prague soit réformée; qu'on en chasse les wickléfistes
et _qu'on les punisse;_ qu'on rétablisse l'ancienne communion, et que
les transgresseurs _soient punis;_ qu'on fasse comparaître devant
le siège apostolique les principaux coupables, _tels que sont Jean
Jessenitz, Jacobel, Simon de Rockizane, Christian de Prachatitz, Jean
Cardinal, Zdenko de Loben,_ etc., etc.; que tous ceux qui abjureront
_approuvent la condamnation_ de ceux qui, ne se rétractant pas, seront
_punis;_ que ceux qui défendent et protègent les wickléfistes et les
hussites soient _punis,_ et que ceux qui l'ont fait _jurent de ne plus
le faire,_ et, au contraire, de les _poursuivre_ afin de les faire
_punir_, c'est-à-dire bannir ou brûler, etc.
C'était condamner à mort la moitié de la Bohème et expatrier le reste,
à moins que la Bohème ne se dégradât jusqu'à l'abjuration de sa foi,
jusqu'à la ratification du crime, à moins qu'elle ne consentît, à
s'effacer elle-même ignominieusement du rang des nations. Les Bohémiens
prouvèrent bientôt que ce n'était pas là leur humeur.
Au mois de mai 1418, le concile étant fini, le cardinal Jean-Dominique,
cet inquisiteur déjà odieux à la Bohème, vint s'acquitter de sa légation
et procéder _par les voies de fait_ à la conversion des hérétiques. Il
débuta par entrer dans l'église de Slana, au milieu de la communion
hussite, par jeter les calices non consacrés sur le pavé, et par faire
brûler un ecclésiastique et un séculier de cette communion. C'était
briser la dernière digue et déchaîner la mer.
Des troubles violents éclatèrent sur tous les points. Wenceslas
épouvanté n'osa rien faire pour les réprimer et feignit même de les
approuver. Néanmoins les hussites délibérèrent d'élire un autre roi.
Mais Coranda, un de leurs prêtres, éloquent et fin, les harangua fort
spirituellement: _Mes frères,_ leur dit-il, _quoique nous ayons un roi
ivrogne et fainéant, cependant si nous jetons les yeux sur tous les
autres, nous n'en trouverons point qui lui soit préférable: et on peut
même le regarder comme le modèle des princes; car c'est son indolence
qui fait notre force. Il est donc juste de prier Dieu pour sa
conservation.--Nous avons un roi et nous n'en avons point. Il est roi de
nom et il ne l'est pas d'effet. Ce n'est que comme une peinture sur la
muraille.--Et que peut faire contre nous un roi qui est mort en vivant?_
Ces plaisanteries pleines de sens eurent un succès égal auprès des
révoltés et auprès du souverain. Wenceslas se souciait de sa vie
beaucoup plus que de sa dignité. Il en prit beaucoup d'amitié pour
Coranda. Dominique, accablé d'insultes et menacé du supplice qu'il
faisait subir aux hérétiques, se réfugia en Hongrie auprès de Sigismond,
afin de l'animer contre les hussites. Mais il y mourut bientôt, après
avoir eu la gloire de faire rétracter un docteur qui prêchait, dit-on,
le pur déisme. Il est vrai qu'il tint ce malheureux attaché pendant
trois jours à un poteau, où il souffrait tellement qu'il demandait la
mort comme une grâce.
Au milieu de ces troubles, Jean Ziska, muni d'une patente que, dans ses
jours d'abandon, son maitre Wenceslas lui avait remise, scellée de sa
main, pour l'autoriser à tenir son serment de venger la mort de Jean
Huss, _rassembla beaucoup de monde,_ et se mit à parcourir le district
de Pilsen où il mit tout à feu et à sang, s'empara de la capitale, se
rendit maître de toute la province, et en chassa tous les prêtres et
tous les moines. Il y établit la communion sous les deux espèces, et
institua prêtre l'ardent et ingénieux Coranda. Mais craignant de tomber
dans quelque embuscade, il songea à se camper dans une position forte
avec son armée. Il choisit pour cela le site inexpugnable de Hradistie
dans la province de Béchin; et, en attendant qu'il pût y bâtir une
ville, il ordonna à ses gens de dresser leurs tentes dans les endroits
où ils voulaient avoir leurs maisons. Nicolas de Hussinetz, celui à qui
Wenceslas avait promis une corde pour le pendre, vint l'y joindre avec
sa bande. Au bout de peu de jours, il se rassembla en ce lieu quarante
mille personnes de tout sexe et de tout âge, qui venaient de tous les
pays environnants et surtout de Prague, et pour lesquelles trois cents
tables furent dressées afin de fraterniser dans la nouvelle communion.
C'est peut-être alors que la montagne du campement fut inaugurée sous
le nom mystique de Tabor qu'elle a toujours porté depuis, ainsi que la
forteresse de Ziska et celle qu'on y voit encore aujourd'hui. Cette
place forte a joué un rôle dans toutes les guerres de l'Allemagne, et
nos armées en ont gardé le souvenir mêlé à celui de Napoléon.
A partir de ce moment, les hussites de Jean Ziska portèrent le nom de
taborites, et peu à peu formèrent une secte de plus en plus tranchée, et
une armée de plus en plus intrépide et redoutable.
Un historien contemporain et témoin des événements, nous a transmis le
récit de cette première grande communion évangélique des hussites. «En
1419, le jour de la Saint-Michel, il s'attroupa une grande multitude de
peuple dans une vaste campagne appelée _les Croix_ (_Cruces_), proche
de Tabor. Il en vint beaucoup de Prague, les uns à pied, les autres en
chariot. Ce peuple avait été invité par maître Jacobel, maître Jean
Cardinal, et maître Tocznicz. Maître Mathieu fit dresser une table sur
des tonneaux vides, et donna l'eucharistie au peuple sans nul appareil.
La table n'était pas couverte, et les prêtres n'avaient point d'habits
sacerdotaux. Maître Coranda, curé de Pilsen, se rendit dans ce même
endroit avec une grande troupe de l'un et de l'autre sexe, portant
l'eucharistie. Avant que de se séparer, un gentilhomme ayant exhorté le
peuple à dédommager un pauvre homme dont on avait gâté les blés, il se
fit une si bonne collecte, que cet homme n'y perdit rien, car il ne se
faisait aucune hostilité; les troupes marchaient avec un bâton seulement
comme des pèlerins. Sur le soir, toute cette multitude partit pour
Prague et arriva, à la clarté des flambeaux, devant Wisherad. Il est
surprenant que dans cette occasion ils ne s'emparèrent pas de cette
forteresse dont la conquête leur coûta depuis tant de sang.»
C'est avec cette piété et cette douceur que les taborites accomplirent
en grand pour la première fois les rites de leur culte. Ils se
donnèrent, en partant, rendez-vous pour la Saint-Martin suivante, mais
bientôt ils furent troublés par les garnisons que Sigismond tenait
toujours dans les villes et châteaux. Ceux de Tacsch, de Klattaw et de
Sussicz, en approchant du lieu convenu pour une nouvelle communion,
furent avertis par Coranda de prendre des armes parce qu'on leur tendait
une embûche. De Knim et d'Aust, des avis furent échangés également entre
les pèlerins, afin qu'ils eussent à se tenir sur leurs gardes, et ils
s'envoyèrent les uns aux autres des chariots avec des gens bien armés.
Mais avant que ces troupes eurent pu opérer leur jonction, elles furent
attaquées par les Impériaux, ayant à leur tête Sternberg, seigneur
catholique, président de la monnaie de Cuttemberg. Ceux d'Aust furent
taillés en pièces; mais ceux de Knim repoussèrent Sternberg, et le
forcèrent à la fuite, après quoi ils restèrent tout le jour sur le lieu
du combat, enterrant les morts d'Aust et faisant dire l'office divin par
leurs prêtres. De là ils se rendirent à Prague en chantant des hymnes de
victoire, et ils y furent joyeusement reçus par leurs frères. À cette
occasion, Ziska écrivit une fort belle lettre ceux de Tauss[17], dans
le district de Pilsen. Nous la rapporterons, parce que ces pièces
précieuses nous font connaître les caractères historiques mieux que
toutes les déclamations des écrivains. On a retrouvé celle-ci en 1541,
dans la maison de ville de Prague.
[Note 17: Tauss, Taus, Tausch, Tysia ou Tusia, c'est la même
ville, ou du moins le même nom. Il est impossible de trouver dans les
historiens anciens un nom, même des plus importants, sur lesquels ils
s'accordent. Il paraît qu'aujourd'hui encore l'orthographe germanisée
des noms bohèmes n'offre guère plus de certitude. Je ne me pique d'une
d'aucune exactitude pour ces noms sur lesquels rien n'a dû m'éclairer
suffisamment. On sait l'indifférence de nos historiens français des
derniers siècles, et le sans-gêne des corruptions de la basse-latinité
du moyen âge pour les noms étrangers. Je croirais cependant que le
véritable nom ancien de Tauss est Tusia, à cause d'une anecdote
consignée dans plusieurs livres à ce sujet. La tradition rapporte qu'en
974 l'empereur Othon 1er, obligeant Boleslaws, prince de Bohême, à tenir
une chaudière sur le feu pour avoir commis un fratricide, et ce prince
voulant s'asseoir, l'empereur lui cria: _Tu sta_. La légende peut être
fausse, mais elle est ancienne, et le jeu de mots porte sur un nom qui
était accepté alors. Cette dissertation pédante est la seule que je me
permettrai: on me la pardonnera. J'avais placé le château fantastique de
Riesenburg près de Tauss, dans le roman de Consuelo.]
«_Au vaillant capitaine et à toute la ville de Tista._--Mes très-chers
frères, Dieu veuille par sa grâce, que vous reveniez à votre première
charité, et que, faisant de bonnes oeuvres, comme de vrais enfants de
Dieu, vous persistiez en sa crainte. S'il vous a châtiés et punis, je
vous prie en son nom, de ne vous pas laisser abattre par l'affliction.
Ayez donc égard à ceux qui travaillent pour la foi et qui souffrent
persécution de la part de nos adversaires, surtout de la part des
Allemands, dont vous avez éprouvé l'extrême méchanceté à cause du nom de
J.-C. Imitez les anciens Bohémiens, vos ancêtres, qui étaient toujours
en état de défendre la cause de Dieu et la leur propre. Pour nous, mes
frères, ayant toujours devant les yeux la loi de Dieu et le bien de la
république, nous devons être fort vigilants, et il faut que quiconque
est capable de manier un couteau, de jeter une pierre et de porter
un levier (_une barre, une massue_), se tienne prêt à marcher. C'est
pourquoi, T. C. F., je vous donne avis que nous assemblons de tous côtés
des troupes pour combattre les ennemis de la vérité et les destructeurs
de notre nation; et je vous prie instamment d'avertir votre prédicateur
d'exhorter le peuple dans ses sermons à la guerre contre l'Antéchrist.
Et que tout le monde, jeunes et vieux, s'y dispose. Je souhaite que,
quand je serai chez vous, il ne manque ni pain, ni bière, ni aliments,
ni pâturages, et que vous fassiez provision de bonnes armes. C'est le
temps de s'armer non-seulement contre ceux du dehors, mais aussi contre
les ennemis domestiques. Souvenez-vous de votre premier combat, où vous
n'étiez que peu contre beaucoup de monde, et sans armes contre des gens
bien armés. La main de Dieu n'est pas raccourcie; ayez bon courage et
tenez-vous prêts. Dieu vous fortifie.--_Ziska du Calice, par la divine
espérance, chef des taborites. _»
III.
Ziska ne commandait jusque-là que de pauvres gens du peuple. Il les
exerça au métier des armes dans lequel il était consommé, et en fit
d'excellents soldats. Sa forteresse de Tabor se construisait rapidement.
Protégée par des rochers escarpés et par deux torrents qui en faisaient
une péninsule, elle fut défendue en outre par des fossés profonds et des
murailles si épaisses, qu'elles pouvaient braver toutes les machines de
guerre, des tours et des remparts savamment disposés et construits
avec une force cyclopéenne. Il se procura bientôt de la cavalerie, en
enlevant par surprise un poste où Sigismond avait envoyé mille chevaux.
Il apprit à ses gens à les monter et leur fit faire l'exercice du
manège. Puis il se rendit à Prague avec quatre mille hommes qui
suffirent pour y porter l'épouvante chez les uns et pour enflammer
l'ardeur des autres. Les hussites de Prague leur proposèrent de détruire
les forteresses et de faire serment de ne jamais recevoir Sigismond.
Ziska pensa que le moment n'était pas venu, et qu'avant tout il fallait
se débarrasser du clergé. D'un côté, sa haine l'y poussait; de l'autre,
il songeait aux dépenses qu'une telle entreprise allait nécessiter, et
il savait bien où il trouverait de quoi payer les frais de la guerre.
L'impatience des taborites était extrême. Peut-être trouvaient-ils que
Ziska n'allait pas assez vite à leur gré, car ils parlaient encore de
déposer Wenceslas, et d'élire roi un bourgeois nommé Nicolas Gansz. Pour
les occuper, Ziska, qui ne voulait peut-être pas livrer et abandonner le
maître, qu'il avait servi et qui lui avait été débonnaire, leur livra le
pillage des couvents, tandis que Wenceslas se retirait dans une autre
forteresse à une lieue de Prague. Le monastère de Saint-Ambroise et le
couvent des Carmes furent dévastés et les moines chassés. Le gage de
chaque victoire était l'inauguration de la communion nouvelle dans les
églises. On y portait la _monstrance_ c'est-à-dire l'eucharistie,
dans un calice de bois, afin de contraster avec les vases d'or et les
ostensoirs chargés de pierreries dont se servaient les catholiques.
Ziska, à leur tête, entra dans la maison du compère prêtre qui avait
abusé de sa soeur, le tua, le dépouilla de ses habits sacerdotaux et le
pendit aux fenêtres.
De là ils allèrent à la maison de ville où le sénat venait de
s'assembler pour prendre des mesures contre eux. Un moine prémontré,
nommé Jean, nouvellement hussite, et l'un des hommes les plus terribles
de cette révolution, animait la fureur populaire en promenant un tableau
où était peint le calice hussitique. Le sénat répondait avec fermeté
au peuple qui réclamait l'élargissement de quelques prisonniers. En ce
moment, je ne sais quelle main insensée lança une pierre sur Jean le
prémontré et sur sa monstrance. A cet outrage, la fureur du peuple se
réveilla, on fit irruption dans le palais. Onze sénateurs prirent la
fuite, et tous les autres, avec le juge et des citoyens de leur parti,
furent jetés par les fenêtres et reçus en bas sur des broches et sur des
fourches; le valet du juge, sans doute celui qui avait eu la malheureuse
folie de jeter la pierre, fut assommé dans sa cuisine.
L'affreuse ivresse ne fut qu'exaltée par ce premier sang; on s'était
promis d'abord seulement de marcher sur toutes les églises et tous les
couvents, pour y renverser les autels catholiques et y instituer le
nouveau culte. Si Jean Ziska avait espéré satisfaire aux exigences de
son parti en leur permettant ces démonstrations, il avait compté sans
ce délire funeste qui s'empare des hommes lorsqu'ils se réunissent pour
faire les actes du pouvoir sans en avoir médité les droits. D'ailleurs,
en assouvissant sa vengeance personnelle, il avait donné un fatal
exemple. Tout fut bientôt à feu et à sang dans Prague, et Ziska, qui
était cependant un guerrier patriote et un vrai capitaine devant les
ennemis de son pays, se vit entraîné du premier bond dans les horreurs
de la guerre civile. Les habitants hussites de la _vieille ville_ de
Prague avaient donné parole à ceux de la _nouvelle_ de les seconder.
Le massacre du sénat les effraya et ils se renfermèrent chez eux. Les
égorgeurs vinrent les y assiéger; la nuit seule mit fin au combat, et
depuis ce jour, les citoyens des deux villes de Prague furent toujours
animés les uns contre les autres. Le lendemain, la sédition recommença.
La belle chartreuse, appelée le _Jardin de Marie,_ fut pillée. Le prieur
s'était enfui. Les chartreux, entraînés, couronnés d'épines et promenés
dans les rues, se virent abreuvés d'outrages. Quand on fut arrivé sur le
pont de Prague, à l'endroit où Jean de Népomuck avait été noyé par ordre
de Wenceslas, quelques hussites proposèrent de faire une hécatombe des
chartreux; d'autres, ennemis de ces cruautés, s'y opposèrent; on se
querella et on se battit de nouveau. Enfin, les chartreux furent traînés
à la maison de ville de la vieille cité, d'où les magistrats les firent
évader.
En apprenant ces désastres, Wenceslas ne sut qu'entrer en fureur,
maltraiter ses gens et mourir d'apoplexie. Pendant qu'il écoulait les
offres d'accommodement de ses conseillers lesquels étaient, comme tous
les ordres du royaume, divisés d'opinion pour et contre la doctrine, son
grand échanson s'avisa de dire _qu'il avait bien prévu tout cela._ Cette
parole irrita tellement le roi, qu'il le prit par les cheveux, le jeta
par terre, et allait le poignarder, lorsque ses gens réussirent à le
désarmer. Il tomba dans leurs bras, frappé de congestion cérébrale;
dix-huit jours après, il mourut _en jetant de grands cris et rugissant
comme un lion._
Tous les historiens du temps représentent cet empereur comme un
_Sardanapale_, un _Thersite_ et un _Copronime._ Ils l'accusent d'avoir
souillé les fonts baptismaux et l'autel sur lequel il fut couronné,
étant enfant, présage de l'impureté de sa vie et de l'ignominie de son
règne. «On peut dire de lui ce que Salluste dit de beaucoup de gens,
qu'ils sont adonnés à leur ventre et au sommeil; dont le corps est
esclave de la volupté, _à qui l'âme est à charge_ et dont on ne peut pas
plus estimer la vie que la mort[18].» On prétend qu'un de ses cuisiniers
lui ayant refusé à manger, sans doute par ordre du médecin, _il le fit
embrocher et rôtir_; qu'il aimait passionnément son chien, parce qu'il
mordait tout le monde; qu'il avait toujours un bourreau à ses côtés et
qu'il l'appelait son compère, ayant tenu son enfant sur les fonts du
baptême. _Il fit jeter dans la rivière un docteur en théologie, pour
avoir dit qu'il n'y a de vrai roi que celui qui règne bien._
[Note 18: _Cochlée._]
Cette belle parole de Jean de Népomuck (car c'est de lui certainement
qu'il s'agit ici), et plusieurs autres aperçus de son caractère, m'ont
fait croire que, s'il eût vécu jusqu'à l'époque de la prédication et du
procès de Jean Huss, il eût embrassé sa doctrine et partagé son sort. Sa
canonisation n'eut lieu qu'au dix-septième siècle, et ce fut sans doute
pour l'université du Prague une de ces politesses que l'Église adresse
de temps en temps à certains ordres ou à certains corps pour leur faire
sa cour. On sait comment fut débattue et octroyée la canonisation
de saint François d'Assises, le grand hérétique du joannisme et le
véritable auteur de toutes les sectes qui se rattachent au paupérisme
de l'_Évangile éternel._ A quoi tiennent dans le ciel les entrées de
faveur!
Wenceslas mourut sans enfants. On dit qu'il avait été frappé de
stérilité par les enchantements et le poison. Il ne fut regretté de
personne. Les catholiques l'avaient vu trembler et faiblir devant
les menaces des hussites. Ceux-ci savaient qu'il avait fait tout
dernièrement la liste de ceux d'entre eux qu'il voulait faire mourir,
et qu'en feignant de les favoriser, il ne cessait d'écrire à son frère
Sigismond pour qu'il vint le tirer de leurs mains. Il était donc, avec
sa peur et sa paresse, le principal brandon de la guerre civile; car
tandis qu'il laissait égorger les magistrats de Prague et ouvrait les
temples catholiques aux sectaires, il appelait Sigismond et livrait aux
Allemands les hussites des provinces.
Son cadavre subit l'expiation du supplice de Népomucène, à laquelle il
avait échappé durant sa vie. Inhumé dans la basilique de la cour royale
où était la sépulture des rois de Bohème, il fut déterré peu de
temps après et jeté dans la Moldaw par les taborites. Mais comme une
singulière destinée lui avait toujours fait trouver son salut dans
l'eau, il fut repêché et reconnu par un marchand de poisson qui lui
avait été attaché comme fournisseur. Le royal cadavre fut caché dans la
maison du pécheur, et revendu, par la suite, à sa famille pour vingt
ducats d'or.