La mort de Wenceslas fut suivie d'un long interrègne, durant lequel le
terrible et vaillant borgne de Tabor fut de fait l'unique souverain de
la Bohème.
IV.
Sophie de Bavière, veuve de Wenceslas, s'étant vainement adressée à
Sigismond, qui avait bien assez à faire de combattre les Turcs sur ses
terres de Hongrie, se renferma du mieux qu'elle put dans le fort de
Saint-Wenceslas, situé dans le _Petit-Côté_ de Prague, sur la rive
gauche de la Moldaw. La vieille et la nouvelle ville de Prague, ainsi
que la forteresse de Wisrhad[19], dont il sera souvent question dans
cette histoire, sont situées sur la rive droite. On sait déjà que,
malgré des dissidences d'opinion et de fréquents démêlés, ces deux
villes étaient hussites. Le _Petit Côté,_ qui contenait le château
des rois de Bohême, et où la cour, le haut clergé et les principaux
dignitaires faisaient leur résidence, était resté attaché au parti
catholique.
[Note 19: _Wieserhad_ ou _Wischerad._]
Sophie, effrayée de son abandon et de l'agitation croissante des
esprits, résolut de tenter un coup hardi: elle rassembla quelques
troupes, sortit secrètement de la ville avec un seigneur de Schwamberg,
et alla attaquer à l'improviste le redoutable Ziska, dans le district de
Pilsen. Ziska n'avait avec lui, en cet instant, qu'une petite troupe
de taborites, avec leurs femmes et leurs enfants, qui les suivaient
partout. Réfugié sur une colline où il n'y avait que _pierres et
broussailles_, et que la cavalerie de la reine ne pouvait gravir sans
mettre pied à terre, il n'attendait pourtant pas sans inquiétude l'issue
d'un combat où il se voyait entouré de tous côtés. Les femmes des
taborites le sauvèrent par un stratagème singulier: aux approches de
la nuit, elles étendirent leurs robes et leurs voiles dans les
broussailles, où les Impériaux devaient s'engager tout bottés et
éperonnés. Dès qu'ils eurent laissé leurs chevaux au bas de la
colline, et qu'ils eurent fait quelques pas dans ces filets, ils s'y
embarrassèrent si bien les pieds, qu'ils ne purent avancer ni reculer;
et, tandis qu'ils essayaient de se dépêtrer, Ziska fondit sur eux, et
les tailla en pièces. La reine et son général prirent la fuite, à la
faveur de là nuit.
En attendant que Sigismond put s'attaquer en personne à l'audacieuse
insurrection des hussites, Ziska, poursuivant son oeuvre, détruisit ou
fit détruire par les nombreuses bandes de ses adhérents presque toutes
les églises conventuelles et les monastères de la Bohème. On compte cinq
cent cinquante de ces édifices dont il ne laissa pas pierre sur pierre.
Les historiens catholiques ne tarissent pas en gémissements sur les
funestes résultats de cette dévastation. Les pompeuses descriptions
qu'il nous ont laissées de ces sanctuaires du luxe et de la paresse
expliquent assez la rage d'un peuple laborieux et pauvre, et qui avait
vu prélever sur son travail et sur ses besoins l'impôt exorbitant du
clergé. Le monastère de la Cour royale, à Prague, avait sept chapelles,
dont chacune était de la grandeur d'une église. Autour du jardin, on
pouvait lire l'Écriture sainte sur les murailles, _en majuscules, sur de
belles planches, et les lettres grossissant toujours, à proportion de la
hauteur de la muraille._ Mais rien n'approchait de la magnificence des
Bénédictins d'Opalowitz.
Leur couvent avait été fondé par Wratislas, premier roi de Bohème, au
onzième siècle, et l'on n'y recevait que des personnes riches, à la
condition qu'elles y apporteraient tous leurs biens. Il y avait là un
certain trésor qui, depuis longtemps, alléchait ces vieux burgraves de
l'intérieur, dont nous avons déjà parlé, brigands qui, sous prétexte de
guerre ou de religion, avaient toujours flairé, et maintenant essayaient
pour leur compte la conquête des couvents. Celui-là était le rêve d'un
certain pillard, nommé Jean Miesteczki, qui ne cessait de rôder autour,
attiré par la merveilleuse aventure de Charles IV, dont le pays avait
gardé souvenance. Bien que cette chronique soit une digression, fidèle
à notre amour pour cette partie de l'histoire que nous appelons le
coloris, nous la raconterons à nos lectrices. Des auteurs plus graves
que nous l'ont consignée en latin.
Un jour de l'année 1359, l'empereur Charles, étant à la chasse, disparut
avec deux de ses écuyers et ne rejoignit ses compagnons que le soir à
Koemgsgratz. L'empereur se mit à table, ne répondit que par un sourire à
ceux que son absence avait effrayés, et se contenta de leur dire qu'un
serment épouvantable l'empêchait de s'expliquer sur sa disparition
mystérieuse. Cependant on remarqua que l'empereur avait au doigt une
bague d'une forme antique, où était enchâssé un diamant tel, que le
trésor impérial n'en avait jamais possédé d'aussi précieux.
On admira ce joyau, on se perdit en commentaires. L'empereur mourait
d'envie de parler. Enfin, lorsque le bon vin l'eut rendu plus
communicatif, il réfléchit un peu, déclara qu'il pouvait raconter son
aventure avec certaines restrictions, sans violer son serment, et se
décida à rapporter ce qui suit.
Il était entré dans un monastère pour s'y reposer, et il avait été fort
bien reçu et régalé à merveille par l'abbé, qui le prenait pour un
seigneur de la cour. Après le repas, pressé de dire son nom, il avait
promis de le faire dans l'église seulement, en présence des deux plus
anciens moines et de l'abbé. Celui-ci ayant choisi ceux en qui il
avait le plus de confiance, et ayant conduit l'empereur dans l'église,
l'empereur se nomma et leur déclara que le désir de voir leur trésor
l'avait amené chez eux. Il leur engagea en même temps sa foi d'empereur
des Romains qu'il n'en prendrait rien, et ne souffrirait jamais qu'on
leur en prît la moindre chose. L'abbé, à ces paroles, fut saisi d'une
grande frayeur, se retira à l'écart, et, après avoir délibéré longuement
avec ses deux moines, il répondit au monarque: «Très-clément souverain,
nous vous dirons que des soixante religieux que nous sommes ici, il n'y
a que nous trois qui ayons connaissance du trésor. Quand il en meurt un
des trois, on confie le secret à un autre, et nous _sommes de serment
de n'ouvrir le trésor à âme vivante_. D'ailleurs, l'accès en est fort
dangereux et ne convient point à Votre Majesté.»
L'empereur demanda qu'ils l'associassent, lui quatrième, à la prestation
du serment et à la connaissance du trésor. Les moines inquiets
délibérèrent encore; et, n'osant ni refuser, ni consentir, lui
proposèrent de deux choses l'une, _ou de voir le trésor sans voir le
lieu, ou de voir le lieu sans voir le trésor._
--_Montrez-moi seulement le trésor,_ dit l'empereur, _et je serai
content._
--_Il faut donc,_ dirent les moines, _que vous vous abandonniez à notre
conduite._
--_Mes chers pères,_ dit l'empereur, _ma vie est entre vos mains._
Là-dessus, ils prennent l'empereur par la main, le mènent dans un enclos
obscur (conclave), pavé de briques, allument deux cierges, lui mettent
un capuchon baissé sur la tête, de sorte qu'il ne pouvait voir que ce
qui était à ses pieds; ensuite les moines ayant levé quelques briques,
il aperçut confusément une caverne très-profonde où il lui fallait
descendre. Quand il fut arrivé en bas, les moines le tournèrent et le
retournèrent jusqu'à ce qu'il en fût étourdi. Alors ils le conduisirent
dans une cave souterraine _longue de deux rues._ Enfin ils lui ôtèrent
son capuchon et le menèrent dans une chambre pleine d'argent en lingots,
d'or en barres, de croix, de _paix (pacificalia),_ et d'autres ornements
d'église enrichis de pierreries, et quantité d'autres joyaux.
«_Sire,_ dit alors l'abbé, _tous ces trésors sont à vous; nous les
gardions pour Votre Majesté. Daignez en prendre tout ce qu'il vous
plaira._
--_Dieu me préserve,_ répondit Charles, _de toucher aux biens
ecclésiastiques!_
--_Il ne sera pas dit,_ répliqua l'abbé, _que Votre Majesté s'en
retourne d'ici les mains vides._»
Et il lui mit au doigt la bague, qu'en achevant ce récit l'empereur
montrait à ses compagnons de chasse, sans vouloir leur indiquer ni le
nom ni la situation du monastère. Il s'estimait peut-être heureux d'en
être sorti, et on l'approuva fort, sans doute, d'avoir refusé les offres
insidieuses de l'abbé, lorsque pour l'éprouver celui-ci lui avait dit:
_Tout cela est à vous._ Parole de moine! Si l'empereur l'eût pris au
mot, il est douteux qu'il eût remonté l'escalier. Quoi qu'il en
soit, ses courtisans eurent bientôt appris des écuyers qui l'avaient
accompagné, qu'il s'agissait du trésor des Bénédictins d'Opatowitz, et
de cette façon «la mine fut éventée.»
La suite de l'histoire de ce trésor montre à quel point les moines
tenaient à ces inutiles richesses. Un demi-siècle après l'aventure de
Charles IV, le couvent d'Opatowitz en éprouva une plus tragique à la
même occasion. Jean Miesteczki, profitant des ravages de Ziska pour
s'enrichir aussi de son côté, arriva sur le soir, à cheval, avec deux
de ses compagnons, sous prétexte de rendre ses devoirs à l'abbé, qui
s'appelait Pierre Laczur. Le brigand fut bien reçu et bien traité. Mais
au milieu du souper, il en vint comme par hasard deux autres, et puis
trois, et puis enfin toute la bande, qui tomba sur les moines et en tua
un bon nombre. Pendant cette exécution, Miesteczki s'emparait de l'abbé
et lui commandait le poignard sur la gorge de lui révéler le secret
du couvent. Les vieux moines se laissèrent maltraiter cruellement et
gardèrent le silence. Le malheureux abbé fut mis à la torture et ne
révéla rien. Il en mourut peu de jours après, emportant son secret dans
la tombe. Les historiens catholiques du temps en font un martyr. Quant
à Miesteczki, il n'emporta de son expédition que les vases sacrés, la
cassette particulière de l'abbé, et autres bribes dont il acheta le
château et la ville d'Opokzno. Puis, pour racheter son âme de ce
sacrilège, il fit une rude guerre aux hussites, qui pendirent son
drapeau à un gibet de Prague. Plus tard, assiégé par eux dans Chrudim,
il se fit hussite pour avoir la vie sauve, et ravagea encore les
couvents avec eux, le métier étant fort de son goût. Enfin il rentra en
grâce avec Sigismond après toutes ces aventures, et mourut peut-être en
odeur de sainteté. Les Bénédictins d'Opatowitz furent repris et repillés
par les Taborites. On ne dit pas si ceux-là trouvèrent le trésor.
Peut-être existe-t-il encore sous quelque ruine aux entrailles de la
terre.
[Illustration: Et resta planté comme une statue... (Page 16.)]
Puisque nous consacrons ce chapitre aux épisodes ainsi que notre
auteur[20], qui en rapporte bien d'autres plus hors de saison, nous
finirons par celle de Puchnick, évêque de Prague, mort avant la
prédication de Jean Huss. Wenceslas, qui était fort railleur, le fit
appeler un jour et lui commanda de prendre dans son trésor autant d'or
qu'il en pourrait emporter sur lui. Le prélat, moins discret et moins
prudent que Charles IV ne l'avait été chez les Bénédictins d'Opatowitz,
remplit tellement ses poches, sa robe et ses bottines, qu'il ne put
faire un pas pour s'en aller, et resta planté comme une statue devant
l'ivrogne couronné, qui riait à faire écrouler les voûtes de son palais.
Quand il eut fini de rire, Puchnick fut déchargé de son butin jusqu'à la
dernière obole, et renvoyé honteusement aux huées des serviteurs. Telles
étaient les moeurs du temps et les manières de la cour. L'avarice du
clergé de Bohème était devenue proverbiale. Le peuple comparait les
moines à des animaux immondes auxquels les couvents servaient d'étables.
Il en fit justice avec la brutalité et la férocité qu'on retrouve au
moyen âge chez tous les peuples, dans toutes les classes, et sous
l'inspiration de toutes les idées religieuses. On brisa les images et
les statues des saints; on leur coupa le nez et les oreilles, et on les
jeta dans les rues et sur les chemins pour qu'elles fussent foulées aux
pieds par les passants. On voit là plus de fanatisme que d'avarice; car
bien des choses d'un grand prix furent perdues, entre autres des objets
d'art et des manuscrits plus regrettables que les lingots d'or et
d'argent des monastères. Ziska s'emparait de ces dernières dépouilles et
les faisait porter à Tabor, où elles étaient scrupuleusement consacrées
à l'édification de la ville et des fortifications, ainsi qu'à
l'entretien des troupes et de leurs familles. Il ne se réservait
que quelques jambons et viandes fumées, qu'il appelait ses _toiles
d'araignées_ parce qu'on les balayait aux murailles des réfectoires.
Malheureusement, la vengeance ne se bornait pas là. Les moines et les
religieuses étaient traités comme les statues de leurs saints, et
livrés à toutes les tortures, à toutes les ignominies. Nous passerons
rapidement sur ces détails, qui font frissonner. En l'année 1419, les
Taborites détruisirent, seulement à Prague, quatorze de ces communautés.
Ils n'épargnèrent que celle des Bénédictins esclavons, qui se déclara
pour la doctrine de Jean Huss, et dont l'abbé alla au-devant d'eux leur
offrir la communion sous les deux espèces. Ils la reçurent chargés et
entourés _de leurs arcs, hallebardes, massues, scorpions et catapultes_.
Ces Bénédictins étaient de ceux qui avaient obtenu, sous Charles IV,
le privilège de dire les offices en langue slave, ce qui était un
acheminement vers le schisme; et, comme la fondation de leur maison
était contemporaine de celle de l'Université de Prague, on peut croire
qu'ils avaient toujours penché vers ces mêmes idées d'indépendance et de
réforme. Ils n'avaient certainement pas trempé dans les accusations
que le clergé de Bohème porta contre Jean Huss et Jérôme au concile de
Constance; car on ne fit grâce à aucun de ceux-là, et jamais supplice ne
fut vengé avec autant d'éclat que celui de ces deux hommes illustres.
[Note 20: M. Lenfant _Histoire du Concile de Bâle._]
[Illustration: Des villages, des villes mêmes... (Page 19.)]
V.
Les seigneurs de Rosemberg avaient embrassé le hussitisme avec ferveur,
et l'un d'eux s'était montré ardent à venger le supplice de Jean Huss.
Mais ses promesses échouèrent devant les séductions de Sigismond. Il
devint l'ennemi le plus haï et le plus méprisé des Taborites, et, dès le
commencement de 1420, Ziska tomba du haut de son Tabor, comme un torrent
des montagnes, sur la ville d'Aust, qui était située presque sous ses
pieds, et qui appartenait à Rosemberg. On était au carnaval, et après
ces soirées de débauche, les habitants dormaient si profondément, qu'ils
furent pris et massacrés _en sursaut_. Tous furent passés au fil de
l'épée. Leurs maisons rasées disparurent du sol. Ce nid de papistes
offusquait la vue de Ziska. Il en fit un champ de blé.
Ulric de Rosemberg, proche parent de celui-là, et que les historiens
du temps appellent de Roses (_Rosensis_), resta attaché encore quelque
temps au parti de Jean Ziska. Nous prenons note de lui pour qu'on ne le
confonde pas avec le premier, qui fut assommé à coups de fléaux par les
Taborites, puis coupé par morceaux et jeté au feu.
Ziska détruisit et massacra encore, au commencement de cette année 1420,
une douzaine de communautés religieuses. Coranda l'accompagnait dans
ces farouches expéditions. Hyneck Krussina, _homme de tête et de main_,
imitant le zèle de Ziska, réunit, sur une montagne de Cuttemberg qu'il
baptisa _Oreb_, des troupes de paysans qui prirent le nom d'Orébites.
Les Taborites et les Orébites fraternisèrent dans les combats et
communièrent ensemble sur les champs de bataille. En cas de danger, ils
convinrent de se donner toujours avis et de se secourir mutuellement. En
attendant la guerre du dehors, qui était imminente, ils se tinrent
en haleine en détruisant ces moines que Ziska appelait les ennemis
domestiques.
Au milieu de ces événements, Ziska devint aveugle. Comme il assiégeait
la forteresse de Raby, il monta sur un arbre afin de voir et
d'encourager ses gens. Une bombarde, en passant près de lui et en
fracassant les branches, lui fit sauter un petit éclat de bois dans
l'oeil, le seul qui lui restât. La forteresse n'en fut pas moins
emportée d'assaut et réduite en cendres; puis Ziska alla se faire panser
à Prague, et peu de temps après il rentra en campagne, privé entièrement
et à jamais de la vue.
Il ne faut pas croire que cette guerre aux moines fut sans fatigues et
sans dangers. Presque tous ces monastères étaient fortifiés; et les
abbés, quand ils ne pouvaient pas compter sur leurs vassaux, appelaient
les corps d'Impériaux pour les défendre. Quelquefois même on voyait des
paysans ou des ouvriers prendre parti contre les Taborites, à cause de
quelque privilège agricole ou industriel qu'ils voulaient conserver.
Les mineurs de Cuttemberg[21], qui étaient Allemands pour la plupart,
haïssaient tellement les Orébites, qu'ils les guettaient au passage dans
les passes étroites de leurs montagnes, les chassaient comme des bêtes
fauves avec des chiens dressés à cet usage, et les précipitaient dans
les mines après les avoir forcés à la course. On dit que six mille
Hussites furent entassés dans une de ces cavernes.
[Note 21: Dans le Boehmer-Wald, à la frontière bavaroise.]
L'assentiment des masses à l'oeuvre terrible de Ziska fut donc plus
d'une fois traversé par des intérêts particuliers. Lorsque la bande
affamée des sombres Taborites s'abattait sur quelque terre privilégiée
par l'empereur, ou récemment conquise par le brigandage, ils pouvaient
bien être reçus à coups de fléaux et de fourches par les nombreux
occupants. Le système de Ziska était évidemment de ruiner le pays, afin
d'organiser contre Sigismond une guerre de partisans implacable et
meurtrière; et, s'il est permis de reconstruire, par conjecture, le plan
d'un homme dont l'existence historique est environnée d'obscurités et de
calomnies, on peut, et on doit attribuer à ce plan même la destruction
systématique de tous les couvents et de tout le clergé de Bohème par
Ziska, sans recourir à ses motifs de vengeance personnelle. En effet,
Ziska voulait-il autre chose qu'une guerre pour l'indépendance nationale
contre la race allemande? S'il la voulait, pouvait-il ne pas la
considérer comme une entreprise désespérée à laquelle il fallait se
préparer par tous les moyens et tous les sacrifices? Cette guerre
nationale n'eût jamais été possible avec l'existence de cette population
monacale, ramassis de transfuges et d'enfants perdus de toutes les
nations, qui, après des velléités d'indépendance, avait fait sa paix
avec le concile de Constance, en lui jurant soumission sur les cendres
de Jean Huss. Ziska trouva dans l'enthousiasme des Taborites l'élément
et la révélation du succès. L'amour de la patrie ne suffisait pas pour
engager, tout d'un coup, le prolétaire bohème à s'armer, à brûler sa
chaumière, à emmener sa femme et ses enfants à travers un pays désolé,
pour aller se planter avec eux sur la brèche d'un fort, et y mourir de
faim ou percé de coups en défendant son drapeau national. Le fanatisme
avait, pour cette héroïque défense, pour cet austère détachement des
lares domestiques, pour cette vie dure et errante, enfin pour cette
résolution positive de vaincre ou de mourir, des forces que l'orgueil
national n'avait déjà plus après le règne brillant et fort de Charles
IV. La vie de Ziska n'est pas celle d'un vaillant capitaine seulement;
c'est celle d'un politique consommé; du moins nous le croyons, et nous
espérons bien le prouver, quoiqu'il n'ait pas laissé de meilleure
réputation que celle d'un vaillant homme de guerre. Aussi distingua-t-il
d'emblée, non le parti auquel il devait se ranger, mais celui qu'il
devait se créer; et, tandis que les Hussites de Prague péroraient sur
leurs _quatre articles_[22], sans trouver en eux-mêmes la force de
chasser la reine et les Impériaux, Ziska, appelant à lui, de tous les
points, les plus braves et les plus ardents, avait organisé d'emblée
un corps d'armée formidable, en même temps qu'un parti audacieux,
aveuglément dévoué à son inspiration militaire, et sans cesse inspiré
lui-même dans son rêve d'indépendance politique par une liberté d'examen
religieux qui ne connaissait pas de limites humaines. Aussi le rocher
de Tabor devint-il, comme par magie, le centre de la Bohème. C'était
l'autel où le feu sacré ne mourait point; l'antre d'où sortaient, dans
le danger, des légions de sombres archanges ou d'impitoyables démons;
le paradis mystique où, dans les heures de repos, on allait essayer la
réalisation d'une vie de communauté et d'égalité parfaite. Ziska, en
pillant les monastères, savait donc bien ce qu'il faisait. Il avait une
armée à faire vivre, et cette armée représentait pour lui la Bohème,
puisqu'elle était la gardienne de toute liberté et de toute unité
nationale. Il comptait sur une guerre qui devait durer, et qui dura
effectivement plusieurs années. Il y avait dans les richesses des
couvents de quoi entretenir cette armée tout le temps nécessaire; et,
en même temps qu'il s'assurait des ressources considérables, il privait
l'ennemi de ces mêmes ressources. La conduite de Sigismond prouva
bientôt que Ziska ne s'était pas trompé en prévoyant que l'empereur
apostolique pillerait les couvents et les églises pour subvenir à ses
dépenses, avec aussi peu de scrupule que les hérétiques le faisaient
de leur côté. Aussi Ziska ne perdit-il pas de temps pour lui ôter cet
avantage. Les burgraves, en mettant la main à l'oeuvre avant lui, et en
s'enrichissant des dépouilles du clergé, les uns pour satisfaire leur
avarice ou leur prodigalité, les autres pour les offrir à Sigismond et
acheter par là sa faveur, montrèrent bien à Ziska qu'il n'y avait pas à
hésiter, et que tout acte de pitié ou de désintéressement tournerait à
la perte de la Bohème. Les Taborites, poussés par une fureur religieuse,
ne comprenaient peut-être pas la pensée politique de leur chef. Ils
avaient réellement soif du sang des moines et des prêtres qui avaient
dénoncé l'hérésie à Rome, et qui, mourant pour la plupart avec un
courage héroïque, les menaçaient, jusque dans les tortures, des foudres
du pape, du glaive de l'empereur, et des bûchers de l'inquisition.
C'était donc une guerre à mort entre les deux doctrines; et, en
supposant Ziska moins féroce que ses partisans (ce qui serait, je
l'avoue, une supposition bien hasardée), il eût perdu tout ascendant sur
_ses anges exterminateurs_, comme il les appelait, s'il se fût opposé
à leurs cruautés. Il ne faut pas oublier que Ziska, absorbé dans des
préoccupations toutes militaires, s'inquiétait peu, au fond, de la
doctrine; qu'il persistait à se dire calixtin pour conserver son
ascendant sur le juste-milieu hussite, qui était le parti le plus
nombreux, sinon le plus énergique du moment; enfin, qu'il avait à se
maintenir puissant sur toutes les nuances du hussitisme, et qu'il y
parvint en tolérant tous les excès, sans vouloir précisément accepter la
responsabilité de ceux mêmes où il avait trempé le plus activement. Nous
n'alléguons pas ces motifs pour excuser les crimes qui furent commis par
Ziska contre l'humanité. Mais on ne l'a pas accusé de ceux-là seulement,
et il faut répéter souvent qu'au moyen âge, ces sortes de crimes, qui,
Dieu merci, nous paraissent injustifiables aujourd'hui, n'avaient pas
dans l'esprit des hommes la même importance. L'Église avait donné
l'exemple. Elle, la gardienne des charitables et miséricordieuses
inspirations du christianisme, la loi suprême, la justice idéale
proclamée souveraine de toutes les justices matérielles des pouvoirs
constitués, elle avait allumé les bûchers, inventé les tortures,
proclamé la croisade contre les dissidents. Les moralistes de l'Église
auraient donc eu bien mauvaise grâce à reprocher à Ziska le crime de
lèse-humanité. Aussi les historiens catholiques ont-ils tenté de lui
imputer des crimes de lèse-patriotisme, pensant que le premier ne le
rendrait pas assez odieux à la postérité. Ils ont insisté sur son
vandalisme, sur la ruine des monuments et des bibliothèques, la gloire
et la lumière du pays. Je crois qu'il est des époques où ces actes de
vandalisme sont plus que justifiables, et on les a comparés souvent à la
résolution du capitaine de navire qui fait jeter à la mer les richesses
de sa cargaison pour sauver son équipage dans la tempête. Je viens de
prouver que, sans cette dévastation, les Bohémiens n'eussent pu résister
six mois à l'ennemi. On verra que, grâce à elle, ils lui résistèrent
pendant quatorze ans avec une énergie et des ressources incroyables.
[Note 22: On verra plus tard quelle était cette formule politique et
religieuse du juste-milieu hussite.]
Mais il est une autre accusation grave qui pèse sur Ziska, et qu'il faut
encore examiner. Afin de le peindre comme le chef infâme d'une poignée
de scélérats, afin de lui ôter son caractère terrible, et pourtant
sacré, de chef du peuple et de représentant de sa patrie, on l'a montré,
surtout dans les premiers temps de son entreprise, portant
l'épouvante et la désolation chez ses propres compatriotes, chez ses
coreligionnaires; on a affecté de peindre la haine et la terreur de
certaines provinces qui résistèrent d'abord à son impulsion, et qu'il
n'entraîna que par la violence. Ses apologistes ont vainement essayé de
nier ou d'atténuer ses ravages dans les champs de la Bohême: nous les
croyons certains, mais nous les comprenons ainsi:
Il ne s'agissait pas seulement pour Ziska de faire la guerre aux armées
de Sigismond; il fallait la faire d'abord aux partisans de la monarchie,
aux courtisans de la domination étrangère; et des populations entières,
celles qui jouissaient, comme nous l'avons dit plus haut, de certains
bénéfices de conquête on de certains privilèges agricoles et
industriels, faisaient cause commune avec leurs seigneurs catholiques.
Il y a plus: dans les premiers temps de l'insurrection, les paysans
ne comprirent pas la mission des Taborites, et voulurent rester dans
l'inaction. Quelque pauvre et accablé que soit le mercenaire, quelque
humilié que soit le serf, on ne le surprend pas toujours dans une
velléité de révolte et de courage. L'esclave s'habitue à sa chaîne,
l'indigent aime son toit de chaume, et la crainte d'être plus mal
l'empêche souvent de désirer mieux. Les prêtres taborites arrivaient
dans les campagnes, prêchant la parole du Christ à ses disciples:
«Levez-vous, _quittez vos filets_, et suivez-moi.» Ziska ajouta en vrai
condottiere: «Cédez vos huttes, votre vaisselle de terre, votre maigre
repas, et le bétail dont on vous a confié la garde, et les armes dont
on vous a munis contre nous, à mes soldats, à mes enfants; car ils sont
l'épée flamboyante de l'ange, ils sont la trompette du jugement dernier.
Ils viennent pour punir vos maîtres et briser votre joug. Vous leur
devez secours et assistance, amour et respect.» Le serf était souvent
sourd à ce langage, et répondait: «Si vous venez de la part de Dieu,
respectez au moins le prochain. Vous nous compromettez auprès de nos
maîtres; vous nous ruinez. Vous êtes trop nombreux pour vivre de notre
pain; vous ne l'êtes pas assez pour nous défendre quand les prêtres et
les seigneurs viendront nous accabler. Retirez-vous, ou bien nous nous
défendrons, nous vous traiterons comme des brigands.»
De là des luttes sanglantes; des villages, des villes mêmes qui
n'avaient pas reçu les troupes impériales et qui n'avaient pas fait
profession de foi catholique, furent réduites en cendres, horriblement
saccagées et les habiants massacrés, parce qu'ils avaient refusé de
marcher à la défense du pays. Ces terribles exécutions militaires
assurèrent les desseins de Ziska. Tous les récalcitrants énergiques
furent anéantis. Tous ceux qui se rendirent grossirent l'armée taborite.
Ruinés, détachés de tout lien avec l'ancienne société, réduits à errer
en mendiants sur une terre dévastée, ils n'eurent plus d'autre refuge
que Tabor, celle cité étrange où, après avoir accompli des oeuvres de
sang, une société nouvelle se retirait pour prier avec enthousiasme, et
pour pratiquer avec une sainte ferveur la loi d'une égalité fraternelle
et d'une communauté idéale. «La maison est brûlée, disait Ziska, mais le
temple est ouvert. La famille est dispersée par le glaive, qu'elle se
reforme sous la parole de Dieu. Ici les veuves trouveront de nouveaux
époux, et les orphelins des pères plus sages et des appuis plus sûrs
que ceux qu'ils ont perdus.» C'est ainsi que, de gré ou de force, il
entraîna les populations à sa suite. Il commençait par leur envoyer ses
prêtres, et quand leur prédication avait échoué, il arrivait avec ses
implacables sommations et ses sentences vengeresses. En peu de temps
l'agriculture fut détruite, l'industrie paralysée; les champs devinrent
stériles, les bourgades où l'ennemi eût pu se reposer des monceaux de
ruines, les bois et les montagnes peuplés d'invisibles défenseurs,
chaque buisson du chemin une lanière pour le partisan aux aguets. Les
seigneurs catholiques n'osaient plus sortir de leurs châteaux. Les
garnisons impériales se tenaient muettes et consternées derrière leurs
remparts. Prague et les villes royales se demandaient avec effroi ce
qu'elles allaient devenir, et se perdaient, en discussions Idéologiques,
ou en propositions d'accommodement avec la couronne sans oser se
défendre. La Bohême était ruinée. Sigismond riait de sa détresse et ne
se pressait pas d'arriver, pensant que les divers partis allaient lui
aplanir le chemin en s'entre-dévorant. Mais Tabor était riche, Tabor
se fortifiait. L'armée de Tabor grossissait tous les jours et
s'endurcissait au métier des armes. Et quand le juste-milieu se
plaignait à Ziska du dommage qu'il lui avait causé, Ziska montrait Tabor
et disait: «Le salut est là, faites-vous Taborites. Vous ne voulez pas
souffrir, vous autres? Nous voulons bien combattre pour vous; mais le
moins qu'il en puisse arriver, c'est que votre repos et votre bien-être
en soient un peu troublés. Faites comme nous, ou laissez-nous faire.»
Tel fut le rôle de Ziska. Un temps arriva où tous le comprirent et
plièrent sous sa volonté, fanatiques et tièdes, Taborites et Calixtins.
Mais n'anticipons pas sur les événements, et suivons un peu la marche
des premières luttes.
VI.
Les habitants des villes de Prague s'intitulaient, pour la plupart,
_Calixtins_; à Rome on les appelait par dérision _Hussites clochants,
parce qu'ils avaient abandonné Jean Huss en plusieurs choses_; à Tabor
on les appelait _faux Hussites_, parce qu'ils se tenaient à la lettre de
Jean Huss et de Wickieff plus qu'à l'esprit de leur prédication. Quant à
eux, Calixtins, ils s'intitulaient _Hussites purs_. En 1420 ils avaient
formulé leur doctrine en quatre articles: 1° _la communion sous les
deux espèces_; 2° _la libre prédication de la parole de Dieu_; 3° _la
punition des péchés publics; la confiscation des biens du clergé_ et
l'abrogation de tous ses pouvoirs et privilèges[23].
[Note 23: Ces quatre articles étaient une profession plus politique
que religieuse. Les trois articles relatifs en apparence à la religion
ne sont qu'une attaque de lui contre le pouvoir temporel et la richesse
du clergé. Celui qui reclame la punition _des péchés publics_ ne tend
qu'à remettre les causes judiciaires et la répression des attaques
contre la société nationale aux mains de magistrats élus par la nation,
et non aux délègues en prince de de l'Eglise.]
Ils envoyèrent une députation à Tabor pour aviser aux moyens de se
débarrasser de la reine qui, avec quelques troupes, tenait encore le
_Petit-Côté_ de Prague. On a conservé textuellement la réponse des
Taborites à cette députation. «Nous vous plaignons de n'avoir pas
la liberté de communier sous les deux espèces, parce que vous êtes
commandés par deux forteresses. Si vous voulez sincèrement accepter
notre secours, nous irons les démolir, nous abolirons le gouvernement
monarchique, et nous ferons de la Bohème une république.» Il me semble
qu'il ne faut pas commenter longuement cette réponse pour voir que
le rétablissement de la coupe n'était pas une vaine subtilité, ni
le stupide engouement d'un fanatisme barbare, comme on le croit
communément, mais le signe et la formule d'une révolution fondamentale
dans la société constituée.
La proposition fut acceptée. Le fort de Wishrad fut emporté d'assaut. De
là, commandés par Ziska, les Praguois et les Taborites allèrent assiéger
le _Petit-Côté_. Il y avait peu de temps qu'on faisait usage en Bohème
des bombardes. Les assiégés portaient, à l'aide de ces machines de
guerre, la terreur dans les rangs des Hussites. Mais les Taborites
avaient appris à compter sur leurs bras et sur leur audace. Ils
forcèrent le pont qui était défendu par un fort appelé la Maison de Saxe
(Saxen Hausen) et posèrent le siège, au milieu de la nuit, devant le
fort de Saint-Wenceslas. La reine prit la fuite. Un renfort d'Impériaux,
qui était arrivé secrètement, défendit la forteresse. Le combat fut
acharné. Les Hussites étaient maîtres de toute la ville; encore un
peu, et la dernière force de Sigismond dans Prague, le fort de Saint
Wenceslas, allait lui échapper. Mais les grands du royaume intervinrent,
et, usant de leur ascendant accoutumé sur les Hussites de Prague, les
firent consentir à une trêve de quatre mois. Il fut convenu que pendant
cet armistice les cultes seraient libres de part et d'autre, le clergé
e les propriétés respectés, enfin que Ziska restituerai Pilsen et ses
autres conquêtes.
Ziska quitta la ville avec ses Taborites, résolu à ne point observer
ce traité insensé. Le sénat de Prague reprit ses fonctions; mais les
catholiques qui s'étaient enfuis durant le combat n'osèrent rentrer,
_craignant la haine du peuple_: Sigismond écrivit des menaces; Ziska
reprit ses courses et ses ravages dans les provinces.
La reine ayant rejoint son beau-frère Sigismond à Brunn en Moravie, ils
convoquèrent une diète des prélats et des seigneurs, et écrivirent aux
Praguois de venir traiter. La noblesse morave avait reçu l'empereur
avec acclamations. Les députés hussites arrivèrent et communiérent
ostensiblement sous les deux espèces, dans la ville, qui fut mise en
interdit, c'est-à-dire privée de sacrements tout le temps qu'ils y
demeurèrent, étant considérée par le clergé papiste comme souillée et
empestée. Puis ils présentèrent leur requête, c'est-à-dire leurs quatre
articles, à Sigismond qui se moqua d'eux. _Mes chers Bohémiens_, leur
dit-il, _laissez cela à part, ce n'est point ici un concile_. Puis il
leur donna ses conditions par écrit: qu'ils eussent à ôter les chaînes
et les barricades des rues de Prague, et à porter les barres et les
colonnes dans la forteresse; qu'ils abattissent tous les retranchements
qu'ils avaient dressés devant Saint-Wenceslas; qu'ils reçussent ses
troupes et ses gouverneurs; enfin qu'ils fissent une soumission
complète, moyennant quoi il leur accorderait amnistie générale et les
gouvernerait à la façon de l'empereur son père, _et non autrement_.
Les députés rentrèrent tristement à Prague et lurent cette sommation
au sénat. Les esprits étaient abattus, Ziska n'était plus là. Les
catholiques s'agitaient et menaçaient. On exécuta de point en point les
ordres de Sigismond. Les chanoines, curés, moines et prêtres rentrèrent
en triomphe, protégés par les soldats impériaux.
Ceux des Hussites qui n'avaient pas pris part à ces làchetés sortirent
de Prague, et se rendirent tous à Tabor. Ils furent attaqués en chemin
par quelques seigneurs royalistes, et sortirent vainqueurs de leurs
mains après un rude combat. Une partie alla trouver Nicolas de Hussinetz
à Sudomirtz, l'autre Ziska à Tabor. Ces chefs les conduisirent à la
guerre, et leur firent détruire plusieurs places fortes, ravager
quelques villes hostiles. Sigismond écrivit aux Praguois pour les
remercier de leur soumission et pour intimer aux catholiques l'ordre
d'_exterminer absolument tous les Wicklefistes, Hussites et Taborites_.
Les papistes ne se firent pas prier, exercèrent d'abominables cruautés,
et la Bohême fut un champ de carnage.
Cependant _nul n'osa attaquer Ziska avant l'arrivée de l'empereur_.
Sigismond n'osait pas encore se montrer en Bohême. Il alla en Silésie
punir une ancienne sédition, faire trancher la tête à douze des
révoltés, et tirer à quatre chevaux dans les rues de Breslaw Jean de
Crasa, prédicateur hussite, que l'on compte parmi les _martyrs de
Bohême_; car l'hérésie a ses listes de saints et de victimes comme
l'Église primitive, et à d'aussi bons titres.
L'empereur fit afficher _la Croisade de Martin Y_ contre les Hussites.
Ces folles rigueurs produisirent en Bohême l'effet qu'on devait en
attendre. Le moine prémontré _Jean_, que nous avons déjà vu dans les
premiers mouvements de Prague, revint, à la faveur du trouble, y prêcher
le carême. Il déclama vigoureusement contre l'empereur et le baptisa
d'un nom qui lui resta en Bohème, _le cheval roux de l'Apocalypse_. «Mes
chers Praguois, disait-il, souvenez-vous de ceux de Breslaw et de Jean
de Crasa.» Le peuple assembla la bourgeoisie et l'université, et jura
entre leurs mains de ne jamais recevoir Sigismond, et de défendre
la nouvelle communion jusqu'à la dernière goutte de son sang. Les
_hostilités recommencèrent à la ville et à la campagne_. On écrivit des
lettres circulaires dans tout le royaume. Partout le même serment fut
proféré et monta vers le ciel.
Sigismond se décida enfin pour la guerre ouverte. Il leva des troupes en
Hongrie, en Silésie, dans la Lusace, dans tout l'Empire.
Albert, archiduc d'Autriche, à la tête de quatre mille chevaux, renforcé
par d'autres troupes considérables et par le _capitaine de Moravie_, fut
le premier des Impériaux qui affronta le _redoutable aveugle_. Ziska les
battit entre Prague et Tabor; puis, sans s'attarder à leur poursuite, il
alla détruire un riche monastère que nous mentionnons dans le nombre à
cause d'un épisode. De l'armée de vassaux qui le défendaient il ne resta
que six hommes, _lesquels se battirent jusqu'à la fin comme des lions_.
Ziska, émerveillé de leur bravoure, promit la vie à celui des six qui
tuerait les cinq autres. Aussitôt _ils se jetèrent comme des dogues les
uns sur les autres. Il n'en resta qu'un qui, s'étant déclaré Taborite,
se retira à Tabor et y communia sous les deux espèces en témoignage de
fidélité_.
Cependant les Hussites de Prague assiégeaient la forteresse de
Saint-Wenceslas. Le gouverneur feignit de la leur rendre, pilla et
emporta tout ce qu'il put dans le château, et se retira en laissant la
place à son collègue Plawen; de sorte qu'au moment où les assiégeants
s'y jetaient avec confiance, ils furent battus et repoussés. Cependant
Ziska arrivait. Il s'arrêta le lendemain non loin de Prague pour
regarder quelques Hussites qui détruisaient un couvent et insultaient
les moines. «_Frère Jean_, lui dirent-ils, _comment te plaît le régal
que nous faisons à ces comédiens sacrés?_» Mais Ziska, qui ne se
plaisait à rien d'inutile, leur répondit en leur montrant la forteresse
de Saint-Wenceslas: «_Pourquoi avez-vous épargné cette boutique
de chauve (calvitia officina_)?--Hélas! dirent-ils, nous en fûmes
honteusement chassés hier.--Venez donc,» reprit Ziska.
Ziska n'avait avec lui que trente chevaux. Il entre; et à peine a-t-on
aperçu sa grosse tête rasée, sa longue moustache polonaise et ses yeux à
jamais éteints, qui, dit-on, le rendaient plus terrible que la mort en
personne, que les Praguois se raniment et se sentent exaltés d'une rage
et d'une force nouvelles. Saint-Wenceslas est emporté, et Ziska s'en
retourne à Tabor en leur recommandant de l'appeler toujours dans le
danger.
A peine a-t-il disparu, qu'un renfort d'Impériaux arrive et reprend la
forteresse. Ziska avait réellement une puissance surhumaine. Là où il
était avec une poignée de Taborites, là était la victoire, et quand il
partait il semblait qu'elle le suivit en croupe. C'est que l'âme et
le nerf de cette révolution étaient en lui, ou plutôt à Tabor; car il
semblait qu'il eût toujours besoin, après chaque action, d'aller
s'y retremper; c'est que chez les Calixtins il n'y avait qu'une foi
chancelante, des intentions vagues, un sentiment d'intérêt personnel
toujours prêt à céder à la peur ou à la séduction, une politique de
juste-milieu.
Un chef taborite, convoqué à la guerre sans quartier par les circulaires
de Ziska, vint attaquer Wisrhad que les Impériaux, avaient repris. Il
fut repoussé et aurait péri avec tous les siens si Ziska ne se fût
montré. Les Impériaux, qui avaient fait une vigoureuse sortie,
rentrèrent aussitôt. Ziska fut reçu cette fois à bras ouverts dans la
ville. Le clergé, le sénat et la bourgeoisie accouraient au-devant
de lui, et emmenaient les femmes et les enfants taborites dans leurs
maisons pour les _héberger et les régaler_. Ses soldats couraient les
rues, décoiffant les dames catholiques et coupant les moustaches à leurs
maris. Plusieurs villes se déclarèrent taborites[24], et envoyèrent leurs
hommes à Prague pour offrir leurs services à l'_aveugle_. Un nouveau
renfort était arrivé à Wisrhad, et l'empereur s'avançait à grandes
journées. Ziska fit établir des lignes depuis le couvent de
Sainte-Catherine (qu'on venait d'abattre), jusqu'à la Moldaw, cerner la
forteresse pour empêcher tout secours de troupes et de vivres, couper
tous les arbres de l'archevêché, afin de découvrir les mouvements de
l'ennemi, et les Praguois renouvelèrent avec transport le serment de ne
jamais recevoir Sigismond.
[Note 24: Laleni, Zatec et Slan, dont il sera parlé depuis et qui
furent mises au rang des villes sacrées de la prédiction.]
VII.
Les forteresses de Prague qui tenaient pour l'empereur paraissaient
imprenables, et, comptant sur l'approche de l'armée impériale, se
riaient des préparatifs de cette populace. La garnison de Wisrhad
regardait, tranquillement les femmes et les enfants qui travaillaient
jour et nuit à creuser un large fossé entre le fort et la ville.
«_Que vous êtes fous!_ leur disaient-ils du haut de leurs murailles;
_croyez-vous que des fossés vous puissent séparer de l'empereur? vous
feriez mieux d'aller cultiver la terre.»
Cependant les Taborites n'étaient plus seulement le corps d'armée campé
à Tabor; c'était une secte nombreuse et puissante. Plusieurs villes
prenaient le nom de taborites, et la nouvelle doctrine se répandait dans
toute la Bohème. Cette prétendue nouvelle doctrine, que les Calixtins
accusaient de renchérir par trop sur les hardiesses de Jean Huss,
n'était qu'un retour aux prédications des Vaudois, bien antérieures à
celles de Jean Huss et de Wicklef lui-même. Nous verrons bientôt leurs
_articles_. En attendant Sigismond, une vive fermentation des esprits
amena beaucoup de ces phénomènes de l'extase que l'on retrouve dans
toutes les insurrections religieuses. L'enthousiasme patriotique
vibra sous cette pression du véritable magnétisme, de la foi, et des
populations entières se levèrent à l'appel des nouveaux prophètes pour
courir à la guerre sainte. La grande prophétie taborite qui fanatisa
la Bohême à cette époque fui l'annonce de la prochaine arrivée de
Jésus-Christ sur la terre. Il devait revenir juger les hommes sur les
ruines de tous les royaumes, et, par les armes des Taborites, établir
un nouveau règne, (_ce règne de Dieu_, cette république idéale, cette
société fraternelle, promis par les évangélistes et les apôtres, et
auxquels les premiers adeptes du christianisme ont cru dans un sens
matériel.) Toutes les villes de la Bohème seraient alors ensevelies sous
la terre, à la réserve de cinq qui devaient se montrer toujours pures et
fidèles. Ces cinq villes reçurent des noms mystiques. Pilsen fut
appelée _le Soleil_, Launi _la Lune_, Slan _l'Étoile_, Glato ou Klattaw
_l'Aurore_, Zatek _Segor_. Les prêtres exhortaient le peuple à éviter
la colère de Dieu qui allait fondre sur tout l'univers, et à se retirer
dans les cinq _villes sacrées_ ou _villes de refuge_. Beaucoup de riches
bohémiens et moraves vendirent tous leurs biens à bas prix, et, à
l'exemple des premiers chrétiens, s'en allèrent avec leurs familles en
porter l'argent à la grande famille taborite.
Voilà l'impulsion ardente qui devait rendre ces hommes invincibles
tant qu'elle brûlerait dans leurs âmes; et voilà ce que l'empereur ne
prévoyait pas, ce que les soldats de ses forts ne comprenaient pas:
ils riaient, derrière leurs murs inexpugnables, des fortifications des
Taborites, faites de leurs chariots, dont ils formaient des barricades
pour s'enfermer, et des lignes mobiles pour attaquer à couvert. Chaque
famille taborite arrivait à Prague avec le sien portant vieillards,
femmes et enfants, tous intrépides et aguerris. Ce chariot devenait
le rempart et l'arsenal de la famille. On combattait derrière; on s'y
retranchait, blessé; on le poussait avec fureur sur les fuyards: c'était
une excellente arme de guerre. Les Impériaux apprirent bientôt à la
redouter.
Enfin, au mois de juin de cette même année (1420), Sigismond entra
en Bohème, à la tête de cent quarante mille hommes, commandés par
l'électeur de Brandebourg, les deux marquis de Misnie, l'archiduc
d'Autriche et les princes de Bavière. Il fut bien reçu à Koenigsgratz,
ville catholique et royaliste, apanage des reines de Bohème, où il avait
toujours tenu de fortes garnisons. Tous les seigneurs catholiques de la
Moravie et de la Silésie venaient derrière lui. Tous ceux de la Bohème
allèrent à sa rencontre. Ulric de Rosemberg, qui jusqu'alors avait été
uni à Ziska, soit que le meurtre et la ruine de ses parents l'eussent
aigri contre les Taborites, soit que l'empereur eût réussi à le gagner,
comme le fait est assez prouvé, soit enfin que son esprit fût frappé
d'une épouvantable vision qu'il eut à cette époque, et dans laquelle
il vit Jésus-Christ, Jean Huss, saint Wenceslas et saint Adalbert lui
apparaître dans une fantasmagorie tragique, alla abjurer le hussitisme
entre les mains du légat du pape, et rejoindre l'empereur avec cinq
cents cavaliers. Son premier exploit fut d'enlever une ville hussite et
d'en raser les murailles; mais, ayant été défier Ziska au pied du mont
Tabor, il y fut reçu et taillé en pièces par Nicolas de Hussinetz.
Ainsi, il rejoignit, l'empereur non en vainqueur mais en fugitif; et ce
premier fait d'armes malheureux fut d'un mauvais augure pour l'armée
impériale.
Cette formidable armée manquait précisément de l'union et de l'_idée_
qui faisaient la force des Hussites. Les princes qui la commandaient
s'étaient fait de mortelles injures, et fraîchement réconciliés pour
cette expédition, ne s'en haïssaient pas moins. L'empereur les méprisait
tous assez volontiers, eux et leurs sujets. Il avait un profond dédain
pour les Moraves, les Silésiens, les Hongrois, enfin pour tous ceux de
la race slave. Quant aux hordes de mercenaires qui faisaient le gros de
l'armée, on n'avait pas de quoi les payer; et le pillage, sur lequel
ces sortes de troupes comptaient, venant à leur manquer, grâce aux
précautions de Ziska, qui avait ravagé le pays d'avance, l'armée
impériale était déjà mécontente avant d'avoir tiré l'épée.
Cependant elle arriva sans encombre sous les murs de Prague. Les villes
lui ouvraient leurs portes, et elle n'y trouvait que des catholiques,
empressés de la recevoir. Tous les Hussites étaient à Prague, et
Sigismond n'en put saisir que vingt-quatre à Litomeritz, qu'il fit jeter
dans l'Elbe. La ville sacrée de Slan elle-même lui ouvrit ses portes;
mais il n'osa y entrer, craignant une embûche. Enfin, étant arrivé
devant Prague, le 30 juin, il essaya d'abord une guerre d'escarmouches,
dans laquelle il perdit beaucoup de monde, et le 11 juillet il se décida
à livrer un assaut général. _Les Taborites se battirent en désespérés
pour leurs autels et leurs foyers_. Les troupes impériales réussirent à
s'emparer du _Petit-Côté_. Un corps de Hongrois se porta dans le grand
enclos de l'archevêché; mais les Taboristes, venant renforcer les
habitants de Prague sur tous les points compromis, décidèrent la
victoire, et repoussèrent les Impériaux jusqu'à la Moldaw. Ziska, qui se
gardait assez ordinairement pour les coups décisifs, se tenait retranché
et bien fortifié, avec l'élite de ses Taborites, sur une haute montagne,
à l'orient de la nouvelle ville, près du gibet de Prague[25]. Les
Allemands, voyant en lui le destin de la bataille, allèrent l'y attaquer
avec la résolution de le forcer. L'infanterie saxonne coupa les
fascines, combla les fossés, et fraya le chemin à la cavalerie. Ziska
se défendait terriblement. Le robuste et intrépide vigneron Robyck
combattit à ses côtés et repoussa plusieurs fois l'ennemi. Deux femmes
et une jeunes fille taborites firent des prodiges de valeur, et
tombèrent percées de coups, sous les pieds des chevaux, ayant refusé, à
plusieurs reprises, de se rendre. Cependant le nombre des assiégeants
grossissait toujours; et Ziska était aux abois, lorsque les Taborites de
la nouvelle ville, conduits par Jean le Prémontré, qui portait le
calice en guise d'étendard, s'élancèrent à la défense de leur chef,
et repoussèrent les Impériaux avec perte, quoiqu'à chaque instant
l'empereur leur expédiât de nouveaux détachements. Il fallut abandonner
l'attaque ce jour-là. Quelques jours après, la main d'une femme acheva
la défaite des Impériaux. Une Praguoise taborite s'introduisit, la nuit,
dans leur camp, par un grand vent, et mit le feu aux machines de siège.
Beaucoup de richesses et d'effets de grand prix furent consumés; mais ce
qui causa la plus grande perte, en cette circonstance, fut l'incendie
de toutes les échelles. L'armée impériale fut consternée de ce dernier
échec, et l'empereur, effrayé, leva le siège le 30 juillet. _Il avait
duré un mois, durant lequel ceux de Prague, pour montrer qu'ils
n'avaient pas peur, ne fermaient les portes ni jour ni nuit_. Le jour
même de son départ, il fit la misérable bravade de se faire couronner
roi de Bohême, dans la forteresse de Saint-Wenceslas, par l'archevêque
Conjad. Il créa plusieurs chevaliers, et, en s'en allant, il enleva les
trésors que son père et son frère avaient cachés à Carlstein, et les
lames d'or et d'argent dont les tombeaux des saints étaient couverts,
dans la basilique de Saint-Wenceslas. Il engagea plusieurs villes de
Bohême au duc de Saxe pour payer ses troupes, les joyaux de la couronne
à des banquiers, et les reliques impériales aux Nurembergeois.