[Note 25: Ce lieu porte encore le nom de _Montagne de Ziska_.]
La retraite de Sigismond fut désastreuse. Harcelé par les Hussites, de
défaite en défaite, il regagna la Hongrie, licencia ses troupes, et
ordonna aux garnisons allemandes qu'il laissait dans les forteresses de
Bohême de ravager les terres des seigneurs de Podiebrad dont il avait eu
à souffrir particulièrement durant cette malencontreuse croisade. C'est
cette intrépide et persévérante famille des Podiebrad qui a donné
quelques années plus tard un roi hussite à la Bohême.
Ziska quitta Prague peu après Sigismond, et alla de nouveau travailler
à affamer l'armée impériale lorsqu'il lui plairait du revenir;
c'est-à-dire qu'il reprit son système de ravage et d'extermination, ne
perdant pas un seul jour pour cette oeuvre de patriotisme infernal, ne
laissant pas refroidir un instant la sanglante ferveur de ses Taborites.
Pendant son absence, les Praguois continuèrent à attaquer les
forteresses de Wisrhad et de Saint-Wenceslas qui, toujours garnies
d'Impériaux et munies de machines de guerre, n'osaient remuer et se
bornaient à la défensive. Une nuit, les Taborites de la nouvelle ville
ayant échoué devant Wisrhad et se retirant en désordre, trouvèrent les
portes de la nouvelle ville fermées derrière eux, par ordre du sénat. Si
la garnison impériale eût osé se hasarder quelques pas plus loin, cette
courageuse phalange de Taborites eût été anéantie. Elle ne dut son salut
qu'à la timidité des Impériaux, qui rentrèrent dans leur fort sans se
douter que l'ennemi était à leur merci. Le lendemain, ces Taborites,
indignés de la perfidie du sénat, remplirent la ville de leurs
imprécations, et tous les Taborites de Prague se préparèrent à
abandonner cette lâche cité pour laquelle ils avaient versé leur sang
et qui les immolait aux terreurs de son juste-milieu. Le Prémontré
fit comprendre au peuple que son salut était dans les Taborites. La
bourgeoisie, effrayée, convoqua les prêtres, les magistrats et les
principaux citoyens. Le moine se chargea de porter la parole pour cette
réconciliation. Amende honorable fut faite aux Taborites. Le sénat
protesta que les portes avaient été fermées par inadvertance. On conjura
les défenseurs de la liberté de rester dans Prague. Malgré les larmes et
les prières de la peur, un grand nombre de Taborites plièrent bagage,
secouèrent la poussière de leurs pieds, remontèrent sur leurs chariots,
et s'en allèrent, la _monstrance_ en tête, rejoindre Ziska et le
renforcer dans ses excursions.
Il leur donna autant d'ouvrage qu'ils en pouvaient désirer. Arrivé
devant Prachatitz, où il avait fait ses premières études, il offrit
sa protection à cette ville, à condition qu'elle chasserait les
catholiques. Mais ces derniers, qui étaient en nombre, lui firent
répondre _qu'ils ne craignaient guère un mince gentilhomme tel que lui_.
Le redoutable aveugle leur fit chèrement expier cette impertinence. Il
s'empara de la ville en un tour de main, fit sortir les femmes et les
enfants, égorgea tous les catholiques, et mit le feu à l'église où
s'était réfugié le juste-milieu; huit cents personnes périrent sous les
décombres.
Le 15 de septembre, les Taborites, les Orébites et _ceux des villes
sacrées, ayant à leur tête des chefs d'une valeur éprouvée_,
recommencèrent le siège du fort de Visrhad. La garnison, épuisée et
découragée, écrivit à l'empereur qu'elle ne pouvait tenir plus d'un
mois, et n'en reçut que des promesses. Nicolas de Hussinetz intercepta
les vivres, et les lettres que l'empereur envoya enfin pour annoncer son
arrivée. Réduits à la dernière extrémité, ceux du Wisrhad ayant tenu
encore cinq semaines, et mangé _six-vingts chevaux, des chiens, des
chats et des rats_ envoyèrent leurs officiers aux Praguois pour
capituler. Il fut convenu qu'on se tiendrait tranquille de part et
d'autre pendant quinze jours, et que le seizième, si l'empereur
n'envoyait point de vivres, la garnison se rendrait aux Hussites sans
coup férir.
Pendant ce temps, Sigismond ayant assemblé une nouvelle armée,
s'arrêtait à Cuttemberg. Sa Majesté impériale, plongée dans une profonde
mélancolie, tâchait de divertir son chagrin avec des instruments de
musique. Un autre délassement était d'envoyer ses hussards incendier
et massacrer, sans épargner ni femmes ni enfants, sur les terres des
seigneurs bohêmes qui avaient embrassé le hussitisme. Il parlementa avec
les députés praguois, essaya de les tromper, et finit par les menacer
avec sa brutalité ordinaire, qui l'emportait encore sur ses instincts de
ruse et de fraude. Enfin, le 31 octobre, il parut devant de Prague
avec une armée qu'il avait fait venir de Moravie. Il se montra sur
une colline voisine de Wisrhad, l'épée à la main, donnant ainsi à la
garnison le signal du combat. Mais il était trop tard d'un jour; le
terme de la convention était expiré de la veille. Ceux _de Wisrhad, en
gens de parole_, et touchés de la foi que les Taborites leur avaient
gardée en les laissant tranquilles durant la trêve, ne répondirent pas
au signal de l'empereur. Un morne silence planait sur la forteresse. Ces
malheureux soldats, épuisés par la faim et les maladies, restaient comme
des spectres autour de leurs créneaux, immobiles témoins du combat
qui s'engageait sous leurs yeux. L'empereur, stupéfait d'abord, entra
bientôt dans une grande fureur; et comme ses officiers, admirant avec
tristesse les ingénieuses fortifications des Taborites, l'engageaient à
ne pas exposer sa personne et son armée dans une entreprise impossible:
«Non, non, s'écria-t-il, je veux châtier ces porte-fléaux.--Ces fléaux
sont fort redoutables, reprit un des généraux,--Ah! vous autres Moraves,
s'écria Sigismond hors de lui, je vous savais bien poltrons, mais pas
à ce point!» Aussitôt les cavaliers descendant de cheval: «Vous allez
voir, dirent-ils, que nous irons où vous n'irez pas.» Ils se jetèrent
au-devant de ces fléaux de fer que l'empereur avait si fort méprisés, et
il n'en revint pas un seul. Les Hongrois, voulant les venger, eurent à
dos ceux des villes sacrées et prirent la fuite. L'empereur piqua des
deux et s'échappa à grand'peine. Les Praguois les poursuivirent et ne
firent quartier à aucun de ceux qu'ils purent joindre. La plus grande
partie de la noblesse de Moravie y demeura. Plus de trois cents grands
seigneurs bohèmes du parti de l'empereur restèrent là quatre jours sans
sépulture, abandonnés aux chiens. L'infection fut horrible. Un chef
hussite, touché de compassion du sort de tant de braves gens, les fit
enterrer à ses frais dans le cimetière de Saint-Pancrace.
Le jour de cette seconde victoire fut clos par une scène touchante. La
garnison de Wisrhad, fidèle à son serment, se rendit à ceux de Prague
avec toutes les machines de guerre de la citadelle. Les assiégeants
reçurent les assiégés à bras ouverts. Ils se hâtèrent d'assouvir la faim
qui les dévorait depuis si longtemps, et leur donnèrent des vêtements,
des vivres à emporter, et tout ce qui leur était nécessaire pour se
retirer en bon état et en bon ordre. Le lendemain, au point du jour, on
vit la population en masse inonder la citadelle, non pour la fortifier,
mais pour la détruire. Il fallait anéantir cette place meurtrière, arme
si sûre et si redoutable aux mains de l'ennemi; ce fut l'affaire de deux
jours. Elle avait duré sept cents ans, et devint un jardin potager. Le 3
novembre, les Praguois allèrent en procession sur le champ de bataille,
et rendirent grâces à Dieu dans leurs hymnes bohémiens.
L'empereur se vengea de sa défaite en ravageant les terres des
Podiebrad. Un seul de ces seigneurs avait refusé jusque-là d'adhérer au
hussitisme. Il courut à Prague embrasser la doctrine. Tel devait être
l'effet des violences de Sigismond. L'empereur se retira, après avoir
fait tout le mal possible au pays, où il exerça des cruautés pires
que toutes celles de Ziska. Celui-ci épargnait du moins, autant que
possible, les femmes et les enfants, et recevait à merci tous ceux qui
se rendaient sincèrement. Sigismond n'épargnait rien, et, dans sa rage
aveugle, immolait ensemble amis et ennemis. Les Orébites firent peser
sur les couvents d'horribles représailles. Ceux des moines qu'ils ne
brûlaient pas, ils les laissaient enchaînés sur la glace, pour les faire
périr de froid.
Après leur victoire, les Praguois, n'ayant plus rien que de funeste à
attendre de la part de Sigismond, assemblèrent les principaux seigneurs,
afin d'élire un autre roi, et ceux-ci se déclarèrent pour Jagellon, roi
de Pologne, chrétien de fraîche date, qui semblait ne devoir pas
les inquiéter dans leur religion. Mais les Orébites et les Tabordes
repoussèrent vivement cette proposition. _A peine avons-nous chassé
un roi étranger_, disait Nicolas de Hussinetz (l'intrépide associé de
Ziska)_ que vous en demandez un second_. Indigné de leur dessein, il fit
sortir de Prague tous ses Taborites, et s'en alla avec eux assiéger et
battre les villes impériales de l'intérieur.
Cependant il rentra peu après dans la capitale avec des intentions
énergiques. Les Orebites n'étaient pas moins mécontents que lui du juste
milieu hussite. A peine le danger était-il passé, que les Calixtins,
mécontents de la vie austère qu'entraînait pour eux le système
dévastateur de Jean Ziska, oubliaient qu'ils devaient leur salut à
sa science militaire, à sa bravoure, et à l'élan irrésistible de ses
fougueux disciples. Ils affectaient alors une grande horreur pour les
cruautés commises envers les moines, et cette compassion, qui eût honoré
des âmes sincères, n'était qu'une hypocrite défection, chez un parti qui
se portait aux mêmes excès quand il croyait à l'impunité. Les sectes
ardentes s'étant rencontrées sous les murs d'une ville catholique avec
des assiégeants calixtins, ceux-ci affectèrent de communier en grand
appareil, et leurs prêtres portèrent l'Eucharistie, revêtus de riches
ornements. C'était scandaliser ces austères réformateurs, qui voulaient
effacer toute trace des pompes de l'ancien culte et abolir toute
suprématie temporelle du clergé. Ils se jetèrent sur les prêtres
calixtins: _A quoi servent_, leur dirent-ils, _ces habits de comédiens?
Quittez-les, et communiez avec nous sans ces oripeaux, ou nous vous les
arracherons_. Quelques chefs des deux partis apaisèrent cette querelle;
mais Nicolas de Hussinetz marcha sur Prague, et enjoignit, avec menaces,
à la communauté calixtine de préposer autant de Taborites que de
Praguois à la garde des tours et aux délibérations des conseils. Ceux de
Prague répondirent naïvement que, l'ennemi étant loin, ils n'avaient
que faire d'être si bien gardés et si bien conseillés. On se querella
particulièrement sur les opinions religieuses, et c'est alors qu'on
s'aperçut d'une dissidence d'opinion alarmante pour les modérés.
L'aigreur en arriva au point qu'il fallut entrer en délibération
sérieuse pour un accommodement. On convoqua les représentants de tous
les partis dans l'église de Saint-Ambroise. Ceux des deux villes de
Prague eurent pour chacun leur place à part, et les Taborites également;
seulement on défendit qu'il y eût là ni femmes ni prêtres. Les Taborites
avaient de grandes idées d'émancipation pour leurs femmes, les admettant
à une égalité de condition et de discussion, qu'elles justifiaient bien
par leur conduite héroïque jusque sur les champs de bataille. En outre,
ils avaient pour leurs prêtres une vénération extrême: les ayant
dépouillés de tout caractère temporel, et de tout privilège social, ils
les regardaient comme des saints et comme des anges, et il fallait que
ces prêtres fussent tels en effet pour dominer par le seul ascendant
moral. Ils furent donc très-irrités de cette exclusion de leurs prêtres
et de leurs femmes d'une conférence décisive, et voulurent se retirer;
mais comme Nicolas de Hussinetz sortait de la ville un des premiers, son
cheval tomba dans une fosse et lui cassa la jambe. Ou le rapporta dans
Prague, et on le déposa dans la maison abandonnée ou conquise des
seigneurs de Rosemberg. Il y mourut de la gangrène, ce qui jeta les
Taborites dans une grande consternation. Ils perdaient en lui un grand
appui, et un chef redoutable aux partis contraires. Ziska, qui avait
voulu jusque-là n'être censé que le premier après lui, fut proclamé
général en chef des Taborites.
Enfin l'assemblée fut fixée et acceptée de part et d'autre.
L'université, qui était toute calixtine, y assista, et procéda à la
lecture des articles proclamés par les Taborites, pêle-mêle avec celle
qu'on leur imputait. Au reste, la plupart de ces articles méritent
d'être rapportés, ne fût-ce que pour les lectrices qui aiment, avant
tout, la couleur historique. Rien ne montre mieux l'exaltation à la fois
sauvage et sublime des Taborites, et ne résume mieux les doctrines de
L'ÉVANGILE ÉTERNEL que cette déclaration des droits divins de l'homme au
quinzième siècle. Leur style mystique est plus éloquent pour peindre la
situation à la fois violente et romanesque de la Bohême à cette époque
que le récit des événements même, et nous prions nos lectrices de ne
point sauter ce chapitre.
VIII
LA PRÉDICTION TABORITE.
1. «Cette année du Seigneur (1420) sera la consommation du siècle, et la
fin de tous les maux. Dans ces jours de vengeance et de rétribution tous
les ennemis de Dieu et tous les pécheurs du monde périront sans qu'il
en reste un seul. Ils périront par le fer, par le feu, par les sept
dernières plaies, par la famine, par la dent des bêtes, par les
serpents, les scorpions, et par la mort, comme cela est dit dans
l'Ecclésiaste.
«Dans ce temps de vengeance il ne faut donc avoir aucune compassion ni
imiter la douceur de Jésus-Christ, parce que c'est le temps du zèle, de
la fureur et de la cruauté. Tout fidèle est maudit s'il ne tire son épée
pour répandre le sang des ennemis de Jésus-Christ et pour y tremper ses
mains, parce que bienheureux est celui qui rendra à la grande prostituée
(l'Église romaine) le mal qu'elle a fait.
2. «Dans ce temps de vengeance, et longtemps avant le jugement dernier,
toutes les villes, bourgs et châteaux, et tous les édifices seront,
détruits comme Sodome, et Dieu n'y entrera point, ni aucun juste.
[Illustration: Sigismond entra en Bohême à la tête de... (Page 21.)]
3. «Dans ce temps-là, il ne resta que cinq villes (les villes sacrées
désignées plus haut) où les fidèles seront forcés de se réfugier,
aussi bien que dans les cavernes et les montagnes où sont assemblés
aujourd'hui les vrais fidèles.
«Ces fidèles assemblés aujourd'hui dans les montagnes sont le corps
mort autour duquel s'assemblent les aigles, c'est-à-dire les armées du
Seigneur pour exécuter ses jugements.
4. «Prague sera détruite comme Gomorrhe.
5. «Tout seigneur, vassal ou paysan qui ne fera point _avancer la loi de
Dieu_ (on ne peut définir plus purement la doctrine du progrès), un tel
homme sera foulé aux pieds comme Satan et comme le dragon. Dans ces
jours de vengeance les femmes pourront quitter leurs maris et même leurs
enfants (pour fuir le péché) et se retirer sur les montagnes et dans les
villes de refuge.»
Après ces prédictions sinistres et menaçantes arrive la formule du monde
idéal des Taborites. C'est le même rêve que celui du _règne de Dieu_ sur
la terre, annoncé par les disciples de Jésus, et attendu immédiatement
après sa mort.
6. «Dans ce nouvel avènement de Jésus-Christ, l'Église militante sera
réparée jusqu'au dernier fondement, et il n'y aura plus nul péché, nul
scandale, nulle abomination, nul mensonge. Les fidèles seront sans
tache, et brillants comme le soleil.
7. «Dans cette réparation, les élus ressusciteront, et Jésus reviendra
du ciel avec eux. Il conversera sur la terre et tout oeil le verra, et
il donnera un grand festin sur les montagnes. Jusque-là les élus
ne mourront pas. Ils iront dans le ciel et en reviendront avec
Jésus-Christ, et on verra s'accomplir ce qui a été prédit dans Isaïe et
par l'Apocalypse.
8. «C'est alors qu'il n'y aura plus ni persécution, ni souffrance, ni
oppression, et qu'il ne sera point permis d'élire un roi, parce que Dieu
seul régnera, et que le royaume sera donné au peuple de la terre.
9. «C'est alors que personne n'enseignera plus son frère, mais qu'il
sera enseigné de Dieu; qu'il n'y aura plus de loi écrite, et que la
Bible même sera détruite, parce que la loi étant écrite dans tous
les coeurs, il ne faudra plus de doctrines: car tous les passages où
l'Écriture prédit des persécutions, des erreurs, des scandales, n'auront
plus de sens.
[Illustration: La retraite de Sigismond fut désastreuse. (Page 22.)]
10. «Dans ce temps-là, les femmes engendreront par l'amour sans que les
sens y aient part, et elles enfanteront sans douleur.»
Nous avons essayé de reconstruire la suite de cette prédiction, dont les
articles nous sont transmis dans un tel désordre qu'elle n'aurait pas de
sens. Je soupçonne quelque malice de l'université calixtine dans cette
interversion. Il y a dans la prédiction et dans les préceptes qu'elle
entraîne deux phases bien distinctes: une _de zèle, de fureur et de
cruauté_, où tous les excès du fanatisme sont sanctifiés dans le but
d'amener le règne de Dieu annoncé dans la seconde; et dans cette
seconde, toutes les prescriptions sont d'amour et de fraternité. En
entremêlant les articles consacrés à formuler ces deux phases, le
jugement dernier et le prochain paradis sur la terre, on a fait du ciel
des Taborites un enfer, et de leur idéal de perfection un coupe-gorge.
Mais il suffit du plus simple bon sens pour rétablir le sens et l'ordre
logique de cette profession de foi.
Après cette double prédiction vient, dans le _Manuscrit de Breslaw_, une
série de prescriptions qui ont le plus grand rapport avec celles des
Vaudois et des Lollards. Si l'on veut se rendre un compte exact des
trois ou quatre cents articles qui furent condamnés par l'Église,
chez toutes les sectes du joannisme et chez celle des Taborites en
particulier, on le peut faire soi-même en prenant le contre-pied de
tous les préceptes de la discipline catholique. «Point de prélats,
c'est-à-dire point de richesses dans L'Église. Point de distinctions,
point d'autorité pour elle dans la société laïque, point d'intervention
dans les actes de cette société pour les sacrements. Point de temples;
la prière en pleins champs, au sein de la nature, temple que l'Éternel
a consacré pour tous les hommes. Point de cérémonies somptueuses; des
rites simples; la mission du pasteur apostolique et gratuite. Point
de canonisation, point de purgatoire, point de cimetières, point
d'indulgences, tous moyens honteux de vendre aux simples les dons de
la grâce et les secours de la rédemption, que le Sauveur a également
répartis entre tous les hommes, sans instituer des spéculateurs pour
en profiter pécuniairement. _Point de prières pour les morts_; cette
idée-là était profonde, les catholiques la condamnèrent sans la
comprendre, et en conclurent que certaines sectes ne croyaient pas
à l'immortalité de l'âme. Nous verrons cette idée se développer et
s'expliquer plus tard. Point d'huile consacrée ni de vaines cérémonies;
le baptême dans l'eau des fontaines comme celui que Jésus reçut lui-même
de Jean. Point d'offices latins ni d'heures canoniales; chacun doit
comprendre sa prière et l'offrir à Dieu du fond de son coeur. Point de
pape, l'Église du Christ n'a qu'un chef, qui est Jésus dans le ciel;
c'est une abomination que de lui donner sur la terre un représentant
chargé de crimes et d'iniquités. Point de confession auriculaire; Dieu
seul peut connaître nos coeurs et remettre nos péchés. Si quelqu'un veut
se confesser à son frère, que pour toute pénitence son frère lui dise:
_Va, et ne pèche plus_. Point d'habits sacerdotaux, ni d'ornements
d'autels; point _de robes, de corporaux, de patènes, ni de calices_,
etc., etc. Enfin, partout le renoncement, c'est-à-dire l'égalité
fraternelle, la doctrine pure et simple du divin maître; et pour
commencer ce grand oeuvre, la destruction de tous les pouvoirs et de
tous les moyens de la théocratie.»
Proclamer ainsi l'égalité dans l'ordre spirituel c'était la proclamer
de reste dans l'ordre social. L'Église et les trônes l'avaient si
bien senti qu'ils s'étaient ligués pour étouffer cette doctrine. Ils
n'avaient fait que martyriser ceux qui la proclamaient; et, quant
à ceux-ci, chacun sait l'histoire de leurs augustes et profondes
vicissitudes; quant à la doctrine, on voit qu'elle revivait plus
ardente que jamais chez les Taborites, car tout ce que nous venons
de mentionner, ils le professaient quasi textuellement. Mais ce qui
distingue les Taborites de plusieurs autres sectes, c'est leur sentiment
sur l'Eucharistie. On sait que le dogme de la _transsubstantiation_ ne
fut introduit dans l'Église qu'en 1215, au concile de Latran, et que le
_retranchement de la coupe_, qui en fut regardé comme la conséquence
nécessaire, date de la même époque. Jusque-là, le dogme idolâtrique de
la _présence réelle_ n'était point un article de foi; et la substance
divine dans le pain consacré avait été expliquée et acceptée
symboliquement par les intelligences les plus élevées du catholicisme.
M'est avis qu'au quinzième siècle et après la guerre même des Hussites,
les esprits les plus forts de l'Église, Aeneas Sylvius particulièrement
(Pie II), croyaient à cette transsubstantiation beaucoup moins
littéralement que le peuple. J'ai de fortes raisons pour le croire; mais
ce n'est pas ici le lieu de les exposer. Quoi qu'il en soit, plusieurs
sectes très-ennemies de l'Église à tout autre égard, avaient accepté le
dogme de la _présence réelle_. Les Lolhards de Bohème, les Picards et
enfin la plupart des Taborites le rejetèrent absolument dans le sens
étroit où l'Eglise avait fini par l'entendre. Ces derniers disaient
que «Jésus-Christ n'est point corporellement et sacramentellement dans
l'Eucharistie, et qu'il ne faut pas l'y adorer, ni fléchir les genoux
devant ce sacrement, ni donner aucune marque du culte de latrie.» On ne
saurait être plus explicite. Ils ajoutaient «qu'on prend aussi bien
le corps et le sang de Jésus-Christ dans le repus ordinaire que dans
l'Eucharistie, pourvu qu'on soit en état de grâce.» C'était rétablir
l'idée pure de Jésus-Christ, et rendre à la communion son sens réel,
sans lui ôter son sens mystique et divin.
Quand le recteur de l'Université eut achevé celle lecture, les docteurs
calixtins incriminèrent tous les articles, et proposèrent d'en démontrer
la fausseté. Les Taborites n'en acceptèrent pas unanimement toute
la responsabilité; quelques-uns réclamaient, disant: «Au concile de
Constance, on nous a mis sur le corps quarante articles hérétiques;
«ici, c'est bien pis: on nous en impose septante.» On demanda copie de
tous ces articles pour y répondre. Nicolas Biscupec, principal prêtre
des Taborites, prit la parole pour proscrire le luxe du clergé calixtin,
et pour l'accuser de posséder encore des biens séculiers. Les questions
du dogme furent écartées, sans doute à dessein; car les prédictions
taborites avaient un sens profond et une application sociale terrible,
que leurs docteurs, suivant la coutume et les nécessités du temps,
avaient résolu, j'imagine, de ne pas divulguer. La discussion porta donc
sur des questions de forme, sur des pratiques extérieures, et devint
toute personnelle entre les docteurs des deux camps. Au fait, la
question imminente du moment était de régler les attributions et les
pouvoirs du nouveau clergé. Les prêtres du juste-milieu haïssaient les
prêtres catholiques, mais n'étaient pas fâchés de succéder à leurs
richesses, à leurs satisfactions de vanité, à leur influence politique;
ils s'efforçaient de retenir le plus possible, pour leur compte, des
privilèges et des jouissances attachés au sacerdoce. Les prêtres
taborites, véritables apôtres, tour à tour farouches et vindicatifs
comme saint Matthieu, charitables et ascétiques comme saint Jean,
entraient avec ferveur et sincérité dans la vie évangélique. Ils
subsistaient d'aumônes comme les moines franciscains; ils étaient
pauvrement vêtus, permettaient à leurs disciples laïques d'administrer
la communion et de se communier eux-mêmes, refusaient d'entendre la
confession auriculaire, niaient le monopole ecclésiastique de tous les
sacrements, n'exerçaient, en un mot, qu'un ministère d'enseignement
et de prédication. Peut-être l'Église d'aujourd'hui, qui, malgré ses
_puffs_ et ses _réclames_, marche rapidement à sa ruine au milieu des
fêtes et des mascarades, fera-t-elle bien, dans ses intérêts, quand le
temps fatal sera venu, de se borner à ces moyens sincères et sublimes
des prêtres taborites. Il est certain que jamais clergé n'eut une
autorité morale plus étendue, et ne rassembla d'aussi fervents adeptes,
et cela dans un temps où le seul nom de prêtre allumait la rage des
populations.
Il est certain que, de nos jours déjà, des membres du clergé de France
ont eu la généreuse et courageuse pensée de réhabiliter, par le
renoncement et la prédication évangélique, la mission du prêtre; mais
de ce moment ils ont été taxés d'hérésie. Il a fallu se soumettre à
l'Église ou se séparer d'elle, car qui dit Église dit Charte de certains
pouvoirs immobilisés dans la société contre les progrès de l'esprit
public et les inspirations individuelles.
On conçoit maintenant pourquoi le dogme de la présence réelle
intéressait si fort l'église calixtine. L'homme qui s'arroge le pouvoir
miraculeux de faire descendre la Divinité dans sa coupe, et qui est
réputé seul assez pur pour tenir la matière divine dans ses mains, est
revêtu, aux yeux des simples, d'un caractère magique. Il est un saint,
un ange, il est presque Dieu lui-même. Il est peut-être plus que Dieu,
puisqu'il commande à Dieu, et l'incarne à son gré dans la matière du
pain. En imaginant ce dogme grossièrement idolâtrique, l'église romaine
avait sanctifié la personne du prêtre; elle l'avait élevé au-dessus de
la multitude comme au-dessus des rois; et toutes les résistances des
sectes étaient une protestation du peuple contre cette révoltante
inégalité, conquise, non par les armes de la vertu, de la sagesse, de
la science, de l'amour, de la véritable sainteté, mais par un privilège
digne des impostures des antiques hiérophantes. Le nouveau clergé
qui surgissait en Bohème n'avait garde de rejeter de tels moyens. La
noblesse et l'aristocratie, qui faisaient, là comme ailleurs, cause
commune avec lui, ne se souciaient pas d'examiner le dogme au point de
s'en désabuser. Mais le bas peuple, à qui la suprême droiture de la
logique naturelle et la profonde suprématie du sentiment tiennent lieu
de science dans de telles questions, voyait au fond de ces mystères
mieux que l'Université, mieux que le Sénat, mieux que l'aristocratie,
mieux que Ziska lui-même, son chef politique. Il est à remarquer, en
outre, qu'à cette époque, grâce aux prédications d'une foule de docteurs
hérétiques, dont les historiens parlent vaguement, mais sur l'action
desquels ils sont unanimes, le peuple de Bohème était singulièrement
instruit en matière de religion. Les envoyés diplomatiques de l'église
de Rome en furent stupéfaits. Ils rapportèrent que tel paysan, qu'ils
avaient interrogé, savait les Écritures par coeur d'un bout à l'autre,
et qu'il n'était pas besoin de livres chez les Taborites, parce qu'il
s'en trouvait de vivants parmi eux.
Un dernier mot pour résumer la situation des esprits à Prague en 1420.
Je demande pardon à mes lectrices d'interrompre le drame des événement»
par une dissertation un peu longue. Les événements sont impossibles à
comprendre, dans cette révolution surtout, si on ne se fait pas une idée
des causes. Je trouve, dans le savant auteur dont je donne un
résumé, cette réflexion bien légère pour un homme si lourd: «Si le
rétablissement de la coupe était d'une assez grande nécessité, pour
mettre en combustion tout un royaume, ou si le même rétablissement
était un assez grand crime pour attirer une si furieuse tempête sur les
Bohémiens, c'est une question de droit, une controverse de religion qui
n'est pas de mon ressort.» Permis à l'auteur de trente-deux ouvrages _de
poids_, au ministre protestant prédicateur de la reine de Prusse, de
donner sa démission d'être pensant, tout en écrivant à grand renfort
de mémoires et de documents l'histoire au dix-huitième siècle: mais il
n'est pas permis aujourd'hui au plus mince de nos écoliers d'en prendre
ainsi son parti, et de déclarer que nos aïeux étaient tous fous de se
_mettre en combustion_ pour de telles fadaises. Le rétablissement ou
le retranchement de la coupe était la question vitale de l'Église
constituée comme puissance politique. C'était aussi la question vitale
de la nationalité bohémienne constituée comme société indépendante.
C'était enfin la question vitale des peuples constitués comme membres de
l'humanité, comme êtres pensants civilisés par le christianisme, comme
force ascendante vers la conquête des vérités sociales que l'Évangile
avait fait entrevoir. Les Taborites, en rejetant le dogme de la présence
réelle, entendu d'une façon objective et idolâtrique, proclamaient un
principe logique. Ils se débarrassaient du miracle clérical, du joug de
l'Église, qui, depuis Grégoire VII, infidèle à sa mission spirituelle,
s'appesantissait sur le front des enfants de Jésus-Christ. Les
Calixtins, en ne réclamant que leur communion sous les deux espèces, et
en refusant d'aborder le fond de la question, devaient perdre peu à
peu la sympathie et le concours des masses, et faire avorter enfin une
révolution qu'ils n'avaient entreprise et soutenue qu'au profit des
castes privilégiées.
IX.
La conférence et le synode que tint ensuite tout le clergé hussite,
pour tâcher d'éclaircir les dogmes, n'aboutirent à rien. On ne put
s'entendre, les uns y portant trop d'emportement, les autres trop
d'hypocrisie. Le parti calixtin, persistant dans sa résolution d'avoir
un roi, envoya en ambassade deux _grands_, deux _nobles_, deux consuls
de la bourgeoisie, et deux ecclésiastiques de l'Université (Jean
Cardinal, et Pierre l'Anglais), à Wladislas Jagebon, roi de Pologne,
pour lui offrir la couronne de Bohème. Les _modérés_ eurent la
mortification bien méritée d'être éconduits. En vain il exposèrent leurs
griefs contre Sigismond, alléguant que les nations polonaise et bohème
devaient faire cause commune, Sigismond étant l'ennemi de la _langue
slave_, et ayant déjà causé de grands dommages à la Pologne; _Sa
Sérénité_ le roi de Pologne, qui craignait à la fois le saint-siège et
l'empereur, les paya de défaites, s'effraya de leurs _quatre articles_,
et finit, après les avoir promenés de conférences en conférences, par
leur promettre sa protection pour les réconcilier avec Sigismond et avec
le pape. Les mandataires du juste-milieu bohème subirent en outre
la honte d'être logés en Pologne dans _des endroits séquestrés et
inhabités_; parce que, comme le pape avait décrété d'interdiction tous
les lieux souillés par leur présence, le _peuple aurait été privé du
service divin_ là où ils auraient séjourné.
Pendant ce temps, les Taborites continuaient leur guerre de partisans,
et les troupes impériales entretenaient leur fureur par des provocations
féroces. Les capitaines des garnisons de Sigismond faisaient des
sorties, entraient à cheval dans les églises calixtines, massacraient
les communiants, et faisaient boire le vin des calices à leurs chevaux.
De leur côté, les Praguois enlevèrent le château de Conraditz, après que
la garnison eut capitulé et se fut retirée à cheval. La forteresse fut
brûlée.
Dès les premiers jours de l'année 1421, Ziska sortit de Prague pour
aller visiter _ses bons amis et ses beaux-frères_; c'est ainsi qu'il
appelait les moines. Il faut répéter ici que cette guerre aux couvents
ne manquait pas de périls, et que Ziska y perdit beaucoup de monde. On
ne les prenait déjà plus à l'improviste; tous s'étaient mis en état de
défense, et soutenaient de véritables sièges. Les nonnes mêmes, appelant
les troupes impériales à leur secours, faisaient bonne résistance, et
subissaient les horreurs de la guerre. On les noyait dans leurs fossés,
on les pendait aux arbres de leurs jardins. Beaucoup de ces infortunées,
dit-on, moururent de peur avant que l'implacable main des Taborites se
fût appesantie sur elles, ou de misère et de froid, en fuyant à travers
les bois et les montagnes.
Ziska passait sans interruption et sans repos d'une conquête à l'autre.
La ville royale de Mise[26] se rendit à lui volontairement. C'était la
patrie de Jacobel, qui l'avait convertie au hussitisme. La forteresse
de Schwamberg capitula après six jours de siège. Rockisane, patrie du
fameux Jean Rockisane, qui devait bientôt jouer un grand rôle dans cette
révolution, fut conquise. Chotieborz et Przelaucz eurent le même sort.
Cottiburg se défendit; plus de mille Taborites y périrent. Commotau fut
livrée par une sentinelle allemande, qui tendit son chapeau par un
trou de la muraille, pour qu'on le lui remplit d'argent. Les Taborites
châtièrent sa lâcheté après en avoir profilé, et l'immolèrent le
premier. Ziska avait été aigri durant le siège de cette ville par les
bravades des femmes, qui s'étaient montrées nues sur les murailles pour
l'insulter. Précédemment, plusieurs Taborites et deux de leurs prêtres y
avaient été brûlés. Il fit passer deux ou trois mille citoyens au fil de
l'épée, et cette fois n'épargna ni femmes ni enfants. On fit brûler
les gentilshommes, les prêtres, et bon nombre d'ouvriers. Les femmes
taborites se chargèrent de l'exécution des femmes catholiques, «sans
même épargner les femmes grosses.» Cette ville d'_Iduméens_ et
d'_Amalécites_, comme disaient les Taborites, fut traitée avec toute la
fureur que comportaient leurs sinistres prophéties. Un historien raconte
avoir vu, plusieurs siècles après, des traces étranges de cette affreuse
tragédie. «Dans le cimetière de cette ville, dit-il, il y a une si
prodigieuse quantité de dents humaines, que, quand il pleut surtout, on
peut amasser dans la terre amollie des _dents toutes pures_. Si vous
enfoncez le doigt dans la terre, vous y trouverez des _essaims de
dents_. Et même dans les fentes des murailles, où elles sont mêlées au
ciment. Cela vient, m'a-t-on dit, de ce que ceux qui ont été massacrés
là n'ont point été inhumés, etc.»
[Note 26: Ou Mtiti.]
Apres Commotau, les Taborites prirent Beraun, et s'y conduisirent avec
plus de douceur; Ziska commanda d'épargner le sang. Les prêtres ne
furent brûlés qu'après avoir refusé pendant tout un jour d'embrasser le
hussitisme. Un jour de patience, c'était beaucoup pour les vainqueurs,
à ce qu'il paraît. Les habitants de Melnik envoyèrent des députés pour
faire leur soumission et accepter les articles du taborisme. Broda fut
traitée comme Commotau, pour avoir été ennemie jurée de Jean Huss.
Kaurschim, Kolin, Chrudim et Raudniiz se rendirent et firent profession
de foi taborite. Les habitants furent les premiers à brûler leurs
églises, à ruiner leurs couvents, à massacrer leurs moines, et à jeter
leurs prêtres dans la poix ardente.
De là Ziska marcha vers la montagne de Cuttemberg, dans le Baehmer-Wald.
C'es là que les années précédentes, et récemment encore, les ouvriers
des mines, qui étaient presque tous Allemands et du parti de
l'empereur[27], avaient persécuté les Taborites. Ils se les achetaient
les uns aux autres pour avoir le plaisir de les tuer. On donnait cinq
florins pour un prêtre, et un florin pour un séculier. On en avait jeté
dix-sept cents dans la première mine, treize cents dans la seconde,
et autant dans la troisième. «C'est pourquoi, dit un historien, on a
toujours célébré l'office des martyrs en ce lieu, le 8 avril, sans que
personne ait pu l'empêcher, jusqu'en 1621.»
[Note 27: Ils jouissaient des grands privilèges accordés aux
ouvriers et aux paysans de cette frontière depuis l'an 1040, pour
l'avoir vaillamment défendue contre l'empereur Henri III. Ils ne
payaient pas d'impôts, avaient un sénat particulier, etc.]
En apprenant l'approche du vengeur, ceux de Cuttemberg allèrent
au-devant de lui, avec un prêtre qui portait l'Eucharistie. Ils se
mirent tous à genoux pour demander grâce, et ils l'obtinrent. Quoi qu'on
en ait dit, Ziska était dirigé en tout par les conseils de la politique,
et ne se livrait à ses ressentiments que lorsqu'ils lui paraissaient
nécessaires au succès de son oeuvre. Les mines d'argent de Cuttemberg
étaient le trésor du royaume; et Ziska, d'accord avec ceux de Prague,
résolut de conserver cette province. Un prêtre taborite reprocha aux
Cuttembergeois leur conduite passée, les exhorta à n'y plus retomber,
et leur signifia les conditions de la paix. Tous ceux qui voudraient
changer de religion seraient traités en frères; tous ceux qui ne le
voudraient pas auraient trois mois pour vendre leurs biens et se retirer
où bon leur semblerait. Il est triste de dire que la clémence de Ziska
ne lui profita pas, et qu'il fut forcé de l'abjurer plus tard. Il
est évident que, dans la marche politique qu'il s'était tracée, tout
mouvement de pitié devenait une faute.
Vers cette époque, Ziska commença à sentir son autorité débordée par le
zèle farouche de ses Taborites. Il les avait dominés jusque-là avec une
grande habileté. Aux approches du premier siège de Prague, lorsque la
nation ne connaissait pas encore bien ses forces, et voyait arriver,
avec une rage mêlée de terreur, la nombreuse armée de Sigismond, Ziska,
comprenant bien que le zèle religieux de Tabor pouvait seul donner
l'élan nécessaire à une résistance désespérée, avait favorisé cet élan,
et avait paru le partager entièrement. A cette époque de fièvre
et d'angoisse, on l'avait vu revêtir le caractère de prêtre, afin
d'imprimer plus d'autorité à son commandement. Il s'était fait taborite
en apparence. Il avait administré lui-même la communion, il avait prêché
et prophétisé comme les apôtres de Tabor et des villes sacrées. Après
la défaite et la fuite de l'empereur, et durant les conférences pour
religion dont nous avons parlé plus haut, Ziska avait vu son influence
dans les affaires et dans les conseils de Prague, très-ébranlée par son
essai de taborisme. Il en avait été réprimandé par le clergé calixtin;
et sans se prononcer contre les articles taborites incriminés, il avait
adhéré, plutôt sous main qu'ostensiblement, aux quatre articles dont
les Hussites modérés ne voulaient point sortir. Depuis cette époque,
il demeura calixtin, et se fit toujours dire les offices _selon les
missels_ et administrer la communion par un prêtre calixtin, qui ne
le quittait pas et qui officiait auprès de sa personne en habits
sacerdotaux. Rien n'était plus opposé aux idées et aux sympathies des
Taborites; et cependant, soit qu'il mît un art infini à leur faire
accepter cette conduite, soit qu'ils sentissent le besoin de ce chef
invincible, ils n'avaient point murmuré. Peut-être aussi étaient-ils
trop divisés en fait de principe pour former une sédition de quelque
importance. Mais, à mesure que l'adhésion des villes et le progrès de
leur propagande leur donnèrent de l'assurance, un élément de révolte
se manifesta dans leurs rangs. Les historiens ont presque tous donné
indifféremment le nom de Picards à la secte qui s'était introduite au
sein du taborisme, vers l'année 1417. Le moine Prémontré Jean en était
un des plus ardents apôtres, et nous verrons bientôt qu'il essaya
d'ébranler le pouvoir illimité du redoutable aveugle.
Ziska, sentant qu'un ferment de discorde s'était introduit parmi les
siens, résolut de le combattre énergiquement. La capitulation de
Cuttemberg n'avait pas été observée très-fidèlement par les Taborites
de Prague; on avait maltraité plusieurs catholiques, en dépit de la loi
jurée. A Sedlitz, dans le district Czaslaw, Ziska voulut épargner les
bâtiments d'un superbe monastère, et défendit à ses gens de l'endommager
en aucune façon. Cependant un d'entre eux y mit le feu durant la nuit.
Ziska procéda, dit-on, pour découvrir et châtier cette désobéissance,
avec sa ruse et sa cruauté accoutumées. Il feignit d'approuver
l'incendie et de vouloir récompenser l'une bonne somme d'argent celui
qui viendrait s'en vanter à lui. Le coupable se nomma. Ziska lui compta
l'argent, et le lui fit avaler fondu; ensuite il décréta de fortes
peines contre ceux qui mettraient désormais le feu sans son ordre.
On peut croire, d'après cette mesure, qu'en plus d'une occasion ses
intentions de vengeance à l'égard des vaincus avaient été outrepassées,
et qu'il n'avait pas toujours été aussi obéi qu'il avait voulu le
paraître. Cependant il se borna, pour cette fois, à faire périr à Tabor
quelques-uns de ces Picards qui murmuraient contre lui; et, entraînant
ses Taborites dans une nouvelle course, il leur fit ou leur laissa
détruire encore plus de trente monastères. Enfin, réuni à ceux de
Prague, il prit Jaromir avec beaucoup de peine, et la traita fort
durement, parce que ses habitants avaient déclaré vouloir se rendre aux
Calixtins de Prague, et non à lui.
Pendant ce temps, Jean le Prémontré détruisait aussi des monastères:
à Prague, il dispersa violemment la communauté des religieuses de
Saint-Georges, qu'on avait épargnées jusque-là parce qu'elles étaient
toutes filles de qualité. Ailleurs, il brûla les couvents et les
moines. Dans un autre couvent de femmes, à Brux, sept nonnes ayant été
massacrées au pied de l'autel, la légende rapporte que la statue de la
Vierge détourna la tête, et que l'enfant Jésus, qu'elle portait dans son
giron, lui mit le doigt dans la bouche.
Enfin la ville de Boleslaw se rendit à ceux de Prague, et le seigneur
catholique Jean de Michalovitz, à qui l'on enleva dans le même temps
une bonne forteresse, fut repoussé avec perte, après avoir tenté de
reprendre Boleslaw.
X.
Tant de succès firent ouvrir les yeux au parti catholique sur
l'importance et la force de la révolution. Un moment vint où, n'espérant
plus la conjurer, il résolut de l'accepter, afin de n'être point brisé
par elle. Sigismond ne pouvait inspirer d'affection à personne: il
avait mécontenté tous ses amis. Les Rosemberg furent des premiers à
l'abandonner, et une diète générale fut assemblée à Czaslaw, où presque
toute la noblesse déclara qu'elle se détachait du parti de l'empereur.
Quant à la religion, les Hussites, qui voulaient des gages, eurent bon
marché de ces consciences si orthodoxes, et leur firent accepter leur
quatre articles calixtins sans difficulté. Mais à ces quatre articles
ils en ajoutaient un cinquième, qui portait l'engagement de ne
reconnaître pour roi que l'élu de la diète nationale. Les villes de
la Moravie, à qui on avait écrit d'adhérer à ces cinq articles ou de
s'attendre à la guerre, envoyèrent des députés à cette diète pour faire
savoir qu'elles se rangeraient aisément aux quatre premiers, mais que le
cinquième était grave et demandait le temps de la réflexion. Ces actes
officiels fout assez voir que la foi catholique était peu brillante
à cette époque; que Rome n'était plus qu'une puissance temporelle,
représentée par l'empereur plus que par le pape, et que si l'on n'eût
craint une lutte politique avec ces potentats, on se fût volontiers
raillé des décisions des conciles.
On ne nous dit pas si Ziska fut présent à cette diète, mais il est
certain qu'il y donna les mains, et qu'il ne rejeta pas l'alliance
des seigneurs catholiques contre Sigismond. Le gros des Taborites se
laissait guider par lui; mais les Picards, et ceux qui avaient été
exaltés par eux et qui s'intitulaient déjà nouveaux Taborites ou
Taborites réformés, l'en blâmèrent ouvertement. Ces Taborites picards
étaient assez nombreux à Prague. Partout ailleurs ils eussent été sous
la main terrible de Ziska. A Prague, ils pouvaient se glisser encore
inaperçus entre les divers partis. Jean le Prémontré les échauffait
de sa parole ardente et de son zèle fougueux. Il déclamait contre
l'alliance avec les catholiques, signalait les Wartemberg et les
Rosemberg surtout, comme capables de toutes les lâchetés et de toutes
les trahisons, prédisait qu'ils perdraient la révolution et vendraient
la Bohème au premier souverain qui voudrait acheter leur vote et leurs
armes: la suite des événements prouva bien qu'il ne s'était pas trompé.
Malgré ces protestations, les catholiques furent acceptés, et, à leur
tour, ils protestèrent contre Sigismond et contre l'Église. Conrad,
archevêque de Prague, celui qui avait récemment couronné l'empereur,
embrassa solennellement le Hussitisme et rompit avec Rome. Ulric de
Rosemberg, cet athée superstitieux qui avait des visions, qui avait déjà
abjuré deux fois, la première pour Jean Huss et la seconde pour Martin
V, ce traître qui avait servi sous Ziska, et ensuite sous Sigismond,
présida la diète avec l'archevêque, et proclama, en son propre nom et au
nom de tous les membres du clergé et de la noblesse, les quatre articles
calixtins et la déchéance de l'empereur au trône de Bohème. Il y a
cependant des réserves perfides dans cette déclaration. Il y est dit
textuellement qu'on défendra les quatre articles «envers et contre
tous,» _à moins que peut-être on ne nous enseigne mieux par l'Écriture
sainte, ce que les docteurs de l'académie de Prague n'ont encore pu
faire_. A propos de la déchéance de Sigismond, il est dit encore: «Que
de notre vie, _à moins que Dieu par quelque fatalité secrète ne semble
le vouloir ainsi_, nous ne recevrons Sigismond, parce qu'il nous a
trompés, etc.»
Cette convention fut faite au nom de Prague, des _citoyens de Tabor_, de
toute la noblesse des villes, etc. Sans rien statuer pour l'avenir, le
parti catholique et le juste-milieu, qui s'entendaient tacitement pour
avoir un roi étranger, élurent vingt personnes _intègres et graves_ pour
administrer le royaume _pendant la vacance_; quatre consuls des villes
de Prague représentant la bourgeoisie, cinq _seigneurs_ représentant
la grandesse de Bohème, sept _gentilshommes_ représentant la petite
noblesse, etc. A la tête des gentilshommes était nommé Jean Ziska, et le
nombre des représentants de cette classe montre qu'elle était la plus
nombreuse et la plus influente. Il était dit que ces _régents_ auraient
plein pouvoir; mais la foule de réticences et de cas réservés qui suit
cet article montre la mauvaise foi des catholiques; ce sont autant de
portes ouvertes pour s'échapper quand le vent de la fortune fera flotter
les étendards de ces nobles vers un autre point de l'horizon. En cas de
division dans le conseil des régents, la diète constituait deux prêtres
comme conseils. L'un de ces deux prêtres dictateurs mourut de la peste
en voyage; l'autre, Jean de Przibam, dès qu'il fut de retour à Prague,
eut affaire au terrible moine Jean, qui l'accusa d'avoir outrepassé
son mandat de député, et le fit condamner et chasser de la ville. Le
Prémontré avait alors beaucoup d'influence à Prague. Peu de temps après,
il accusa de trahison Jean Sadlo, gentilhomme qui avait livré les
Bohémiens aux Allemands dans un combat, et l'ayant appelé à comparaître
sous de bonnes promesses, il le fit saisir de nuit et décapiter dans la
maison de ville de la vieille Prague. Les catholiques et les Calixtins
qui commençaient à s'inquiéter du Prémontré, espèce de Montagnard à
la tête d'un club de Jacobins, firent de grandes lamentations sur le
meurtre de Jean Sadlo, et le revendiquèrent dans les deux camps comme un
membre fidèle de leur communion; ce qui ne prouve pas beaucoup en faveur
de la loyauté de ce Jean Sadlo.
Pendant que ces événements se passaient à Prague, Sigismond députait des
ambassadeurs à la diète de Czaslaw. Ils eurent beaucoup de peine à s'y
faire admettre, et ayant commencé leur discours par de longues louanges
de l'empereur, ils furent brusquement interrompus par Ulric de
Rosemberg, qui se montrait alors des plus acharnés contre son maître:
«Laissez cela, leur dit-il, et nous montrez vos lettres de créance.» La
lettre de l'empereur était mêlée de fiel et de miel. Il offrait la paix,
son amitié, presque la liberté des cultes, la réparation des injures
et des dommages commis par son armée: tout cela aux catholiques et au
juste-milieu. Mais il donnait à entendre qu'il sévirait avec rigueur
contre les Taborites, et menaçait, si on ne les abandonnait à sa colère,
d'amener en Bohème _ses voisins et ses amis: quand même_, ajoutait
il, _nous saurions que cela ne se pourrait faire sans que vous en
souffrissiez des pertes irréparables pour vous et votre postérité, et
sans un déshonneur qui vous exposerait aux railleries mordantes du reste
du monde_. Cette lettre maladroite et dure irrita tous les esprits. On
eût peut-être sacrifié les Taborites, si on eût pu prendre confiance à
la parole de Sigismond; mais on le connaissait trop: il avait eu le tort
de se montrer. La réponse de la diète fut belle et fière.