«Très-illustre prince et roi, puisque votre auguste Majesté nous promet
d'écouter nos griefs et nous invite à les lui faire connaître, les
voici:--Vous avez permis, au grand déshonneur de notre patrie, qu'on
brûlât maître Jean Huss, qui était allé à Constance avec un sauf-conduit
de Votre Majesté. Tous les hérétiques ont eu la liberté de parler au
concile; il n'y a eu que nos excellents hommes à qui on l'ait refusée.
Vous avez fait brûler maître Jérôme de Prague, homme de bien et de
science, qui y était allé également sous la foi publique. Vous avez fait
proscrire, frapper d'anathème et excommunier la Bohème, et vous avez
fait publier cette bulle d'excommunication à Breslaw, à la honte et à la
ruine de la Bohème; car vous avez excité et ameuté contre nous tous les
pays circonvoisins, comme contre des hérétiques publics. Les princes
étrangers que vous avez déchaînés contre nous ont mis la Bohême à feu
et à sang, sans épargner ni âge, ni sexe, ni condition, ni séculier, ni
religieux. Vous avez fait tirer par des chevaux et brûler à Breslaw Jean
de Crasa, notre concitoyen, parce qu'il approuvait la communion sous les
deux espèces. Vous avez fait trancher la tête à des citoyens de Breslaw
pour une faute qui, à la vérité, avait été commise contre Wenceslas,
mais qui avait été pardonnée. Vous avez aliéné le duché de Brabant, que
Charles IV votre père avait acquis par de rudes travaux (_Herculeis
laboribus_). Vous avez engagé la Marche de Brandebourg sans le
consentement de la nation. Vous avez fait transporter hors du royaume la
couronne impériale, comme pour nous exposer aux railleries et aux mépris
de l'univers. Vous avez emporté les saintes reliques qui nous faisaient
honneur, les divers joyaux amassés par nos ancêtres et légués aux
monastères. Vous avez aliéné, contre nos droits et coutumes, la _mense
royale_[28] et tout l'argent qui y était destiné à l'entretien des veuves
et des orphelins. En un mot, vous avez violé et enlevé tous nos titres,
droits et privilèges, tant en Bohème qu'en Moravie; et, par cette
raison, vous êtes cause de tous nos désordres publics. C'est pourquoi
nous prions Votre Majesté de nous restituer toutes ces choses et d'ôter
de dessus nous tous ces opprobres; de rendre à la nation, les trois
provinces qui en ont été détachées à l'insu des trois ordres du royaume;
de rapporter la couronne de Bohême, les choses sacrées de l'empire, les
joyaux, la mense, les lettres publiques, les diplômes et tout ce qui a
été soustrait; d'empêcher les nations voisines, et surtout celles qui
sont comprises dans la Bohême (la Moravie, la Silésie, le Brabant, la
Lusace et le Brandebourg), de nous troubler et de répandre notre sang.
Nous prions aussi Votre Majesté de nous faire savoir sa résolution
_claire et nette_, à l'endroit des quatre articles dont nous sommes
absolument résolus de ne pas nous départir, non plus que de nos droits,
constitutions, privilèges et bonnes coutumes, etc.»
[Note 28: C'était un trésor public dont le roi ne pouvait disposer
qu'en faveur des pauvres.]
Il paraît que cette pièce a en latin un cachet de grandeur ou, pour
mieux dire, de _grandesse_ imposante qui montre ce que la haute
seigneurie de Bohème avait été jadis, plutôt que ce qu'elle était
désormais. Ces grands qui invoquaient leurs antiques privilèges, et qui
faisaient consister l'honneur de la patrie dans leurs joyaux et dans
leurs parchemins, ne voyaient pas par où ils étaient sérieusement
menacés; et en disputant à l'empereur les franchises de la nation, ils
ne sentaient pas que la nation, désabusée de tout prestige, n'était
plus là pour les leur faire reconquérir au prix de son sang. Le peuple
voulait ces franchises pour lui-même, et non plus seulement pour ces
grands et pour ces monastères qu'il écrasait et dévastait pour son
propre compte. Le peuple voulait faire partie de ce corps respectable
qu'on appelait le royaume; et la haute noblesse, en ne donnant
pas sincèrement les mains à son admission, ne faisait, en bravant
l'empereur, qu'une inutile provocation. Il eût fallu opter. Elle crut
pouvoir se soutenir par elle-même contre l'ennemi du dehors et contre
celui du dedans. Les Taborites et les Picards protestèrent tout bas; et
au jour du danger, les nobles ne purent recouvrer leurs privilèges qu'en
s'humiliant et en s'avilissant sous les pieds de l'empereur.
Sigismond répondit encore une fois qu'il était innocent de la mort de
Jean Huss et de Jérôme de Prague, et que son intercession en faveur de
la Bohème lui avait valu au concile des _choses fort dures à digérer;_
que ce n'était pas la Bohème en elle-même qui avait été flétrie et
condamnée, mais de _mauvaises gens_ qui avaient pillé, brûlé, etc.; en
d'autres termes, que la noblesse n'avait pas été compromise dans la
proscription et pouvait se réhabiliter, grâce à lui; mais que ces
mauvaises gens, c'est-à-dire le peuple et ses apôtres, devaient être
châtiés et déshonorés à la face du monde. L'empereur prétendait n'avoir
emporté la couronne, les titres, les joyaux et les reliques que pour
les soustraire aux outrages; que d'ailleurs ces mêmes grands qui lui
reprochaient cette action comme un vol, l'y avaient autorisé eux-mêmes,
de leurs conseils et de leurs sceaux. Il comptait remettre à l'arbitrage
des princes _ses voisins et ses amis_ les désordres et les dommages dont
on l'accusait en Bohème. Il concluait en promettant à la grandesse une
augmentation de privilèges, en reprochant avec amertume au peuple la
destruction de Wisrhad, des temples augustes et des belles églises de
Prague, et en le menaçant de la colère de ses amis, c'est-à-dire de
l'invasion étrangère, s'il ne respectait l'église de Saint-Weit et la
forteresse de Saint-Wenceslas.
Pendant qu'on parlementait ainsi, Sigismond, comptant toujours sur ses
armées, fit entrer en Bohème vingt mille Silésiens qui massacraient
hommes et femmes, coupaient les pieds, les mains et le nez aux enfants.
Aussi lâches que féroces, ils prirent la fuite sur la seule nouvelle
que Ziska marchait contre eux. Les paysans et les troupes taborites des
villes voisines, s'étant rassemblés à la hâte, voulurent les poursuivre
jusqu'en Silésie. Mais le seigneur Czinko de Wartemberg, celui que le
moine Jean avait déjà désigné comme un traître, entra en composition
avec les ennemis, et défendit à ses gens d'incommoder leur retraite.
Ambroise, curé calixtin de Graditz, souleva le peuple contre Czinko; et
les paysans l'auraient assommé avec leurs fléaux ferrés, s'il ne se
fût retiré au plus vite. Ambroise écrivit à Prague pour l'accuser de
trahison, et vraisemblablement le Prémontré se hâta de prêcher contre
lui. Il est probable qu'on eût pu conquérir la Silésie sans la défection
de ce Wartemberg. Mais les grands justifièrent leur collègue, et le
juste-milieu passa condamnation.
XI
La plupart des historiens placent à l'année 1421, au milieu de laquelle
nous voici arrivés, la persécution principale de la secte des Picards
par Jean Ziska. Voici ce qu'ils racontent:
Une fois, Ziska apprit qu'une secte (les uns disent qu'elle était
composée de quarante personnes, les autres d'une grande multitude)
s'était emparée d'une île dans la rivière de _Lusinitz_ (je ne pense
pas qu'aucune rivière ait d'île assez grande pour être occupée par une
grande multitude). Cette secte était venue de France (de _la Gaule
Belgique_) avec un prêtre nommé _Picard_, qui se disait fils de Dieu, et
se faisait appeler Adam. Il faisait des mariages, ce qui n'empêchait
pas que les femmes fussent communes entre eux; assertion fort
contradictoire. Ils allaient nus, satisfaisaient leurs passions au
milieu de leurs offices religieux, se livraient à mille dérèglements
qu'on ne peut même indiquer, et tout cela au nom de leur croyance, avec
un fanatisme sérieux, se disant les seuls hommes libres, les seuls
enfants de Dieu, les êtres purs par excellence, qui ne pouvaient pécher,
parce qu'ils étaient arrivés à l'état de perfection et de sainteté qui
n'admet plus la notion du mal. «Il en sortit un jour quarante de l'île,
qui forcèrent les villages voisins et tuèrent plus de deux cents
paysans, les appelant enfants du diable. Ziska les assiégea dans leur
île, s'en rendit maître, et les passa tous au fil de l'épée, à la
réserve de deux, de qui il voulait apprendre quelle était leur
superstition,» et des femmes dont plusieurs accouchèrent en prison sans
qu'on pût les convertir. Ulric de Rosemberg se donna le plaisir de les
faire brûler. _Elles souffrirent le feu en riant et en chantant_. Les
historiens appellent cette secte du nom de Picards, d'Adamites et
de Nicolaïtes, indifféremment, et disent qu'elle se montra aussi en
Moravie, dans une île de rivière; qu'elle y pratiquait les mêmes
délires, et y professait la même croyance. Elle y fut immolée par les
catholiques, et souffrit les supplices avec le même enthousiasme.
On raconte que d'autres fois, à différentes époques, Ziska persécuta les
Picards, et enfin qu'il les poursuivit à outrance en 1421. Deux de leurs
prêtres, dont l'un était surnommé _Loquis_, à cause de son éloquence,
furent arrêtés d'abord par un gentilhomme calixtin, et relâchés à la
prière des Taborites; puis arrêtés de nouveau à Chrudim, ils furent
attachés à un poteau par le capitaine de la ville, qui demanda à
_Loquis_, en lui assénant un grand coup de poing sur la tête, ce qu'il
pensait de l'Eucharistie. Martin Loquis répondit tranquillement que le
dogme de la présence réelle était une profanation et une idolâtrie.
Là-dessus les Calixtins voulurent les brûler. Mais le curé calixtin de
Graditz, ce même Ambroise qui avait montré tant d'énergie dans l'affaire
des Silésiens, intercéda pour les prisonniers, qui furent remis entre
ses mains. Il les emmena à Graditz, les garda quinze jours, et tâcha
vainement de les amener à ses sentiments. L'archevêque calixtin Conrad
les fit conduire à Raudnitz, et les garda huit mois dans un cachot,
défendant au peuple de les visiter, de peur de la contagion. Ziska les
réclama afin de les envoyer _brûler pour l'exemple_ à Prague; mais les
consuls de Prague s'y opposèrent, _craignant une sédition dans la ville,
parce que Martin Loquis y avait beaucoup de partisans_. Ils préférèrent
envoyer un consul avec un bourreau à Raudnitz, afin que Conrad punît les
prisonniers _à son gré_. L'archevêque calixtin les fit torturer, «et ils
nommèrent dans les tourments quelques-uns de ceux qui étaient dans leurs
sentiments sur l'Eucharistie. L'archevêque les exhortant de nouveau
à revenir de leurs erreurs: _Ce n'est pas nous qui sommes séduits,
répondirent-ils en souriant, c'est vous qui, trompés par le clergé,
vous mettez à genoux devant la créature_.» Enfin ils furent conduits au
supplice; «et comme on les exhortait à se recommander aux prières du
peuple: _Ce n'est pas nous_, dirent-ils encore, _qui avons besoin de
prières; que ceux qui en ont besoin en demandent_. Ils furent tous deux
jetés dans un tonneau plein de poix ardente.»
Il résulte bien clairement de ces faits que les Calixtins avaient
tellement pris le dessus en Bohème, qu'on ne professait plus ouvertement
la négation de la présence réelle, et que ceux qui le faisaient
subissaient le martyre. Il en résulte clairement aussi que le nombre de
ceux qu'on appelait outrageusement Picards (c'était un terme de mépris
que les sectes ennemies se renvoyaient depuis longtemps l'une à l'autre,
sans qu'aucune voulût l'accepter, si ce n'est peut-être les Adamites de
la rivière) était considérable, puisqu'on craignait la fureur du
peuple en les immolant devant lui. Les suites du martyre de Loquis le
prouveront de reste.
Il n'y avait de commun, entre les principes de Loquis ou des nouveaux
Taborites, et ceux d'Adam et de ses adeptes habitants des îles, que la
négation de la présence réelle. Voilà sans doute pourquoi les historiens
les confondirent, soit par erreur, soit par malice. Les Picards, qui ne
différaient guère des Vaudois acceptés depuis longtemps, étaient chers
aux Taborites, et tellement mêles à eux, que toute l'armée de Tabor
montrait assez, par sa manière de communier sans appareil, sans observer
le jeûne, sans exclure les _enfants_ ni les _fous_, en un mot, sans
aucune des prescriptions de l'église calixtine, qu'elle était picarde,
c'est-à-dire qu'elle ne croyait pas à la _présence réelle_[29]. Ce dogme
catholique eût donc peut-être été abjuré à cette époque par toutes les
nations, si la conjuration taborite eût triomphé en Bohême. Mais
les temps n'étaient pas mûrs. Le peuple n'était pas assez fort pour
triompher des hautes classes, et les hautes classes ne se sentaient
pas ou ne se croyaient pas assez fortes pour triompher des souverains,
lesquels, à leur tour, n'osaient pas lutter contre l'Église. Le dogme
populaire devait donc échouer là, et, après d'héroïques efforts, périr
en laissant après lui une mystérieuse propagande, impuissante pour
quelque temps encore contre les dogmes Officiels.
[Note 29: Jean Huss croyait à cette _présence réelle_. Lors de la
première grande communion des Taborites eu pleine campagne, au début
de la révolution, presque tous étaient à peu près Calixtins. Mais la
conférence de Prague et la prophétie taborite qu'en peu de temps on
s'était désabuse de ce dogme. La négation de la _présence réelle_ fit de
continuels progrès. Contenue par Ziska, elle éclata après sa mort, et
tout le Taborisme fut Picard, _anti-adorateur_ de l'Eucharistie. Ziska
ne sut jamais ou ne voulut jamais savoir combien il avait de Picards
dans son armée. Les villes sacrées de la prédiction qui, en tout temps,
lui furent d'un si héroïque secours, étaient d'origine vaudoise. Elles
avaient embrassé le Joannisme dès le douzième siècle, en donnant asile
aux Vaudois fugitifs persécutés en France.]
Nous laisserons à Martin Loquis, à Jean le Prémontré, et à leurs
nombreux adeptes, le surnom de Picards, sans nous préoccuper des
pédantesques dissertations qu'on pourrait faire sur cette matière. Ce
serait le droit d'un historien de leur inventer un nom qui exprimât leur
véritable croyance; mais je ne puis m'arroger ce droit, et, pour rester
clair, je laisserai ce nom, qui fut si injurieux et qui ne l'est plus, à
ces martyrs de la vérité.
«Cependant, que ferons-nous donc, dit M. de Beausobre, dans son
intéressante dissertation, de ces Adamites de la rivière de Lusinitz?»
M. de Beausobre les distingue complètement des autres Picards immolés
aussi par Ziska, qui ne voulait pas les distinguer; et M. de Beausobre a
raison. Mais peut-être se laisse-t-il égarer par sa généreuse candeur,
lorsqu'il s'efforce de prouver que les Adamites n'ont jamais existé,
ou bien qu'ils ne pratiquaient ni la promiscuité, ni la nudité, ni les
abominations qu'on leur impute. Sans entrer dans l'ingénieuse mais
puérile discussion des textes, des mots à double sens, des dates et des
rapprochements, il me semble qu'on peut admettre, avec les historiens de
tous les partis qui l'ont attestée, l'existence de ces Adamites. Pour
cela il suffit de se reporter à la source de toutes les idées élaborées
dans le Taborisme, à la grande prédiction taborite que nous avons
rapportée et _rajustée_, pour la rendre intelligible. Cette prédiction
impliquait deux époques. L'une de travail, de souffrance, d'action,
de colère, de vengeance et d'extermination, durant laquelle, de leur
autorité privée, les nouveaux croyants distinguaient ce qui est juste et
injuste, ce qu'il fallait observer et ce qu'il fallait abolir, enfin,
ce qui, selon eux, était bien ou mal. L'autre époque était un idéal
de perfection, de repos, de douceur, de tolérance, de fraternité et
d'innocence, dans lequel, à la venue de Jésus-Christ sur la terre, on
devait entrer immédiatement après l'extermination de la race impie et
de la vieille société. Dans ce temps-là, il ne devait plus y avoir ni
écritures, ni prêtres, ni préceptes, parce que les hommes étant arrivés
à l'état paradisiaque, le mal serait banni de la terre, et tout serait
_bien_. Ce rêve de perfection mal compris, et appliqué sans idéal à la
réalité présente, suffisait pour engendrer la secte des Adamites. La
prédiction des Taborites n'était pas nouvelle. Elle était renouvelée des
Vaudois, qui la leur avaient apportée sous d'autres formes deux siècles
auparavant. La secte des Adamites n'était pas nouvelle non plus; elle
avait été apportée de France; elle avait traversé plusieurs époques et
plusieurs contrées. Elle était même éternelle, comme la virtualité
de toutes les idées et aussi ancienne de manifestation que le
christianisme. Elle ne devait pas finir absolument en Bohème; on l'a
revue sous d'autres formes chez les Anabaptistes de Munster; on
l'a revue plus récemment encore dans de malheureux essais pour
l'émancipation des femmes. C'est une de ces sectes exubérantes,
excessives et délirantes, dont j'ai promis, au commencement de ce récit,
de parler un peu, et voici ce peu que j'ai à en dire.
Toujours l'homme a rêvé l'idéal, soit au ciel, soit sur la terre. Chacun
a construit cet idéal selon la portée de son intelligence ou l'ardeur
de ses désirs, selon la fièvre de ses instincts ou la sublimité de
ses sentiments. Les Taborites, en rêvant sur la terre les jouissances
célestes, la fraternité la plus tendre, l'amour le plus chaste (les
sens ne devaient plus avoir de part à la reproduction de l'espèce),
montraient combien de charité, d'austérité, de dévouement et de justice
brûlait au fond de ces âmes farouches, emportées, dans leur projet
sublime, par la fureur des temps et l'implacabilité du fanatisme. Les
Adamites, au contraire, en voulant réaliser, au milieu des excès du
présent, la liberté absolue de l'avenir, se montraient insensés. De
plus, en rêvant cette liberté grossière et brutale, ils faisaient bien
voir que leur fanatisme était du dernier ordre, et qu'en voulant arriver
à l'innocence des anges, ils ne savaient arriver qu'à celle des bêtes.
Cependant ils s'aimaient entre eux, ils s'appelaient frères, et
pratiquaient une fraternité absolue; ils souffrirent le supplice en
riant et en chantant. Ils furent martyrs, eux aussi, de leur foi; car
leurs femmes ne pratiquaient pas, comme celles de la régence, une
dévotion et un libertinage opposés, en principe, l'un à l'autre. Elles
croyaient à la sainteté de leurs bacchanales: elles étaient folles.
Fallait-il les brûler ou les plaindre? Et aujourd'hui qu'on ne brûle
plus, ne faut-il pas plaindre et convertir celles qui professent le
dogme immonde du la promiscuité? Heureusement le nombre des hypocrites
est si grand, que celui des fous et des folles est très-restreint. Il ne
menace point la société comme on a feint de le croire. Le dogme de la
promiscuité ne laisse que des traces passagères dans les guerres de
religion. Il rentra promptement dans la nuit chaque fois qu'il voulut
reprendre à la vie; et de nos jours, quoi qu'on en dise, il n'a frappé
que de malheureuses têtes dévouées à l'erreur, préparées à l'ivresse par
quelque défectuosité de l'intelligence. Les plus belles mains ont eu
quelquefois des verrues. Les chirurgiens les coupent et les brûlent en
vain: elles passent d'elles-mêmes quand l'enfance passe. L'adamisme
disparaîtra de la terre quand la véritable loi du mariage sera
proclamée.
Pour en revenir à l'histoire du _redoutable aveugle_, il est probable
que Ziska extermina les insulaires de la rivière de Lusinitz[30], par
un mouvement spontané d'indignation contre leurs pratiques, et pour se
défaire d'un voisinage agressif qui s'était annonce par des hostilités.
Quant aux Picards son intention est plus mystérieuse, et les historiens
ne font pas de difficulté de l'attribuer à la pureté de ses principes
calixtins. Cependant quand on se rappelle que Ziska, en d'autres temps,
s'était montré zélé taborite, qu'il avait donné la communion, qu'il
avait prophétisé; quand on le voit jusque-là vivant en si bonne
intelligence, et se rendant si cher à ces Taborites qui avaient nié la
_présence réelle_ et qui n'y croyaient pas, on peut présumer que Ziska
châtiait dans Loquis et redoutait dans le Prémontié des hommes d'une
politique plus hardie encore et d'une influence plus immédiate que les
siennes[31]. Ziska voulait sauver la Bohème selon un plan conçu avec
autant de prudence que de courage. L'audace ne lui manquait pas plus
que la ruse. Il s'alliait au parti calixtin dans l'occasion, et s'en
détachait de même. A un moment donné, il pensa devoir sacrifier des
hommes qui lui semblaient, par leur fougueuse sincérité, devoir
compromettre la révolution. Il craignit que la négation du dogme de la
_présence réelle_, négation qui entraînait de si profondes conséquences,
n'effarouchât le nombreux et puissant juste-milieu, et ne le brouillât
lui-même sans retour avec ces classes dont il croyait que son oeuvre ne
pouvait se passer. Ziska se trompait en espérant faire marcher de front
les résistances de divers ordres de l'État contre l'empereur. En ce
moment, il était enivré sans doute de l'adhésion du parti catholique, et
il concevait de grandes espérances. Il éprouva bientôt ce qu'il devait
attendre de ces alliances impossibles.
[Note 30: Ou _Lausnitz_.]
[Note 31: Il est bien certain que ces Picards blâmaient la conduite
de Ziska à l'égard de la religion. Ils le raillaient de se faire dire la
messe _selon les missels_ par des prêtres calixtins, et appelaient ces
prêtres _lingers_ (_lintearios_) à cause de leurs surplis de toile. Les
Calixtins de Ziska (car il y avait des Taborites Calixtins, c'est-à-dire
des hommes qui, comme lui, suivaient la religion de Prague et la
politique de Tabor) raillaient à leur tour ces prêtres réformateurs,
et les appelaient _les cordonniers de Ziska_, parce que, dit-on,
ils portaient les mêmes souliers à l'office et en campagne. Cette
explication me semble un peu gratuite. Les cordonniers avaient joué le
rôle le plus énergique à Prague, dans les proclamations religieuses et
dans les émeutes. Ils faisaient pendant aux boucliers des séditions de
Paris à la même époque, et je pense que l'appellation de _cordonnier_
était devenue synonyme, en Bohême, de celle de _sans-culotte_ dans notre
révolution.]
[Illustration: La plus grande partie de la noblesse de Moravie y
demeura. (Page 23.)]
XII.
La nouvelle de l'exécution de Martin Loquis alluma la sédition dans
Prague. _Tous les Picards de la nouvelle ville_ coururent trouver le
Prémontré. Il s'assemblèrent, la nuit, dans un cimetière. Là, on se
plaignit de la tyrannie de Ziska et de celle du sénat calixtin. Le
Prémontré après avoir longtemps délibéré avec eux, prit sa résolution au
premier coup de la cloche du matin. Il se met aussitôt à leur tête, et
les conduit à la maison de ville de la vieille Prague. Là il reproche
aux sénateurs leurs trahisons et leurs lâchetés, leur déclare qu'ils
sont cassés et annulés, et sur-le-champ procède à l'élection d'un
nouveau sénat et de quatre consuls picards. Il décrète que la vieille et
la nouvelle ville n'en feront plus qu'une et obéiront à des magistrats
de son choix. A peine a-t-il formé ce nouveau gouvernement qu'il
assemble la communauté, et lui déclare qu'il faut chasser un curé qu'il
désigne, parce qu'il _retient les momeries_ du culte romain; que le
temps est venu d'en finir avec les prêtres calixtins et d'en établir de
vraiment évangéliques, «_parce que les séculiers et le clergé ne doivent
plus faire qu'un corps et un même peuple_.» Le peuple, la _populace_,
pour parler comme mon auteur (ce qui ne me fâche point, parce que je
vois bien que c'étaient les pauvres et les opprimés qui étaient les plus
éclairés et les plus sincères en fait de religion), la populace courut
aux églises, chassa les prêtres calixtins, en institua de nouveaux,
et donna ses lois à toute la ville, sans que les anciens consuls ni
personne osât s'y opposer.
[Illustration: Et firent brûler leur commandant... (Page 33.)]
Pendant ce temps, les Taborites et les Orébites marchaient à la
rencontre de l'Empereur, qui entrait en Bohème par Cultemberg. Malgré la
clémence de Ziska, les mineurs revenaient à Sigismond, et, commandés par
le brigand Miesteczki, celui qui avait pillé les moines d'Opatowitz pour
son compte et qui ensuite s'était uni à Ziska, ils reprirent Przelautzi,
jetèrent cent-vingt-cinq Taborites dans les minières, en tuèrent mille à
Chutibor, et firent brûler leur commandant et deux de leurs prêtres.
Pendant ce temps, l'aristocratie négociait avec le roi de Pologne. Sur
son refus d'accepter la couronne, les seigneurs catholiques devenus
calixtins _pour voir venir_, et les vrais calixtins, avaient demandé à
Wladislas de leur envoyer son parent Coribut. Wladislas jouait tous les
partis tour à tour. L'année précédente, il avait négocié avec Sigismond
la réconciliation des Bohémiens, en s'engageant toutefois à marcher
contre eux avec lui, dans le cas où Sigismond consentirait à marcher
avec lui contre les chevaliers teutoniques. La conclusion de ces
pourparlers avait été un accord de mariage entre le roi de Pologne et la
veuve de Wenceslas. L'Empereur avait offert Sophie ou sa propre fille
au choix de ce nouvel allié; le Polonais avait préféré la plus mûre
des deux, parce qu'elle était la plus riche. Mais les ambassadeurs de
Sigismond, qui portaient son adhésion en Pologne, avaient été saisis et
enlevés par les Hussites; de sorte que le mariage fut suspendu, et les
deux monarques eurent le temps de se brouiller encore une fois. Alors
Wladislas envoya une ambassade à Prague pour proposer Coribut, lequel
gouvernerait la Bohème au nom du roi de Pologne. Coribut était déjà aux
frontières, et ne demandait que des troupes pour entrer en Bohême. On
ne put lui en envoyer, parce que l'Empereur débusquait par la frontière
opposée, et qu'on n'avait pas trop de monde pour lui tenir tête.
A peine Sigismond fut-il entré en Bohème que les seigneurs catholiques,
qui avaient si bien protesté contre lui, répondirent à son appel, et
allèrent lui prêter foi et hommage. Le juste-milieu, épouvanté de cette
défection, appela Ziska à son secours. Ziska accourut à Prague pou
la mettre en état de défense. Il y fut reçu comme un héros, comme le
sauveur de la patrie, on sonna toutes les cloches, les prêtres et la
jeunesse allèrent au-devant de lui, et il _n'y eut régal qu'on ne fit à
son monde_. Les pâles Taborites, si affreux en temps de paix, étaient
beaux comme des anges quand on avait peur.
Ziska passa huit jours à mettre Prague en état de siège et _à la munir
de tout ce qui était nécessaire_. De là, il courut munir d'autres places
importantes, entre autres Cuttemberg que l'Empereur avait abandonné.
Mais ne se fiant plus à des alliés si perfides, Ziska ne s'y installa
pas, et se fortifia avec son armée sur une haute montagne voisine,
d'où il observait tous les mouvements des Impériaux. Sigismond reprit
aisément Cuttemberg, en effet, et vint assiéger Ziska sur sa montagne;
mais dès la seconde nuit, le redoutable aveugle et ses Taborites tuèrent
les sentinelles avancées du camp impérial, se frayèrent un passage au
beau milieu de l'armée ennemie, et allèrent tranquillement s'établir à
Kolin. On était au mois de décembre. Le froid chassa l'Empereur. Pendant
qu'il se reposait en Bavière, l'infatigable aveugle ne perdit pas de
temps pour lever de nouvelles troupes jusque sur les frontières de
la Silésie, et, sentant le froid s'adoucir, il revint à Noël vers
la frontière opposée, pensant que les Impériaux allaient bientôt
reparaître. Il n'y manquèrent pas. Sigismond arriva sur Cuttemberg, et,
pour marquer sa protection à cette ville, il la fit brûler et passa tous
les habitants au fil de l'épée (_sans épargner les enfants au berceau_),
afin que Ziska ne trouvât plus là de poste pour lui fermer la retraite.
Sa prévoyance ne le préserva pas des armes invincibles des Taborites.
Ziska l'atteignit dès le lendemain, tailla son armée en pièces, et le
poursuivit _trois lieues durant_; on lui enleva cent cinquante chariots,
remplis d'effets précieux, qui furent partagés également entre les
Taborites. Le jour suivant, Ziska alla assiéger _Broda l'allemande_, et
y perdit trois mille hommes. Le lendemain il la prit et la brûla si
bien que _pendant quatorze ans il n'y habita âme qui vive_. Après
cette victoire, Ziska, assis sur les drapeaux impériaux, créa quelques
chevaliers parmi les Taborites. Ou voit en lui de ces velléités de
grandeur extérieure qui furent si funestes à Napoléon.
L'Empereur se retira _en grande hâte_ en Hongrie. Le Florentin Pippo,
aventurier intrépide qui le suivait, se noya sous la glace avec quinze
cents de ses mercenaires, au passage d'une rivière.
Il est temps de faire entrer en scène un nouveau personnage, un des
hommes les plus fortement trempés de cette époque, et le seul adversaire
solide que Sigismond pût opposer à Ziska. C'était un prêtre qui
s'appelait Jean comme tant d'autres, et qu'on appelait Jean de Prague,
parfois Jean de fer (_ferreus_), à cause de son caractère guerrier,
ou enfin l'évêque de fer, car il était évêque d'Olmutz et fervent
catholique. Il avait autrefois dénoncé Jacobel au concile de Constance,
et, comme il avait toujours eu son franc parler avec tout le monde, il
avait irrité violemment l'ivrogne Wenceslas par ses remontrances. Depuis
que Conrad avait embrassé le Hussitisme le pape avait nommé Jean de fer
à l'archevêché de Prague, à la place de _l'apostat_; mais c'était
un siège _in partibus_. A tout prendre, le prélat catholique valait
beaucoup mieux que le politique Conrad. Il n'était ni moins intolérant,
ni moins cruel, mais il était brave et sincère, et montrait les talents
d'un grand capitaine «Quand il avait dit sa messe, il quittait ses
habits sacerdotaux, montait à cheval, armé de toutes pièces, le casque
en tête, l'épée au poing, et la cuirasse sur le dos. Il faisait gloire
de n'épargner aucun hérétique. Il en périt plusieurs milliers par ses
soins et par ses armes, et il tua deux cents Hussites de sa propre main.
Il mourut cardinal en 1430.» Il fut secondé en mainte rencontre par
l'abbé de Trebitz, _homme de qualité, plus propre à la guerre qu'au
bréviaire_.
La première expédition de l'évêque de fer fut contre un parti de
Taborites, que deux prêtres de labor étaient venus rallier en Moravie,
et qui s'étaient fortifiés si bien sur une montagne boisée, qu'on ne put
les forcer. Ils se défendaient en jetant sur les assiégeants de gros
éclats de roche; et malgré l'ardeur des troupes de l'évêque formées
de ses vassaux, d'auxiliaires hongrois et de troupes impériales
autrichiennes, ils décampèrent la nuit et se sauvèrent en Bohème où
ils se réunirent aux Orébites. Plusieurs seigneurs bohémiens du parti
calixtin, et entre autres Victorin de Podiebrad (père du roi Georges)
apprenant cette affaire, songèrent alors à occuper le belliqueux évêque
pour l'empêcher de faire irruption en Bohème. Il en résulta une guerre
assez acharnée en Moravie, où, parmi plusieurs défaites et plusieurs
victoires, Jean de fer donna de grandes preuves d'activité, de courage
et de talent militaire. Nous n'entrerons pas dans le détail de ces
campagnes, afin de ne pas perdre de vue la scène principale.
Jean le Prémontré exerçait toujours sur le peuple de Prague une
influence effrayante pour les Calixtins. Un nouveau sénat, calixtin sans
aucun doute, avait remplacé le sénat picard institué par le moine. On
l'y déféra comme Picard, titre qui, à lui seul, constituait le crime
d'État; on l'accusa de s'être trop ingéré dans les affaires publiques,
d'avoir banni Jean Przibam et décapité Jean Sadlo; sans motifs
suffisants; et le sénat entra en délibération pour aviser aux moyens
de se défaire d'un homme si énergique et si populaire. Quoique cette
délibération eût été tenue fort secrète, le Prémontré eu fut bientôt
instruit, et, n'écoutant que son audace accoutumée, il s'a la jeter dans
le danger. Il pénètre dans le sénat, accompagné seulement de dix de ses
partisans, et déclare aux sénateurs qu'il va appeler de leur sentence
aux citoyens. A peine a-t-il achevé de parler qu'on ferme les portes, et
que le bourreau, qu'on avait mandé en toute hâte, s'empare de lui, et
lui tranche la tête ainsi qu'à ses compagnons. Mais comme les _licteurs_
s'empressaient de faire disparaître les traces de cette affreuse
exécution, et lavaient précipitamment la salle, ils laissèrent couler du
sang dans la rue. Le peuple, averti par cet indice, se précipite dans la
maison de ville. Ou enfonce les portes du conseil, et le premier objet
qui se présente aux regards est la tête du Prémontré séparée de son
corps. En un instant, le juge, les consuls et tous leurs acolytes sont
mis en pièces. Jacobel[32] ramasse la tête de Jean, la met sur un plat,
et s'élance dans la rue, exhortant le peuple à venger la mort d'un
martyr. Les maisons des consuls sont aussitôt envahies et dévastées. On
court au collège de Charles IV, que jusqu'alors on avait respecté, et
on emmène prisonniers tous les moines. On brûle la bibliothèque, et on
exécute publiquement sept personnes qui avaient été ennemies de Jean
le Prémontré. Jacobel fit porter la tête du moine et celles de ses
compagnons pendant quinze jours dans la ville, exposées sur un cercueil,
et le peuple chantait avec lui l'hymne à la mémoire des martyrs: _Isti
sunt sancti qui_, etc. Enfin, ces têtes furent ensevelies avec leurs
corps en grande solennité dans une enlise, et un prédicateur fit leur
oraison funèbre sur ce texte tiré des Actes des Apôtres: _Des hommes
pieux ensevelirent Etienne_. Ensuite il exhorta le peuple à rester
fidèle à la doctrine que le Prémontré lui avait enseignée, et
l'assemblée se sépara, le prédicateur et les assistants _fondant en
larmes_. Le peuple sentait bien qu'il perdait un de ses plus vigoureux
athlètes.
[Note 32: Ou _Jacques de Mise_, celui qui avait été disciple et ami
de Jean Huss et qui, apparemment, était dans les mêmes sentiments que le
Picards.]
Au commencement de l'année 1422, les Taborites firent la conquête
importante de Sobieslaw, d'où dépendaient dix-huit autres villes ou
villages, et un territoire rempli d'étangs poissonneux. Ensuite Ziska
fit une _course_ en Autriche, porta la terreur chez les habitants, qui
fuyaient à son approche _dans les bois et dans les déserts_, et s'empara
d'une grande provision de bétail. Un autre corps de Taborites entra dans
la Marche de Brandebourg, y mit tout à feu et à sang, et alla assiéger
Francfort sur l'Oder, dont il brûla les faubourgs et la chartreuse. Ceux
de Prague prirent et dévastèrent la ville de Luditz.
Sur ces entrefaites, Sigismond Coribut arriva à Prague avec cinq mille
personnes. Il y fut fort bien reçu par les Calixtins, qui voulaient
absolument un roi. Ziska était occupé ailleurs avec les Taborites.
Les grands, qui étaient retournés au parti de Sigismond, se tenaient
retranchés le mieux qu'ils pouvaient dans leurs châteaux. Cependant, ils
protestèrent contre l'élection de Caribut, et s'étant rassemblés avec
ceux des gentilshommes qui étaient de leur parti, il déclarèrent que,
bien qu'ils eussent toléré la première ambassade des Bohémiens en
Pologne, ils n'avaient eu part ni à la seconde, ni à la troisième;
qu'ils ne se croyaient point déliés de leur serment envers Sigismond,
seul souverain légitime; et enfin que Coribut _n'avait point été baptisé
au nom de la sainte Trinité, étant né Russe et ennemi du nom chrétien_.
Coribut était Lithuanien et chrétien grec.
Les Praguois ayant répondu qu'il fallait accepter Coribut _bon gré mal
gré_, les grands du royaume firent transporter la couronne royale et
les ornements de la chapelle de Saint-Wenceslas à la forteresse de
Carlstein, qui tenait pour l'empereur Sigismond avec une forte garnison;
et Coribut qui apparemment faisait constituer toute la validité de son
élection dans ces ornements, alla assiéger Carlstein sans être couronné.
On a conservé beaucoup de détails sur ce formidable siège, qui dura six
mois, et qui échoua. Le parti calixtin, avec son roi, ne pouvait rien ou
presque rien, tandis que les Taborites, avec leur invincible aveugle, ne
connaissaient rien ou presque rien d'impossible. La place de Carlstein
fut pourtant battue par des catapultes d'une si belle invention, que
jamais depuis, dit l'historien Théobald, aucun ouvrier n'a pu en faire
de semblables: «Les forêts voisines retentissaient du bruit des coups.»
On arracha même les colonnes d'une église de Prague pour en faire des
boulets. Mais, les fortifications étaient si solides qu'on ne put les
endommager. La garnison avait été choisie parmi des guerriers d'élite.
Elle se défendit opiniâtrement à grands coups de pierre, en faisant
pleuvoir les tuiles des toits. Avec des nattes et des fascines de
branches de chêne, elle amortissait l'effet des frondes. Les Calixtins
imaginèrent de lancer dans la place, avec leurs machines, deux mille
tonneaux remplis d'ordures et de cadavres en putréfaction. L'infection
causa une terrible épidémie aux assiégés. Les cheveux leur tombaient, et
toutes leurs dents étaient ébranlées. Ils réussirent pourtant à faire
consumer toutes ces immondices par la chaux vive et l'arsenic. Un
habitant de la vieille Prague ayant été pris par eux, ils le mirent
sur une tour avec une queue de renard au bout d'un bâton, en lui
recommandant, par dérision, de chasser les mouches. Les assiégeants ne
tinrent compte de la présence de ce malheureux, et n'en battirent la
tour qu'avec plus de fureur. Mais aucun de leurs coups n'atteignit la
victime, et les assiégés, frappés de superstition en voyant cette rare
fortune, la délièrent et lui rendirent la liberté. En automne on fit une
trêve de quelques jours, et les assiégés, ayant invité quelques-uns des
assiégeants à leur rendre visite, ils les régalèrent splendidement, pour
leur faire croire qu'ils avaient des vivres en abondance, bien qu'ils
fussent au bout de leurs provisions. Ceux de Prague s'imaginèrent
qu'ils en recevaient par des conduits souterrains. Un jour les assiégés
feignirent de célébrer une noce. «On n'entendait que flûtes et bruits de
gens qui sautaient et dansaient, quoiqu'il n'y eût ni époux ni épouse,
et qu'ils n'eussent pas même du pain noir à manger.» Enfin il leur
arriva de n'avoir plus qu'un pauvre bouc, qu'on laissait grimper sur les
murailles pour faire croire qu'on avait du bétail. Il fallut pourtant
le tuer, et quand on l'eut mangé, sa peau fut envoyée en présent au
capitaine de ceux de Prague, qui était tailleur, pour le remercier de
sa trêve. Il faisait très-froid, et les Praguois avaient grand désir de
retourner à leurs foyers. Ils vouèrent les assiégés au diable, _seul
capable d'en venir à bout_, et abandonnèrent l'entreprise, ce dont
Coribut fut _fort mortifié_. La garnison stoïque et facétieuse de
Carlstein fit plusieurs décharges de ses machines, en l'honneur du bouc
qui l'avait sauvée.
Pendant ce siège, une _grosse armée_ allemande, commandée par des
archevêques, des électeurs et des princes du saint-empire, avait voulu
pénétrer en Bohème pour délivrer ceux de Carlstein. Il lui fallut
d'abord assiéger Plawen, où on lança quantité de pigeons et de moineaux
enduits de poix embrasée; mais ce stratagème échoua. Des paysans,
qui s'étaient réfugiés dans cette ville contre les brigandages des
Impériaux, firent une vigoureuse sortie, et, passant à travers l'armée
ennemie, tuèrent cinquante hommes et emmenèrent encore des prisonniers.
Un des moineaux embrasés alla tomber sur une tente de paille, et mit le
feu au camp. L'armée impériale s'agitant pour éteindre l'incendie, le
reste des assiégés de Plawen sortit, se jeta sur l'ennemi éperdu, et le
mit en déroute. Sur la nouvelle que Ziska s'approchait, les Allemands
abandonnèrent complètement l'entreprise et quittèrent la province.
Sigismond désespéré jura d'abandonner la Bohême à ses propres
déchirements; et, voyant que les Moraves s'étaient joints aux Bohémiens
contre lui, il fit don de leur province à l'archiduc Albert, son gendre,
_sous la condition de la réduire_. Les Hussites de Moravie écrivirent
aussitôt à Ziska de venir les secourir; mais Ziska sentait que la
royauté de Coribut était le plus pressant danger, et qu'il fallait le
combattre au coeur de la Bohême. Il envoya aux Moraves celui de ses
capitaines qu'il estimait le plus, Procope _le Rasé_, qui avait été
ordonné prêtre contre son gré dans sa jeunesse, et qui fut depuis
surnommé _le Grand_, à cause de ses exploits militaires. Nous
consacrerons une nouvelle série d'épisodes à ce grand homme, qui fut
le successeur de Jean Ziska dans le commandement des Taborites, et le
continuateur de son oeuvre politique. Nous nous bornerons ici à dire
qu'il se comporta en Moravie avec une science militaire digne des
leçons de Ziska, et une valeur digne de l'élan des Taborites, dont il
partageait les principes les plus ardents.
Cependant Ziska marchait vers Prague. Après avoir veillé à tout et
balayé la frontière, il revenait se prendre corps à corps avec le
fantôme de la royauté. Il y fut devancé par un corps de ses Taborites
qui, plus indignés et plus impatients que lui, pénétrèrent de nuit dans
la _vieille ville_, s'emparèrent de trois maisons, et commencèrent la
guerre intestine. Mais ils étaient trop peu nombreux pour avoir le
dessus. Ils furent repoussés, tués en partie, et plusieurs, en se
retirant, se noyèrent dans la Moldaw.
Ziska, en apprenant cette nouvelle, en fut consterné un instant. Il
avait espéré dominer Prague sans coup férir, par sa seule présence,
et la désabuser par ses conseils de son rêve de monarchie. Le mauvais
accueil fait à ses imprudents avant-coureurs lui donnait à réfléchir.
Entre les grands de Bohême qui voulaient Sigismond et le juste-milieu
qui voulait Coribut, il se voyait seul avec ses Taborites; et lui, qui
avait conçu que sa mission se bornerait à défendre la patrie contre
l'étranger, il se voyait aux prises au dedans avec deux partis
contraires. Sa situation devenait terrible, et il approchait lentement
de la capitale, perdu dans ses pensées, frappé peut-être de l'idée que
sa mission était finie, et qu'il n'était plus l'homme de ce troisième
parti qu'il fallait constituer politiquement et dessiner hardiment au
milieu des deux autres. Si Ziska eut cette angoisse, que les historiens
lui attribuent sans l'expliquer, ce fut une révélation de son destin.
Cet homme, qui devait retremper le courage populaire et donner un nouvel
élan à l'invincible taborisme, cet homme était debout. Il était déjà à
l'oeuvre. De vagues prophéties taborites portaient que Ziska rendrait la
Bohême glorieuse pendant sept ans, et qu'il mourrait pour revivre dans
un autre héros qui, pendant sept ans encore, continuerait son oeuvre.
Ce héros était Procope le Rasé, Procope le Grand, Procope le Picard[33],
c'est-à-dire le vrai Taborite. Ziska le Calixtin, le médiateur
impossible entre ces partis arrivés à l'heure d'explosion, devait jeter
quelque éclat et mourir à temps, car il ne lui restait plus qu'à choisir
entre l'abandon des siens ou celui de sa propre gloire.
[Note 33: Il avait été compromis et arrêté dans l'affaire de Martin
Loquis, et il avait sans doute dû son salut au moine Prémouré.]
Hésitant à jeter la torche au sein du Hussitisme, il envoya des députés
à Prague d'abord, pour désavouer l'équipée que ses gens venaient d'y
faire; ensuite pour exhorter le parti calixtin à ne point élire
Coribut. _Il se faisait fort_, disait-il, _de défendre la Bohème contre
l'Empereur et contre les grands, sans qu'il fût besoin qu'un peuple
libre s'assujettit à un roi_. «Ceux de Prague répondirent qu'ils étaient
bien aises qu'il n'eût point de part à la dernière irruption des
Taborites; mais qu'ils étaient fort étonnés qu'il leur déconseillât
Coribut, puisqu'il n'ignorait pas que toute république a besoin d un
chef». A cette réponse, Ziska comprit qu'on ne voulait plus qu'il fût
ce chef nécessaire; et, blessé de voir préféré un étranger au bouclier
éprouvé de la patrie, il s'écria en levant son bâton de commandement:
_J'ai par deux Jais délivré ceux de Prague; mais je suis résolu de les
perdre, et je ferai voir que je puis également et sauver et opprimer ma
patrie_.
XIII.
Aussitôt Ziska se met en devoir d'exécuter cette terrible résolution;
et, tout en ravageant sur son chemin les terres des seigneurs
catholiques, il marche sur Graditz, qui était réputée calixtine, avec
l'intention de la surprendre. Cependant les Taborites, qui peut-être
eussent voulu marcher tout de suite sur Prague, commençaient à murmurer.
Une nuit qu'ils cheminaient dans les ténèbres, fatigués d'une longue
course, ils refusèrent d'aller plus avant. _Cet aveugle_, disaient-ils,
croit que le jour et la nuit nous sont pareils comme à lui_. Ziska leur
demanda s'il n'y avait pas quelque village aux environs; on lui en nomma
un: _Allez donc y mettre le feu pour vous éclairer_, reprit-il. Ils lui
obéirent, et un peu plus loin ils rencontrèrent Czinko de Wartemberg et
quelques autres grands seigneurs catholiques, qui leur livrèrent un rude
combat. Ils en sortirent triomphants comme à l'ordinaire, et plusieurs
de ces seigneurs y périrent, après quoi Ziska conduisit les Taborites à
Graditz. Cette ville, qui avait une _secrète inclination_ pour lui, le
reçut à bras ouverts, au lieu de se défendre. Ceux de Prague vinrent
pour la reprendre, et furent battus. De là, Ziska courut à Czaslaw, et
s'en empara sans peine. Ceux de Prague vinrent encore l'y inquiéter, et,
comme à Graditz, ils furent défaits et repoussés.
Ces nouvelles répandirent l'effroi dans Prague, et les magistrats
résolurent d'envoyer à Ziska pour lui proposer un accommodement; mais
les seigneurs calixtins s'y opposèrent, et se firent fort de vaincre le
redoutable aveugle. Il était plus facile de s'en vanter que de le faire.
Ziska fit, aussitôt après, une campagne en Moravie, pour seconder
Procope contre _l'évêque de fer_. La seule approche de l'armée taborite
mit en fuite l'archiduc Albert; et Sigismond, qui le suivait pour
assister à ses triomphes, partagea la honte de sa retraite. Jean de fer
tint bon; mais il ne put empêcher Jean Ziska de lui prendre quelques
places et d'attirer dans son parti un grand nombre de seigneurs hussites
de la Moravie.
Ziska ne s'arrêta pas longtemps dans cette contrée: son système était de
dévaster et d'épouvanter, non de conquérir. Il laissa Procope aux prises
avec l'évêque, et pénétra au coeur de l'Autriche, où il porta l'effroi
et la ruine jusqu'aux rives du Danube. L'archiduc, ayant marché sur lui,
ne le trouva plus. Ziska ne risquait jamais inutilement une bataille.
Ennemi rapide, audacieux et insaisissable, la promptitude de ses
résolutions le conduisait là où on l'attendait le moins, et le faisait
disparaître, comme par magie, des lieux où on croyait l'atteindre. Il
lui suffisait de marquer sa course par des ruines, et cette manière
d'affaiblir l'ennemi était la plus sûre pour gagner du temps et ralentir
l'effort de l'invasion.
Tandis qu'on le cherchait vers le Danube, il était déjà retourné en
Moravie, et y prenait des forteresses. A Cremzir, il fut forcé d'en
venir aux mains avec Jean de fer; c'était un adversaire digne de lai.
Attaqué à l'improviste, au milieu de la nuit, soit que la situation fût
grave, soit que Ziska commençât à douter de son étoile, on rapporte
qu'il fut épouvanté, et que sans Procope il eût été défait pour la
première fois; mais Procope, blessé au visage, baissa la visière de son
casque pour cacher son sang, et, entouré de la troupe d'élite qu'on
appelait la _cohorte fraternelle_, fit des prodiges de valeur. Il se
jeta dans la mêlée avec tant de furie, que Ziska, craignant qu'il
ne s'engageât trop avant, fut forcé de réprimer son ardeur; puis il
retrancha son armée derrière les chariots, et feignit d'attendre le
jour pour recommencer le combat. L'évêque, s'étant retiré à Olmutz, et
comptant sur un renfort d'Autrichiens pour le lendemain, ne s'inquiéta
pas davantage cette nuit-là. Mais, au point du jour, Ziska avait fait
plier bagage: averti par des espions diligents de l'approche des
Autrichiens, il était reparti pour la Bohème, ravageant, tuant et
brûlant tout sur les terres de l'évêque et dans le pays morave.
Il trouva Graditz retombée au pouvoir des Calixtins. A peine sorti
victorieux d'une embuscade que des seigneurs catholiques lui avaient
tendue, cet homme infatigable, qui tenait tête à Sigismond et à
l'archiduc au dehors, aux Catholiques et aux Calixtins au dedans, reprit
Graditz, s'empara de la forteresse de Mlazowitz et de Libochowitz, qu'il
rasa sans miséricorde; passa dans le district de Pilsen, y détruisit
Przestitz, Luditz; et, partout harcelé et poursuivi par les seigneurs
catholiques et calixtins, mais assisté par les villes de refuge, après
avoir fait une course sur l'Elbe, il revint s'emparer de Kolin, ville
considérable, à douze lieues de Prague.