George Sand

Jean Ziska
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Les Praguois passèrent l'Elbe pour le combattre; «mais Ziska, que
_Sylvius Aeneas_ appelle un autre Annibal pour ses ruses de guerre, au
lieu de faire volte-face, s'enfuit à toute bride, comme s'il eût eu
peur, afin de les attirer en certain lieu qu'il connaissait bien. Quand
il y fut arrivé, il dit à ses gens: _Où sommes-nous?--A Maleschaux, sur
les montagnes_, lui répondit-on._--L'ennemi est-il loin?--Non, il nous
poursuit chaudement, il est dans la vallée.--Voici le temps!_ dit Ziska;
et, ayant tout disposé pour la bataille, il harangua ainsi ses soldats,
monté sur son chariot: «_Mes très-chers frères et mes braves compagnons,
vous voyez que nous sommes attaqués par des gens que nous avons comblés
de bienfaits et sauvés par deux fois des mains de Sigismond. A présent,
par un esprit de domination, ils sont avides de notre sang. Courage,
donc; c'est aujourd'hui un jour décisif, où il s'agit, en vérité, de
vaincre ou de périr_. Il parlait encore, lorsque, averti qu'on voyait
flotter les drapeaux ennemis au bas de la montagne, il donna le signal.»
Le combat fut acharné; mais la victoire ne déserta pas l'étendard
taborite. Ceux de Prague prirent la fuite, laissant plusieurs milliers
des leurs sur le champ de bataille, «entre lesquels il y avait un grand
nombre de seigneurs de Bohème. Cette action se passa le 8 juin 1424.»

Ziska marche aussitôt à Cuttemberg, que ceux de Prague avaient relevée
après l'incendie ordonné par Sigismond. Ziska la brûle de nouveau, et se
rend à Klattaw qui l'appelait avec impatience. Une seconde victoire à
peu près semblable, par ses manoeuvres et ses résultats, à celles des
montagnes de Maleschaux, amène enfin Ziska aux portes de Prague, et
cette fois avec la résolution et la certitude de s'en rendre maître.

Mais au moment de tourner leurs armes _contre la métropole, contre la
mère de la patrie_, les gentilshommes de l'armée taborite se sentirent
effrayés, et reculèrent devant leur entreprise. Les soldats, émus par
leurs discours, hésitèrent. Il y avait comme un vague soupçon que Ziska
n'agissait plus que pour satisfaire son orgueil, et venger un affront
personnel. Pour apaiser le tumulte, le redoutable aveugle monta sur un
tonneau de bière, et les harangua ainsi: «Pourquoi murmurez-vous contre
moi, ô mes compagnons, contre moi qui vous défends tous les jours au
péril de ma vie? Suis-je votre chef ou suis-je votre ennemi? Vous ai-je
jamais conduits quelque part d'où vous ne soyez sortis vainqueurs?

«Qui vous a fait gagner encore vos dernières batailles, si ce n'est moi?
Vous êtes riches, vous avez acquis de la gloire sous ma conduite; et
moi, pour récompense de tous mes travaux, j'ai perdu la vue, et je ne
puis plus agir que par le secours de vos yeux. Je ne m'en repens pas, si
vous voulez me seconder encore. Je ne veux point la perte de Prague, et
ne pense pas non plus que ses habitants soient altérés du sang du vieux
Qui vous a fait gagner encore vos dernières batailles, si ce n'est moi?
Vous êtes riches, vous avez acquis de la gloire sous ma conduite; et
moi, pour récompense de tous mes travaux, j'ai perdu la vue, et je ne
puis plus agir que par le secours de vos yeux. Je ne m'en repens pas, si
vous voulez me seconder encore. Je ne veux point la perte de Prague, et
ne pense pas non plus que ses habitants soient altérés du sang du vieux
chien aveugle. C'est du vôtre qu'ils ont soif. Ils redoutent vos mains
invincibles et vos coeurs intrépides. Marchons donc à Prague, puisqu'il
n'y a plus de milieu, puisqu'il faut qu'elle ou vous périssiez.
Éteignons une guerre civile qui finira par amener l'ennemi au coeur de
la Bohême. Nous aurons pris la ville et chassé les séditieux avant que
Sigismond en ait avis. Il nous sera alors plus aisé de le vaincre avec
peu de gens bien unis, qu'avec une grosse armée divisée en factions.
Cependant, afin que vous ne me reprochiez rien, consultez-vous.
Voulez-vous la paix? J'y consens, mais craignez de vous en repentir.
Voulez-vous la guerre? m'y voilà tout prêt.» Cette courte harangue
enflamma les Taborites. Ils coururent aux armes, et s'avancèrent jusque
sous les murailles de Prague, résolus de l'attaquer vigoureusement.

[Illustration: Il portait toujours la moustache..(Page 39.)]

Le parti calixtin était perdu, et il le sentit. Prague était affaiblie
par les victoires de Ziska, et Ziska y avait plus de partisans qu'on
ne l'avait pensé d'abord. Le sénat et les citoyens ne pouvaient plus
s'entendre. L'armée taborite était la plus forte et la mieux trempée
que Ziska eût encore présentée à ses adversaires. La consternation
se répandit dans la ville, et, d'un commun accord, tous les ordres
envoyèrent à Ziska maître Jean de Rockizane, prêtre hussite, homme d'un,
grand talent et d'un grand crédit, dont l'ambition devait causer bien
des agitations et des malheurs à cette patrie qu'il venait sauver. Le
vieux guerrier, vaincu par son éloquence, consentit à une réconciliation
entière, et entra dans la ville avec tous les honneurs du triomphe. On
éleva aussitôt un grand monceau de pierres dans le champ où cette paix
venait d'être conclue, et on jura sur cette espèce d'autel druidique
de se servir des pierres qui le formaient, contre le premier qui
rallumerait la guerre civile.

Coribut avait été rappelé par le roi de Pologne, qui voulait se
réconcilier et qui se réconcilia en effet avec l'empereur. L'évêque
de fer s'était si bien comporté en Moravie, malgré la ténacité des
Taborites et les progrès du Hussitisme, que l'archiduc avait repris
courage, et que Sigismond recouvrait l'espoir de rentrer en Bohème. Le
roi de Pologne avait épousé, non la veuve de Wenceslas comme il en
avait été tenté, mais une autre Sophie, fille du grand-duc de Moscovie.
L'Empereur avait assisté à ses noces, et Wladislas faisait serment de ne
plus envoyer Coribut aux Bohémiens. Mais le jeune homme, prenant goût à
cet essai de royauté, rentra secrètement en Bohème, et y fut accueilli
comme un bras de plus contre Sigismond. Cette démarche réveilla les
méfiances de l'Empereur, et l'engagea à traiter directement avec Ziska.
Il lui envoya des ambassadeurs avec des offres magnifiques, dans
l'espoir de le séduire, de le tromper peut-être, et de recouvrer la
couronne de Bohème, sinon par les armes, du moins par l'intrigue. Il lui
offrait le gouvernement du royaume s'il voulait se ranger à son parti
et ramener les rebelles. _«Étrange réduction_, dit, à ce sujet, un
historien catholique, _qu'un empereur d'une si haute réputation en
Italie, en Allemagne, en France, par toute l'Europe, fût contraint de
s'abaisser pour recouvrer son royaume, devant un petit gentilhomme, un
aveugle, un profane, un sacrilège et un scélérat!_»

On dit que Ziska fut ébloui et enivré de ces offres, et qu'il se dirigea
aussitôt vers la Moravie avec Coribut et ceux de Prague, comme pour
combattre, mais en effet pour traiter de plus près avec Sigismond. Ce
peut bien être là une calomnie de plus sur un héros dont les vues ont
été si calomniées d'ailleurs.

Quoi qu'il en soit, il semble que la Providence n'ait pas voulu le
lancer sur la pente dangereuse de l'ambition personnelle, et qu'elle
l'ait soustrait à cette lutte plus funeste que celle des combats, afin
de laisser aux Taborites un souvenir sacré, et à la Bohème un nom
illustre. Il mourut de la peste qui était dans son armée, aux confins
de la Bohème et de la Moravie, le 11 octobre 1424. Les uns disent qu'en
mourant il ordonna à ses gens de livrer son corps aux corbeaux, aimant
mieux passer dans les oiseaux du ciel que dans les vers du sépulcre;
d'autres, qu'il leur commanda de l'écorcher, et de faire un tambour de
sa peau, leur prédisant que le son de ce tambour suffirait pour jeter
l'épouvante dans les rangs ennemis; et que là où serait la peau de
Ziska, là aussi serait la victoire[34]. Notre auteur met cette version au
rang des fables, et j'avais regret à cette circonstance si poétique et
si conforme à l'esprit du temps, lorsque je me suis rappelé que Frédéric
le Grand assurait, en vers et en prose, dans une lettre à Voltaire,
avoir pris ce trésor à Prague, et l'avoir emporté à Berlin. M. Lenfant
est mort lorsque Frédéric n'était encore que prince royal, c'est-à-dire
longtemps avant ses premières conquêtes en Saxe et en Bohème. Nous
pouvons donc croire que cette relique conduisit encore les Taborites à
la victoire sous le grand Procope, et qu'elle fut respectée jusqu'au
moment où elle fut reléguée parmi les curiosités d'un musée national.
La massue de Ziska a joué son rôle longtemps après lui. L'empereur
Ferdinand Ier vit cette grande masse de fer pendue auprès d'un tombeau,
et pensant que ce devait être la sépulture de quelque héros, il ordonna
à ses courtisans de lui lire l'épitaphe. Personne ne fut assez hardi
pour le faire, et il lut lui-même le nom de Ziska. _Fi, fi!_ dit
l'Empereur en reculant, _cette mauvaise bête, toute morte qu'elle est
depuis un siècle, fait encore peur aux vivants!_ Là-dessus, il sortit
de l'église, et fit atteler pour aller coucher à une lieue de la ville,
quoiqu'il eût résolu d'y passer la nuit. On voyait encore cette massue
redoutable en 1619, lorsque Ferdinand II vainquit Frédéric V, électeur
palatin, que les Bohémiens avaient élu roi. Mais, en s'en retournant,
les Impériaux enlevèrent la massue, et rayèrent l'épitaphe.

[Note 34: _Ses amis_, dit Krautzins, _firent ce qu'il leur avait
ordonné et trouvèrent ce qu'il leur avait promis_.]

Si Ziska fut écorché, du moins son corps ne fut donc pas privé des
honneurs de la sépulture. Les Taborites le transportèrent dans la
cathédrale de Czaslaw, et cette ville, qui avait toujours été fidèle aux
principes purs ne voulut pas s'en dessaisir. L'épitaphe qu'en 1619, les
Impériaux effacèrent a été conservée par les historiens:

«Ci-gît Jean Ziska, qui ne le céda à aucun général dans l'art militaire,
vigoureux vainqueur de l'orgueil et de l'avarice des ecclésiastiques,
ardent défenseur de sa patrie. Ce que fit en faveur de la république
romaine Appius Claudius l'aveugle, par ses conseils, et Marcus Furius
Camillus par sa valeur, je l'ai fait en faveur de la Bohème. Je n'ai
jamais manqué à la fortune, et elle ne m'a jamais manqué. Tout aveugle
que j'étais, j'ai toujours bien vu les occasions d'agir. J'ai vaincu
onze fois en bataille rangée. J'ai pris en main la cause des malheureux
et des indigents, contre des prêtres gras et sensuels; et j'ai éprouvé
le secours de Dieu dans cette entreprise. Si leur haine et leur envie
ne s'y étaient opposées, j'aurais été mis au rang des plus illustres
personnages. Cependant malgré le pape, mes os reposent dans ce lieu
sacré.»

A JEAN ZISKA, Grégoire son oncle.

Rien n'est plus profondément vrai que cette épitaphe. Aeneas Sylvius
l'a justifiée en qualifiant Ziska de _monstrum detestabile, crudele,
horrendum, importunum_, etc. Et il y a aujourd'hui des personnes qui
demandent si Ziska a jamais existé! C'est, ainsi qu'on écrit et qu'on
connaît par conséquent l'histoire.

Ziska était représenté en relief sur son tombeau avec ces mots:

«_L'an 1424, le jeudi, veille de la Saint-Gal, mourut Jean Ziska du
Calice, chef des républiques qui souffrent pour le nom de Dieu._»

Chaque secte, chaque nuance de l'esprit hussite inscrivit son distique
dans ce temple en l'honneur de Ziska. Évidemment celui qu'on vient de
lire ne fut pas tracé par une main calixtine.

«Non loin du tombeau, dit notre auteur, il y a un autel où Jean Huss et
Ziska sont représentés l'un auprès de l'autre. Sous l'effigie de Jean
Ziska, on lisait ces vers latins...», que je donnerai en français, et
qui me semblent émanés de la secte picarde qui croyait au retour des
morts sur la terre, ou, pour mieux dire, à la transmission de la vie[35]:

«_Huss est revenu du ciel. Si Ziska son vengeur en revient, Rome impie,
prends garde à toi!_»

[Note 35: Cette secte, très-mélangée, avait été influencée par la
croyance des Millénaires. Mais après Ziska on verra que les Taborites
ont cru au retour immédiat des âmes dans de nouveaux corps.]

Jean Ziska était, selon eux, Jean Huss ressuscité, et Procope fut
regardé comme le possesseur de l'âme de Ziska. Dans la Bible, on voit
l'esprit des prophètes passer, en partie ou en totalité, dans celui de
leurs continuateurs et de leurs adeptes.

Sous la figure de Jean Huss on lisait:

«_Huss, ton vengeur gît ici. Sigismond lui-même a plié sous lui; et
comme on voit en plusieurs lieux les bustes des héros, ainsi Czaslaw
conservera éternellement la mémoire de Ziska._»

Ceci pourrait avoir été inscrit par quelques-uns de ces seigneurs
catholiques avec lesquels, malgré leurs trahisons, Ziska avait cru
devoir jusqu'au bout conserver des ménagements et une apparence
d'amitié. Le misérable Rosemberg, qui l'aidait dans l'occasion à brûler
les _vieux Picards_, était de ce nombre; et sans avoir ni foi politique,
ni croyance religieuse, changeant suivant l'occasion, il fallait bien au
moins qu'il rendit justice à la valeur célèbre de Ziska.

Plus loin encore une épitaphe bizarre, moitié païenne, moitié picarde:

«_Ci-gît Ziska, vaillant en guerre, la gloire de sa _patrie, l'honneur
de Mars. Il a précipité dans le Styx, avec sa foudre vengeresse, les
moines, cette peste criminelle.--Il reviendra encore pour punir les
bonnets carrés._»

Derrière l'autel, il y avait une longue et large pierre avec ces mots:

«_Cette pierre fut la table de Ziska lorsqu'il prenait le corps et le
sang du Seigneur._» Ceci est du pur calixtin.

Enfin sous la massue: «_Jean Ziska repose sous ce «marbre; il fut la
terreur des tonsures de Rome. «Huss! il fut le vengeur de ta mort, en
poursuivant «à outrance les ennemis du calice et en massacrant «les
moines. Cette massue toute teinte de leur sang, «en sera un témoignage
éternel._»

Ce distique sanguinaire est franchement taborite.

J'ai transcrit toutes ces épitaphes, parce qu'elles semblent m'expliquer
le respect et l'amour que Ziska le Calixtin inspirait à des esprits
travaillés de tant d'idées contradictoires. Un hérétique de la fin du
quinzième siècle ajouta son hommage aux précédents:

«_Ci-gît le défenseur du calice et de la vraie foi, le «fléau des moines
et du prélat romain, le raillant «défenseur de la Bohême, la terreur
de l'empire «d'Allemagne, ce général borgne à qui Trocznova «donna
naissance, et qui en portait les armes._»

De toutes ces oraisons funèbres je préfère, pour la justesse de
l'appréciation historique et pour la profondeur du sentiment religieux,
celle qui l'appelle tout simplement le _chef des républiques qui
souffrent pour le nom de Dieu_, et je l'attribuerais volontiers au plus
pur, au plus fort, au plus brave et au plus instruit des Taborites, à
Procope le Grand.

Puisque nous examinons les jugements du passé sur Ziska, nous citerons
celui de Cochlée, l'historien le plus passionné contre lui:

    «Si l'on considère ses exploits, on peut non-seulement l'égaler,
    mais même le préférer aux plus grands capitaines. En est-il aucun
    qui ait livré plus de combats et remporté plus de victoires que lui,
    tout aveugle qu'il était? Ce fut lui qui enseigna l'art militaire
    aux Bohémiens. Il fut l'inventeur de ces remparts qu'ils se
    faisaient avec des chariots et dont ils se servirent si heureusement
    et pendant sa vie et après sa mort. Comme les Taborites n'avaient
    point encore de cavalerie, il trouva moyen de leur en donner
    en démontant la cavalerie ennemie, pour soutenir l'infanterie
    retranchée avec des chariots, etc.»

Cette guerre aux chariots a excité l'admiration de tous les historiens.
Par leur moyen les Taborites, marchant en un seul corps, soldats,
munitions, armes et bagages étaient toujours prêts à se former en
retranchements mobiles, en fortifications vivantes, pour ainsi dire.
Ils avaient trouvé le secret de se passer de citadelles, en faisant
eux-mêmes de leurs camps instantanément, et suivant toutes les
combinaisons que leur dictait le génie stratégique de Ziska, leurs
places de guerre au premier endroit venu. Ils avaient, pour s'entendre
et pour former leurs plans d'attaque ou de défense, des moyens ignorés
de l'ennemi et connus d'eux seuls. Ces moyens étaient des lettres,
des signes ou des figures qui aidaient chaque soldat à reconnaître le
chariot auquel il appartenait, et chaque conducteur de chariot à prendre
et à retrouver sa place dans le combat.

A la massue et au fléau ferré des paysans, Ziska ajouta la lance ou
_framée_ des anciens Germains, et le boucher. La lance était longue,
légère, et si maniable, qu'on s'en servait également comme d'une pique
ou d'un javelot. Le bouclier était également léger et portatif, bien
qu'il fût de la hauteur de l'homme. Il était en bois peint, et portait
l'effigie du calice, avec de belles sentences exprimant la pensée
dominante de chaque secte. On le fixait en terre avec des crocs destinés
à cet usage, et l'on combattait derrière avec l'arc et l'arbalète. Sans
doute le bois de ces légers boucliers était d'une extrême dureté et
à l'épreuve des traits de l'ennemi. Toutes ces manières de combattre
étaient devenues si étrangères aux Allemands, qu'ils étaient frappés
d'épouvanté et ne savaient aucun moyen d'en triompher.

Le redoutable aveugle était toujours monté sur son char auprès du
principal drapeau. Il avait des guides actifs et intelligents qui lui
expliquaient l'ordre de bataille et la situation des lieux; et quoiqu'il
ne tirât plus l'épée, il conduisait toutes choses avec la promptitude,
la prudence, la présence d'esprit, la prévoyance et la pénétration d'un
grand général. Sa mémoire était si fidèle, qu'il n'avait qu'à entendre
le nom du lieu où il se trouvait, pour s'en retracer l'aspect, tel qu'il
l'avait vu en y passant plusieurs années auparavant, jusqu'au moindre
détail, jusqu'à un ruisseau, jusqu'à un rocher. Sur le plus simple
exposé d'ailleurs, il se représentait si bien la scène, les vallons, les
montagnes et les forêts, qu'il ne fit jamais une faute, et ne commanda
jamais une manoeuvre qui ne fût facile et prompte à exécuter. La
lorgnette de Napoléon, qui décida du destin de tant de batailles,
méritait bien de devenir célèbre, et de rester l'attribut de ses
portraits et de ses statues; mais la cécité divinatoire de Ziska a
quelque chose de plus fatal, de plus merveilleux et de plus formidable
encore. On représente la Justice avec un bandeau sur les yeux. Ziska, ce
ministre de la justice de Dieu, selon les Taborites, et de la justice
humaine de son siècle en réalité, devait comme l'antique Némésis,
être aveugle et insensible aux spectacles d'horreur et aux scènes de
désespoir. C'était une sorte d'être abstrait dont la main n'agissait
plus et ne se souillait plus dans le sang des victimes, mais dont le nom
gouvernait tout et dont l'inspiration faisait, tout agir[36].

[Note 36: «Il est mort avec cette gloire d'être sorti vainqueur de
plusieurs batailles et de n'avoir jamais été vaincu.» _Fu goxe_.]

Il sut toujours se faire aimer des siens, et ses soldats l'adorèrent
pour sa douceur, son désintéressement, son calme, son affabilité. Ils
ne lui parlèrent jamais qu'en l'appelant frère Jean; et il ne se servit
jamais avec eux que du nom de _frères_. «Il était de moyenne taille,
avait «le corps robuste et ramassé, la poitrine large, la tête «grosse,
les cheveux ras et châtains, de longues moustaches, «la bouche grande
et le nez aquilin.» _Il portait toujours la moustache et le costume
polonais_, ce qui pouvait être une particularité dans un pays où
l'on avait dû prendre les habitudes allemandes, et ce qui n'était
probablement qu'un retour ou un attachement marqué à l'antique costume
slave. On vit longtemps à Tabor un portrait qui avait été fait d'après
lui de son vivant, et qui pouvait être une belle chose, car le temps
d'Albert Durer approchait. Ziska était représenté tenant d'une main sa
massue, de l'autre la tête d'un moine tonsuré. Un ange, debout devant
lui, lui présentait le calice. Des peintures analogues étaient répandues
dans toute la Bohème. Sur les portes des villes, sur les murailles, sur
les boucliers, partout on voyait des calices grossiers présentés à la
foule avide pur des anges[37]. Je m'imagine que ces ligures, quelque
barbareineut peintes qu'elles lussent, devaient avoir un grand
caractère, et qu'Albert Durer les vit et en fut frappé. Quelques-unes
des gravures sur bois de ce maître semblent être des symboles
hussitiques. On y voit le calice simple et austère dans la main de
l'ange, et le calice chargé d'ornements, de perles et de pierreries dans
celle de la grande prostituée, symbole de l'église romaine. Les cieux
pleuvent du sang, les ministres ailes de la colère divine y courent sur
les nuages. Dans le fond on aperçoit d'affreux supplices, des hommes nus
entraînés au sommet d'une montagne et jetés en bas sur les piques et les
fourches des soldat. Albert Durer avait embrassé le parti de la réforme.
Quoique en véritable artiste de nos jours, et grâce à son talent, il lui
bien avec tous les partis, peut-être dans le secret de son âme,
toutes ses allégories apocalyptiques avaient-elles leur sens dans des
événements plus récents. Peut-être ces victimes qu'on chasse et qu'on
précipite du haut des montagnes sont-elles des Taborites immolés par les
mineurs de Cuttemberg[38]. Un personnage empanaché et d'une grande taille
se dessine dans le lointain, assistant aux supplices comme Hérode ou
Pilate. C'est peut-être Sigismond ou Rosemberg. Ailleurs, on voit des
prélats et des monarques qui font torturer, brûler et aveugler des
martyrs, peut-être Jean Huss, Jérôme de Prague, Jean de Crasa, Martin
Loquis et tant d'autres. Je sais qu'on donne à ces planches célèbres des
noms tirés de l'histoire de la primitive Église, de l'ancien martyrologe
et de l'Apocalypse de saint Jean; mais de saint Jean aux persécutions
des hérétiques du quinzième siècle, il y a plus près dans le cerveau
d'un de ces hérétiques joannites que de l'Apocalypse aux martyrs de
Dioclétien. Il est certain que les hérésies du moyen âge et de la
renaissance ont expliqué admirablement les mystérieuses prophéties de
Jean, et qu'aucune autre application satisfaisante ne peut se trouver
hors de là: toute l'émotion, toute la poésie de ces révolutions
religieuses roule sur l'Apocalypse; toutes les prédications en furent
inspirées, tous les symboles en furent mis au jour et célébrés avec
enthousiasme.

[Note 37: C'est ce qui donna lieu à un distique latin dont voici le
sens: «La Bohème peint tant de coupes, qu'il semble qu'elle n'ait plus
d'autre dieu que Bacchus.»]

[Note 38: Ce sont peut-être aussi des Taborites qui se vengent
Catholiques et sacrifient aux mânes de leurs proches. Il n'y a pas
jusqu'à la longue ramée bohémienne qui ne se retrouve dans ces
compositions.]

«La mort de Ziska mit une grande désolation dans son armée. On
n'entendait que lamentations et murmures contre la fortune qui avait
condamné à la mort un homme immortel. Les Taborites, après avoir
mis tout à feu et à sang dans les lieux où il était mort comme pour
sacrifier à ses mânes, et lui avoir rendu les honneurs funèbres, se
partagèrent en trois bandes.» La première retint le nom de _Taborite_,
et choisit pour chef Procope le Grand, que Ziska avait institué
l'héritier de ses oeuvres; la deuxième garda le nom d'_Orébite_, et mit
à sa tête Procope le Petit, surnommé ainsi seulement pour le distinguer
par l'antithèse que présentait sa stature, car ce fut aussi un grand
guerrier; la troisième bande prit le nom d'_Orpheline_, pour désigner
son deuil, et nomma plusieurs chefs pour témoigner qu'elle n'en trouvait
pas un seul en particulier qui fût digne de succéder à Ziska. Ces
Orphelins se tinrent toujours dans leurs chariots, dont ils se faisaient
un camp, ou plutôt une ville portative. Ils s'imposèrent la loi de ne
jamais demeurer ailleurs, et de n'entrer dans les villes que pour les
besoins de la guerre et l'approvisionnement de l'armée. «Ce partage
n'empêcha pas que les trois corps ne s'unissent étroitement quand il
s'agissait de la cause commune. Ils appelaient la Bohème _la terre de
promission_, et les Allemands, soit _Philistins_, soit _Iduméens_,
soit _Moabites_, soit _Amalécites_, distinguant par ces noms ceux des
diverses provinces. Les Orphelins et les Orébites tirèrent du côté de la
Lusace et de la Silésie, brûlant et massacrant tout. Procope le Rasé, à
la tête des Taborites et de ceux de Prague, marcha vers l'Autriche par
la Moravie.» Nous l'y suivrons; car c'est sous les Procope que les
Taborites firent les plus grandes choses, et rendirent la Bohème la
terreur des nations environnantes, de tout le corps germanique et de
l'église romaine. C'est sous leur conduite que les Bohémiens furent
regardés, non plus comme des hommes, mais comme des démons et
des fantômes invincibles. «De sorte qu'il ne s'agissait plus
d'anathématiser, mais d'exorciser cet antre diabolique, cette demeure de
Satan.» Mais avant de nous engager dans cette nouvelle campagne, nous
avons à vous raconter, Mesdames, les aventures de la comtesse de
Rudolstadt.


FIN DE JEAN ZISKA.
                
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