George Sand

Jean Ziska
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[Illustration]




                            JEAN ZISKA

                 ÉPISODE DE LA GUERRE DES HUSSITES



                              NOTICE


J'ai écrit _Jean Ziska_ entre la première et la seconde partie
de _Consuelo_, c'est-à-dire entre _Consuelo_ et la _Comtesse de
Rudolstadt_. Ayant eu à consulter des livres sur l'histoire des derniers
siècles de la Bohême, où j'avais placé la scène de mon roman, je fus
frappée de l'intérêt et de la couleur de cette histoire des Hussites,
qui n'existait en français que dans un ouvrage long, indigeste, diffus,
quasi impossible à lire. Et pourtant ce livre avait sa valeur et ses
côtés saisissants pour qui avait la patience de les attendre à venir. Je
crois en avoir extrait la moelle en conscience et rétabli la clarté qui
s'y noyait sous le désordre des idées et la dissémination des faits.

GEORGE SAND.
Nohant, 17 janvier 1853.


L'histoire de la Bohême est peu répandue chez nous. Pour en faire une
étude particulière il faudrait savoir le bohême et le latin. Or, ne
sachant pas mieux l'un que l'autre, je me vois forcé d'extraire d'un
gros livre, estimable autant qu'indigeste, quelques pages sur la guerre
des Hussites, comme explications, comme _pièces à l'appui_ (c'est ainsi
qu'on dit, je crois), enfin comme documents à consulter entre les deux
séries principales d'aventures que j'ai entrepris de raconter sous le
titre de _Consuelo_. En parcourant la Bohême à la piste de mon héroïne,
j'avais été frappé du souvenir des antiques prouesses de Jean Ziska et
de ses compagnons. Je pris alors quelques notes; et ce sont ces notes
que je publie maintenant, avec prière aux lecteurs de ne prendre ceci ni
pour un roman ni pour une histoire, mais pour le simple récit de faits
véritables dont j'ai cherché le sens et la portée, dans mon sentiment
plus que dans les ténèbres de l'érudition. Les personnes qui s'adonnent
à la lecture du roman ne se piquent pas, en général, d'un plus grand
savoir que celles qui l'écrivent. Il est donc arrivé que plusieurs dames
m'ont demandé ingénument où le comte Albert de Rudolstadt avait été
pêcher Jean Ziska; ce que Jean Ziska venait faire dans mon roman, sur la
scène du dix-huitième siècle; enfin si Jean Ziska était une fiction ou
une figure historique. Bien loin de dédaigner cette sainte ignorance, je
suis charmé de pouvoir faire part à mes patientes lectrices du peu que
j'ai lu sur cette matière, et de l'enrichir de quelques contradictions
que je me suis permis de puiser à meilleure source; oserai-je dire
quelquefois sous mon bonnet? Pourquoi non? J'ai toujours eu la
persuasion qu'un savant sec ne valait pas un écolier qui sent parler
dans son coeur la conscience des faits humains.

Mon récit commence à la fin de ce fameux et scandaleux concile de
Constance, où les bûchers de Jean Huss et de Jérôme de Prague vinrent
apporter un peu de distraction aux ennuis des vénérables pères et des
prélats qui siégeaient dans la docte assemblée. Ou sait qu'il s'agissait
d'avoir un pape au lieu de deux qui se disputaient fort scandaleusement
l'empire du monde spirituel. On réussite en avoir trois. La discussion
fut longue, fastidieuse. Les riches abbés et les majestueux évêques
avaient bien là leurs maîtresses; Constance était devenu le rendez-vous
des plus belles et des plus opulentes courtisanes de l'univers; mais que
voulez-vous? On se lasse de tout. L'Église de ce temps-là n'était pas
née pour la volupté seulement; elle sentait ses appétits de domination
singulièrement méconnus chez les nations remuantes et troublées: le
besoin d'un peu de vengeance se faisait naturellement sentir. Le grand
théologien Jean Gerson était venu là de la part de l'Université de Paris
pour réclamer la condamnation d'un de ses confrères, le docteur Jean
Petit, lequel avait fait, peu d'années auparavant, l'apologie de
l'assassinat du duc d'Orléans, sous la forme d'une thèse en faveur du
_tyrannicide_. Jean Petit était la créature du meurtrier Jean-sans-Peur,
duc de Bourgogne; Jean Gerson, quoique dévoué aux d'Orléans, était animé
d'un sentiment plus noble en apparence. Il avait à coeur de défendre
l'honneur de l'Université, et de flétrir les doctrines impies de
l'avocat sanguinaire. Il n'obtint pas justice; et voulant assouvir son
indignation sur quelqu'un, il s'acharna à la condamnation de Jean Huss,
le docteur de l'Université de Prague, le théologien de la Bohême, le
représentant des libertés religieuses que cette nation revendiquait
depuis des siècles.

A coup sûr, ce fut une étrange manière de prouver l'horreur du sang
répandu, que d'envoyer aux flammes un homme de bien pour une dissidence
d'opinion[1]; mais telle était la morale de ces temps; et il faut bien,
sans trop d'épouvante, contempler courageusement le spectacle des
terribles maladies au milieu desquelles se développait la virilité
de l'intelligence, retenue encore dans les liens d'une adolescence
fougueuse et aveugle. Sans cela nous ne comprendrons rien à l'histoire,
et dès la première page nous fermerons ce livre écrit avec du sang.
Ainsi, mes chères lectrices, point de faiblesse, et acceptez bien
ceci avant de regarder la sinistre figure de Jean Ziska: c'est qu'au
quinzième siècle, pour ne parler que de celui-là, rois, papes, évêques
et princes, peuple et soldats, barons et vilains, tous versaient le sang
comme aujourd'hui nous versons l'encre. Les nations les plus civilisées
de l'Europe offraient un vaste champ de carnage, et la vie d'un homme
pesait si peu dans la main de son semblable, que ce n était pas la peine
d'en parler.

[Note 1: Soit dégoût des affaires, soit remords de conscience, Jen
Gerson alla finir ses jours dans un couvent où il écrivit l'_Imitation
de Jesus-Christ_, et plus tard la défense de Jeanne d'Arc. Voyez à cet
égard l'excellente _Histoire de France_ de M. Henri Martin.]

Est-ce à dire que le sentiment du vrai, la notion du juste, fussent
inconnus aux hommes de ce temps? Hélas! quand on regarde l'ensemble, on
est prêt à dire que oui; mais quand on examine mieux les détails, on
retrouve bien dans cette divine création qu'on appelle l'humanité,
l'effort constant de la vérité contre le mensonge, du juste contre
l'injuste. Les crimes, quoique innombrables, ne passent pas inaperçus.
Les contemporains qui nous en ont transmis le récit lugubre en gémissent
avec partialité, il est vrai, mais avec énergie. Chacun pleure ses
partisans et ses amis, chacun maudit et réprouve les forfaits d'autrui;
mais chacun se venge, et le droit des représailles semble être un droit
sacré chez ces farouches chrétiens qui ne croient pas au bienfait
terrestre de la miséricorde. On discute ardemment la justice des causes,
on n'examine jamais celle des moyens; cette dernière notion ne semble
pas être éclose. La philosophie que le dix-huitième siècle a prêchée
sous le nom de tolérance, a été le premier étendard levé sur le monde
pour guider, vers la charité chrétienne les esprits du catholicisme.
Jusque-là le catholicisme prêche avec le bourreau à sa droite et le
confesseur à sa gauche, et alors même que la tolérance s'efforce de
lui faire congédier le tourmenteur, le catholicisme résiste, menace,
anathématise, brûle les écrits de Jean-Jacques Rousseau, traite Voltaire
d'Antéchrist, et fait une scission éclatante, éternelle peut-être avec
la philosophie.

Ainsi donc, au quinzième siècle, la guerre, partout la guerre. La guerre
est le développement inévitable de l'unité sociale et de l'éducation
religieuse. Sans la guerre, point de nationalité, point de lumière
intellectuelle, pas une seule question qui puisse sortir des ténèbres.
Pour échapper à la barbarie, il faut que notre race lutte avec tous les
moyens de la barbarie. Le combat ou la mort, la lutte sanguinaire ou
le néant; c'est ainsi que la question est invinciblement posée.
Acceptez-la, ou vous ne trouvez dans l'histoire de l'humanité qu'une
nuit profonde, dans l'oeuvre de la Providence que caprice et mensonge.

Il me fallait insister sur cotte vérité, devenue banale, avant de vous
introduire sur l'arène fumante de la Bohème. Si je vous y faisais entrer
d'emblée, lectrice délicate, épouvantée de heurter à chaque pas des
monceaux de ruines et de cadavres, vous penseriez peut-être que la
Bohème était alors une nation plus barbare que les autres; je dois donc,
au préalable, vous prier, Madame, de jeter un coup d'oeil sur notre
belle France, et de voir ce qu'elle était à cette époque, c'est-à-dire
durant les dernières années de l'infortuné Charles VI. D'un côté les
Armagnacs ravageant les campagnes jusqu'aux, portes de Paris, pillant et
massacrant sans merci leurs compatriotes; un sire de Vauru pendant au
chêne de Meaux une cinquantaine de pièces de gibier humain qu'on y
voyait _brandiller_ tous les matins[2]; un dauphin de France assassinant
son parent en trahison sur le pont de Montereau, emprisonnant sa mère,
abandonnant son père idiot à tous les maux de sa condition et à tous les
dangers de son ineptie: de l'autre, un duc de Bourgogne, assassin de son
proche parent, faisant justice de ses ennemis dans Paris, à l'aide du
bourreau Capeluche, des bouchers et des écorcheurs; chaque parti vendant
à son tour sa patrie à l'Angleterre; l'Anglais aux portes de Paris; dans
Paris la famine, la peste, l'anarchie, le découragement, les vengeances
inutiles et féroces, les prisonniers mourant de faim dans les cachots ou
égorgés par centaines au Châtelet; la Seine encombrée de sacs de cuir
remplis de cadavres; une reine obèse plongée dans la débauche, chaque
membre de la famille royale volant les trésors de la couronne, dévastant
les églises, écrasant le peuple d'impôts; celui-ci faisant fondre la
châsse île Saint-Louis pour payer une orgie, celui-là arrachant aux
misérables leur dernière obole pour une campagne contre l'ennemi qu'il
n'ose pas seulement songer à entreprendre; les bandes de soldats
mercenaires réclamant en vain leur paye, et recevant pour dédommagement
la permission de mettre le pays à feu et à sang; et le jour des
funérailles de Charles VI, où il ne restait pas un seul de ces princes
pour accompagner son cercueil, le duc de Bedfort criant sur cette tombe
maudite: «Vive le roi de France et d'Angleterre, Henri VI!»

[Note 2: Voy. Henri Martin.]

Eh bien, pendant cette agonie de la France, la Bohème présentait un
spectacle non moins terrible, mais héroïque et grandiose. Une poignée de
fanatiques invincibles repoussait les immenses armées de la Germanie;
les massacres et les incendies servaient du moins à tenter un grand
coup, une oeuvre patriotique; et si la Bohème finit par succomber,
ce fut avec autant de gloire que _ces vaillantes gens_ de Gand, dont
l'histoire est quasi contemporaine.




                                 I.


Wenceslas de Luxembourg régnait en Bohême. La France avait vu ce
monarque grossier lorsqu'il était venu conférer à Reims avec les princes
du saint-empire et les princes français pour l'exclusion de l'antipape
Boniface. «Les moeurs bassement crapuleuses de Wenceslas choquèrent
fort la cour de France, qui mettait au moins de l'élégance dans le
libertinage: l'empereur était ivre dès le matin quand on allait le
chercher pour les conférences[3].» A l'époque du concile de Constance et
du supplice de Jean Huss, il y avait quinze ans que Wenceslas n'était
plus empereur. Son frère Sigismond avait réussi à le faire déposer par
les électeurs du saint-empire, dans l'espérance de lui succéder; mais
il fut déçu dans son ambition, et la diète choisit Rupert, électeur
palatin, entre plusieurs concurrents, dont l'un fut assassiné par
les autres. Cette élection ne fut pas généralement approuvée.
Aix-la-Chapelle refusa de conférer à Rupert le titre de _roi des
Romains;_ plusieurs autres villes du saint-empire reculèrent devant la
violation du serment qu'elles avaient prêté au successeur légitime de
Charles IV[4]. Une partie des domaines impériaux paya les subsides à
Wenceslas, l'autre à Rupert. Sigismond brocha sur le tout, inonda la
Bohême de ses garnisons et la désola de ses brigandages, s'arrogeant la
souveraineté effective en attendant mieux, persécutant son frère
dans l'intérieur de son royaume, soulevant la nation contre lui, et
s'efforçant d'user les derniers ressorts de cette volonté déjà morte.
Ainsi rien ne ressemblait plus à la papauté que l'Empire, puisqu'on vit
vers le même temps trois papes se disputer la tiare, et trois empereurs
s'arracher le sceptre des mains. Et l'on peut dire aussi que rien ne
ressemblait plus à la France que la Bohême. A l'une un roi fainéant,
poltron, ivrogne, abruti; à l'autre un pauvre aliéné, moins odieux et
aussi impuissant. A la France, les dissensions des Armagnacs et des
Bourgognes, et la fureur du peuple entre deux. A la Bohême, les ravages
de Sigismond, la résistance à la fois molle et cruelle de la cour, et la
voix du peuple, au nom de Jean Huss, précipitant l'orage. Mais là fut
grande cette voix du peuple, que trop de malheurs et de divisions
étouffaient chez nous sous le bâillon de L'étranger.

[Note 3: Henri Martin.]

[Note 4: Mort en 1378.]

Wenceslas s'était rendu odieux dès le principe par ses moeurs brutales
et son inaction. En 1384, quelques seigneurs s'étant déclarés
ouvertement contre lui, il appela des consuls allemands, à l'exclusion
de ceux du pays, pour maintenir ses sujets dans l'obéissance, et fit
périr les mécontents sur la place publique. La fière nation bohème ne
put souffrir cet outrage, et ne lui pardonna jamais d'avoir appelé des
étrangers à son aide pour décimer sa noblesse. Ce fut le principal
prétexte allégué dans le soulèvement qui éclata par la suite, et où Jean
Huss, au nom de l'Université de Prague, eut beaucoup de part. On lui
reprocha encore amèrement le meurtre de Jean de Népomuck, ce vénérable
docteur, qu'il avait fait jeter dans la Moldaw pour n'avoir pas voulu
lui révéler la confession de sa femme. Enfin la mort de cette pieuse
et douce Jeanne fut imputée à ses mauvais traitements. Tour à tour
spoliateur des biens de son clergé et persécuteur des hérétiques, accusé
par les orthodoxes d'avoir laissé couver et éclore l'hérésie hussite,
par les réformateurs d'avoir abandonné Jean Huss aux fureurs du concile
et maltraité ses disciples, il ne trouva de sympathie nulle part, parce
qu'il n'avait jamais éprouvé de sympathie pour personne. Sigismond aida
les mécontents à lui faire un mauvais parti, et un beau matin, en 1393,
l'empereur Wenceslas fut mis aux arrêts dans la maison de ville, ni plus
ni moins qu'un ivrogne ramassé par la patrouille. Il s'en échappa tout
nu dans un bateau, où une femme du peuple le recueillit, à telles
enseignes qu'il en fit, dit-on, sa femme. Cependant Sigismond, levant le
masque, fondait sur la Bohême. Les Bohémiens relevèrent leur fantôme de
roi pour tenir l'usurpateur en respect et le repousser. Wenceslas n'en
fut pas plus sage, et se mit en besogne de vendre son royaume pour
boire. Il commença par la Lombardie, qui était un fief de l'Empire et
qu'il donna à Jean Galéas Visconti pour 150,000 écus d'or. Il avait
déjà perdu les villes, forts et châteaux de la Bavière, que Rupert,
l'électeur palatin, lui avait enlevés; si bien que, traduit au ban de
l'Empire, déclaré relaps, haï des siens, méprisé de tous, déposé le
lendemain de son nouveau mariage avec Sophie de Bavière, il se trouva,
en 1400, réduit à sa petite Bohême. Pour un prince juste, aimé de son
peuple, c'eût été pourtant une forteresse inexpugnable. La division et
le morcellement des plus grandes puissances spirituelles et temporelles
prouvait bien alors qu'il n'y avait plus de force que dans le sentiment
national de quelques races chevaleresques. Mais Wenceslas ne savait et
ne pouvait s'appuyer sur rien. En 1401, «revenu à son mauvais naturel,»
il fut pris par les grands et enfermé dans la tour noire du palais de
Prague. Transféré dans diverses forteresses, il alla passer un an en
captivité à Vienne, d'où il s'échappa encore dans un bateau. La Bohême
l'accueillit encore, parce que Sigismond désolait le pays avec une armée
de Hongrois. «Ils y firent des désordres inexprimables, tuant et violant
partout où ils passaient. Ils enlevaient, sur leurs selles, de jeunes
garçons et de jeunes filles, et les vendaient _comme des chevreuils_.
Sigismond ne se montra pas moins cruel que ses gens; ne pouvant venir à
bout de prendre un fort qu'il avait assiégé, il en tira sous de belles
promesses, le jeune Procope, marquis de Moravie, prince du sang, et le
fit attacher à une machine de guerre qui était devant la muraille, afin
que les assiégés fussent contraints de tuer leur maître à coups de
flèches.» Cet infortuné ayant survécu à ses blessures, Sigismond le fit
conduire à Brauna et l'y laissa mourir de faim.

Wenceslas n'eut qu'à se montrer aux intrépides Bohémiens pour que
Sigismond fût repoussé; mais plusieurs des principales places fortes de
la Bohême restèrent entre ses mains, et l'on peut dire que jusqu'à
la guerre des Hussites, cette nation gouvernée par un fantôme, et
surveillée par un ennemi intérieur, fit l'apprentissage du gouvernement
républicain qu'elle rêvait depuis longtemps et qu'elle allait essayer de
mettre en pratique. Pendant cette sorte d'interrègne, qui dura encore
une quinzaine d'années, si l'anarchie gagna les institutions et paralysa
les moyens de développement matériel, il se fit en revanche un grand
travail de recomposition dans les idées religieuses et sociales.
L'esprit réformateur, qui, sous divers noms et sous diverses formes,
fermentait en France, en Hollande, en Angleterre, en Italie et en
Allemagne depuis plusieurs siècles, commença à asseoir son siège en
Bohême, et à préparer ces grandes luttes que hâtaient l'établissement
et l'exercice de l'inquisition. Quelques souvenirs historiques sont
indispensables ici pour faire comprendre la courte mission de Jean Huss
(de 1407 à 1415), l'influence prodigieuse que dans l'espace de ces sept
années il exerça sur son pays, enfin le retentissement inouï de son
martyre, que les quatorze sanglantes années de la guerre hussite firent
si cruellement expier au parti catholique.

La race slave des Tchèques, que nous appelons à tort les Bohémiens[5],
avait conservé ces institutions sorties de son propre esprit, et
n'avait subi aucun joug étranger depuis le temps de sa reine Libussa,
jusqu'après celui de Wenceslas V, au commencement du quatorzième siècle.
La dynastie des Przemysl ducs de Bohême, avait donc duré six siècles.
Le premier des Przemysl, tige de cette race illustre, fut, dit-on, un
simple laboureur, que la reine Libussa tira de la charrue (comme Rome
en avait tiré Cincinnatus), pour en faire son époux et le chef de son
peuple. La légende naïve et touchante de l'antique Bohême rapporte
qu'elle lui fit conserver ses gros souliers de paysan, et qu'il les
légua au fils qui lui succédait, afin qu'il n'oubliât point sa rustique
origine et les devoirs qu'elle lui imposait[6]. Wladislas II fut le
second de ses descendants qui porta le titre de roi. Ce titre lui fut
conféré par Frédéric Barberousse. Mais il semble que ce fut pour cette
race le signal de la fatalité. L'esprit conquérant qui s'emparait des
souverains de la Bohême devait, suivant la loi éternelle, détruire la
nationalité de leur domination. Przemysl-Ottokar II posséda, avec la
Bohême, l'Autriche, la Carniole, l'Istrie, la Styrie, une partie de la
Carinthie, et jusqu'à un port de mer, ce qui, pour le dire en passant,
pourrait bien purger la mémoire de Shakspeare d'une grosse faute de
géographie[7]. Il fit la guerre aux païens de Prusse, leur dicta des
lois, bâtit Koenigsberg, prit sous sa protection Vérone, Feltre et
Trévise, et refusa par excès d'orgueil, dit-on, plus que par modestie,
la couronne impériale, qui échut à Rodolphe de Habsbourg, lequel le
dépouilla d'une partie de ses domaines. Après lui, Wenceslas IV fut élu
roi de Pologne. Wenceslas V, qui réunit la Hongrie à ces possessions, se
perdit dans la débauche, fut assassiné à Olmutz et termina la dynastie
nationale. Cinq ans après, Jean de Luxembourg montait sur le trône de
Bohème, et l'influence allemande commençait à irriter les Bohémiens,
livrés pour la première fois depuis tant de siècles à une main
étrangère. Jean, politique habile et ambitieux, comprit son rôle,
renvoya les fonctionnaires allemands et promena sa noblesse dans des
guerres à l'étranger. Il finit par se promener lui-même hors de la
contrée, sous prétexte de maladie, mais en effet pour laisser aux
Bohémiens le temps de s'habituer sans trop d'amertume à sa domination.
Il fit plusieurs voyages en France, fréquenta les papes d'Avignon, et
tout en respirant l'air salubre de ces contrées, revint un beau jour,
rapportant de par un décret de l'autorité pontificale, la couronne
impériale à son fils. Ce fils fut Charles IV, premier roi de Bohème,
empereur. Ses grands travaux donnèrent à cette contrée un lustre qu'elle
n'avait pas encore eu. Il bâtit la nouvelle ville de Prague, composa
le code des lois, fonda le collège de Carlstein, et tenta de réunir
la Moldaw au Danube. Mais son plus grand oeuvre fut la fondation de
l'Université de Prague à l'instar de celle de Paris, où il avait étudié.
Ce corps savant devint rapidement illustre et enfanta Jean Huss, Jérôme
de Prague et plusieurs autres hommes supérieurs; c'est-à-dire qu'il
enfanta le hussitisme, un idéal de république qui devait bientôt faire
une rude guerre à la postérité de son fondateur.

[Note 5: C'est à peu près comme si les étrangers, au lieu de nous
confirmer notre glorieux nom de _Francs_, s'obstinaient à nous appeler
_Celtes_. Les Boiens furent expulsés de la contrée à laquelle ils ont
laissé le nom de Bohême 500 ans avant notre ère, et les Tchèques sont
une toute autre race.]

[Note 6: Cette tradition du paysan-roi se retrouve chez tous les
peuples slave.]

[Note 7: On sait que dans un de ses drames à époques incertaines il
fait aborder sur un navire un de ses personnages en Bohème. Ce pouvait
être la port de Naon qu'acheta le roi Ottokar, et qui posa fastueusement
la limite de son empire au rivage de l'Adriatique.]

Charles IV chérissait tendrement cependant cette Université, sa noble
fille. Il y prenait tant de plaisir aux discussions savantes, que
lorsqu'on venait l'interrompre pour l'avertir de manger, il répondait,
en montrant ses docteurs échauffés à la dispute: «C'est ici mon souper;
je n'ai pas d'autre faim.» Malgré cette sollicitude paternelle pour
l'éducation des Bohémiens, ceux-ci ne l'aimèrent jamais et lui
reprochèrent de trop s'occuper des intérêts de sa famille. Le reproche
fut peut-être injuste; mais cette famille avait le tort impardonnable
d'être étrangère: on le lui fit bien voir.

Sous Wenceslas l'ivrogne, fils de Charles IV, l'Université de Prague,
forte de sa propre vie, grandit, se développa, acquit une immense
popularité, et produisit Jean Huss, qu'elle envoya, comme le plus beau
fleuron de sa couronne, au concile de Constance. Les pères du concile
ne lui renvoyèrent même pas ses cendres. L'Université fit faire à
la Bohème, dont elle était devenue la tête et le coeur, le serment
d'Annibal contre Rome.

Il ne faudrait pas croire cependant que la conversion de ce peuple
guerrier en un peuple raisonneur et théologien fût l'affaire de quelques
années et l'oeuvre entière de l'Université. Les choses ne se passent pas
ainsi dans la vie des nations. Permis aux pères des conciles de dire,
dans le style du temps, que le royaume de Bohême, jusque-là fidèlement
attaché à la religion, était devenu tout d'un coup l'_égout de toutes
les sectes_. Il y avait bien longtemps, au contraire, que la Bohême
tournait à l'hérésie, et que le monde civilisé tout entier, _infecté de
ce poison_, lui en infiltrait tout doucement le venin.

Si j'écrivais cette histoire pour les hommes graves (comme on dit
de tant d'hommes en ce temps-ci où il y a si peu de gravité), je ne
pourrais faire moins que de tracer maintenant l'histoire de l'hérésie.
Il me faudrait, pour remonter à son berceau, remonter à celui de
l'Église; ce serait un plus long et un peu lourd. Rassurez-vous,
Mesdames, c'est pour vous que j'écris, et ce que j'ai lu de tout cela,
je vous le résumerai en peu de mots, d'autant plus qu'à cet égard
l'_histoire n'existe pas; l'histoire n'est pas faite_. Rien de plus
obscur et de plus embrouillé que la certitude de certains faits dans le
passé. Peut-être faudrait-il s'occuper un peu de chercher celle du fait
idéal; si l'on songeait bien aux causes morales des événements, on
déterminerait peut-être d'une manière plus satisfaisante la marche de
ces événements; si l'on mettait un peu plus de sentiment dans l'étude
de l'histoire, je crois qu'on devinerait beaucoup de choses qu'avec la
seule érudition il sera peut-être à jamais impossible d'affirmer.

_Deviner l'histoire_ de la pensée humaine, voilà en effet à quoi nous
sommes réduits en ce temps de scepticisme, après tant de siècles
d'hypocrisie. Que dis-je? l'hypocrisie et le scepticisme sont de tous
les temps, et presque toujours l'histoire, surtout l'histoire des
religions, a été écrite sous l'une ou l'autre inspiration. L'Église a
écrit l'histoire, c'est elle qui l'a le plus et le mieux écrite dans
le passé: l'Église a été forcée de l'écrire selon ses intérêts,
ses ressentiments et ses terreurs. Les souverains ont fait écrire
l'histoire, et les souverains ont fait comme l'Église. Comme le pouvoir
spirituel et le pouvoir temporel ont été aux prises éternellement, voilà
déjà de grandes contradictions entre les historiens des deux camps. Puis
les philosophes et les hérétiques ont écrit l'histoire: ressentiment et
amertume contre les pouvoirs oppresseurs, crainte et jalousie entre les
diverses sectes et les diverses philosophies, ignorance et précipitation
de jugement, voilà ce qu'on trouve chez la plupart de ces historiens.
Nouvelles contradictions! où est donc la vérité de l'histoire au milieu
de ce conflit? L'histoire n'existe pas, je vous le jure; que les pédants
en pensent ce qu'ils veulent!

Mais comme la Providence ne fait rien d'inutile, l'humanité, sur
laquelle et par laquelle agit chez nous la Providence, ne fait rien
d'inutile non plus. Le passé a entassé devant nous des montagnes de
matériaux, l'avenir en profitera. Le présent s'en effraie et y porte
une main timide. Mais vienne le réveil des grands sentiments, vienne un
siècle des lumières qui ne sera ni celui de Léon X ni celui de Louis
XIV, mais celui de la justice et de la droiture, l'histoire se fera, et
nos petits-enfants en auront enfin une idée nette et bienfaisante.

Quoi, me direz-vous, nous n'avons pas d'histoire? Et qu'avons-nous donc
appris dans nos couvents?--Hélas! Mesdames, vous n'y avez appris que
l'Évangile, et encore ne l'avez-vous pas compris. Vos filles pourraient
commencer à apprendre quelque chose, car on a commencé à faire pour la
jeunesse de bons ouvrages comparativement à ceux du passé. Quelques
esprits élevés ont jeté de siècle en siècle une certaine clarté
progressive sur cet abîme ténébreux. De nos jours de rares intelligences
ont indiqué la route; la notion d'une nouvelle méthode supérieure
à l'ancienne s'est répandue et tend à se populariser, en dépit de
l'hypocrisie sceptique de l'Église et du scepticisme hypocrite de
l'Université. Mais les seuls beaux travaux que nous possédions sur
l'histoire ne sont encore que des aperçus de sentiment, des éclairs de
divination. Je vous l'ai dit, nous en sommes à deviner l'histoire, en
attendant qu'on nous la fasse et qu'on nous la donne tout expliquée et
toute dévoilée.

Je conviens que certains points principaux semblent être du moins assez
bien dépouillés de mensonge et d'ignorance pour qu'on puisse en juger.
Si, sur tous les points, la besogne était assez bien débrouillée,
l'ouvrage assez dégrossi, pour que la raison et le sentiment n'eussent
plus qu'à se prononcer sur la conséquence et la moralité des faits, nous
serions déjà bien avancés, et il ne faudrait pas se plaindre: demain
nous aurions nos Hérodotes et nos Tacites. Mais nous n'en sommes pas là,
et les plus instruits de nos maîtres avouent qu'il y a des côtés (selon
moi, ce sont les plus importants) où tout est plongé dans un épais
brouillard. Telle est l'histoire des hérésies; je ne vous citerai que
celle-là, quoique celle de la religion officielle qu'on vous a enseignée
et que vous enseignez à vos enfants soit tout aussi menteuse, tout aussi
obscure, tout aussi incertaine. Mais mon sujet m'impose de me borner
à la première, et je vous demande si vous en savez quelque chose? Ne
rougissez pas d'avouer que non. Vos professeurs n'en savent guère plus.

Et comment le sauraient-ils? Figurez-vous, Madame, qu'il y a là toute
une moitié de l'histoire intellectuelle et morale de l'humanité, que
l'autre moitié du genre humain a fait disparaître, parce qu'elle
la gênait et la menaçait. Il faut que j'essaie de vous faire bien
comprendre de quoi il est question, et vous verrez ensuite que cette
sainte mère l'hérésie nous a engendrés tout aussi légitimement, tout
aussi puissamment que notre autre mère la sainte Église. L'une nous a
baptisés, confessés et dirigés de siècle en siècle à la lumière du jour;
l'autre nous a travaillé le coeur, réchauffé l'esprit; elle nous a
tourmentés, inspirés, poussés en avant de siècle en siècle par ses voix
mystérieuses, toujours étouffées et toujours éloquentes; _de profundis
clamavi ad te_, c'est le chant éternel, c'est le cri déchirant de
l'hérésie plongée dans les cachots, ensevelie sous les bûchers, scellée
vivante dans la tombe, comme elle l'est encore sous les ténébreux
arcanes de l'histoire.

Femmes, quand je me rappelle que c'est pour vous que j'écris, je me sens
le coeur plus à l'aise; car je n'ai jamais douté que malgré vos vices,
vos travers, votre insigne paresse, votre absurde coquetterie,
votre frivolité puérile, il n'y eût en vous quelque chose de pur,
d'enthousiaste, de candide, de grand et de généreux, que les hommes ont
perdu ou n'ont point encore. Vous êtes de beaux enfants. Votre tête est
faible, votre éducation misérable, votre prévoyance nulle, votre mémoire
vide, vos facultés de raisonnement inertes. La faute n'en est point à
vous! Dieu a permis que dans l'oisiveté de votre intelligence votre
coeur se développât plus librement que celui des hommes, et que vous
conservassiez le feu sacré de l'amour, les trésors du dévouement, les
charmes attendrissants de l'incurie romanesque et du désintéressement
aveugle. Voilà pourquoi, pauvres femmes, nobles êtres qu'il n'a pas
été au pouvoir de l'homme de dégrader, voilà pourquoi l'histoire de
l'hérésie doit vous intéresser et vous toucher particulièrement; car
vous êtes les filles de l'hérésie, vous êtes toutes des hérétiques;
toutes vous protestez dans votre coeur, toutes vous protestez sans
succès. Comme celle de l'Église _protestante_ de tous les siècles, votre
voix est étouffée sous l'arrêt de l'Église _sociale_ officielle. Vous
êtes toutes par nature et par nécessité les disciples de saint Jean,
de saint François, et des autres grands apôtres de l'idéal. Vous êtes
toutes _pauvres_ à la manière des éternels disciples du paupérisme
évangélique; car, suivant la loi du mariage et de la famille, vous ne
possédez pas; et c'est à cette absence de pouvoir et d'action dans les
intérêts temporels, que vous devez cette tendance idéaliste, cette
puissance de sentiment, ces élans d'abnégation qui font de vos âmes le
dernier sanctuaire de la vérité, les derniers autels pour le sacrifice.

J'essaierai donc de vous faire l'histoire de l'hérésie au point de vue
du sentiment, parce que le sentiment est la porte de votre intelligence.

Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a aujourd'hui une grande lutte
engagée dans le monde entre les riches et les pauvres, entre les
habiles et les simples, entre le grand nombre qui est faible encore par
ignorance, et le petit nombre qui l'exploite par ruse et par force. Vous
savez qu'au milieu de cette lutte dont la continuité serait contraire
aux desseins de Dieu, des idées profondes ont surgi; qu'elles ont pris
toutes les formes, même celles de l'erreur et de la folie: enfin, que
mille sectes philosophiques se partagent l'empire des esprits. Vous
avez entendu parler de celles qui ont fait la révolution française,
des jacobins, des montagnards, des girondins, des dantonistes, des
babouvistes, des hébertistes même, etc. Depuis quinze ans, vous avez vu
d'autres sectes déployer leurs bannières, d'autres idées, ou plutôt
les mêmes idées au fond, prendre de nouvelles formes, chez les
saint-simoniens, les doctrinaires, les fouriéristes, les communistes de
Lyon, les chartistes d'Angleterre, etc., etc.

Ce que vous trouvez au fond de toutes ces sectes philosophiques et de
tous ces mouvements populaires, c'est la lutte de l'égalité qui veut
s'établir, contre l'inégalité qui veut se maintenir; lutte du pauvre
contre le riche, du candide contre le fourbe, de l'opprimé contre
l'oppresseur, de la femme contre l'homme (du fils même contre le père
dans la législation, puisqu'il a fallu reconquérir la suppression du
droit d'aînesse); de l'ouvrier contre le maître, du travailleur contre
l'exploitateur, du libre penseur contre le prêtre gardien des mystères,
etc.; lutte générale, universelle, portant sur tous les principes,
partant de tous les points, imaginant tous les systèmes, essayant de
tous les moyens. Vous n'êtes pas au bout; vous en verrez bien d'autres
et de pires, si au lieu de laisser le champ libre à la discussion, le
pouvoir s'obstine à contraindre d'une part, et à corrompre de l'autre.

Eh bien, au point où nous en sommes, vous ne pouvez pas supposer que
tout cela soit absolument nouveau sous le soleil, que l'esprit humain
ait enfanté toutes ces manifestations pour la première fois depuis
cinquante ans. Il faudrait, pour cela, supposer que depuis cinquante ans
seulement le genre humain a commencé à vivre et à se rendre compte de
ses droits, de ses besoins de toutes sortes.

Et pourtant, si vous cherchez dans les historiens l'histoire suivie,
claire et précise des manifestations progressives qui ont amené celles
du dix-huitième siècle et celles d'aujourd'hui, vous ne l'y trouverez
que confuse, tronquée et profondément inintelligente. Parmi les
modernes[8], les uns, effrayés de la multiplicité des sectes et de
l'obscurité répandue sur leurs doctrines par les arrêts mensongers de
l'inquisition et l'auto-da-fé des documents, ont craint de se tromper et
de s'égarer; les autres ont tout simplement méprisé la question, soit
qu'ils ne s'intéressassent point à celle qui agite notre génération,
soit qu'ils n'aperçussent point ses rapports avec l'histoire des
anciennes sectes. Parmi les anciens historiens, c'est bien autre chose.
D'abord il y a plusieurs siècles (et ce ne sont pas les moins remplis
de faits et d'idées) dont il ne reste rien que des arrêts de mort, de
proscription et de flétrissure. Durant ces siècles, l'Église prononça la
sentence de l'anéantissement des individus et de leur pensée: maîtres
et disciples, hommes et écrits, tout passa par les flammes; et les
monuments les plus curieux, les plus importants de ces âges de
discussion et d'effervescence sont perdus pour nous sans retour.

[Note 8: Depuis quelques années, de louables et heureuses tentatives
ont été faites à cet égard. M. Michelet, M. Lavallée, M. Henri Martin
surtout, ont commencé à jeter un nouveau jour sur ces questions, et à
les traiter avec l'attention qu'elles méritent. Je ne parle pas des
beaux travaux fragmentaires de l'_Encyclopédie nouvelle_, et de certains
autres dont les idées que j'émets ici ne sont qu'un reflet et une
vulgarisation.]

Ainsi, le rôle de l'Église, dans ces temps-là, ressemble à l'invasion
des barbares. Elle a réussi à plonger dans la nuit du néant les
monuments de la pensée humaine; mais le sentiment qui enfanta ces idées
condamnées et violentées ne pouvait périr dans le coeur des hommes.
L'idée de l'égalité était indestructible; les bourreaux ne pouvaient
l'atteindre: elle resta profondément enracinée, et ce que vous voyez
aujourd'hui en est la suite ininterrompue et la conséquence directe.

Les siècles persécutés, et pour ainsi dire étouffés, dont je vous parle,
embrassent toute l'existence du christianisme jusqu'à la guerre des
hussites. Là l'histoire devient plus claire, parce que les insurrections
religieuses aboutissent enfin à des guerres sociales. Les questions
se posent plus nettement, non plus tant sous la forme de propositions
mystiques que sous celle d'articles politiques. Bientôt après arrive la
réforme de Luther, les grandes guerres de religion, la création d'une
nouvelle église, qui échappe aux arrêts de l'ancienne et qui conserve
les monuments de son action historique, grâce à l'invention de
l'imprimerie, qui neutralise celle des bûchers.

Il semblerait que cette nouvelle église de Luther, pénétrée d'amour
et de respect pour les longues et courageuses hérésies qui l'avaient
précédée, préparée et mise au monde, eût dû consacrer d'abord sa ferveur
et sa science à reconstruire l'histoire de son passé, à refaire sa
généalogie, à retrouver ses titres de noblesse. Elle était encore assez
près des événements pour chercher dans ses traditions le fil de son
existence, dont l'Église romaine avait détruit l'écriture. Elle ne le
fit pourtant pas, occupée qu'elle était à se constituer dans le présent
et à poursuivre une lutte active. Mais il faut bien avouer aussi que ses
docteurs et ses historiens manquèrent souvent de courage et reculèrent
avec effroi devant l'acceptation du passé. Ce passé était rempli d'excès
et de délires. Nous l'avons dit plus haut, c'était le temps de la
violence; et les hussites le disaient dans leur style énergique: _C'est
maintenant le temps du zèle et de la fureur_. Nous dirons, plus tard,
comment ils se croyaient les ministres de la colère divine. Mais ces
délires, ces excès, ce zèle et cette fureur ne dévoraient-ils pas aussi
le sein de l'Eglise romaine? Rome avait-elle le droit de leur reprocher
quelque chose en fait de vengeance et de cruauté, de meurtre et de
sacrilège? Les docteurs protestants reculèrent pourtant devant les
accusations dont on chargeait la tête de leurs pères. Luther lui-même,
vous le savez, fut le premier à s'épouvanter du torrent dont il avait
rompu la dernière digue. Comment eût-il pu accepter la tache glorieuse
de son origine, lui qui désavouait déjà l'oeuvre terrible de ses
contemporains et l'audace qu'il supposait à sa postérité?

Il légua son épouvante à ses pâles continuateurs. Les uns, reniant leur
illustre et sombre origine, s'efforcèrent de prouver qu'il n'avaient
rien de commun avec ceux-ci ou ceux-là; les autres, plus religieux, mais
non moins timides, s'attachèrent à blanchir la mémoire de leurs aïeux
dans l'hérésie de tous les excès qui leur étaient imputés. De là résulta
une foule d'écrits, qu'il peut être bon de consulter, parce qu'il s'y
trouve, comme dans tout, des lambeaux de vérité, mais auxquels il est
impossible de se rapporter entièrement, pour connaître la vérité des
sentiments historiques, à la recherche desquels nous voici lancés[9].

[Note 9: M. Lenfant, dans une longue et curieuse histoire du concile
de Bâle dont nous avons extrait ces notes sur la guerre hussitique,
abandonne la cause, sans façon, à la sévérité de son siècle. Il raille
et méprise plus souvent qu'il n'admire. M. de Beausobre, dans ses
travaux très-supérieurs comme intelligence, comme érudition et comme
aperçu de sentiment, s'efforce de nier des faits qui ont cependant
un caractère de vérité historique. Il donne un démenti général et
particulier à toutes les assertions des écrivains catholiques, et
poussant la partialité un peu loin, fait l'hérésie blanche comme neige.]

Il ne s'agit ici de rien moins que de décider tout le contraire de ce
qu'ont décidé des gens très-graves et très-savants: à savoir que,
comme il n'y a qu'une religion, il n'y a qu'une hérésie. La religion
officielle, l'église constituée a toujours suivi un même système; la
religion secrète, celle qui cherche encore à se constituer, cette
société idéale de l'égalité, qui commence à la prédication de Jésus,
qui traverse les siècles du catholicisme sous le nom d'hérésie, et qui
aboutit chez nous jusqu'à la révolution française, pour se réformer
et se discuter, à défaut de mieux, dans les clubs chartistes et dans
l'exaltation communiste, cette religion-là est aussi toujours la même,
quelque forme qu'elle ait revêtue, quelque nom dont elle se soit voilée,
quelque persécution qu'elle ait subie. Femmes, c'est toujours votre
lutte du sentiment contre l'autorité, de l'amour chrétien, qui n'est
pas le dieu aveugle de la luxure païenne, mais le dieu clairvoyant de
l'égalité évangélique, contre l'inégalité païenne des droits dans la
famille, dans l'opinion, dans la fidélité, dans l'honneur, dans tout ce
qui tient à l'amour même. Pauvres laborieux ou infirmes, c'est toujours
votre lutte contre ceux qui vous disent encore: «Travaillez beaucoup
pour vivre très-mal; et si vous ne pouvez travailler que peu, vous ne
vivrez pas du tout.» Pauvres d'esprit à qui la société marâtre a refusé
la notion et l'exemple de l'honnêteté, vous qu'elle abandonne aux
hasards d'une éducation sauvage, et qu'elle réprime avec la même rigueur
que si vous connaissiez les subtilités de sa philosophie officielle,
c'est toujours votre lutte. Jeunes intelligences qui sentez en vous
l'inspiration divine de la vérité, et qui n'échappez au jésuitisme de
l'Église que pour retomber sous celui du gouvernement, c'est toujours
votre lutte. Hommes de sensation qui êtes livrés aux souffrances et aux
privations de la misère, hommes de sentiment qui êtes déchirés par le
spectacle des maux de l'humanité et qui demandez pour elle le pain du
corps et de l'âme, c'est toujours votre lutte contre les hommes de la
fausse connaissance, de la science impie, du sophisme mitré ou couronné.
L'hérésie du passé, le communisme d'aujourd'hui, c'est le cri
des entrailles affamées et du coeur désolé qui appelle la vraie
connaissance, la voix de l'esprit, la solution religieuse, philosophique
et sociale du problème monstrueux suspendu depuis tant de siècles sur
nos têtes. Voilà ce que c'est que l'hérésie, et pas autre chose: une
idée essentiellement chrétienne dans son principe, évangélique dans ses
révélations successives, révolutionnaire dans ses tentatives et ses
réclamations; et non une stérile dispute de mots, une orgueilleuse
interprétation des textes sacrés, une suggestion de l'esprit satanique,
un besoin de vengeance, d'aventures et de vanité, comme il a plu à
l'Eglise romaine de la définir dans ses réquisitoires et ses anathèmes.

Maintenant que vous apercevez ce que c'est que l'hérésie, vous ne vous
imaginerez plus, comme on le persuade à vous, femmes, et à vos enfants,
lorsqu'ils commencent à lire l'histoire, que ce soit un chapitre
insipide, indigne d'examen ou d'intérêt, bon à reléguer dans les
subtilités ridicules du passé théologique. On a réussi à embrouiller ce
chapitre, il est vrai; mais l'affaire des esprits sérieux et des coeurs
avides de vérité sera désormais d'y porter la lumière. Prétendre faire
l'histoire de la société chrétienne sans vouloir restituer à notre
connaissance et à notre méditation l'histoire des hérésies, c'est
vouloir connaître et juger le cours d'un fleuve dont on n'apercevrait
jamais qu'une seule rive. On raconte qu'un Anglais (ce pouvait bien être
un bourgeois de Paris), ayant loué, pour faire le tour du lac de Genève,
une de ces petites voitures suisses dans lesquelles on voyage de côté,
se trouva assis de manière à tourner constamment le dos au Léman, de
sorte qu'il rentra à son auberge sans l'avoir aperçu. Mais on assure
qu'il n'en était pas moins content de son voyage, parce qu'il avait vu
les belles montagnes qui entourent et regardent le lac. Ceci est une
parabole triviale, applicable à l'histoire. La montagne, c'est l'Église
romaine, qui, dans le passé, domine le monde de sa hauteur et de sa
puissance. Le lac profond, c'est l'hérésie, dont la source mystérieuse
cache des abîmes et ronge la base du mont. Le voyageur, c'est vous, si
vous imitez l'Anglais, qui ne songea point à regarder derrière lui.

Quand vous lisez l'Évangile, les Actes des apôtres, les Vies des saints,
et que vous reportez vos regards sur la vérité actuelle, comment vous
expliquez-vous cette épouvantable antithèse de la morale chrétienne avec
des institutions païennes?

Quelques formules de notre code français (ce ne sont que des formules!)
rappellent seules le précepte de Jésus et la doctrine des apôtres. Si
l'empereur Julien revenait tout à coup parmi nous et qu'on lui montrât
seulement ces formules, il s'écrierait encore une fois: «Tu l'emportes,
Galiléen!» Et si saint Pierre, le chef et le fondateur dont l'Église
romaine se vante, était appelé à la même épreuve, il ne manquerait pas
de dire: «Voilà l'ouvrage de ma chère fille la sainte Église.» Mais le
pape serait là pour lui répondre: «Que dites-vous là, saint père? c'est
l'abominable ouvrage d'une abominable révolution, dont les fanatiques
ont brisé vos autels, outragé vos lévites et profané nos temples.» Je
suppose que saint Pierre, étourdi d'une pareille explication, appelât
saint Jean pour le tirer de cet embarras; saint Jean, qui en savait et
en pensait plus long que lui sur l'égalité, lui dirait: «Prenez garde,
frère, j'ai bien peur que le coq n'ait chanté sur le clocher de votre
Église romaine.» Et alors, appelant le pape à rendre témoignage:
«Qu'avez-vous donc fait vous et les autres, pour que les fanatiques
de l'égalité se portassent à de tels excès contre vous et votre
culte?--Nous avions fait notre devoir, répondrait le pape; nous avions
condamné et persécuté Jean-Jacques Rousseau, Diderot et tous les
fauteurs de l'hérésie.» Alors saint Jean voudrait savoir qui étaient
ces grands saints qui avaient résisté à l'Église au nom du précepte du
Christ, car il ne les jugerait pas autrement. Il voudrait connaître
tous ceux qui avaient suscité l'hérésie de l'évangile; et, de siècle eu
siècle, remontant par le dix-huitième siècle à Luther et à Jean Huss, et
par Wicklef à Pierre Valdo, et par Jean de Parme à Joachim de Flore,
et par eux à saint François; et par saint François à une suite
ininterrompue d'apôtres de l'égalité chrétienne, il remonterait ainsi
par le torrent de l'hérésie jusqu'à lui-même, à sa doctrine, à sa
parole. Il laisserait alors saint Pierre s'arranger avec Grégoire VII et
tous ses orthodoxes jusqu'à Grégoire XVI, et retournerait vers son divin
maître Jésus pour lui rendre compte du cours bizarre des affaires de ce
monde.

Voilà donc tout bonnement l'histoire de ce monde. D'un côté les hommes
d'ordre, de discipline, de conservation, d'application sociale,
d'autorité politique; ces hommes-là, qui n'ont pas choisi sans motif
saint Pierre pour leur patron, bâtissent et gouvernent l'Église avec une
grande force, avec beaucoup d'habileté, de science administrative, de
courage et de foi dans leur principe d'unité. Ils font là un grand
oeuvre; et plusieurs d'entre eux, préservant à certaines époques la
société chrétienne des bouleversements de la politique, de l'ambition
brutale des despotes séculiers, et de l'envahissement des nations aux
instincts barbares, sont dignes d'admiration et de respect. Mais tandis
qu'ils soutiennent cette lutte au nom du pouvoir spirituel contre le
pouvoir temporel, ils prennent les vices du monde temporel et trempent
dans ses crimes. Ils oublient, ils sont forcés d'oublier leur mission
divine, idéale! Ils deviennent conquérants et despotes à leur tour; ils
oppriment les consciences et tournent leur furie contre leurs propres
serviteurs, contre leurs plus utiles instruments.

Ces serviteurs ardents, ces instruments précieux d'abord, mais bientôt
funestes à l'Église, ce sont les hommes de sentiment, d'enthousiasme,
de sincérité, de désintéressement et d'amour; c'est l'autre côté de la
nature humaine qui veut se manifester et faire régner la doctrine du
Christ, la loi de la fraternité sur la terre. Ils n'ont ni la science
organisatrice, ni l'esprit d'intrigue, ni l'ambition qui fait la force,
ni la richesse qui est le nerf de la guerre. Les papes l'ont toujours
parce qu'ils trouvent moyen de s'associer aux intérêts des souverains,
et ils font mieux que de faire la guerre eux-mêmes; ils la font faire
pour eux, ils la suscitent et la dirigent. Les apôtres de l'égalité
sont pauvres. Ils ont fait voeu de pauvreté; à une certaine époque, ils
sortent principalement des associations de frères mendiants; ils se
répandent sur la terre en vivant d'aumônes et souvent de mépris. Ils ne
peuvent s'appuyer que sur le pauvre peuple, chez lequel ils trouvent
d'immenses sympathies. En l'éclairant dans la voix de l'Évangile, ils
font sortir de son sein de nouveaux docteurs qui, sans s'adjoindre à
eux officiellement, et souvent même en s'en détachant tout à fait,
continuent leur oeuvre, entrent en guerre ouverte avec l'Église, sont
flétris du nom d'hérétiques, agitent les masses, se répandent dans le
monde sous divers noms, y prêchent le principe sous divers aspects, et
partout y subissent la persécution. Mais le destin de l'hérésie n'est
pas de triompher brusquement de l'Église; elle ne peut que la miner
sourdement, l'ébranler quelquefois par l'explosion des menaces
populaires, être ensuite sa dupe, son jouet, sa victime, et finir par
le martyre pour renaître de ses propres cendres, s'agiter encore,
s'engourdir dans la constitution avortée du luthérianisme, et se fondre
enfin dans la philosophie française du dix-huitième siècle. Vous savez
le reste de son histoire, je vous en ai indiqué la trace. Elle revit
aujourd'hui en partie dans la grande insurrection permanente
des Chartistes, et en partie dans les associations profondes et
indestructibles du communisme. Ces communistes, ce sont les Vaudois, les
pauvres de Lyon ou léonistes qui faisaient dès le douzième siècle le
métier de canuts et l'office de gardiens du feu sacré de l'Évangile.
Les chartistes, ce sont les wickléfistes qui, au quatorzième siècle
remuaient l'Angleterre et forçaient Henri V à interrompre plusieurs fois
la conquête de la France. Si je cherchais bien, je trouverais quelque
part les Hussites; et quant aux Taborites et aux Picards, et même
aux Adamites, j'ai la main dessus, mais je ne suis pas obligé de les
désigner. Le petit nombre de ces derniers dans le passé et dans le
présent ne leur laisse que peu d'importance. Ils ne sont point destinés
à en avoir jamais. Leur idée est excessive, délirante, et comme les
convulsions de la démence, elle est un symptôme de mort plus que
de guérison. Ces surexcitations de l'enthousiasme sont destinées à
disparaître. Je ne les indique ici que parce qu'elles jouent un rôle
dans la guerre des hussites, et qu'il sera bon de faire leur part quand
j'aurai à montrer leur action.
                
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