William Shakespear

Beaucoup de Bruit pour Rien
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LÉONATO.--Monseigneur, comptez sur moi, dussé-je passer dix nuits sans
dormir.

CLAUDIO.--Seigneur, j'en dis autant.

DON PÈDRE.--Et vous aussi, aimable Héro?

HÉRO.--Je ferai tout ce qu'on pourra faire avec convenance, seigneur,
pour procurer à ma cousine un bon mari.

DON PÈDRE.--Et des maris que je connais, Bénédick n'est pas celui
qui promet le moins; je puis lui donner cet éloge; il est d'un sang
illustre, d'une valeur reconnue, d'une honnêteté prouvée. Je vous
enseignerai à disposer votre cousine à devenir amoureuse de Bénédick;
tandis que moi, soutenu de mes deux amis, je me charge d'opérer sur
Bénédick. En dépit de son esprit vif et de son estomac particulier, je
veux qu'il s'enflamme pour Béatrice. Si nous pouvons réussir, Cupidon
cesse d'être un archer: toute sa gloire nous appartiendra, comme aux
seuls dieux de l'amour. Entrez avec moi, et je vous expliquerai mon
projet.

(Ils sortent.)



SCÈNE II


Appartement du palais de Léonato.

_Entrent_ DON JUAN ET BORACHIO.

DON JUAN.--C'est une affaire conclue, le comte Claudio épouse la fille
de Léonato.

BORACHIO.--Oui, seigneur; mais je puis traverser cette affaire.

DON JUAN.--Tout obstacle, toute entrave, toute machination sera un baume
pour mon coeur. Je suis malade de la haine que je lui porte, et tout
ce qui pourra contrarier ses inclinations s'accordera avec les
miennes.--Comment feras-tu pour entraver le mariage?

BORACHIO.--Ce ne sera pas par des voies honnêtes, seigneur; mais elles
seront si secrètes, qu'on ne pourra m'accuser de malhonnêteté.

DON JUAN.--Vite, dis-moi comment.

BORACHIO.--Je croyais vous avoir dit, seigneur, il y a un an, combien
j'étais dans les bonnes grâces de Marguerite, suivante d'Héro.

DON JUAN.--Je m'en souviens.

BORACHIO.--Je puis, à une heure indue de la nuit, la charger de se
montrer au balcon de l'appartement de sa maîtresse.

DON JUAN.--Qu'y a-t-il là qui soit capable de tuer ce mariage[21]?

[Note 21: _What life is in that to be the death of this marriage?_]

BORACHIO.--Le poison, c'est à vous à l'extraire, seigneur. Allez trouver
le prince votre frère, ne craignez point de lui dire qu'il compromet son
honneur, en unissant l'illustre Claudio, dont vous faites le plus grand
cas, à une vraie prostituée, comme Héro.

DON JUAN.--Quelle preuve en fournirai-je?

BORACHIO.--Une preuve assez forte pour abuser le prince, tourmenter
Claudio, perdre Héro, et tuer Léonato. Avez-vous quelque autre but?

DON JUAN.--Seulement pour les désoler, il n'est rien que je
n'entreprenne.

BORACHIO.--Allons donc, trouvez-moi une heure propice pour attirer à
l'écart don Pèdre et Claudio. Dites-leur que vous savez qu'Héro m'aime.
Affectez du zèle pour le prince et pour le comte, comme si vous veniez
conduit par l'intérêt que vous prenez à l'honneur de votre frère qui
a fait ce mariage, et à la réputation de son ami qui se laisse ainsi
tromper par les dehors de cette fille.... que vous avez découvert être
fausse. Ils ne le croiront guère sans preuve; offrez-en une qui ne sera
pas moins que de me voir à la fenêtre de la chambre d'Héro; entendez-moi
dans la nuit appeler Marguerite, Héro, et Marguerite me nommer Borachio.
Amenez-les pour voir cela la nuit même qui précédera le mariage projeté;
car dans l'intervalle je conduirai l'affaire de façon à ce qu'Héro soit
absente, et sa déloyauté paraîtra si évidente que le soupçon sera nommé
certitude, et tous les préparatifs seront abandonnés.

DON JUAN.--Quelque revers possible que l'événement amène, je veux suivre
ton dessein. Sois adroit dans le maniement de tout ceci, et ton salaire
est de mille ducats.

BORACHIO.--Soyez vous-même ferme dans l'accusation, et mon adresse
n'aura pas à rougir.

DON JUAN.--Je vais de ce pas m'informer du jour de leur mariage.



SCÈNE III


Le jardin de Léonato.

_Entrent_ BÉNÉDICK ET UN PAGE.

BÉNÉDICK.--Page!

LE PAGE.--Seigneur?

BÉNÉDICK.--Sur la fenêtre de ma chambre est un livre; apporte-le moi
dans le verger.

LE PAGE.--Me voilà déjà ici, seigneur.

BÉNÉDICK.--Je le vois bien, mais je voudrais que tu t'en fusses allé et
te voir de retour. (_Le page sort_.) Je suis étonné qu'un homme qui voit
combien un autre homme est sot qui se dévoue à l'amour, après avoir ri
de cette folie dans autrui, puisse lui-même ensuite consentir à servir
de texte à son propre mépris, en devenant lui-même amoureux; et Claudio
est ainsi. J'ai vu le temps où il ne connaissait d'autre musique que
le fifre et le tambour; aujourd'hui il aimerait mieux, entendre le
tambourin et la flûte. J'ai vu le temps où il aurait fait dix milles à
pied pour voir une bonne armure; à présent il veillera dix nuits pour
méditer sur la façon d'un nouveau pourpoint. Il avait coutume de parler
simplement et d'aller au but comme un honnête homme et un soldat;
maintenant le voilà puriste; ses phrases ressemblent à un festin
bizarre, tant il y a de plats étranges. Se pourrait-il qu'en voyant avec
mes yeux, je fusse jamais métamorphosé comme lui? Je ne sais qu'en dire;
mais je ne crois pas. Je ne jurerais pas qu'un beau matin l'Amour ne pût
me transformer en huître; mais j'en fais le serment, qu'avant qu'il ait
fait de moi une huître, il ne fera jamais de moi un sot comme le comte:
une femme est belle, et cependant je vais bien; une autre est aimable,
cependant je vais bien; une autre est vertueuse, cependant je vais bien.
Non, jusqu'au jour où toutes les grâces seront réunies dans une seule
femme, aucune ne trouvera grâce auprès de moi. Elle sera riche, cela est
certain; sage, ou je ne veux point d'elle; vertueuse, ou jamais je ne la
marchanderai; belle, ou je ne regarderai jamais son visage; douce, ou
qu'elle ne m'approche pas; noble, ou je n'en donnerais pas un ducaton;
elle saura bien causer, sera bonne musicienne; et ses cheveux seront
de la couleur qu'il plaira à Dieu.--Ah! voici le prince et monsieur
l'_Amour_. Il faut me cacher dans le bosquet.

(Il se retire.)

(Entrent don Pèdre, Léonato et Claudio.)

DON PÈDRE.--Venez; irons-nous écouter cette musique?

CLAUDIO.--Très-volontiers, seigneur.--Que la soirée est calme! Elle
semble faire silence pour favoriser l'harmonie.

DON PÈDRE.--Voyez-vous où Bénédick s'est caché?

CLAUDIO.--Oh! très-bien, seigneur; la musique finie, nous saurons bien
attraper ce renard aux aguets.

(Balthazar entre avec des musiciens.)

DON PÈDRE.--Venez, Balthazar; répétez-nous cette chanson.

BALTHAZAR.--Oh! mon bon seigneur, ne forcez pas une aussi vilaine voix à
faire plus d'une fois tort à la musique.

DON PÈDRE.--Déguiser ses propres perfections, c'est toujours la preuve
du grand talent. Chantez, je vous en supplie, et ne me laissez pas vous
supplier plus longtemps.

BALTHAZAR.--Puisque vous parlez de supplier, je chanterai: maint amant
adresse ses voeux à un objet qu'il n'en juge pas digne; et pourtant il
prie, et jure qu'il aime.

DON PÈDRE.--Allons! commence, je te prie; ou si tu veux disputer plus
longtemps, que ce soit en notes.

BALTHAZAR.--Notez bien avant mes notes, qu'il n'y a pas une de mes notes
qui vaille la peine d'être notée.

DON PÈDRE.--Eh! mais, ce sont des croches que ses paroles, _notes,
notez, notice_!

BÉNÉDICK.--Oh! l'air divin!--Déjà son âme est ravie! N'est-il pas bien
étrange que des boyaux de mouton transportent l'âme hors du corps de
l'homme? Fort bien, présentez-moi la corne pour demander mon argent
quand tout sera fini.

BALTHAZAR _chante_.

  Ne soupirez plus, mesdames, ne soupirez plus,
  Les hommes furent toujours des trompeurs,
  Un pied dans la mer, l'autre sur le rivage,
  Jamais constants à une seule chose.
  Ne soupirez donc plus;
  Laissez-les aller;
  Soyez heureuses et belles;
  Convertissez tous vos chants de tristesse
  Eh eh nonny! eh nonny!

  Ne chantez plus de complaintes, ne chantez plus
  Ces peines si ennuyeuses et si pesantes;
  La perfidie des hommes fut toujours la même
  Depuis que l'été eut des feuilles pour la première fois;
  Ne soupirez donc plus, etc., etc.

DON PÈDRE.--Sur ma parole, une bonne chanson.

BALTHAZAR.--Oui, seigneur, et un mauvais chanteur.

DON PÈDRE.--Ah! non, non; ma foi vous chantez vraiment assez bien pour
un cas de nécessité.

BÉNÉDICK, _à part_.--Si un dogue eût osé hurler ainsi, on l'aurait
pendu. Je prie Dieu que sa vilaine voix ne présage point de malheur:
j'aurais autant aimé entendre la chouette nocturne, quelque fléau qui
eût pu suivre son cri.

DON PÈDRE, _à Claudio_.--Oui, sans doute. (_A Balthazar_.) Vous
entendez, Balthazar; procurez-nous, je vous en prie, des musiciens
d'élite, la nuit prochaine: nous voulons les rassembler sous la fenêtre
d'Héro.

BALTHAZAR.--Les meilleurs qu'il me sera possible, seigneur.

DON PÈDRE.--N'y manquez pas, adieu! (_Balthazar sort_.) Léonato,
approchez. Que me disiez-vous donc aujourd'hui que votre nièce Béatrice
aimait le seigneur Bénédick?

CLAUDIO.--Oui, sans doute.--(_A don Pèdre_.) Avancez, avancez[22],
l'oiseau est posé.--(_Haut_.) Je n'aurais jamais cru que cette dame pût
aimer quelqu'un.

[Note 22: _Stalk on_, terme de chasse.]

LÉONATO.--Ni moi; mais ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'elle
raffole ainsi du seigneur Bénédick, lui que, d'après ses manières
extérieures, elle a paru toujours détester.

BÉNÉDICK, _à part_.--Est-il possible? le vent souffle-t-il de ce côté?

LÉONATO.--Par ma foi, seigneur, je ne sais qu'en penser, si ce n'est
qu'elle l'aime à la rage; cela dépasse l'imagination.

DON PÈDRE.--Peut-être que ce n'est qu'une feinte de sa part.

CLAUDIO.--Ma foi, c'est assez probable.

LÉONATO.--Une feinte? Bon Dieu! jamais passion feinte ne ressembla
d'aussi près à une passion véritable que celle qu'elle témoigne.

DON PÈDRE.--Oui? Et quels symptômes de passion montre-t-elle donc?

CLAUDIO, _bas_.--Amorcez la ligne, ce poisson mordra.

LÉONATO.--Quels symptômes, seigneur? Elle s'asseoira... vous avez
entendu ma fille vous dire comment.

CLAUDIO.--C'est vrai, elle nous l'a dit.

DON PÈDRE.--Comment, comment, je vous prie? Vous m'étonnez: j'aurais
jugé sa fierté inaccessible à tous les assauts de la tendresse.

LÉONATO.--Je l'aurais juré aussi, seigneur, surtout pour Bénédick.

BÉNÉDICK, _à part_.--Je prendrais ceci pour une attrape si ce gaillard
à barbe blanche ne le racontait pas. Sûrement la tromperie ne peut se
cacher sous un aspect si vénérable.

CLAUDIO, _bas_.--Il a pris la maladie; redoublez.

DON PÈDRE.--A-t-elle laissé voir sa tendresse à Bénédick?

LÉONATO.--Non, et elle proteste qu'elle ne l'avouera jamais; c'est là
son tourment.

CLAUDIO.--Rien n'est plus vrai; c'est ce que dit votre Héro. _Quoi!_
dit-elle, _écrirai-je à un homme, que j'ai souvent accablé de mes
dédains, que je l'aime?_

LÉONATO.--Voilà ce qu'elle dit, lorsqu'elle se met à lui écrire; car
elle se lève vingt fois dans la nuit et reste assise en chemise, jusqu'à
ce qu'elle ait écrit une feuille de papier.--Héro me rend compte de
tout.

CLAUDIO.--En parlant de feuille de papier, vous me rappelez un badinage
que votre fille nous a conté.

LÉONATO.--Ah! oui. Quand elle eut écrit, en relisant sa lettre, elle
trouva les noms de _Béatrice_ et _Bénédick_ s'embrassant sur les deux
feuillets.

CLAUDIO.--C'est cela.

LÉONATO.--Alors, elle mit sa lettre en mille pièces grandes comme un
sou, s'emporta contre elle-même d'avoir assez peu de réserve pour écrire
à un homme qu'elle savait bien devoir se moquer d'elle. «Je mesure son
âme sur la mienne, dit-elle, car je me moquerais de lui s'il venait à
m'écrire; oui, quoique je l'aime, je me moquerais de lui.»

CLAUDIO.--Puis elle tombe à genoux, pleure, sanglote, se frappe
la poitrine, s'arrache les cheveux; elle prie, elle maudit; _Cher
Bénédick!... O Dieu! donne-moi la patience_.

LÉONATO.--Voilà ce qu'elle fait, ma fille le dit; et les transports de
l'amour l'ont réduite à un tel point que ma fille craint parfois qu'elle
ne se fasse du mal dans son désespoir. Tout cela est parfaitement vrai.

DON PÈDRE.--Il serait bien que Bénédick le sût par quelque autre, si
elle ne veut pas le déclarer elle-même.

CLAUDIO.--A quoi bon? Ce serait un jeu pour lui, et il tourmenterait
d'autant plus cette pauvre femme.

DON PÈDRE.--S'il en était capable, ce serait une bonne oeuvre que de le
pendre; c'est une excellente et très-aimable personne, et sa vertu est
au-dessus de tout soupçon.

CLAUDIO.--Et elle est remplie de sagesse.

DON PÈDRE.--Sur tous les points, sauf son amour pour Bénédick.

LÉONATO.--Oh! seigneur, quand la sagesse et la nature combattent dans un
corps si délicat, nous avons dix preuves pour une que la nature remporte
la victoire; j'en suis fâché pour elle, comme j'en ai de bonnes raisons,
étant son oncle et son tuteur.

DON PÈDRE.--Que n'a-t-elle tourné son tendre penchant sur moi! J'aurais
écarté toute autre considération, et j'aurais fait d'elle ma moitié. Je
vous en prie, informez-en Bénédick, et sachons ce qu'il dira.

LÉONATO.--Cela serait-il à propos? Qu'en pensez-vous?

CLAUDIO.--Héro croit que sûrement sa cousine en mourra; car elle dit
qu'elle mourra s'il ne l'aime point, et qu'elle mourra plutôt que de lui
laisser voir son amour; et qu'elle mourra s'il lui fait la cour plutôt
que de rabattre un point de sa malice accoutumée.

DON PÈDRE.--Elle a raison; s'il la voyait jamais lui offrir son amour,
je ne répondrais pas qu'elle n'en fût dédaignée; car, comme vous le
savez tous, il est disposé au dédain.

CLAUDIO.--Il est bien fait de sa personne.

DON PÈDRE.--Et doué d'une physionomie heureuse, on ne peut le nier.

CLAUDIO.--Devant Dieu et dans ma conscience, je le trouve
très-raisonnable.

DON PÈDRE.--A vrai dire, il laisse échapper quelques étincelles qui
ressemblent bien à de l'esprit.

LÉONATO.--Et je le tiens pour vaillant.

DON PÈDRE.--Comme Hector, je vous assure. Et dans la conduite d'une
querelle on peut dire qu'il est sage; car il l'évite avec une grande
prudence, ou s'il la soutient, c'est avec une frayeur vraiment
chrétienne.

LÉONATO.--S'il craint Dieu, il doit nécessairement tenir à la paix;
et s'il est forcé d'y renoncer, il doit entrer dans une querelle avec
crainte et tremblement.

DON PÈDRE.--Ainsi en use-t-il. Car il a la crainte de Dieu, quoiqu'il
n'y paraisse pas grâce aux plaisanteries un peu fortes qu'il sait faire.
Eh bien! j'en suis fâché pour votre nièce.--Irons-nous chercher Bénédick
et lui parler de son amour?

CLAUDIO.--Ne lui en parlez pas, seigneur. Que les bons conseils
détruisent son amour.

LÉONATO.--Non, cela est impossible, elle aurait plutôt le coeur brisé.

DON PÈDRE.--Eh bien! votre fille nous en apprendra davantage; que cela
se refroidisse en attendant. J'aime Bénédick; je souhaiterais que,
portant sur lui-même un oeil modeste, il vît combien il est indigne
d'une si excellente personne.

LÉONATO.--Vous plait-il de rentrer, seigneur? Le souper est prêt.

CLAUDIO, _à part_.--Si, après cela, il ne se passionne pas pour elle, je
ne me fierai jamais à mes espérances.

DON PÈDRE, _à voix basse_.--Qu'on tende le même filet à Béatrice. Votre
fille doit s'en charger avec la suivante.

L'amusant sera lorsqu'ils croiront chacun à la passion de l'autre, et
que cependant il n'en sera rien; voilà la scène que je voudrais voir et
qui se passera en pantomime. Envoyons Béatrice l'appeler pour le dîner.

(Don Pèdre s'en va avec Claudio et Léonato.)

(Bénédick sort du bois et s'avance.)

BÉNÉDICK.--Ce ne peut être un tour; leur conférence avait un ton
sérieux.--La vérité du fait, ils la tiennent d'Héro.--Ils ont l'air
de plaindre la demoiselle.--Il paraît que sa passion est au
comble.--M'aimer!--Il faudra bien y répondre.--J'ai entendu à quel point
on me blâme. On dit que je me comporterai fièrement si j'entrevois que
l'amour vienne d'elle.--Ils disent aussi qu'elle mourra plutôt que de
donner un signe de tendresse.--Je n'ai jamais pensé à me marier.--Je ne
dois point montrer d'orgueil.--Heureux ceux qui entendent les reproches
qu'on leur fait et en profitent pour se corriger!--Ils disent que la
dame est belle: c'est une vérité. De cela j'en puis répondre.--Et
vertueuse, rien de plus sûr; je ne saurais le contester.--Et
sensée,--excepté dans son affection pour moi.--De bonne foi, cela ne
fait pas l'éloge de son jugement, et pourtant ce n'est pas une preuve de
folie; car je serai horriblement amoureux d'elle.--Il se pourra qu'on me
lance sur le corps quelques sarcasmes, quelques mauvais quolibets, parce
qu'on m'a toujours entendu déblatérer contre le mariage. Mais les goûts
ne changent-ils jamais? Tel aime dans sa jeunesse un mets qu'il ne
peut souffrir dans sa vieillesse. Des sentences, des sornettes, et ces
boulettes de papier que l'esprit décoche, empêcheront-elles de suivre le
chemin qui tente?--Non, non, il faut que le monde soit peuplé. Quand je
disais que je mourrais garçon, je ne pensais pas devoir vivre jusqu'à ce
que je fusse marié.--Voilà Béatrice qui vient ici.--Par ce beau jour,
c'est une charmante personne!--Je découvre en elle quelques symptômes
d'amour.

(Béatrice parait.)

BÉATRICE.--Contre mon gré, l'on me députe pour vous prier de venir
dîner.

BÉNÉDICK.--Belle Béatrice, je vous remercie de la peine que vous avez
prise.

BÉATRICE.--Je n'ai pas pris plus de peine pour gagner ce remerciement,
que vous n'en venez de prendre pour me remercier.--S'il y avait eu
quelque peine pour moi, je ne serais point venue.

BÉNÉDICK.--Vous preniez donc quelque plaisir à ce message?

BÉATRICE.--Oui, le plaisir que vous prendriez à égorger un oiseau
avec la pointe d'un couteau,--Vous n'avez point d'appétit, seigneur?
Portez-vous bien.

(Elle s'en va.)

BÉNÉDICK.--Ah! «_Contre mon gré, l'on me députe pour vous prier de venir
dîner_.» Ces mots sont à double entente, «_Je n'ai pas pris plus de
peine pour gagner ce remerciement, que vous n'en venez de prendre pour
me remercier_.» C'est comme si elle disait: «_Toutes les peines que je
prends pour vous sont aussi faciles que des remerciements_.»--Si je n'ai
pitié d'elle, je suis un misérable; si je ne l'aime pas, je suis un
juif.--Je vais aller me procurer son portrait.

(Il sort.)

FIN DU SECOND ACTE.




ACTE TROISIÈME



SCÈNE I


Le jardin de Léonato.

_Entrent_ HÉRO, MARGUERITE, URSULE.

HÉRO.--Bonne Marguerite, cours au salon; tu y trouveras ma cousine
Béatrice, devisant avec le prince et Claudio. Glisse-lui à l'oreille
qu'Ursule et moi nous nous promenons dans le verger, que tout notre
entretien roule sur elle. Dis-lui, que tu nous as entendues en passant.
Engage-la à se glisser dans ce berceau épais, dont l'entrée est défendue
au soleil par les chèvrefeuilles qu'il a fait pousser,--tels que des
favoris qui, élevés par des princes, opposent leur orgueil au pouvoir
qui les a agrandis;--elle s'y cachera pour écouter notre entretien.
Voilà ton rôle: acquitte-t'en bien, et laisse-nous seules.

MARGUERITE.--Je vous garantis que je vous l'enverrai dans un moment.

(Marguerite sort.)

HÉRO.--Maintenant, Ursule. Lorsque Béatrice sera arrivée, en allant
et venant dans cette allée, il faut que tous nos discours roulent sur
Bénédick. Dès que j'aurai prononcé son nom, ton rôle sera de le louer
plus qu'aucun homme ne le mérita jamais; le mien de t'apprendre comment
Bénédick est malade d'amour pour Béatrice. C'est ainsi qu'est faite la
flèche adroite du petit Cupidon, qui blesse par un ouï-dire. (_Béatrice
entre par derrière_.) Mais commence, car, vois-tu, voilà Béatrice qui,
comme un vanneau, se glisse tout près de terre pour surprendre nos
paroles.

URSULE.--Le plus grand plaisir de la pêche est de voir le poisson fendre
de ses nageoires dorées l'onde argentée, et dévorer avidement le perfide
hameçon. Jetons ainsi l'amorce à Béatrice; la voilà déjà tapie sous ce
toit d'aubépine. Ne craignez rien pour ma part du dialogue.

HÉRO.--Allons donc plus près d'elle, afin que son oreille ne perde rien
du doux et perfide leurre que nous lui préparons. (_Elles s'avancent
vers le berceau_.) Non, non, Ursule: franchement elle est trop
dédaigneuse; je sais qu'elle est farouche et sauvage comme le faucon du
rocher.

URSULE.--Mais êtes-vous certaine que Bénédick soit si amoureux de
Béatrice?

HÉRO.--C'est ce que disent le prince et le seigneur auquel je viens
d'être fiancée.

URSULE.--Vous auraient-ils chargée, madame, d'en informer votre cousine?

HÉRO.--Ils me conjuraient de l'en instruire. Moi, je les exhortais,
s'ils aimaient Bénédick, à l'engager à lutter contre son affection, sans
jamais la laisser voir à Béatrice.

URSULE.--Quel était votre motif? Ce gentilhomme ne mérite-t-il pas bien
une couche aussi fortunée que celle qui peut échoir à Béatrice?

HÉRO.--O dieu d'amour! je sais bien qu'il mérite tout ce qu'on peut
accorder à un homme; mais la nature n'a jamais fait un coeur de femme
d'une trempe plus orgueilleuse que celui de Béatrice. La morgue et
le dédain étincellent dans ses yeux, qui méprisent tout ce qu'ils
regardent: et son esprit s'estime si haut, que tout le reste lui semble
faible. Elle ne peut aimer ni recevoir aucun sentiment, aucune idée
d'affection, tant elle est idolâtre d'elle-même!

URSULE.--Oui, je le crois, et par conséquent il ne serait certainement
pas à propos de lui faire connaître l'amour de Bénédick, de peur qu'elle
ne s'en fit un jeu.

HÉRO.--Oh! vous avez bien raison. Je n'ai encore jamais vu un homme
quelque sage, quelque noble, quelque jeune et quelque doué des traits
les plus heureux qu'il pût être, qu'elle ne prit à l'envers. Est-il beau
de visage, elle vous jure que ce gentilhomme mériterait d'être sa soeur.
Est-il brun, c'est la nature qui, voulant dessiner un bouffon[23], a fait
une grosse tache. S'il est grand, c'est une lance mal terminée; petit,
c'est une agate grossièrement taillée[24]; aime-t-il à parler, bon, c'est
une girouette qui tourne à tous les vents; est-il taciturne, c'est un
bloc que rien ne peut émouvoir. Ainsi, elle tourne chaque homme du
mauvais côté; elle ne rend jamais à la franchise et à la vertu ce qui
est dû au mérite et à la simplicité.

[Note 23: _Antick_, bouffon des anciennes farces anglaises. Le nom
d'_antick_ indique, selon Warburton, l'idée traditionnelle des anciens
mimes dont Apulée nous dit: _mimi centunculo fuligine faciem obducti_.]

[Note 24: Quelques commentateurs veulent lire _anglet_, une tête
d'épingle à cheveux qui représentait autrefois des figures taillées, et
le plus souvent une tête bizarre.]

URSULE.--Certes, certes, cette causticité n'est pas louable!

HÉRO.--Non sans doute, on ne peut applaudir à cette humeur bizarre de
Béatrice, qui fronde tous les usages. Mais qui osera le lui dire? Si je
parle, ses brocards iront frapper les nues; oh! elle me ferait perdre la
tête à force de rire; elle m'accablerait de son esprit. Laissons donc
Bénédick, comme un feu couvert, se consumer de soupirs et s'user
intérieurement. C'est une mort plus douce que de mourir sous les traits
de la raillerie; ce qui est aussi cruel que de mourir à force d'être
chatouillé.

URSULE.--Cependant parlez-en à Béatrice; voyez ce qu'elle dira.

HÉRO.--Non, j'aimerais mieux aller trouver Bénédick et lui conseiller de
combattre sa passion; et vraiment je trouverai quelque médisance honnête
pour en noircir ma cousine: on ne sait pas combien un trait malin peut
empoisonner l'amour.

URSULE.--Ah! ne faites pas tant de tort à votre cousine. Avec l'esprit
vif et juste qu'on lui attribue, elle ne peut être assez dénuée de
véritable jugement pour rebuter un homme aussi rare que le seigneur
Bénédick.

HÉRO.--C'est le seul cavalier d'Italie: toujours à l'exception de mon
cher Claudio.

URSULE.--De grâce, ne m'en veuillez pas, madame, si je dis ce que je
pense. Pour la tournure, les manières, la conversation et la valeur, le
seigneur Bénédick marche le premier dans l'opinion de toute l'Italie.

HÉRO.--Il jouit en effet d'une excellente renommée.

URSULE.--Ses qualités la méritèrent avant de l'obtenir.--Quand vous
marie-t-on, madame?

HÉRO.--Que sais-je?--Un de ces jours....--Demain.--Viens, rentrons, je
veux te montrer quelques parures; te consulter sur celle qui me siéra le
mieux demain.

URSULE, _bas_.--Elle est prise; je vous en réponds, madame, nous la
tenons.

HÉRO, _bas_.--Si nous avons réussi, il faut convenir que l'amour dépend
du hasard. Cupidon tue les uns avec des flèches, il prend les autres au
trébuchet.

(Elles sortent.)

(Béatrice s'avance.)

BÉATRICE.--Quel feu[25] je sens dans mes oreilles! Serait-ce vrai? Me
vois-je donc ainsi condamnée pour mes dédains et mon orgueil? Adieu
dédains, adieu mon orgueil de jeune fille, vous ne traînez à votre suite
aucune gloire. Et toi, Bénédick, persévère, je veux te récompenser; je
laisserai mon coeur sauvage s'apprivoiser sous ta main amoureuse. Si tu
m'aimes, ma tendresse t'inspirera le désir de resserrer nos amours d'un
saint noeud; car on dit que tu as beaucoup de mérite, je le crois sur de
meilleures preuves que le témoignage d'autrui.

[Note 25: Chez nous, _les oreilles nous sifflent_.]



SCÈNE II


Appartement dans la maison de Léonato.

DON PÈDRE, CLAUDIO, BÉNÉDICK ET LÉONATO _entrent_.

DON PÈDRE.--Je n'attends plus que la consommation de votre mariage, et
je prends ensuite la route de l'Aragon.

CLAUDIO.--Seigneur, je vous suivrai jusque-là, si vous daignez me le
permettre.

DON PÈDRE.--Non, ce serait bien grande honte au début de votre mariage
que de montrer à une enfant son habit neuf en lui défendant de le
porter. Je ne veux prendre cette liberté qu'avec Bénédick, dont je
réclame la compagnie. Depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la
tête, il est tout enjouement. Il a deux ou trois fois brisé la corde de
l'Amour, et le petit fripon n'ose plus s'attaquer à lui. Son coeur est
vide comme une cloche, dont sa langue est le battant[26]; car ce que son
coeur pense, sa langue le raconte.

[Note 26: Allusion à un ancien proverbe: _As the sound thinks, so the
bell clinks._ Ce que le son pense, la cloche le chante.]

BÉNÉDICK.--Messieurs, je ne suis plus ce que j'étais.

LÉONATO.--C'est ce que je disais; vous me paraissez plus sérieux.

CLAUDIO.--Je crois qu'il est amoureux.

DON PÈDRE.--Au diable le novice! Il n'y a pas en lui une goutte
d'honnête sang qui soit susceptible d'être honnêtement touchée par
l'amour. S'il est triste, c'est qu'il manque d'argent.

BÉNÉDICK.--J'ai mal aux dents.

DON PÈDRE.--Arrachez votre dent.

BÉNÉDICK.--Qu'elle aille se faire pendre.

CLAUDIO.--Pendez-la d'abord, et arrachez-la ensuite[27].

[Note 27: _Hang it! you must hang it first and draw it afterwards_.]

DON PÈDRE.--Quoi! soupirer ainsi pour un mal de dents?

LÉONATO.--Qui n'est qu'une humeur ou un ver.

BÉNÉDICK.--Soit. Tout le monde peut maîtriser le mal, excepté celui qui
souffre.

CLAUDIO.--Je répète qu'il est amoureux.

DON PÈDRE.--Il n'y a en lui aucune apparence de caprice[28], à moins que
ce soit le caprice qu'il a pour les costumes étrangers; comme d'être
aujourd'hui un Hollandais, et un Français demain, ou de se montrer à la
fois dans le costume de deux pays, Allemand depuis la ceinture jusqu'en
bas par de grands pantalons, et Espagnol depuis la hanche jusqu'en haut
par le pourpoint; à part son caprice pour cette folie, et il paraît
qu'il a ce caprice-là, certainement il n'est pas assez fou pour avoir le
caprice que vous voudriez lui attribuer.

[Note 28: _Fancy_, amour, imagination.]

CLAUDIO.--S'il n'est pas amoureux de quelque femme, il ne faut plus
croire aux anciens signes. Il brosse son chapeau tous les matins;
qu'est-ce que cela annonce?

DON PÈDRE.--Quelqu'un l'a-t-il vu chez le barbier?

CLAUDIO.--Non, mais on a vu le garçon du barbier chez lui, et l'ancien
ornement de son menton sert déjà à remplir des balles de paume.

LÉONATO.--En effet, il semble plus jeune qu'il n'était avant la perte de
sa barbe.

DON PÈDRE.--Comment! il se parfume à la civette. Pourriez-vous deviner
son secret par l'odorat?

CLAUDIO.--C'est comme si on disait que le pauvre jeune homme est
amoureux.

DON PÈDRE. Ce qu'il y a de plus frappant, c'est sa mélancolie.

CLAUDIO.--A-t-il jamais eu l'habitude de se laver le visage?

DON PÈDRE.--Oui; ou de se farder? Ceci me fait comprendre Ce que vous
dites de lui.

CLAUDIO.--Et son esprit plaisant! ce n'est plus aujourd'hui qu'une corde
de luth qui ne résonne plus que sous les touches.

DON PÈDRE.--Voilà en effet des témoignages accablants contre
lui.--Concluons, concluons, il est amoureux.

CLAUDIO.--Ah! mais je connais celle qui l'aime.

DON PÈDRE.--Pour celle-là, je voudrais la connaître. Une femme, je gage,
qui ne le connaît pas.

CLAUDIO.--Oui-dà, et tous ses défauts; et en dépit de tout, elle se
meurt d'amour pour lui.

DON PÈDRE.--Elle sera enterrée, le visage tourné vers le ciel.

BÉNÉDICK.--Tout cela n'est pas un charme contre le mal de dents.--Vieux
seigneur, venez à l'écart vous promenez avec moi. J'ai étudié huit ou
dix mots de bon sens que j'ai à vous dire et que ces étourdis ne doivent
pas entendre.

(Bénédick sort avec Léonato.)

DON PÈDRE.--Sur ma vie, il va s'ouvrir à lui au sujet de Béatrice.

CLAUDIO.--Oh! c'est cela même! A l'heure qu'il est Héro et Marguerite
ont dû jouer leur rôle avec Béatrice: ainsi nos deux ours ne se mordront
plus l'un l'autre quand il se rencontreront.

(Don Juan paraît.)

DON JUAN.--Mon seigneur et frère, Dieu vous garde!

DON PÈDRE.--Bonjour, mon frère.

DON JUAN.--Si votre loisir le permet, je voudrais vous parler.

DON PÈDRE.--En particulier?

DON JUAN.--Si vous le jugez à propos; cependant le comte Claudio peut
rester. Ce que j'ai à vous dire l'intéresse.

DON PÈDRE.--De quoi s'agit-il?

DON JUAN, _à Claudio_.--Votre Seigneurie a-t-elle l'intention de se
marier demain?

DON PÈDRE.--Vous savez que oui.

DON JUAN.--Je n'en sais rien.... quand il saura ce que je sais.

CLAUDIO.--S'il y a quelque empêchement, dites-le-nous, je vous prie.

DON JUAN.--Vous pouvez croire que je ne vous aime pas; la suite vous en
instruira et vous apprendrez à mieux penser de moi par le fait dont je
vais vous informer. Quant à mon frère, je vois qu'il fait cas de vous,
et c'est par tendresse pour vous qu'il a travaillé à accomplir ce
prochain mariage; soins certainement bien mal adressés, peines bien mal
employées!

DON PÈDRE.--Comment? De quoi s'agit-il?

DON JUAN.--Je venais vous dire et sans préambule (car elle n'a que trop
longtemps servi de texte à nos discours) que votre future est déloyale.

CLAUDIO.--Qui? Héro?

DON JUAN.--Elle-même. L'Héro de Léonato, votre Héro, l'Héro de tout le
monde.

CLAUDIO.--Déloyale?

DON JUAN.--Le terme est trop honnête pour peindre toute sa corruption.
Je pourrais en dire davantage; imaginez un nom plus odieux, et je vous
prouverai qu'elle le mérite. Ne vous étonnez point jusqu'à ce que vous
ayez d'autres preuves; venez seulement avec moi cette nuit; vous verrez
entrer quelqu'un par la fenêtre de sa chambre, la nuit même avant le
jour de ses noces. Si vous l'aimez alors, épousez-la demain; mais il
siérait mieux à votre honneur de changer d'idée.

CLAUDIO.--Est-il possible?

DON PÈDRE.--Je ne veux pas le croire.

DON JUAN.--Si vous n'osez pas croire ce que vous verrez, n'avouez pas ce
que vous savez. Si vous voulez me suivre, je vous en montrerai assez, et
quand vous en aurez vu davantage, entendu davantage, agissez alors en
conséquence.

CLAUDIO.--Si je suis cette nuit témoin de quelque chose qui m'empêche de
l'épouser demain, je la confondrai dans l'assemblée même où nous devons
nous marier.

DON PÈDRE.--Et comme je lui ai fait la cour afin de l'obtenir pour vous,
je me joindrai à vous pour la déshonorer.

DON JUAN.--Je m'abstiens de la décrier davantage jusqu'à ce que vous
soyez mes témoins. Supportez seulement cette nouvelle avec patience
jusqu'à minuit; et qu'alors le fait se prouve de lui-même.

DON PÈDRE.--O jour qui tourne bien mal!

CLAUDIO.--O malheur étrange qui me bouleverse!

DON JUAN.--O fléau prévenu à temps! Voilà ce que vous direz quand vous
aurez vu la suite.

(Ils sortent.)



SCÈNE III


Une rue.

_Entrent_ DOGBERRY ET VERGES _avec les gardiens de nuit.

DOGBERRY.--_aux gardiens_.--Êtes-vous des gens braves et fidèles?

VERGES.--Oui, sans doute; sinon ce serait dommage qu'ils risquassent le
salut de l'âme et du corps.

DOGBERRY.--Ce serait pour eux un châtiment trop doux, pour peu qu'ils
aient de sentiments de fidélité, étant choisis pour la garde du prince.

VERGES.--Allons, voisin Dogberry, donnez-leur la consigne.

DOGBERRY.--D'abord, qui croyez-vous le plus _incapable_[29] d'être
constable?

[Note 29: Dogberry, peu au fait de la valeur des termes, fait mille
contre-sens en employant un mot pour l'autre. On devine facilement
l'intention du poëte.]

PREMIER GARDIEN.--_Hugues d'Avoine_, ou _Georges Charbon_, car ils
savent tous deux lire et écrire.

DOGBERRY.--Venez ici, voisin Charbon; Dieu vous a favorisé d'un beau
nom. Être homme de bonne mine, c'est un don de la fortune. Mais le don
d'écrire et de lire nous vient par nature.

SECOND GARDIEN.--Et ces deux choses, monsieur le constable...

DOGBERRY.--Vous les possédez; je savais que ce serait là votre réponse.
Allons, quant à votre bonne mine, ami, rendez-en grâce à Dieu et n'en
tirez point vanité; et à l'égard de votre talent de lire et d'écrire,
faites-le paraître quand on n'aura pas besoin de cette vanité. Vous êtes
ici réputé l'homme le plus _insensé_ et capable d'être constable, c'est
pourquoi vous porterez le fallot; c'est là votre emploi. Appréhendez
au corps tous les vagabonds. Vous devez ordonner à tout passant de
s'arrêter au nom du prince.

SECOND GARDIEN.--Et s'il ne veut pas s'arrêter?

DOGBERRY.--Alors ne prenez pas garde à lui et laissez-le passer.
Sur-le-champ appelez à vous tout le reste de la patrouille, et remerciez
Dieu d'être délivré d'un coquin.

VERGES.--S'il refuse de s'arrêter quand on lui ordonne, il n'est pas un
sujet du prince.

DOGBERRY.--Sans doute, et ils ne doivent avoir affaire qu'aux sujets du
prince.--Vous éviterez aussi de faire du bruit dans les rues; car de
voir un gardien de nuit jaser et bavarder, cela est _tolérable_ et ne
peut se souffrir.

SECOND GARDIEN.--Nous aimons mieux dormir que bavarder. Nous savons quel
est le devoir du guet.

DOGBERRY.--Bien, vous parlez comme un ancien, comme un gardien paisible;
car je ne saurais voir en quoi le sommeil peut nuire. Prenez garde
seulement qu'on ne vous dérobe vos piques [30]. Ensuite vous devez
frapper à tous les cabarets, et commander à ceux qui sont ivres d'aller
se coucher.

[Note 30: _Bills_. Pertuisanes, armes de l'ancienne infanterie
anglaise.]

SECOND GARDIEN.--Et s'ils ne le veulent pas?

DOGBERRY.--Alors, laissez-les tranquilles, jusqu'à ce qu'ils soient de
sang-froid. S'ils ne vous font pas alors une meilleure réponse, vous
pouvez dire qu'ils ne sont pas ceux pour qui vous les aviez pris
d'abord.

SECOND GARDIEN.--Fort bien, monsieur.

DOGBERRY.--Si vous rencontrez un voleur, en vertu de votre charge vous
pouvez le soupçonner de n'être pas un honnête homme; et quant à cette
espèce de gens, le moins que vous pourrez avoir affaire avec eux, ce
sera le mieux pour votre probité.

SECOND GARDIEN.--Si nous le connaissons pour un voleur, ne mettrons-nous
pas la main sur lui?

DOGBERRY.--Vraiment par votre charge vous le pouvez. Mais je pense que
ceux qui touchent le goudron se salissent les mains. Si vous prenez un
voleur, la manière la plus tranquille est de le laisser se montrer ce
qu'il est, en fuyant votre compagnie.

VERGES.--Assez, mon cher collègue, vous avez toujours été réputé pour un
homme miséricordieux.

DOGBERRY.--En vérité je ne voudrais pas être cause de la pendaison d'un
chien, bien moins d'un homme qui possède l'honnêteté.

VERGES.--Si vous entendez un enfant crier dans la nuit[31], vous devez
appeler la nourrice et lui commander de le faire taire.

SECOND GARDIEN.--Et si la nourrice est endormie et ne veut pas nous
entendre?

DOGBERRY.--Alors allez-vous en paisiblement et laissez l'enfant
l'éveiller lui-même par ses cris; car la brebis qui n'entend pas son
agneau quand il mugit ne répondra pas aux bêlements du veau.

VERGES.--C'est la vérité.

DOGBERRY.--Voilà toute votre consigne. Vous, constable, vous devez
représenter la personne du prince. Si vous rencontrez le prince dans la
nuit, vous pouvez l'arrêter.

VERGES.--Non, par Notre-Dame; quant à cela je ne crois pas qu'il le
puisse.

DOGBERRY.--Je gage cinq shillings contre un, avec tout homme qui connaît
les _statues_[31], qu'il peut l'arrêter. Non pas, à la vérité, sans que
le prince y consente; car le guet ne doit offenser personne, et c'est
faire offense à un homme que de l'arrêter contre sa volonté.

[Note 31: Voici quelques-uns des statuts du guet ridiculisés ici par
Shakspeare:

«Personne ne sifflera passé neuf heures du soir.

«Personne n'ira masqué la nuit passé neuf heures du soir.

«Nul homme à marteau, forgeron, serrurier, ne travaillera passé neuf
heures du soir.

«Nul homme ne donnera l'alarme passé neuf heures du soir en battant
sa femme, sa servante ou son chien, sous peine de trois shillings
d'amende.»]

VERGES.--Par Notre-Dame, je crois que vous avez raison.

DOGBERRY.--Ah! ah! ah! Or çà, bonne nuit, mes maîtres; s'il survient
quelque affaire un peu grave, appelez-moi. Gardez les secrets de vos
camarades et les vôtres; bonne nuit.--Venez, voisin.

SECOND GARDIEN, _à ses camarades_.--Ainsi, camarades, nous venons
d'entendre notre consigne. Asseyons-nous ici sur ce banc près de
l'église jusqu'à deux heures, et de là allons tous nous coucher.

DOGBERRY.--Encore un mot, honnêtes voisins. Je vous en prie, veillez à
la porte du seigneur Léonato, car le mariage étant fixé à demain sans
faute, il y a grand tumulte cette nuit. Adieu, soyez vigilants, je vous
en conjure.

(Dogberry et Verges sortent.) (Entrent Borachio et Conrad.)

BORACHIO.--Conrad, où es-tu?

PREMIER GARDIEN, _bas à ses compagnons_.--Paix, ne bougez pas.

BORACHIO.--Conrad! dis-je?

CONRAD, _en le poussant_.--Ici. Je suis à ton coude.

BORACHIO.--Par la messe, le coude me démangeait; je pensais bien qu'il
s'ensuivrait quelque croûte.

CONRAD.--Je te devrai une réponse à cela. Poursuis maintenant ton récit.

BORACHIO.--Mettons-nous à couvert sous ce toit; il bruine: et là, comme
un vrai ivrogne, je te dirai tout.

SECOND GARDIEN, _à part_.--Quelque trahison! Restons cois, mes amis.

BORACHIO.--Tu sauras que don Juan m'a promis mille ducats.

CONRAD.--Est-il possible qu'aucune scélératesse soit si chère?

BORACHIO.--Demande plutôt comment il est possible qu'aucun scélérat soit
si riche! car lorsque le scélérat riche a besoin du scélérat pauvre, le
pauvre peut faire le prix à son gré.

CONRAD.--Tu m'étonnes.

BORACHIO.--Cela prouve que tu es novice; tu sais que la forme d'un
pourpoint, ou d'un chapeau, ou d'un manteau, n'est rien dans un homme.

CONRAD.--Cependant c'est une parure!

BORACHIO.--Je veux dire la forme à la mode.

CONRAD.--Oui, la mode est la mode.

BORACHIO.--Bah! autant dire un sot est un sot. Mais ne vois-tu pas quel
voleur maladroit est la mode?

UN GARDIEN.--Je connais ce La Mode, c'est un voleur depuis sept ans. Il
s'introduit çà et là mis en gentilhomme; je me rappelle son nom.

BORACHIO.--N'as-tu pas entendu quelqu'un?

CONRAD.--Non, c'est la girouette sur le toit.

BORACHIO.--Ne vois-tu pas, dis-je, quel maladroit voleur est la mode?
Par quels vertiges elle renverse toutes les têtes chaudes, depuis
quatorze ans jusqu'à trente-cinq; parfois elle les affuble comme les
soldats de Pharaon dans les tableaux enfumés, tantôt comme les prêtres
du dieu Baal dans les vieux vitraux de l'église; quelquefois comme
l'Hercule rasé[32] dans la tapisserie fanée et rongée des vers, où son
petit doigt semble aussi gros que sa massue?

[Note 32: Pharaon, Hercule, personnages de tapisseries.]

CONRAD.--Je vois tout cela, et que la mode use plus d'habits que
l'homme. Mais n'es-tu pas entraîné toi-même par la mode, en t'écartant
de ton récit pour me parler de la mode?

BORACHIO.--Nullement. Mais sache que cette nuit j'ai courtisé
Marguerite, la suivante de la signora Héro, sous le nom d'Héro; elle m'a
tendu la main par la fenêtre de la chambre de sa maîtresse, et m'a dit
mille fois adieu!--Je raconte cela horriblement mal. J'aurais dû d'abord
te dire que le prince, Claudio et mon maître, placés, postés et prévenus
par mon maître don Juan, ont vu de loin, du verger, cette entrevue
amoureuse.

CONRAD.--Et ils croyaient que Marguerite était Héro?

BORACHIO.--Deux d'entre eux l'ont cru, le prince et Claudio. Mais mon
démon de maître savait que c'était Marguerite. D'un côté, grâce à ses
serments qui les ont d'abord séduits; de l'autre, grâce à la nuit
obscure qui les a déçus, mais surtout à mon manège qui confirmait toutes
les calomnies inventées par don Juan, Claudio est parti plein de rage,
jurant d'aller la joindre demain matin au temple à l'heure marquée, et
là, devant toute l'assemblée, de la déshonorer par le récit de ce qu'il
a vu cette nuit, et de la renvoyer chez elle sans époux.

PREMIER GARDIEN _s'avançant_.--Nous vous sommons au nom du prince,
arrêtez.

SECOND GARDIEN.--Appelez le grand chef constable. Nous avons ici déterré
le plus dangereux complot de débauche qui se soit jamais vu dans la
république.

PREMIER GARDIEN.--Et un certain La Mode[33] est de leur bande; je le
connais, il porte une boucle de cheveux.

[Note 33: En anglais, c'est le mot _deformed_ que les gardiens
prennent pour un nom d'homme.]

CONRAD.--Messieurs, messieurs!

PREMIER GARDIEN.--On vous forcera bien de faire comparaître La Mode; je
vous le garantis.

CONRAD.--Messieurs!....

PREMIER GARDIEN.--Taisez-vous, nous vous l'ordonnons; nous vous obéirons
en vous conduisant.

BORACHIO.--Nous avons l'air de devenir une bonne marchandise, après
avoir été ramassés par les piques de ces gens-là.

CONRAD.--Une marchandise compromise, je vous en réponds; venez, nous
vous obéirons.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Appartement dans la maison de Léonato. HÉRO, MARGUERITE, URSULE.

HÉRO.--Bonne Ursule, éveillez ma cousine Béatrice, et priez-la de se
lever.

URSULE.--J'y vais, madame.

HÉRO.--Et dites-lui de venir ici.

URSULE.--Bien.

(Ursule sort.)

MARGUERITE.--En vérité, je crois que cet autre rabat[34] vous siérait
mieux.

[Note 34: _Rabato_, rabat, collerette.]

HÉRO.--Non, je vous prie, chère Marguerite; je veux mettre celui-ci.

MARGUERITE.--Sur ma parole, il n'est pas si beau, et je garantis que
votre cousine sera de mon avis.

HÉRO.--Ma cousine est une folle, et vous une autre. Je n'en veux pas
porter d'autre que celui-ci.

MARGUERITE.--J'aime tout à fait cette nouvelle coiffure qui est
là-dedans; seulement je voudrais les cheveux une idée plus bruns; pour
votre robe, elle est en vérité du dernier goût; j'ai vu celle de la
duchesse de Milan, cette robe qu'on vante tant....

HÉRO.--Oh! on dit qu'elle est incomparable!

MARGUERITE.--Sur ma vie, ce n'est qu'une robe de nuit auprès de la
vôtre. Du drap d'or, des crevés lacés avec du fil d'argent, le bas
des manches et le bord des manches garnis de perles, et toute la jupe
relevée par un clinquant bleuâtre. Mais pour la grâce, la beauté et le
bon goût, la vôtre vaut dix fois la sienne.

HÉRO.--Que Dieu me donne la joie pour la porter; car je me sens le coeur
excessivement gros.

MARGUERITE.--Le poids d'un homme le rendra encore plus pesant.

HÉRO.--Fi donc! Marguerite, n'êtes-vous pas honteuse?

MARGUERITE.--De quoi, madame? De parler d'une chose honorable? Le
mariage n'est-il pas honorable, même chez un mendiant? Et, le mariage
à part, votre seigneur n'est-il pas honorable? Vous auriez voulu, sauf
votre respect, que j'eusse dit un _mari_? Si une mauvaise pensée ne
détourne pas le sens d'une expression franche, je n'offense personne. Y
a-t-il du mal à dire _le poids d'un mari_? Aucun, je pense, dès qu'il
s'agit d'un mari légitime et d'une femme légitime; sans quoi il serait
léger et non pesant. Mais demandez plutôt à la signora Béatrice, la
voici.

(Béatrice entre.)

HÉRO.--Bonjour, cousine.

BÉATRICE.--Bonjour, ma chère Héro.

HÉRO.--Comment donc! vous parlez sur un ton mélancolique.

BEATRICE.--Je suis hors de tous les autres tons, il me semble.

MARGUERITE.--Entonnez-nous l'air de _Lumière d'amour_[35]. Il se chante
sans refrain; vous chanterez, moi je danserai.

[Note 35: Il est aussi question de cet air dans _les Deux
Gentilshommes de Vérone_.]

BÉATRICE.--Oui! Vos talons sont-ils exercés à la mesure de _Lumière
d'amour?_ Oh! bien, si votre mari a assez de greniers, vous verrez à ce
qu'il ne manque pas de grains[36].

[Note 36: _Barns_, greniers, et _bairns_, vieux mot qui signifie
enfant.]

MARGUERITE.--O interprétation maligne! Mais j'en ris, les talons en
l'air.

BÉATRICE.--Il est près de cinq heures, ma cousine; vous devriez être
déjà prête.--Sérieusement, je me sens bien mal. Hélas!

MARGUERITE.--De quoi?--Un faucon, un cheval, ou un mari[37].

[Note 37: _Hawk, Horse or Husband_.]

BÉATRICE.--Oh! celui des trois qui commence par un M[38].

[Note 38: La réponse de Béatrice est moins claire en anglais, elle
répond: «C'est la première lettre de tous ces mots, _h_, qui se prononce
en anglais de même qu'_ache_, douleur.]

MARGUERITE.--Eh bien! Si vous ne vous êtes pas faite turque[39], on ne
peut plus faire voiles sur la foi des étoiles.

[Note 39: Si vous n'avez pas changé d'opinion, de foi.]

BÉATRICE.--Voyons; que veut dire cette folle?

MARGUERITE.--Rien du tout; mais Dieu veuille envoyer à chacun le désir
de son coeur!

HÉRO.--Ces gants, que le comte m'a envoyés, ont un parfum délicieux.

BÉATRICE.--Je suis enchiffrenée, cousine; je ne sens rien.

MARGUERITE.--Fille, et enchiffrenée! il faut qu'il y ait abondance de
rhumes.

BÉATRICE.--O Dieu, ayez pitié de nous! O Dieu ayez pitié de nous! Depuis
quand faites-vous profession d'esprit?

MARGUERITE.--Depuis que vous y avez renoncé, madame. Mon esprit ne me
sied-il pas à ravir?

BÉATRICE.--On ne le voit pas assez; vous devriez le porter sur votre
bonnet.--Sérieusement je suis malade.

MARGUERITE.--Procurez-vous un peu d'essence de _carduus benedictus_[40]
et appliquez-la sur votre coeur: c'est le seul remède pour les
palpitations.

[Note 40: Allusion au nom de Bénédick.]

HÉRO.--Tu la piques avec un chardon.

BÉATRICE.--_Benedictus_? Pourquoi _benedictus_, s'il vous plaît? Vous
cachez quelque moralité[41] sous ce _benedictus_.

[Note 41: Moralité, la morale d'une fable, le sens caché d'un
apologue.]

MARGUERITE.--Moralité? Non, sur ma parole, je n'ai point d'intention
morale. Je parle tout bonnement du chardon bénit. Vous pourriez croire
par hasard que je vous soupçonne d'être amoureuse: non, par Notre-Dame,
je ne suis pas assez folle pour penser ce que je veux, et je ne veux pas
penser ce que je peux, et je ne pourrais penser, quand je penserais à
faire perdre la pensée à mou coeur, que vous êtes amoureuse, que vous
serez amoureuse ou que vous pouvez être amoureuse. Cependant, jadis
Bénédick fut naguère tout de même, et maintenant le voilà devenu un
homme. Il jurait de ne se marier jamais, et pourtant, en dépit de son
coeur, il mange son plat sans murmure[42]. A quel point vous pouvez être
convertie, je l'ignore; mais il me semble que vous voyez avec vos yeux
comme les autres femmes.

[Note 42: Proverbe.]

BÉATRICE.--De quel pas ta langue est partie!

MARGUERITE.--Ce n'est pas un galop du mauvais pied.

URSULE, _accourt_.--Vite, retirez-vous, madame: le prince, le comte, le
seigneur Bénédick, don Juan et tous les jeunes cavaliers de la ville
viennent vous chercher pour aller à l'église.

HÉRO,--Aidez-moi à m'habiller, chère cousine, bonne Ursule, bonne
Marguerite.

(Elles sortent.)



SCÈNE V


Un autre appartement dans le palais de Léonato.

LÉONATO _entre avec_ DOGBERRY ET VERGES.

LÉONATO.--Que souhaitez-vous de moi, honnêtes voisins?

DOGBERRY.--Vraiment, seigneur, je voudrais avoir avec vous une petite
conférence secrète sur une affaire qui vous _décerne_ de près.

LÉONATO.--Abrégez, je vous prie; vous voyez que je suis très-occupé.

DOGBERRY.--Vraiment oui, seigneur.

VERGES.--Oui, seigneur, en vérité.

LÉONATO.--Quelle est cette affaire, mes dignes amis?

DOGBERRY.--Le bon homme Verges, seigneur, s'écarte un peu de son sujet,
et son esprit n'est pas aussi émoussé[43] que je demanderais à Dieu qu'il
le fût; mais, en bonne conscience, il est honnête comme les rides de son
front[44].

[Note 43: Dogberry dit toujours le contraire de ce qu'il veut dire.]

[Note 44: Expression proverbiale.]

VERGES.--Oui, j'en remercie Dieu, je suis aussi honnête qu'homme vivant
qui est vieux aussi, et qui n'est pas plus honnête que moi.

DOGBERRY.--Les comparaisons sont odorantes[45].--Palabra[46], voisin
Verges.

[Note 45: Odieuses.]

[Note 46: _Palabras, pocas palabras_, mots espagnols, pour dire
_bref, abrégeons_.]

LÉONATO--Voisins, vous êtes ennuyeux.

DOGBERRY.--Il plaît à Votre Seigneurie de le dire. Mais nous ne sommes
que les pauvres officiers du duc, et pour ma part, si j'étais aussi
fatigant qu'un roi, je voudrais me dépouiller de tout au profit de Votre
Seigneurie.

LÉONATO.--De tout votre ennui en ma faveur? Ah, ah!

DOGBERRY.--Oui-dà, quand j'en aurais mille fois davantage; car j'entends
exclamer votre nom autant qu'aucun nom de la ville, et quoique je ne
sois qu'un pauvre homme, je suis bien aise de l'entendre.
                
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