William Shakespear

Beaucoup de Bruit pour Rien
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VERGES.--Et moi aussi.

LÉONATO.--Je voudrais bien savoir ce que vous avez à me dire.

VERGES.--Voyez-vous, seigneur, notre garde a pris cette nuit, sauf le
respect de Votre Seigneurie, un couple des plus fieffés larrons qui
soient dans Messine.

DOGBERRY.--Un bon vieillard, seigneur, il faut qu'il jase! et comme
on dit, quand l'âge entre, l'esprit sort. Oh! c'est un monde à
voir[47]!--C'est bien dit, c'est bien dit, voisin Verges.--(_A l'oreille
de Léonato_.) Allons, Dieu est un bon homme[48]. Si deux hommes montent
un cheval, il faut qu'il y en ait un qui soit en croupe,--une bonne âme,
par ma foi, monsieur, autant qu'homme qui ait jamais rompu du pain, je
vous le jure; mais Dieu soit loué, tous les hommes ne sont pas pareils;
hélas! bon voisin!

[Note 47: C'est une merveille.]

[Note 48: «Expression d'une ancienne _moralité_.» STEEVENS.]

LÉONATO.--En effet, voisin, il vous est trop inférieur.

DOGBERRY.--Ce sont des dons que Dieu donne.

LÉONATO.--Je suis forcé de vous quitter.

DOGBERRY.--Un mot encore, seigneur; notre garde a saisi deux personnes
_aspectes_[49]. Nous voudrions les voir ce matin examinées devant Votre
Seigneurie.

[Note 49: _Aspicious_.]

LÉONATO.--Examinez-les vous-mêmes, et vous me remettrez votre rapport.
Je suis trop pressé maintenant, comme vous pouvez bien juger.

DOGBERRY.--Oui, oui, nous suffirons bien.

LÉONATO.--Goûtez de mon vin avant de vous eu aller, et portez-vous bien.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Seigneur, on vous attend pour donner votre fille à son
époux.

LÉONATO.--Je vais les trouver: me voilà prêt.

(Léonato et le messager sortent.)

DOGBERRY.--Allez, mon bon collègue, allez trouver Georges Charbon; qu'il
apporte à la prison sa plume et son encrier: nous avons maintenant à
examiner ces deux hommes.

VERGES.--Il nous le faut faire avec prudence.

DOGBERRY.--Nous n'y épargnerons pas l'esprit, je vous jure. (_Touchant
son front avec son doigt_.) Il y a ici quelque chose qui saura bien
en conduire quelques-uns à un _non com_[50]. Ayez seulement le savant
écrivain pour coucher par écrit notre _excommunication_, et venez me
rejoindre à la prison.

(Ils sortent.)

[Note 50: _Non compos mentis_.]

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I


L'intérieur d'une église.

_Entrent_ DON PÈDRE, DON JUAN, LÉONATO, UN MOINE, CLAUDIO, BÉNÉDICK,
HÉRO ET BÉATRICE.

LÉONATO.--Allons, frère François, soyez bref. Bornez-vous au simple
rituel du mariage; vous leur exposerez ensuite leurs devoirs mutuels.

LE MOINE.--Vous venez ici, seigneur, pour vous unir à cette dame?

CLAUDIO.--Non.

LÉONATO.--Il vient pour être uni à elle, et vous pour les unir.

LE MOINE.--Madame, vous venez ici pour être mariée à ce comte?

HÉRO.--Oui.

LE MOINE.--Si l'un ou l'autre de vous connaît quelque empêchement secret
qui s'oppose à votre union, sur le salut de vos âmes, je vous somme de
le déclarer.

CLAUDIO.--En connaissez-vous quelqu'un, Héro?

HÉRO.--Aucun, seigneur.

LE MOINE.--Et vous, comte, en connaissez-vous?

LÉONATO.--J'ose répondre pour lui; aucun.

CLAUDIO.--Que n'osent point les hommes? Que ne font les hommes, que ne
font les hommes chaque jour, sans se douter de ce qu'ils font?

BÉNÉDICK.--Quoi! des exclamations! Comment donc, ce sont des
exclamations de rire, comme ah! ah! ah!

CLAUDIO.--Prêtre, arrêtez.--Père, avec votre permission, me donnez-vous
cette vierge, votre fille d'une volonté libre et sans contrainte?

LÉONATO.--Aussi librement, mon fils, que Dieu me l'a donnée.

CLAUDIO.--Et qu'ai-je en retour, moi, à vous offrir, qui puisse égaler
ce don riche et précieux?

DON PÈDRE.--Rien, à moins que vous ne la rendiez à son père.

CLAUDIO.--Cher prince, vous m'enseignez une noble gratitude. Tenez,
Léonato, reprenez-la, ne donnez point à votre ami cette orange gâtée;
elle n'est que l'enseigne et le masque de l'honneur. Voyez-la rougir
comme une vierge! Oh! de quelle imposante apparence de vérité le vice
perfide sait se couvrir! Cette rougeur ne semble-t-elle pas un modeste
témoin qui atteste la simplicité de l'innocence? Vous tous qui la voyez,
ne jureriez-vous pas à ces indices extérieurs, qu'elle est vierge? mais
elle ne l'est pas; elle connaît la chaleur d'une couche de débauche, sa
rougeur prouve sa honte et non sa modestie.

LÉONATO.--Que prétendez-vous, seigneur?

CLAUDIO.--N'être pas marié, ne pas unir mon âme à une prostituée avérée!

LÉONATO.--Cher seigneur, si l'ayant éprouvée vous-même, vous avez vaincu
les résistances de sa jeunesse, et triomphé de sa virginité...

CLAUDIO.--Je vois ce que vous voudriez dire.--Si je l'ai connue, me
direz-vous, elle m'embrassait comme son mari; et vous atténueriez par-là
sa faiblesse anticipée.--Non, Léonato, je ne l'ai jamais tentée par un
mot trop libre. Comme un frère auprès de sa soeur, je lui montrais une
sincérité timide et un amour décent.

HÉRO.--Et vous ai-je jamais montré une apparence contraire?

CLAUDIO.--Maudite soit votre apparence! je m'inscris en faux contre
elle. Vous me semblez telle que Diane dans son orbe, chaste comme le
bouton avant d'être épanoui; mais vous avez un sang plus impudique que
celui de Vénus ou celui de ces créatures lascives qui l'abandonnent à
une brutale sensualité.

HÉRO.--Monseigneur se porte-t-il bien qu'il tienne des discours si
extravagants?

LÉONATO.--Généreux prince, pourquoi ne parlez-vous pas?

DON PÈDRE.--Que pourrai-je dire? Je reste déshonoré par les soins que
j'ai pris pour unir mon digne ami à une vile courtisane.

LÉONATO.--Dit-on réellement ces choses, ou est-ce que je rêve?

DON JUAN,--On le dit, seigneur, et elles sont vraies.

BÉNÉDICK.--Ceci n'a pas l'air d'une noce.

HÉRO.--Vraies! ô Dieu!

CLAUDIO.--Léonato, suis-je debout ici? Est-ce là le prince? Est-ce là le
frère du prince? Ce front est-il celui d'Héro? Nos yeux sont-ils à nous?

LÉONATO.--Oui sans doute; mais qu'en résulte-t-il, seigneur?

CLAUDIO.--Laissez-moi adresser une seule question à votre fille, et par
ce pouvoir paternel que la nature vous donne sur elle, commandez-lui de
répondre avec vérité.

LÉONATO.--Je te l'ordonne comme tu es mon enfant.

HÉRO.--O Dieu, défendez-moi! Comme je suis assiégée! A quel
interrogatoire suis-je donc soumise?

CLAUDIO.--A répondre fidèlement au nom que vous portez.

HÉRO.--Ce nom n'est-il pas Héro? Qui peut le flétrir d'un juste
reproche?

CLAUDIO.--Ma foi, Héro elle-même! Héro elle-même peut flétrir la vertu
d'Héro. Quel homme s'entretenait la nuit dernière avec vous, près de
votre fenêtre, entre minuit et une heure? Maintenant, si vous êtes
vierge, répondez à cette question.

HÉRO.--À cette heure-là, seigneur, je n'ai parlé à aucun homme.

DON PÈDRE.--Alors vous n'êtes plus vierge.--Je suis fâché, Léonato, que
vous soyez forcé de m'entendre; sur mon honneur, moi, mon frère et ce
comte outragé, nous l'avons vue, nous l'avons entendue la nuit dernière
parler, à cette heure même, par la fenêtre de sa chambre, à un coquin,
qui, comme un franc coquin, a fait l'aveu des honteuses entrevues qu'ils
ont eues mille fois ensemble secrètement.

DON JUAN.--Elles ne sont pas de nature à être nommées; seigneur, on ne
peut les redire; la langue ne fournit pas d'expression assez chaste pour
les rendre sans scandale. Ainsi, belle dame, je suis fâché de votre
étrange inconduite.

CLAUDIO.--O Héro! quelle héroïne n'aurais-tu pas été, si la moitié de
tes grâces extérieures eût été donnée à tes pensées et à ton coeur! Mais
adieu, la plus indigne et la plus belle!--Adieu! pure impiété et pure
impie! Tu seras cause que je fermerai toutes les portes de mon coeur à
l'amour, et que le soupçon veillera suspendu sur mes paupières pour me
faire soupçonner toujours le mal dans la beauté, qui n'aura jamais de
charmes pour moi.

LÉONATO.--Personne ici n'a-t-il une pointe de poignard pour moi?

(Héro s'évanouit et tombe.)

BÉATRICE.--Ah! qu'est-ce donc, cousine? pourquoi tombez-vous?

DON JUAN.--Allons, retirons-nous.--Ses actions dévoilées au grand jour
ont confondu ses sens.

(Don Pèdre, don Juan et Claudio sortent.)

BÉNÉDICK.--Comment est-elle?

BÉATRICE.--Morte, je crois. Du secours, mon oncle!--Héro! eh bien!
Héro!--Mon oncle!--Seigneur Bénédick! moine!

LÉONATO.--O destin! ne retire point ta main appesantie sur elle! La mort
est le voile le plus propre à couvrir sa honte qu'on puisse désirer.

BÉATRICE.--Eh bien! cousine? Héro!

LE MOINE.--Prenez courage, madame.

LÉONATO.--Quoi, tu rouvres les yeux!

LE MOINE.--Oui, et pourquoi non?

LÉONATO.--Pourquoi? Tout sur la terre ne crie-t-il pas _infamie sur
elle_? Peut-elle nier un crime que son sang agile révèle? Oh! ne reviens
pas à la vie, Héro, n'ouvre pas tes yeux; car si je pouvais penser que
tu ne dusses pas bientôt mourir, si je croyais ta vie plus forte que ta
honte, je viendrais à l'arrière-garde de tes remords pour trancher ta
vie.--Je m'affligeais de n'avoir qu'une enfant. ...Je reprochais à la
nature son avarice!--Oh! j'ai trop d'une fille: pourquoi ai-je une
fille? Pourquoi fus-tu jamais aimable à mes yeux?--Pourquoi d'une
main charitable n'ai-je pas recueilli à ma porte l'enfant de quelque
mendiant? Si elle se fût ainsi souillée et plongée dans l'infamie,
j'aurais pu dire: «Ce n'est point une portion de moi-même. Cette
_infamie est dérivée de reins inconnus_,» Mais ma fille, elle que
j'aimais; ma fille, que je vantais; ma fille dont j'étais fier, au
point que m'oubliant moi-même, je n'étais plus rien pour moi-même et
ne m'estimais plus qu'en elle.... Oh! elle est tombée dans un abîme
d'encre! Tous les flots de l'Océan entier ne pourraient pas la laver, ni
tout le sel qu'il contient rendre la pureté à sa chair corrompue!

BÉNÉDICK.--Seigneur, seigneur, modérez-vous; pour moi, je suis si
pétrifié d'étonnement, que je ne sais que dire.

BÉATRICE.--Oh! sur mon âme, on calomnie ma cousine.

BÉNÉDICK.--Madame, partagiez-vous son lit la dernière nuit?

BÉATRICE.--Non, je l'avoue; non, quoique jusqu'à la dernière nuit j'aie
été depuis un an sa compagne de lit.

LÉONATO.--Confirmation, confirmation! Oh! les voilà plus fortes
encore ces preuves déjà revêtues de barres de fer! Les deux princes
voudraient-ils mentir? Claudio aurait-il menti, lui qui l'aimait tant,
qu'en parlant de son indignité il la lavait de ses larmes?--Écartez-vous
d'elle, laissez-la mourir.

LE MOINE.--Écoutez-moi un moment. Je n'ai gardé si longtemps le silence
et n'ai laissé un libre cours à la marche de la fortune, que pour
observer la jeune personne. J'ai remarqué que mille fois la rougeur
couvrait son visage, et mille fois la honte de l'innocence remplaçait
cette rougeur par une pâleur céleste! Un feu a éclaté dans ses yeux,
pour brûler les soupçons que les princes jetaient sur sa pureté
virginale. Traitez-moi d'insensé, méprisez mes études et mes
observations, qui du sceau de l'expérience confirment ce que j'ai lu. Ne
vous fiez plus à mon âge, à mon ministère, à ma sainte mission, si
cette jeune dame n'est pas ici la victime innocente de quelque méprise
cruelle.

LÉONATO.--Frère, cela ne peut être. Vous voyez que la seule pudeur
qui lui reste est de ne pas vouloir ajouter le péché du parjure à son
damnable crime. Elle ne le désavoue pas. Pourquoi cherchez-vous donc à
couvrir d'excuses la vérité qui se montre toute nue?

LE MOINE.--Madame, quel est l'homme qu'on vous accuse d'aimer?

HÉRO.--Ceux qui m'accusent le savent; moi, je n'en connais aucun; et
si je connais aucun homme vivant plus que ne le permet la modestie
virginale, puisse toute miséricorde être refusée à mes fautes!--O mon
père, prouvez qu'à des heures indues un homme s'entretint jamais avec
moi, ou que la nuit passée je me sois prêtée à un commerce de paroles
avec aucune créature; et alors renoncez-moi, haïssez-moi, faites-moi
mourir dans les tortures.

LE MOINE.--Les princes et Claudio sont aveuglés par quelque erreur
étrange.

BÉNÉDICK.--Deux des trois sont l'honneur même, et si leur prudence est
trompée en ceci, la fraude est sortie du cerveau de don Juan le bâtard,
dont l'esprit travaille sans relâche à ourdir des scélératesses.

LÉONATO.--Je n'en sais rien. Si ce qu'ils disent d'elle est la vérité,
ces mains la mettront en pièces; mais s'ils outragent son honneur, le
plus fier d'entre eux en entendra parler. Le temps n'a pas encore assez
desséché mon sang, l'âge n'a pas encore assez consumé les ressources de
mon esprit, la fortune n'a pas encore assez ravagé mes moyens, et ma
mauvaise vie ne m'a pas assez privé d'amis, que je ne puisse encore,
réveillé d'une semblable manière, posséder la force de corps, les
facultés d'esprit, les ressources d'argent et le choix d'amis
nécessaires pour m'acquitter pleinement avec eux.

LE MOINE.--Arrêtez un moment, et laissez-vous guider par mes conseils.
Les princes en sortant ont laissé ici votre fille pour morte; dérobez-la
quelque temps à tous les yeux, et publiez qu'elle est morte en effet;
étalez tout l'appareil du deuil, suspendez à l'ancien monument de
votre famille de lugubres épitaphes, en observant tous les rites qui
appartiennent à des funérailles.

LÉONATO.--Qu'en résultera-t-il? Qu'est-ce que cela produira?

LE MOINE.--Le voici. Cet expédient bien conduit changera sur son compte
la calomnie en remords, et c'est déjà un bien. Mais ce n'est pas pour
cela que je pense à ce moyen étrange; j'espère faire naître de ce
travail un plus grand avantage. Morte, comme nous devons le soutenir,
au moment même qu'elle se vit accusée, elle sera regrettée, plainte,
excusée de tous ceux qui apprendront son sort; car il arrive toujours
que ce que nous avons, nous ne l'estimons pas son prix tant que nous en
jouissons; mais s'il vient à se perdre et à nous manquer, alors nous
exagérons sa valeur, alors nous découvrons le mérite que la possession
ne nous montrait pas tandis que ce bien était à nous. C'est ce qui
arrivera à Claudio. Quand il apprendra qu'elle est morte sur ses
paroles, l'image de la vie se glissera doucement dans les rêveries de
son imagination, et chaque trait de sa beauté vivante reviendra s'offrir
aux yeux de son âme, plus gracieux, plus touchant, plus animé que quand
elle vivait en effet. Alors il pleurera; si l'amour a une part dans son
coeur, il souhaitera ne l'avoir pas accusée; oui, il le souhaitera,
crût-il même à la vérité de son accusation. Laissons ce moment arriver,
et ne doutez pas que le succès ne donne aux événements une forme plus
heureuse que je ne puis le supposer dans mes conjectures; mais si toute
ma prévoyance était trompée, du moins le trépas supposé de votre fille
assoupira la rumeur de son infamie, et si notre plan ne réussit pas,
vous pourrez la cacher comme il convient à sa réputation blessée dans
la vie recluse et monastique, loin des regards, loin de la langue, des
reproches et du souvenir des hommes.

BÉNÉDICK.--Seigneur Léonato; laissez-vous guider par ce moine. Quoique
vous connaissiez mon intimité et mon affection pour le prince et pour
Claudio, j'atteste l'honneur que j'agirai dans cette affaire avec autant
de discrétion et de droiture, que votre âme agirait envers votre corps.

LÉONATO.--Je nage dans la douleur, et le fil le plus mince peut me
conduire.

LE MOINE.--Vous faites bien de consentir. Sortons de ce lieu sans délai.
Aux maux étranges, il faut un traitement étrange comme eux. Venez,
madame, mourez pour vivre. Ce jour de noces n'est que différé peut-être;
sachez prendre patience et souffrir.

(Ils sortent.)

BÉNÉDICK.--Signora Béatrice, ne vous ai-je pas vue pleurer pendant tout
ce temps?

BÉATRICE.--Oui, et je pleurerai longtemps encore.

BÉNÉDICK.--C'est ce que je ne désire pas.

BÉATRICE.--Vous n'en avez nulle raison, je pleure à mon gré.

BÉNÉDICK.--Sérieusement, je crois qu'on fait tort à votre belle cousine.

BÉATRICE.--Ah! combien mériterait de moi l'homme qui voudrait lui faire
justice!

BÉNÉDICK.--Est-il quelque moyen de vous donner cette preuve d'amitié?

BÉATRICE.--Un moyen bien facile; mais de pareils amis, il n'en est
point.

BÉNÉDICK.--Un homme le peut-il faire?

BÉATRICE.--C'est l'office d'un homme, mais non le vôtre.

BÉNÉDICK.--Je n'aime rien dans le monde autant que vous. Cela n'est-il
pas étrange?

BÉATRICE.--Aussi étrange pour moi que la chose que j'ignore. Je pourrais
aussi aisément vous dire que je n'aime rien autant que vous; mais ne
m'en croyez point, et pourtant je ne mens pas: je n'avoue rien; je ne
nie rien.--Je m'afflige pour ma cousine.

BÉNÉDICK.--Par mon épée, Béatrice, vous m'aimez.

BÉATRICE.--Ne jurez point par votre épée, avalez-la.

BÉNÉDICK.--Je jure par elle que vous m'aimez, et je la ferai avaler tout
entière à qui dira que je ne vous aime point.

BÉATRICE.--Ne voulez-vous point avaler votre parole?

BÉNÉDICK.--Jamais, quelque sauce qu'on puisse inventer! Je proteste que
je vous aime.

BÉATRICE.--Eh bien! alors, Dieu me pardonne...

BÉNÉDICK.--Quelle offense, chère Béatrice?

BÉATRICE.--Vous m'avez arrêtée au bon moment; j'étais sur le point de
protester que je vous aime.

BÉNÉDICK.--Ah! faites cet aveu de tout votre coeur.

BÉATRICE.--Je vous aime tellement de tout mon coeur qu'il n'en reste
rien pour protester.

BÉNÉDICK.--Voyons, ordonnez-moi de faire quelque chose pour vous.

BÉATRICE.--Tuez Claudio.

BÉNÉDICK.--Ah!--Pas pour le monde entier.

BÉATRICE.--Vous me tuez par ce refus; adieu.

BÉNÉDICK.--Arrêtez, chère Béatrice.

BÉATRICE.--Je suis déjà partie quoique je sois encore ici.--Vous n'avez
pas d'amour.--Non, je vous prie, laissez-moi aller.

BÉNÉDICK.--Béatrice!

BÉATRICE.--Décidément, je veux m'en aller.

BÉNÉDICK.--Il faut que nous soyons amis auparavant.

BÉATRICE.--Vous osez plus facilement être mon ami que combattre mon
ennemi?

BÉNÉDICK.--Claudio est-il votre ennemi?

BÉATRICE.--N'est-il pas devenu le plus lâche des scélérats, celui qui a
calomnié, insulté, déshonoré ma parente? Oh! si j'étais un homme!--Quoi!
la mener par la main jusqu'au moment où leurs deux mains allaient
s'unir; et alors, par une accusation publique, par une calomnie
déclarée, avec une rage effrénée, la... Dieu, si j'étais un homme! Je
voudrais lui manger le coeur sur la place du marché.

BÉNÉDICK.--Écoutez-moi, Béatrice.

BÉATRICE.--Parler à un homme par la fenêtre! Oh! la belle histoire!

BÉNÉDICK.--Mais Béatrice...

BÉATRICE.--Chère Héro! Elle est injuriée, calomniée, perdue.

BÉNÉDICK.--Béat...

BÉATRICE.--Des princes et des comtes! Vraiment, beau témoignage de
prince, un beau comte de sucre[51], en vérité, un fort aimable galant!
Oh! si je pouvais, pour l'amour de lui, être un homme! Ou si j'avais
un ami qui voulût se montrer un homme pour l'amour de moi!... mais le
courage s'est fondu en politesse, la valeur en compliment, les hommes
sont devenus des langues et même des langues dorées. Pour être aussi
vaillant qu'Hercule, il suffit aujourd'hui de mentir, et de jurer
ensuite, pour appuyer son mensonge.--Je ne puis devenir un homme à force
de désirs.--Je resterai donc femme, pour mourir de chagrin.

[Note 51: «_County,_ anciennement terme générique pour dire un
noble.» (STEEVENS.)]

BÉNÉDICK.--Arrêtez, chère Béatrice. Par cette main, je vous aime.

BÉATRICE.--Servez-vous-en pour l'amour de moi autrement qu'en jurant par
elle.

BÉNÉDICK.--Croyez-vous, dans le fond de votre âme, que le comte Claudio
ait calomnié Héro?

BÉATRICE.--Oui, j'en suis aussi sûre que d'avoir une pensée ou une âme.

BÉNÉDICK.--Il suffit! Je suis engagé, je vais le défier.--Je baise votre
main et vous quitte; j'en atteste cette main, Claudio me rendra un
compte rigoureux. Jugez-moi par ce que vous entendrez dire de moi. Allez
consoler votre cousine. Il faut que je dise qu'elle est morte... c'est
assez. Adieu!

(Ils sortent.)



SCÈNE II


Une prison.

DOGBERRY ET VERGES _paraissent avec le_ SACRISTAIN, _ils sont en robes_.
BORACHIO ET CONRAD _sont devant eux._

DOGBERRY.--Toute notre compagnie comparaît-elle enfin?

VERGES.--Vite, un coussin et un tabouret pour le sacristain.

LE SACRISTAIN.--Quels sont les malfaiteurs?

DOGBERRY.--Vraiment, c'est moi-même et mon collègue.

VERGES.--Oui, cela est certain.--Nous sommes commis pour examiner le
procès.

LE SACRISTAIN,--Mais quels sont les coupables qui doivent être examinés?
Faites-les avancer devant le maître constable.

DOGBERRY.--Oui, qu'ils s'avancent devant moi. Ami, quel est votre nom?

BORACHIO.--Borachio.

DOGBERRY.--Je vous prie, écrivez _Borachio_.--Et le vôtre, coquin?

CONRAD.--Je suis gentilhomme, monsieur, et mon nom est Conrad.

DOGBERRY.--Écrivez _M. le gentilhomme Conrad_.--Mes maîtres, servez-vous
Dieu?

BORACHIO, CONRAD.--Nous l'espérons bien.

DOGBERRY.--Mettez par écrit qu'ils espèrent bien servir Dieu, et écrivez
_Dieu_ le premier. Car à Dieu ne plaise que Dieu marche devant de
pareils vauriens! Camarades, il est déjà prouvé que vous ne valez guère
mieux que des fripons, et l'on en sera bientôt au point de le croire.
Que répondez-vous pour votre défense?

CONRAD.--Diantre! monsieur, nous disons que non.

DOGBERRY.--Voilà un compère étonnamment spirituel, je vous
l'assure.--Mais je vais user de détour avec lui. Vous, coquin, venez
ici: un mot à l'oreille. Monsieur, je vous dis qu'on vous croit tous
deux des fripons.

BORACHIO.--Monsieur, je vous dis que nous ne sommes point ce que vous
dites.

DOGBERRY.--Allons, tenez-vous à l'écart. Devant Dieu! ils n'ont qu'une
réponse pour deux. Avez-vous mis en écrit _qu'ils n'en sont point_?

LE SACRISTAIN.--Messire constable, vous ne prenez pas la bonne manière
pour les examiner. Vous devriez faire appeler les gardiens qui les
accusent.

DOGBERRY.--Oui, sans doute, c'est la voie la plus courte; qu'on fasse
comparaître la garde. (_On fait venir la garde. _) Mes maîtres, je vous
somme, au nom du prince, d'accuser ces hommes.

PREMIER GARDIEN.--Cet homme a dit que don Juan, le frère du prince,
était un scélérat.

DOGBERRY.--Écrivez, _le prince don Juan un scélérat_; ce n'est ni plus
ni moins qu'un parjure d'appeler le frère d'un prince un scélérat!

BORACHIO.--Monsieur le constable....

DOGBERRY.--Je vous prie, camarade, silence. Votre regard me déplaît, je
vous le déclare.

LE SACRISTAIN, _au gardien_.--Que lui avez-vous entendu dire de plus?

SECOND GARDIEN.--Ma foi! qu'il a reçu de don Juan mille ducats pour
accuser faussement la signora Héro.

DOGBERRY.--Ceci est un vol avec effraction, si jamais il s'en est
commis.

VERGES.--Oui, par la messe! c'en est un.

LE SACRISTAIN.--Quoi de plus, l'ami?

PREMIER GARDIEN.--Et que le comte Claudio avait résolu, d'après ses
propos, de faire affront à Héro devant toute l'assemblée, et de ne pas
l'épouser.

DOGBERRY.--O scélérat, tu seras condamné pour ce fait _à la rédemption_
éternelle.

LE SACRISTAIN.--Et quoi encore?

SECOND GARDIEN.--C'est tout.

LE SACRISTAIN.--C'en est plus, messieurs, que vous n'en pouvez nier. Le
prince don Juan s'est secrètement évadé ce matin; c'est ainsi qu'Héro
a été accusée et refusée; et elle en est tout à coup morte de douleur.
Monsieur le constable, faites lier ces hommes et qu'on les conduise
devant Léonato. Je vais les précéder et lui montrer leur interrogatoire.

(Il sort.)

DOGBERRY.--Allons aux opinions sur leur sort.

VERGES.--Qu'on les enchaîne.

CONRAD.--Retire-toi, faquin!

DOGBERRY.--O Dieu de ma vie, où est le sacristain? qu'il écrive
que l'_officier du prince est un faquin_. Impudent varlet! Allons;
garrottez-les.

CONRAD.--Arrière! tu n'es qu'un âne, tu n'es qu'un âne.

DOGBERRY.--Ne _suspectez-vous_ pas ma place, ne _suspectez-vous_ pas
mon âge? Oh! que n'est-il ici pour écrire que _je suis un âne_! Mais,
compagnons, souvenez-vous-en que _je suis un âne_. Quoique cela ne soit
point écrit, n'oubliez pas que _je suis un âne_. Toi, méchant, tu es
plein de _piété_, comme on le prouvera par bon témoignage. Je suis un
homme sage, et qui plus est, un constable, et qui plus est encore, un
bourgeois établi, et qui plus est, un homme aussi bien en chair que qui
ce soit à Messine; un homme qui connaît la loi, va; un homme qui est
riche assez, entends-tu, et qui a souffert des pertes, et qui a deux
robes et tout ce qui s'ensuit à l'avenant. Emmenez, emmenez-le. Oh! que
n'a-t-on écrit que _j'étais un âne_!

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE CINQUIÈME



SCÈNE I


Devant la maison de Léonato.

_Entrent_ LÉONATO ET ANTONIO.

ANTONIO.--Si vous continuez, vous vous tuerez, et il n'est pas sage de
servir ainsi le chagrin contre vous-même.

LÉONATO.--De grâce, cessez vos conseils, qui tombent dans mon oreille
avec aussi peu de fruit que l'eau dans un crible. Ne me donnez plus
d'avis, je ne veux écouter d'autre consolateur qu'un homme dont les
malheurs égalent les miens. Amenez-moi un père qui ait autant aimé son
enfant, et dont la joie qu'il goûtait en elle ait été anéantie comme la
mienne, et dites-lui de me parler de patience. Mesurez la profondeur et
l'étendue de sa douleur sur la mienne. Que ses regrets répondent à mes
regrets, et que sa douleur soit en tout semblable à la mienne, trait
pour trait dans la même forme et dans tous les rapports. Si un tel père
veut sourire et se caresser la barbe en s'écriant, _chagrin, loin
de moi!_ et faire _hum!_ lorsqu'il devrait gémir; raccommoder son
affliction par des adages, et enivrer son infortune avec des buveurs
nocturnes; amenez-le moi, et j'apprendrai de lui la patience: mais il
n'y a point d'homme semblable. Les hommes, mon frère, peuvent bien
donner des conseils et des consolations à la douleur qu'ils ne
ressentent point eux-mêmes; mais une fois qu'ils l'ont goûtée, ceux qui
prétendaient fournir un remède de maximes à la rage, enchaîner le délire
forcené avec un réseau de soie, charmer les mots par les sons, et
l'agonie avec des paroles, sont les premiers à changer leurs conseils
en fureur. Non, non, c'est le métier de tous les hommes de parler de
patience à ceux qui se tordent sous le poids de la douleur: mais il
n'est pas au pouvoir de la vertu de l'homme de conserver tant de morale,
lorsqu'il supporte lui-même la même souffrance. Ne me donnez donc point
de conseils; mes maux crient plus haut que vos maximes.

ANTONIO.--Il s'ensuit que les hommes ne diffèrent en rien des enfants.

LÉONATO.--Je t'en prie, tais-toi; je suis de chair et de sang. Il n'y a
jamais eu de philosophe qui pût endurer le mal de dents avec patience;
cependant ils ont écrit dans le style des dieux et nargué le sort et la
douleur.

ANTONIO.--Du moins ne tournez pas contre vous seul tout le chagrin;
faites souffrir aussi ceux qui vous offensent.

LÉONATO.--En ceci vous parlez raison; oui, je le ferai. Mon âme me dit
qu'Héro est calomniée; Claudio l'apprendra, le prince aussi, et tous
ceux qui la déshonorent.

(Don Pèdre et Claudio entrent.)

ANTONIO.--Voici le prince et Claudio qui s'avancent à grands pas.

DON PÈDRE.--Bonsoir, bonsoir!

CLAUDIO.--Salut à vous deux.

LÉONATO.--Seigneurs, écoutez-moi....

DON PÈDRE.--Léonato, nous sommes un peu pressés

LÉONATO.--Un peu pressés, seigneurs?--Soit, adieu. Seigneurs, vous êtes
donc pressés maintenant? Soit; peu importe!

DON PÈDRE.--Ne vous fâchez point contre nous, bon vieillard.

ANTONIO.--S'il pouvait, se fâchant, se faire justice à lui-même,
quelques-uns de nous mordraient la poussière.

CLAUDIO.--Qui donc l'offense?

LÉONATO.--Toi, toi, tu m'offenses, toi, homme dissimulé. Va, ne porte
point la main à ton épée; je ne te crains pas.

CLAUDIO.--Sur ma parole, je maudirais ma main, si elle donnait un pareil
sujet de crainte à votre vieillesse. En vérité, ma main ne voulait rien
à mon épée.

LÉONATO.--Fi donc! fi donc! Jeune homme, ne te moque pas et ne plaisante
pas de moi! Je ne parle pas en radoteur ou en fou; et je ne me couvre
point du privilège de l'âge, pour me vanter des exploits que j'ai faits
étant jeune, ou de ceux que je ferais, si je n'étais pas vieux. Retiens,
Claudio, ce que je te dis en face; tu as si cruellement outragé mon
innocente fille et moi, que je suis forcé de déposer ma gravité et
d'en venir, sous ces cheveux blancs et brisé par de longs jours, à te
demander la satisfaction qu'un homme doit à un autre. Je te dis que tu
as calomnié ma fille innocente, que ta calomnie lui a percé le coeur, et
qu'elle est gisante, ensevelie avec ses ancêtres dans une tombe, hélas!
où le déshonneur ne dormit jamais, avant celui dont ta lâche perfidie a
souillé ma fille.

CLAUDIO.--Ma perfidie!

LÉONATO.--Ta perfidie, Claudio; je dis, la tienne.

DON PÈDRE.--Vous ne dites pas vrai, vieillard.

LÉONATO.--Seigneur, seigneur, je le prouverai sur son corps s'il ose
accepter le défi; en dépit de son adresse à l'escrime, de son agilité,
en dépit de sa robuste jeunesse et de la fleur de son printemps.

CLAUDIO.--Retirons-nous; je ne veux rien avoir à faire avec vous.

LÉONATO.--Peux-tu me rebuter ainsi? Tu as tué mon enfant; si tu me tues,
mon garçon, tu auras tué un homme.

ANTONIO.--Il en tuera deux de nous, et qui sont vraiment des hommes.
Mais n'importe; qu'il en tue d'abord un; qu'il vienne à bout de
moi.--Laissez-le me faire raison.--Allons, suis-moi, mon garçon; viens,
suis-moi. Monsieur le gamin, je parerai vos bottes avec un fouet; oui,
comme je suis gentilhomme, je le ferai.

LÉONATO.--Mon frère!....

ANTONIO.--Soyez tranquille. Dieu sait que j'aimais ma nièce, et elle est
morte,--elle est morte de la calomnie de ces traîtres, qui sont aussi
hardis à répondre en face à un homme, que je le suis à prendre un
serpent par la langue; des enfants, des singes, des vantards, des
faquins, des poules mouillées.

LÉONATO.--Mon frère Antonio!...

ANTONIO.--Tenez-vous tranquille. Eh bien, quoi!--Je les connais bien,
vous dis-je, et tout ce qu'ils valent, jusqu'à la dernière drachme. Des
enfants tapageurs, impertinents, conduits par la mode, qui mentent,
cajolent, raillent, corrompent et calomnient, se mettent au rebours du
bon sens, affectent un air terrible, débitent une demi-douzaine de
mots menaçants pour dire comment ils frapperaient leurs ennemis s'ils
osaient, et voilà tout.

LÉONATO.--Mais, Antonio, mon frère....?

ANTONIO.--Allez, cela ne vous regarde pas; ne vous en mêlez pas;
laissez-moi faire.

DON PÈDRE.--Messieurs, nous ne provoquerons point votre colère.--Mon
coeur est vraiment affligé de la mort de votre fille. Mais, sur mon
honneur, on ne l'a accusée de rien qui ne fût vrai, et dont la preuve ne
fût évidente.

LÉONATO.--Seigneur, seigneur!

DON PÈDRE.--Je ne veux pas vous écouter.

LÉONATO.--Non?--Venez, mon frère; marchons.--Je veux qu'on m'écoute.

ANTONIO.--Et on vous écoutera; ou il y aura des gens parmi nous qui le
payeront cher.

(Léonato et Antonio s'en vont.) (Entre Bénédick.)

DON PÈDRE.--Voyez, voyez. Voici l'homme que nous allions chercher.

CLAUDIO.--Eh bien! seigneur? Quelles nouvelles?

BÉNÉDICK, _au prince_.--Salut, seigneur.

DON PÈDRE.--Soyez le bienvenu, Bénédick. Vous êtes presque venu à temps
pour séparer des combattants.

CLAUDIO.--Nous avons été sur le point d'avoir le nez arraché par deux
vieillards qui n'ont plus de dents.

DON PÈDRE.--Oui, par Léonato et son frère. Qu'en pensez-vous? Si nous en
étions venus aux mains, je ne sais pas si nous aurions été trop jeunes
pour eux.

BÉNÉDICK.--Il n'y a jamais de vrai courage dans une querelle injuste. Je
suis venu vous chercher tous deux.

CLAUDIO.--Nous avons été à droite et à gauche pour vous chercher; car
nous sommes atteints d'une profonde mélancolie, et nous serions charmés
d'en être délivrés. Voulez-vous employer à cela votre esprit?

BÉNÉDICK.--Mon esprit est dans mon fourreau. Voulez-vous que je le tire?

DON PÈDRE.--Est-ce que vous portez votre esprit à votre côté?

CLAUDIO.--Cela ne s'est jamais vu, quoique bien des gens soient à
côté de leur esprit. Je vous dirai de le tirer, comme on le dit aux
musiciens: _tirez-le pour nous divertir_.

DON PÈDRE.--Aussi vrai que je suis un honnête homme, il pâlit. Êtes-vous
malade ou en colère?

CLAUDIO.--Allons, du courage, allons. Quoique le souci ait pu tuer un
chat, vous avez assez de coeur pour tuer le souci.

BÉNÉDICK.--Comte, je saurai rencontrer votre esprit en champ clos si
vous chargez contre moi.--De grâce, choisissez un autre sujet.

CLAUDIO.--Allons, donnez-lui une autre lance: la dernière a été rompue.

DON PÈDRE.--Par la lumière du jour, il change de couleur de plus en
plus.--Je crois, en vérité, qu'il est en colère.

CLAUDIO.--S'il est en colère, il sait tourner sa ceinture[52].

[Note 52: Proverbe; le sens est sans doute: S'il est de mauvaise
humeur, qu'il s'occupe à se distraire.]

BÉNÉDICK.--Pourrai-je vous dire un mot à l'oreille?

CLAUDIO.--Dieu me préserve d'un cartel!

BÉNÉDICK, _bas à Claudio_.--Vous êtes un lâche traître. Je ne plaisante
point.--Je vous le prouverai comme vous voudrez, avec ce que vous
voudrez et quand vous voudrez. --Donnez-moi satisfaction, ou je
divulguerai votre lâcheté.--Vous avez fait mourir une dame aimable; mais
sa mort retombera lourdement sur vous. Donnez-moi de vos nouvelles.

CLAUDIO, _bas à Bénédick_.--Soit. Je vous joindrai. (_Haut_.)
Préparez-moi bonne chère.

DON PÈDRE.--Quoi? un festin? un festin?

CLAUDIO.--Oui, et je l'en remercie. Il m'a invité à découper une tête
de veau et un chapon; si je ne m'en acquitte pas de la manière la plus
adroite, dites que mon couteau ne vaut rien.--N'y aura-t-il pas aussi
une bécasse?

BÉNÉDICK.--Seigneur, votre esprit trotte bien: il a l'allure aisée.

DON PÈDRE.--Je veux vous raconter comment Béatrice faisait l'autre jour
l'éloge de votre esprit. Je lui disais que vous étiez un bel esprit.
«_Sûrement_, dit-elle, _c'est un beau petit esprit_.--Non pas, lui
dis-je, c'est un grand esprit. _Oh! oui_, répondit-elle, _un grand
gros esprit_.--Ce n'est pas cela, lui dis-je, dites un bon
esprit.--_Précisément_, dit-elle, _il ne blesse personne_.--Mais,
repris-je, le gentilhomme est sage.--_Oh! certainement_,
répliqua-t-elle, _un sage gentilhomme_.--Comment! poursuivis-je, il
possède plusieurs langues.--_Je le crois_, dit-elle, _car il me jurait
une chose lundi au soir, qu'il désavoua le mardi matin. Voilà une langue
double; voilà deux langues_. Enfin elle prit à tâche, pendant une heure
entière, de défigurer vos qualités personnelles; et pourtant à la fin
elle conclut, en poussant un soupir, _que vous étiez le plus bel homme
de l'Italie_.

CLAUDIO.--Et là-dessus elle pleura de bon coeur, en disant, qu'elle ne
s'en embarrassait guère.

DON PÈDRE.--Oui, voilà ce qu'elle dit; mais cependant, avec tout cela,
si elle ne le haïssait pas à mort, elle l'aimerait tendrement.--La fille
du vieillard nous a tout dit.

CLAUDIO.--Tout, tout, et en outre, _Dieu le vit quand il était caché
dans le jardin_[53].

[Note 53: Allusion profane au passage de l'Écriture (_Genèse III_),
où il est dit que Dieu vit Adam quand il était caché dans le jardin, en
même temps qu'à la conversation entendue par Bénédick.]

DON PÈDRE.--Mais quand planterons-nous les cornes du buffle sur la tête
du sage Bénédick?

CLAUDIO.--Oui; et quand écrirons-nous au-dessous: «Ici loge Bénédick,
l'homme marié?»

BÉNÉDICK.--Adieu, mon garçon. Vous savez mes intentions. Je vous laisse
à votre joyeux babil; vous faites assaut d'épigrammes, comme les
matamores font de leurs lames, qui, grâce à Dieu, ne font pas de
mal.--(_A don Pèdre_.) Seigneur, je vous rends grâces de vos nombreuses
bontés; votre frère, le bâtard, s'est enfui de Messine. Vous avez, entre
vous tous, tué une aimable et innocente personne. Quant à mon seigneur
Sans-barbe, nous nous rencontrerons bientôt, et jusque-là, que la paix
soit avec lui.

(Bénédick sort.)

DON PÈDRE.--Il parle sérieusement.

CLAUDIO.--Très-sérieusement; et cela, je vous garantis, pour l'amour de
Béatrice.

DON PÈDRE.--Et vous a-t-il défié?

CLAUDIO.--Le plus sincèrement du monde.

DON PÈDRE.--Quelle jolie chose qu'un homme, lorsqu'il sort avec son
pourpoint et son haut-de-chausses, et laisse en route son bon sens!

(Entrent Dogberry, Verges, avec Conrad et Borachio conduits par la
garde.)

CLAUDIO.--C'est alors un géant devant un singe; mais aussi un singe est
un docteur près d'un tel homme.

DON PÈDRE.--Arrêtez! laissons-le.--Réveille-toi, mon coeur, et sois
sérieux. Ne nous a-t-il pas dit que mon frère s'était enfui?

DOGBERRY.--Allons, venez çà, monsieur. Si la justice ne vient pas à bout
de vous réduire, elle n'aura plus jamais de raisons à peser dans sa
balance; oui, et comme vous êtes un hypocrite fieffé, il faut veiller
sur vous.

DON PÈDRE.--Que vois-je? deux hommes de mon frère, garrottés! Et
Borachio en est un!

CLAUDIO.--Faites-vous instruire, seigneur, de la nature de leur faute.

DON PÈDRE.--Constable, quelle faute ont commise ces deux hommes?

DOGBERRY.--Vraiment, ils ont commis un faux rapport; de plus, ils ont
dit des mensonges; en second lieu, ce sont des calomniateurs; et pour
sixième et dernier délit, ils ont noirci la réputation d'une dame;
troisièmement, ils ont déclaré des choses injustes; et pour conclure, ce
sont de fieffés menteurs.

DON PÈDRE.--D'abord, je vous demande ce qu'ils ont fait; troisièmement,
je vous demande quelle est leur offense; en sixième et dernier lieu,
pourquoi ils sont prisonniers, et pour conclusion, ce dont vous les
accusez.

CLAUDIO.--Fort bien raisonné, seigneur! et suivant sa propre division;
sur ma conscience, voilà une question bien retournée.

DON PÈDRE.--Messieurs, qui avez-vous offensé, pour être ainsi garrottés
et tenus d'en répondre? Ce savant constable est trop fin pour qu'on le
comprenne, quel est votre délit?

BORACHIO.--Noble prince, ne permettez pas qu'on me conduise plus loin
pour subir mon interrogatoire; entendez-moi vous-même; et qu'ensuite
le comte me tue. J'ai abusé vos yeux, et ce que n'a pu découvrir votre
prudence, ces imbéciles l'ont relevé à la lumière. Ce sont eux qui, dans
l'ombre de la nuit, m'ont entendu avouer à cet homme, comment don Juan,
votre frère, m'avait engagé à calomnier la signora Héro; comment vous
aviez été conduits dans le verger, et m'aviez vu faire ma cour à
Marguerite, vêtue des habits d'Héro; enfin comment vous l'aviez
déshonorée au moment où vous deviez l'épouser. Ils ont fait un rapport
de toute ma trahison; et j'aime mieux le sceller par ma mort que
d'en répéter les détails à ma honte. La dame est morte sur la fausse
accusation tramée par moi et par mon maître; et bref, je ne demande
autre chose que le salaire dû à un misérable.

DON PÈDRE.--Chacune de ces paroles ne court-elle pas dans votre sang
comme de l'acier?

CLAUDIO.--J'avalais du poison pendant qu'il les proférait.

DON PÈDRE, _à Borachio_.--Mais est-ce mon frère qui t'a incité à ceci?

BORACHIO.--Oui, seigneur; et il m'a richement payé pour l'accomplir.

DON PÈDRE.--C'est un composé de trahison et de perfidie!--Et il s'est
enfui après cette scélératesse!

CLAUDIO.--Douce Héro! Ton image revient se présenter à moi, sous les
traits célestes qui me l'avaient fait aimer d'abord!

DOGBERRY, _à la garde_.--Allons, ramenez les plaignants; notre
sacristain, à l'heure qu'il est, a _réformé_ le seigneur Léonato de
l'affaire.--Et, n'oubliez pas, camarades, de faire mention, en temps et
lieu, que je _suis un âne_.

VERGES.--Voyez, voici venir le seigneur Léonato, et le sacristain aussi.

(Léonato revient avec Antonio et le sacristain.)

LÉONATO.--Quel est le misérable?.... Faites-moi voir ses yeux, afin que,
lorsque j'apercevrai un homme qui lui ressemble, je puisse l'éviter;
lequel est-ce d'entre eux?

BORACHIO.--Si vous voulez connaître l'auteur de vos maux, regardez-moi.

LÉONATO.--Es-tu le vil esclave dont le souffle a tué mon innocente
enfant?

BORACHIO.--Oui; c'est moi seul.

LÉONATO.--Seul? Non, non, misérable, tu te calomnies toi-même. Voilà un
couple d'illustres personnages (le troisième s'est enfui) qui y ont
mis la main. Je vous rends grâces, princes, de la mort de ma fille.
Inscrivez-la parmi vos nobles et beaux exploits. Si vous voulez y
réfléchir, c'est une glorieuse action.

CLAUDIO.--Je ne sais comment implorer votre patience; cependant il faut
que je parle. Choisissez vous-même votre vengeance; imposez-moi la
pénitence que vous pourrez inventer pour punir mon crime; et cependant
je n'ai péché que par méprise.

DON PÈDRE.--Et moi de même, sur mon âme; et cependant, pour donner
satisfaction à ce digne vieillard, je me courberais sous n'importe quel
poids pesant il voudrait m'imposer.

LÉONATO.--Je ne puis vous ordonner de commander à ma fille de vivre;
cela est impossible. Mais je vous prie tous deux de proclamer ici,
devant tout le peuple de Messine, qu'elle est morte innocente; et si
votre amour peut trouver quelques vers touchants, suspendez-les en
épitaphe, sur sa tombe et chantez-les sur ses restes. Chantez-les ce
soir.--Demain matin, rendez-vous à ma maison, et puisque vous ne pouvez
pas être mon gendre, devenez du moins mon neveu. Mon frère a une fille
qui est presque trait pour trait le portrait de ma fille qui est morte,
et elle est l'unique héritière de nous deux; donnez-lui le titre que
vous auriez donné à sa cousine; là expire ma vengeance.

CLAUDIO.--O noble seigneur, votre excès de bonté m'arrache des larmes.
J'embrasse votre offre, et désormais disposez du pauvre Claudio.

LÉONATO.--Ainsi, demain matin je vous attendrai chez moi; je prends ce
soir congé de vous.--Ce misérable sera confronté avec Marguerite qui,
je le crois, est complice de cette mauvaise action, et gagnée par votre
frère.

BORACHIO.--Non, sur mon âme, elle n'y eut aucune part; et elle ne savait
pas ce qu'elle faisait, lorsqu'elle me parlait: au contraire, elle a
toujours été juste et vertueuse dans tout ce que j'ai connu d'elle.

DOGBERRY.--En outre, seigneur (ce qui, en vérité, n'a pas été mis en
blanc et en noir), ce plaignant que voilà, le criminel, m'a appelé âne.
Je vous en conjure, souvenez-vous-en dans sa punition; et encore la
garde les a entendus parler d'un certain La Mode: ils disent qu'il porte
une clef à son oreille, avec une boucle de cheveux qui y est suspendue,
et qu'il emprunte de l'argent au nom de Dieu; ce qu'il a fait si souvent
et depuis si longtemps, sans jamais le rendre, qu'aujourd'hui les hommes
ont le coeur endurci, et ne veulent rien prêter pour l'amour de Dieu: je
vous en prie, examinez-le sur ce chef.

LÉONATO.--Je te remercie de tes peines et de tes bons offices.

DOGBERRY.--Votre Seigneurie parle comme un jeune homme bien
reconnaissant et bien vénérable; et je rends grâces à Dieu pour vous.

LÉONATO.--Voilà pour tes peines.

DOGBERRY.--Dieu garde la fondation!

LÉONATO.--Va, je te décharge de ton prisonnier, et je te remercie.

DOGBERRY.--Je laisse un franc vaurien entre les mains de votre
Seigneurie, et je conjure votre Seigneurie de le bien châtier vous-même
pour l'exemple des autres. Dieu conserve votre Seigneurie! Je fais des
voeux pour le bonheur de votre Seigneurie: Dieu vous rende la santé.--Je
vous donne humblement la liberté de vous en aller; et si l'on peut vous
souhaiter une heureuse rencontre, Dieu nous en préserve! _(A Verges_.)
Allons-nous-en, voisin.

(Dogberry et Verges sortent.)

LÉONATO.--Adieu, seigneurs; jusqu'à demain matin.

ANTONIO.--Adieu, seigneurs, nous vous attendons demain matin.

DON PÈDRE.--Nous n'y manquerons pas.

CLAUDIO.--Cette nuit je pleurerai Héro.

LÉONATO, _à la garde_.--Emmenez ces hommes avec nous: nous voulons
causer avec Marguerite, et savoir comment est venue sa connaissance avec
ce mauvais sujet.



SCÈNE II


Le jardin de Léonato. BÉNÉDICK ET MARGUERITE _se rencontrent et
s'abordent_.

BÉNÉDICK.--Ah! je vous en prie, chère Marguerite, obligez-moi en me
faisant parler à Béatrice.

MARGUERITE.--Voyons, voulez-vous me composer un sonnet à la louange de
ma beauté?

BÉNÉDICK.--Oui, et en style si pompeux, que nul homme vivant n'en
approchera jamais; car, dans l'honnête vérité, vous le méritez bien.

MARGUERITE.--Aucun homme n'approchera de moi? Quoi donc! resterai-je
toujours en bas de l'escalier?

BÉNÉDICK.--Votre esprit est aussi vif qu'un lévrier: il atteint d'un
saut sa proie.

MARGUERITE.--Et le vôtre émoussé comme un fleuret d'escrime, qui touche
mais ne blesse pas.

BÉNÉDICK.--C'est l'esprit d'un homme de coeur, Marguerite, qui ne
voudrait pas blesser une femme.--Je vous prie, appelez Béatrice, je vous
rends les armes, et jette mon bouclier à vos pieds[54].

[Note 54: On connaît l'expression latine _clypeum abjicere_, pour
_rendre les armes_.]

MARGUERITE.--C'est votre épée qu'il faut nous rendre: nous avons les
bouchers à nous.

BÉNÉDICK.--Si vous vous en servez, Marguerite, il vous faut mettre
la pointe dans l'étau; les épées sont des armes dangereuses pour les
filles.

MARGUERITE.--Allons, je vais vous appeler Béatrice, qui, je crois, a des
jambes.

BÉNÉDICK.--Et qui par conséquent viendra.

(Marguerite sort.) (Il chante.)

  Le dieu d'amour
  Qui est assis là-haut,
  Me connaît, me connaît
  Il sait combien je mérite....

Comme chanteur, veux-je dire; mais comme amant?... Léandre, le bon
nageur; Troïlus, qui employa le premier Pandare; et un volume entier de
ces marchands de tapis dont les noms coulent encore avec tant de douceur
sur la ligne unie d'un vers blanc, non, jamais aucun d'eux ne fut si
absolument bouleversé par l'amour, que l'est aujourd'hui mon pauvre
individu. Diantre! je ne saurai le prouver en vers: j'ai essayé; mais je
ne peux trouver d'autre rime à _tendron_ que _poupon_: rime innocente! A
_mariage, cocuage_; rime sinistre, _école, folle_, rime bavarde. Toutes
ces rimes sont de mauvais présage: non, je ne suis point né sous une
étoile poétique, et je ne puis faire ma cour en termes pompeux.

(Entre Béatrice.)

BÉNÉDICK.--Chère Béatrice, vous voulez donc bien venir quand je vous
appelle?

BÉATRICE.--Oui, seigneur, et vous quitter dès que vous me l'ordonnerez.

BÉNÉDICK.--Oh! restez seulement avec moi jusqu'alors.

BÉATRICE.--Alors est dit: adieu donc.--Et pourtant, avant de m'en aller
que j'emporte ce pourquoi je suis venue, c'est de savoir ce qui s'est
passé entre vous et Claudio.

BÉNÉDICK.--Seulement des paroles aigres; et là-dessus je veux vous
donner un baiser.

BÉATRICE.--Des paroles aigres, ce n'est qu'un souffle aigre, et un
souffle aigre n'est qu'une haleine aigre, une haleine aigre est
dégoûtante; je m'en irai sans votre baiser.

BÉNÉDICK.--Vous avez détourné le mot de son sens naturel; tant votre
esprit est effrayant! Mais, pour vous dire les choses sans détour,
Claudio a reçu mon défi; et, ou j'apprendrai bientôt de ses nouvelles,
ou je le dénonce pour un lâche.--Et vous, maintenant, dites-moi, je vous
prie, à votre tour, laquelle de mes mauvaises qualités vous a rendue
amoureuse de moi?

BÉATRICE.--Toutes ensemble qui constituent un état de mal si politique
qu'il n'est pas possible à une seule vertu de s'y glisser.--Mais vous,
quelle est de mes bonnes qualités celle qui vous a fait endurer l'amour
pour moi?

BÉNÉDICK.--_Endurer_ l'amour: bonne épithète! Oui, en effet, j'endure
l'amour, car je vous aime malgré moi.

BÉATRICE.--En dépit de votre coeur, je le crois aisément. Hélas! le
pauvre coeur! si vous lui faites de la peine pour l'amour de moi, je lui
ferai de la peine pour l'amour de vous, car jamais je n'aimerai ce que
hait mon ami.

BÉNÉDICK.--Vous et moi, nous avons trop de bon sens pour nous faire
l'amour tranquillement.

BÉATRICE.--Cet aveu n'en est pas la preuve: il n'y a pas un homme sage
sur vingt qui se loue lui-même.

BÉNÉDICK.--Vieille coutume, vieille coutume, Béatrice; bonne dans le
temps des bons vieillards. Mais dans ce siècle, si un homme n'a pas le
soin d'élever lui-même sa tombe avant de mourir, il ne vivra pas dans
son monument plus longtemps que ne dureront le son de la cloche funèbre
et les larmes de sa veuve.

BÉATRICE.--Et combien croyez-vous qu'elles durent?

BÉNÉDICK.--Quelle question! Eh! mais, une heure de cris et un quart
d'heure de pleurs: en conséquence, il est fort à propos pour le sage,
si Don Ver[55] (sa conscience) n'y trouve pas d'empêchement contraire,
d'être le trompette de ses propres vertus, comme je le suis pour
moi-même: en voilà assez sur l'article de mon panégyrique, à moi, qui me
rendrai témoignage que j'en suis digne.--A présent, dites-moi, comment
va votre cousine?

[Note 55: _Don worm_, le ver du remords.]

BÉATRICE.--Fort mal.

BÉNÉDICK.--Et vous-même?

BÉATRICE.--Fort mal aussi.

BÉNÉDICK.--Servez Dieu, aimez-moi, et, corrigez-vous. Je vais vous
quitter là-dessus, car voici quelqu'un de fort pressé qui accourt.

(Entre Ursule.)

URSULE.--Madame, il faut venir auprès de votre oncle: il y a bien du
tumulte au logis, vraiment. Il est prouvé que ma maîtresse Héro a été
faussement accusée; que le prince et Claudio ont été grossièrement
trompés, et que c'est don Juan qui est l'auteur de tout; il s'est enfui;
il est parti: voulez-vous venir sur-le-champ?

BÉATRICE.--Voulez-vous, seigneur, venir entendre ces nouvelles?

BÉNÉDICK.--Je veux vivre dans votre coeur, mourir sur vos genoux, être
enseveli dans vos yeux; et en outre je veux aller avec vous chez votre
oncle.

(Ils sortent.)



SCÈNE III


L'intérieur d'une église.

DON PÈDRE, CLAUDIO, _précédés de musiciens et de flambeaux_.

CLAUDIO.--Est-ce là le monument de Léonato?
                
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