UN SERVITEUR.--Oui, seigneur.
CLAUDIO _lisant l'épitaphe._
Victime de langues calomnieuses
Héro mourut, et gît ici.
La mort, pour réparer son injure,
Lui donne un renom qui ne mourra jamais.
Celle qui mourut avec honte
Vit, dans la mort, d'une gloire pure.
(Il fixe l'épitaphe.)
Et toi que je suspends sur son tombeau, parle encore à sa louange quand
ma voix sera muette.--Vous, musiciens, commencez et chantez votre hymne
solennel.
(Il chante.)
Pardonne, ô déesse de la nuit,
A ceux qui ont tué ta jeune vierge[56]
C'est pour expier leur erreur, qu'ils viennent avec des hymnes
de douleur,
Autour de sa tombe.
O nuit, seconde nos gémissements!
Aide-nous à soupirer et à gémir,
Profondément! profondément!
Tombeaux, ouvrez-vous, rendez vos morts,
Jusqu'à ce que sa mort soit pleurée,
Tristement, tristement.
[Note 56: _Virgin knight_, chevalière vierge, selon Johnson, signifie
pupille, élève, favorite; selon Steevens, dans les siècles de la
chevalerie, une chevalière vierge était celle qui n'avait pas encore eu
d'_aventures_.]
CLAUDIO.--Maintenant, bonne nuit à tes os! tous les ans je viendrai te
rendre tribut.
DON PÈDRE.--Adieu, messieurs. Éteignez vos flambeaux; les loups ont
dévoré leur proie; et voyez, la douce Aurore, précédant le char du
Soleil, parsème de taches grisâtres l'Orient assoupi. Recevez tous nos
remerciements, et laissez-nous: adieu.
CLAUDIO.--Adieu, mes amis: et que chacun reprenne son chemin.
DON PÈDRE.--Sortons de ces lieux: allons revêtir d'autres habits, et
aussitôt nous nous rendrons chez Léonato.
CLAUDIO.--Que l'hymen qui se prépare ait pour nous une issue plus
heureuse que celui qui vient de nous obliger à ce tribut de douleur!
(Ils sortent tous.)
SCÈNE IV
Appartement dans la maison de Léonato.
LÉONATO, BÉNÉDICK, MARGUERITE, URSULE, ANTONIO, LE MOINE ET HÉRO.
LE MOINE.--Ne vous l'avais-je pas dit, qu'elle était innocente?
LÉONATO.--Le prince et Claudio le sont aussi: ils ne l'ont accusée que
déçus par l'erreur que vous avez entendu raconter. Mais Marguerite est
un peu coupable dans ceci, quoique involontairement, comme il le paraît
par l'examen approfondi de cette affaire.
ANTONIO.--Allons, je suis bien aise que tout ait tourné si heureusement.
BÉNÉDICK.--Et moi aussi, étant autrement engagé par ma parole à forcer
le jeune Claudio à me faire raison là-dessus.
LÉONATO.--Allons, ma fille, retirez-vous avec vos femmes dans une
chambre écartée; et lorsque je vous enverrai chercher, venez ici
masquée. Le prince et Claudio m'ont promis de venir me voir, à cette
heure même.--_(A Antonio_.) Vous savez votre rôle, mon frère. Il faut
que vous serviez de père à la fille de votre frère, et que vous la
donniez au jeune Claudio.
(Héro sort suivie de ses femmes.)
ANTONIO.--Je le ferai, d'un visage assuré.
BÉNÉDICK.--Mon père, je crois que j'aurai besoin d'implorer votre
ministère.
LE MOINE.--Pour quel service, seigneur?
BÉNÉDICK.--Pour m'enchaîner ou me perdre, l'un ou l'autre.--Seigneur
Léonato, c'est la vérité, digne seigneur, que votre nièce me regarde
d'un oeil favorable.
LÉONATO.--C'est ma fille qui lui a prêté ces yeux-là, rien n'est plus
vrai.
BÉNÉDICK.--Et moi, en retour, je la vois des yeux de l'amour.
LÉONATO.--Vous tenez, je crois, ces yeux de moi, de Claudio et du
prince: mais quelle est votre volonté?
BÉNÉDICK.--Votre réponse, seigneur, est énigmatique; mais pour ma
volonté,--ma volonté est que votre bonne volonté daigne s'accorder avec
la nôtre,--pour nous unir aujourd'hui dans le saint état du mariage....
Voilà pourquoi, bon religieux, je réclame votre secours.
LÉONATO.--Mon coeur est d'accord avec votre désir.
LE MOINE.--Et je suis prêt à vous accorder mon secours.--Voici le prince
et Claudio.
(Entrent don Pèdre et Claudio avec leur suite.)
DON PÈDRE.--Salut à cette belle assemblée!
LÉONATO.--Salut, prince; salut, Claudio. Nous vous attendons ici. (_A
Claudio_.) Êtes-vous toujours déterminé à épouser aujourd'hui la fille
de mon frère?
CLAUDIO.--Je persévère dans mon engagement, fût-elle une Éthiopienne.
LÉONATO, _à son frère_.--Appelez-la, mon frère: voici le religieux tout
prêt.
(Antonio sort.)
DON PÈDRE.--Ah! bonjour, Bénédick. Quoi! qu'y a-t-il donc pour que
vous ayez aussi un visage du mois de février si glacé, si nébuleux, si
sombre?
CLAUDIO.--Je crois qu'il rêve au buffle sauvage. Allons, rassurez-vous,
mon garçon, nous dorerons vos cornes, et toute l'Europe sera enchantée
de vous voir, comme jadis Europe fut enchantée du puissant Jupiter,
quand il voulut faire en amour le rôle du noble animal.
BÉNÉDICK.--Le taureau Jupiter, comte, avait un mugissement agréable;
apparemment que quelque taureau étranger de cette espèce fit sa cour à
la vache de votre père, et que de cette belle union il sortit un jeune
veau qui vous ressemblait beaucoup, car vous avez précisément son
mugissement.
(Antonio rentre avec les dames masquées.)
CLAUDIO.--Je suis votre débiteur.--Mais voici d'autres comptes à
régler.--Quelle est la dame dont je dois prendre possession?
ANTONIO.--La voici, et je vous la donne.
CLAUDIO.--Eh bien! alors elle est à moi.--Ma belle, laissez-moi voir
votre visage.
LÉONATO.--Non, vous ne la verrez point que vous n'ayez accepté sa main
en présence de ce religieux, et juré de l'épouser.
CLAUDIO.--Donnez-moi votre main devant ce saint moine. Je suis votre
époux, si vous voulez bien de moi.
HÉRO, _ôtant son masque_.--Lorsque je vivais, je fus votre épouse; et
lorsque vous m'aimiez, vous fûtes mon autre époux.
CLAUDIO.--Une autre Héro!
HÉRO.--Rien n'est plus vrai. Une Héro mourut déshonorée; mais je vis, et
aussi sûr que je vis, je suis vierge.
DON PÈDRE.--Quoi, l'ancienne Héro! Héro qui est morte!
LÉONATO.--Elle mourut, seigneur, mais tant que vécut son déshonneur.
LE MOINE.--Je puis dissiper tout votre étonnement. Lorsque la sainte
cérémonie sera finie, je vous raconterai en détail la mort de la belle
Héro: en attendant, familiarisez-vous avec votre surprise, et allons de
ce pas à la chapelle.
BÉNÉDICK.--Doucement, doucement, religieux.--Laquelle est Béatrice?
BÉATRICE.--Je réponds à ce nom. Que désirez-vous?
BÉNÉDICK.--Ne m'aimez-vous pas?
BÉATRICE.--Moi! non, pas plus que de raison.
BÉNÉDICK.--En ce cas, votre oncle, et le prince et Claudio ont été bien
trompés: il m'ont juré que vous m'aimiez.
BÉATRICE.--Et vous, est-ce que vous ne m'aimez pas?
BÉNÉDICK.--En vérité, non; pas plus que de raison.
BÉATRICE.--En ce cas, ma cousine, Marguerite et Ursule se sont bien
trompées: car elles ont juré que vous m'aimiez.
BÉNÉDICK.--Ils ont juré que vous étiez presque malade d'amour pour moi.
BÉATRICE.--Elles ont juré que vous étiez presque mort d'amour pour moi.
BÉNÉDICK.--Il ne s'agit pas de cela.--Ainsi, vous ne m'aimez donc pas?
BÉATRICE.--Non vraiment; seulement je voudrais récompenser l'amitié.
LÉONATO.--Allons, ma nièce; je suis sûr, moi, que vous aimez ce
gentilhomme.
CLAUDIO.--Et moi, je ferai serment qu'il est amoureux d'elle: car voici
un écrit tracé de sa main, un sonnet imparfait sorti de son propre
cerveau, et qui s'adresse à Béatrice.
HÉRO.--Et en voici un autre, écrit de la main de ma cousine, que j'ai
volé dans sa poche et qui renferme l'expression de sa tendresse pour
Bénédick.
BÉNÉDICK.--Miracle! voici nos mains qui déposent contre nos
coeurs!--Allons, je veux bien de vous: mais, par cette lumière, je ne
vous prends que par pitié.
BÉATRICE.--Je ne veux pas vous refuser.--Mais, j'en atteste ce beau
jour, je ne cède que vaincue par les importunités; et aussi pour vous
sauver la vie: car on m'a dit que vous étiez en consomption.
BÉNÉDICK.--Silence: je veux vous fermez la bouche.
(Il lui donne un baiser.)
DON PÈDRE.--Eh bien! comment te portes-tu, Bénédick, l'homme marié?
BÉNÉDICK.--Je suis bien aise de vous le dire, prince: un collège entier
de beaux esprits ne me ferait pas changer d'idées par ses railleries.
Pensez-vous que je m'embarrasse beaucoup d'une satire ou d'une
épigramme? Non; si un homme se laisse battre par des bons mots,[57] il
n'aura rien de beau sur lui. Bref, puisque j'ai tentation de me marier,
je ne fais plus aucun cas de tout ce que le monde voudra en dire: ainsi
ne me raillez jamais de tout ce que j'ai pu dire contre le mariage, car
l'homme est un être changeant, et c'est là ma conclusion.--Quant à vous,
Claudio, je m'attendais à vous rosser: mais en considération de ce que
vous avez bien l'air de devenir mon parent, vivez sans blessure; et
aimez ma cousine.
[Note 57:_Brain_, cerveau et esprit, saillie, bon mot.]
CLAUDIO.--J'espérais que vous auriez refusé Béatrice; et que j'aurais
pu vous faire finir sous le bâton votre existence solitaire, pour
vous apprendre à être un homme à deux faces; ce que vous serez, sans
contredit, si ma cousine ne veille pas sur vous de bien près.
BÉNÉDICK.--Allons, allons, nous sommes amis.--Un tour de danse avant
d'être mariés, afin que nous puissions alléger nos coeurs et les talons
de nos femmes.
LÉONATO.--La danse viendra après.
BÉNÉDICK.--Nous commencerons par là, sur ma parole.--Allons, musique,
jouez.--Prince, vous êtes mélancolique: prenez-moi une femme. Il n'est
point de bâton plus vénérable que celui dont la pomme est garnie de
corne.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Seigneur, votre frère don Juan a été pris dans sa fuite,
et une escorte de gens armés l'a ramené à Messine.
BÉNÉDICK.--Ne songez pas à lui jusqu'à demain: je vous donnerai l'idée
d'une bonne punition pour lui.--Allons, flûtes, partez.
(On danse, ensuite tous sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.