William Shakespear

Beaucoup de Bruit pour Rien
Go to page: 1234
Note du transcripteur:

  ======================================================================
  Ce document est tiré de:

  OEUVRES COMPLÈTES DE
  SHAKSPEARE

  TRADUCTION DE
  M. GUIZOT

  NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
  AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
  DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

  Volume 2
  Jules César.
  Cléopâtre.--Macbeth.--Les Méprises.
  Beaucoup de bruit pour rien.

  PARIS
  A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
  DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES AUGUSTINS
  1864


  ======================================================================

                             BEAUCOUP DE BRUIT
                                 POUR RIEN

                                  COMÉDIE




NOTICE
SUR
BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN


L'histoire de Ginévra, dans le cinquième chant de l'_Arioste_, a quelque
rapport avec la fiction romanesque de cette pièce; plusieurs critiques,
et entre autres Pope, ont cru que le _Roland Furieux_ avait été la
source où Shakspeare avait puisé. On remarque aussi dans plusieurs
anciens romans de chevalerie des épisodes qui rappellent la calomnie
de don Juan, et la mort supposée d'Héro; mais c'est dans les histoires
tragiques que Belleforest a empruntées à Bandello qu'on trouve la
nouvelle qui a évidemment fourni à Shakspeare l'idée de _Beaucoup de
bruit pour rien_.

«Pendant que Pierre d'Aragon tenait sa cour à Messine, un certain baron,
Timbrée de Cardone, favori du prince, devint amoureux de Fénicia, fille
de Léonato, gentilhomme de la ville: sa fortune, la faveur du roi, et
ses qualités personnelles plaidèrent si bien sa cause, que Timbrée fut
en peu de temps l'amant préféré de Fénicia, et obtint l'agrément de
Léonato pour l'épouser.

«La nouvelle en vint aux oreilles d'un jeune gentilhomme appelé
Girondo-Olerio-Valentiano, qui depuis longtemps cherchait vainement à
faire impression sur le coeur de Fénicia. Jaloux du bonheur de Timbrée,
il ne songe plus qu'à le traverser, et met dans ses intérêts un autre
jeune homme qui, affectant pour Timbrée un zèle officieux, va le
prévenir qu'un de ses amis faisait de fréquentes visites nocturnes à sa
fiancée, et offre de lui donner le soir même les preuves de sa perfidie.

«Timbrée accepte; il suit son guide qui lui fait voir en effet son
prétendu rival, qui n'était qu'un valet travesti, montant par une
échelle de corde dans l'appartement de Fénicia. Timbrée ne veut pas
d'autre éclaircissement, et dès le lendemain il va retirer sa parole, et
révèle à Léonato la trahison de sa fille.

«Fénicia, accablée de cet affront, s'évanouit et ne reprend ses sens
qu'au bout de sept heures. Tout Messine la croit morte, car elle-même,
résolue de renoncer au monde, se fait transporter secrètement à la
campagne, chez un de ses oncles, pendant qu'on célèbre ses funérailles.

«Le remords poursuit partout Girondo; il se décide à faire à Timbrée
l'aveu de sa coupable calomnie; il le mène à l'église, auprès du tombeau
de Fénicia, se met à genoux, offre un poignard à son rival, et, lui
présentant son sein, le conjure de frapper le meurtrier de la fille de
Léonato.

«Timbrée lui pardonne, et court lui-même chez Léonato lui offrir toute
sa fortune en réparation de sa crédule jalousie; le vieillard refuse,
et n'exige de Timbrée que la promesse d'accepter une autre épouse de sa
main.

«Quelque temps après il le conduit à sa campagne et lui présente Fénicia
sous le nom de Lucile, et comme sa nièce. Fénicia était tellement
changée, qu'elle ne fut reconnue qu'à la fin de la noce, et lorsqu'une
tante de la mariée ne put garder plus longtemps le secret;» tel est
l'extrait succinct de la nouvelle du prolixe Bandello.

On verra quel intérêt dramatique le poëte a ajouté à ce récit déjà
intéressant. La scène de l'église, où Claudio accuse hautement Héro, est
vraiment tragique. Combien est touchant l'appel que fait la fille de
Léonato à son innocence! Quelle profonde connaissance du coeur
humain décèle le caractère de ce don Juan, cet homme essentiellement
insociable, pour qui faire le mal est un besoin, et qui s'irrite contre
les bienfaits de son propre frère!

Mais les personnages les plus brillants et les plus animés de la pièce
sont Bénédick et Béatrice. Que d'originalité dans leurs dialogues, où
l'on trouve quelquefois, il est vrai, un peu trop de liberté! Leur
aversion pour le mariage, leur conversion subite, fournissent une foule
de situations des plus comiques. Les deux constables, Dogberry et
Verges, avec leur suffisance, leurs graves niaiseries et leurs lourdes
bévues, sont des modèles de naturel.

Il y a dans cette pièce un heureux mélange de sérieux et de gaieté qui
en fait une des plus charmantes productions de Shakspeare: c'est encore
une de celles que l'on revoit avec le plus de plaisir sur le théâtre de
Londres. Bénédick était un des rôles favoris de Garrick, qui y faisait
admirer toute la souplesse de son talent.

Selon le docteur Malone, la comédie de _Beaucoup de bruit pour rien_
aurait été composée en 1600, et imprimée la même année.





BEAUCOUP DE BRUIT
POUR RIEN

COMÉDIE



PERSONNAGES

  DON PÈDRE, prince d'Aragon.
  LEONATO, gouverneur de Messine.
  DON JUAN, frère naturel de don Pèdre.
  CLAUDIO, jeune seigneur de Florence, favori de don Pèdre.
  BENEDICK, jeune seigneur de Padoue, autre favori de don Pèdre.
  BALTHAZAR, domestique de don Pèdre.
  ANTONIO, frère de Léonato.
  BORACHIO,     ) attaché à don Juan.
  CONRAD,       )
  DOGBERRY, ) deux constables.
  VERGES,   )
  UN SACRISTAIN.
  UN MOINE.
  UN VALET.
  HÉRO, fille de Léonato.
  BÉATRICE, nièce de Léonato.
  MARGUERITE,    ) dames attachées
  URSULE,        ) HÉRO.

MESSAGERS, GARDES ET VALETS.

La scène est à Messine.




ACTE PREMIER



SCÈNE I


Terrasse devant le palais de Léonato.

_Entrent_ LÉONATO, HÉRO, BÉATRICE _et autres, avec_ UN MESSAGER

LÉONATO.--J'apprends par cette lettre que don Pèdre d'Aragon arrive ce
soir à Messine.

LE MESSAGER.--A l'heure qu'il est, il doit en être fort près. Nous
n'étions pas à trois lieues lorsque je l'ai quitté.

LÉONATO.--Combien avez-vous perdu de soldats dans cette affaire?

LE MESSAGER.--Très-peu d'aucun genre et aucun de connu.

LÉONATO.--C'est une double victoire, quand le vainqueur ramène au camp
ses bataillons entiers. Je lis ici que don Pèdre a comblé d'honneurs un
jeune Florentin nommé Claudio.

LE MESSAGER.--Bien mérités de sa part et bien reconnus par don
Pèdre.--Claudio a surpassé les promesses de son âge; avec les traits
d'un agneau, il a fait les exploits d'un lion. Il a vraiment trop
dépassé toutes les espérances pour que je puisse espérer de vous les
raconter.

LÉONATO.--Il a ici dans Messine un oncle qui en sera bien content.

LE MESSAGER.--Je lui ai déjà remis des lettres, et il a paru éprouver
beaucoup de joie, et même à un tel excès, que cette joie n'aurait pas
témoigné assez de modestie sans quelque signe d'amertume.

LÉONATO.--Il a fondu en larmes?

LE MESSAGER.--Complètement.

LÉONATO.--Doux épanchements de tendresse! Il n'est pas de visages plus
francs que ceux qui sont ainsi baignés de larmes. Ah! qu'il vaut bien
mieux pleurer de joie que de rire de ceux qui pleurent!

BÉATRICE.--Je vous supplierai de m'apprendre si le signor Montanto[1]
revient de la guerre ici ou non.

[Note 1: _Montanto_ est un des anciens termes de l'escrime et
s'appliquait à un fier-à-bras, à un bravache.]

LE MESSAGER.--Je ne connais point ce nom, madame. Nous n'avions à
l'armée aucun officier d'un certain rang portant ce nom.

LÉONATO.--De qui vous informez-vous, ma nièce?

HÉRO.--Ma cousine veut parler du seigneur Bénédick de Padoue.

LE MESSAGER.--Oh! il est revenu; et tout aussi plaisant que jamais.

BÉATRICE.--Il mit un jour des affiches[2] dans Messine, et défia Cupidon
dans l'art de tirer de longues flèches; le fou de mon oncle qui lut ce
défi répondit pour Cupidon, et le défia à la flèche ronde.--De grâce,
combien a-t-il exterminé, dévoré d'ennemis dans cette guerre? Dites-moi
simplement combien il en a tué, car j'ai promis de manger tous les morts
de sa façon.

[Note 2: Il était d'usage parmi les gladiateurs d'écrire des billets
portant des défis. _Flight et bird bolt_ étaient différentes sortes de
flèches.]

LÉONATO.--En vérité, ma nièce, vous provoquez trop le seigneur Bénédick;
mais il est bon pour se défendre, n'en doutez pas.

LE MESSAGER.--Il a bien servi, madame, dans cette campagne.

BÉATRICE.--Vous aviez des vivres gâtés, et il vous a aidé à les
consommer. C'est un très-vaillant mangeur; il a un excellent estomac.

LE MESSAGER.--Il est aussi bon soldat, madame.

BÉATRICE.--Bon soldat près d'une dame; mais en face d'un homme,
qu'est-il?

LE MESSAGER.--C'est un brave devant un brave, un homme en face d'un
homme. Il y a en lui l'étoffe de toutes les vertus honorables.

BÉATRICE.--C'est cela en effet; Bénédick n'est rien moins qu'un homme
étoffé[3], mais quant à l'étoffe;--eh bien! nous sommes tous mortels.

[Note 3: _A stuffed man._]

LÉONATO.--Il ne faut pas, monsieur, mal juger de ma nièce. Il règne une
espèce de guerre enjouée entre elle et le seigneur Bénédick. Jamais
ils ne se rencontrent sans qu'il y ait entre eux quelque escarmouche
d'esprit.

BÉATRICE.--Hélas! il ne gagne rien à cela. Dans notre dernier combat,
quatre de ses cinq sens s'en allèrent tout éclopés, et maintenant
tout l'homme est gouverné par un seul. Pourvu qu'il lui reste assez
d'instinct pour se tenir chaudement, laissons-le-lui comme l'unique
différence qui le distingue de son cheval: car c'est le seul bien qui
lui reste pour avoir quelque droit au nom de créature raisonnable.--Et
quel est son compagnon maintenant? car chaque mois il se donne un
nouveau frère d'armes.

LE MESSAGER.--Est-il possible?

BÉATRICE.--Très-possible. Il garde ses amitiés comme la forme de son
chapeau, qui change à chaque nouveau moule.

LE MESSAGER.--Madame, je le vois bien, ce gentilhomme n'est pas sur vos
tablettes.

BÉATRICE.--Oh! non; si j'y trouvais jamais son nom, je brûlerais toute
la bibliothèque.--Mais dites-moi donc, je vous prie, quel est son frère
d'armes? N'avez-vous pas quelque jeune écervelé qui veuille faire avec
lui un voyage chez le diable?

LE MESSAGER.--Il vit surtout dans la compagnie du noble Claudio.

BÉATRICE.--Bonté du ciel! il s'attachera à lui comme une maladie. On le
gagne plus promptement que la peste; et quiconque en est pris extravague
à l'instant. Que Dieu protége le noble Claudio! Si par malheur il est
_pris_ du Bénédick, il lui en coûtera mille livres pour s'en guérir.

LE MESSAGER.--Je veux, madame, être de vos amis.

BÉATRICE.--Je vous y engage, mon bon ami!

LÉONATO.--Vous ne deviendrez jamais folle, ma nièce.

BÉATRICE.--Non, jusqu'à ce que le mois de janvier soit chaud.

LE MESSAGER.--Voici don Pèdre qui s'approche.

(Entrent don Pèdre, accompagné de Balthazar et autres domestiques;
Claudio, Bénédick, don Juan.)

DON PÈDRE.--Don seigneur Léonato, vous venez vous-même chercher les
embarras. Le monde est dans l'usage d'éviter la dépense; mais vous
courez au-devant.

LÉONATO.--Jamais les embarras n'entrèrent chez moi sous la forme de
Votre Altesse; car, l'embarras parti, le contentement resterait. Mais
quand vous me quittez, le chagrin reste et le bonheur s'en va.

DON PÈDRE.--Vous acceptez votre fardeau de trop bonne grâce. Je crois
que c'est là votre fille.

LÉONATO.--Sa mère me l'a dit bien des fois.

BÉNÉDICK.--En doutiez-vous, seigneur, pour lui faire si souvent cette
demande?

LÉONATO.--Nullement, seigneur Bénédick; car alors vous étiez un enfant.

DON PÈDRE.--Ah! la botte a porté, Bénédick. Nous pouvons juger par là
de ce que vous valez, à présent que vous êtes un homme.--En vérité, ses
traits nomment son père. Soyez heureuse, madame, vous ressemblez à un
digne père.

(Don Pèdre s'éloigne avec Léonato.)

BÉNÉDICK.--Si le seigneur Léonato est son père, elle ne voudrait pas
pour tout Messine avoir sa tête sur les épaules tout en lui ressemblant
comme elle fait.

BÉATRICE.--Je m'étonne que le seigneur Bénédick ne se rebute point de
parler. Personne ne prend garde à lui.

BÉNÉDICK.--Ah! ma chère madame Dédaigneuse! vous vivez encore?

BÉATRICE.--Et comment la Dédaigneuse mourrait-elle, lorsqu'elle trouve
à ses dédains un aliment aussi inépuisable que le seigneur Bénédick?
La courtoisie même ne peut tenir en votre présence; il faut qu'elle se
change en dédain.

BÉNÉDICK.--La courtoisie est donc un renégat?--Mais tenez pour certain
que, vous seule exceptée, je suis aimé de toutes les dames, et je
voudrais que mon coeur se laissât persuader d'être un peu moins dur; car
franchement je n'en aime aucune.

BÉATRICE.--Grand bonheur pour les femmes! Sans cela, elles seraient
importunées par un pernicieux soupirant. Je remercie Dieu et la froideur
de mon sang; je suis là-dessus de votre humeur. J'aime mieux entendre
mon chien japper aux corneilles, qu'un homme me jurer qu'il m'adore.

BÉNÉDICK.--Que Dieu vous maintienne toujours dans ces sentiments! Ce
seront quelques honnêtes gens de plus dont le visage échappera aux
égratignures qui les attendent.

BÉATRICE.--Si c'étaient des visages comme le vôtre, une égratignure ne
pourrait les rendre pires.

BÉNÉDICK.--Eh bien! vous êtes une excellente institutrice de perroquets.

BÉATRICE.--Un oiseau de mon babil vaut mieux qu'un animal du vôtre.

BÉNÉDICK.--Je voudrais bien que mon cheval eût la vitesse de votre
langue et votre longue haleine.--Allons, au nom de Dieu, allez votre
train; moi j'ai fini.

BÉATRICE.--Vous finissez toujours par quelque algarade de rosse; je vous
connais de loin.

DON PÈDRE.--Voici le résumé de notre entretien.--Seigneur Claudio et
seigneur Bénédick, mon digne ami Léonato vous a tous invités. Je lui
dis que nous resterons ici au moins un mois; il prie le sort d'amener
quelque événement qui puisse nous y retenir davantage. Je jurerais qu'il
n'est point hypocrite et qu'il le désire du fond de son coeur.

LÉONATO.--Si vous le jurez, monseigneur, vous ne serez point parjure.
(_A don Juan_.)--Souffrez que je vous félicite, seigneur: puisque vous
êtes réconcilié au prince votre frère, je vous dois tous mes hommages.

DON JUAN.--Je vous remercie: je ne suis point un homme à longs discours;
je vous remercie.

LÉONATO.--Plaît-il à Votre Altesse d'ouvrir la marche?

DON PÈDRE.--Léonato, donnez-moi la main; nous irons ensemble.

(Tous entrent dans la maison, excepté Bénédick et Claudio.)

CLAUDIO.--Bénédick, avez-vous remarqué la fille du seigneur Léonato?

BÉNÉDICK.--Je ne l'ai pas remarquée, mais je l'ai regardée.

CLAUDIO.--N'est-ce pas une jeune personne modeste?

BÉNÉDICK.--Me questionnez-vous sur son compte, en honnête homme, pour
savoir tout simplement ce que je pense, ou bien voudriez-vous m'entendre
parler, suivant ma coutume, comme le tyran déclaré de son sexe?

CLAUDIO.--Non: je vous prie, parlez sérieusement.

BÉNÉDICK.--Eh bien! en conscience, elle me paraît trop petite pour un
grand éloge, trop brune pour un bel éloge[4]. Toute la louange que je
peux lui accorder, c'est de dire que si elle était tout autre qu'elle
est, elle ne serait pas belle; étant ce qu'elle est, elle ne me plait
pas.

[Note 4: _Fair_, beau et blond.]

CLAUDIO.--Vous croyez que je veux rire. Je vous en prie, dites-moi
sincèrement comment vous la trouvez.

BÉNÉDICK.--Voulez-vous en faire emplette, que vous preniez des
informations sur elle?

CLAUDIO.--Le monde entier suffirait-il à payer un pareil bijou?

BÉNÉDICK.--Oh! sûrement, et même encore un étui pour le mettre.--Mais
parlez-vous sérieusement, ou prétendez-vous faire le mauvais plaisant
pour nous dire que l'amour sait très-bien trouver des lièvres, et que
Vulcain est un habile charpentier? Allons, dites-nous sur quelle gamme
il faut chanter pour être d'accord avec vous?

CLAUDIO.--Elle est à mes yeux la plus aimable personne que j'aie jamais
vue.

BÉNÉDICK.--Je vois encore très-bien sans lunettes, et je ne vois rien de
cela: il y a sa cousine qui, si elle n'était pas possédée d'une furie,
la surpasserait en beauté autant que le premier jour de mai l'emporte
sur le dernier jour de décembre; mais j'espère que vous n'avez pas dans
l'idée de vous faire mari? Serait-ce votre intention?

CLAUDIO.--Quand j'aurais juré le contraire, je me méfierais de moi-même,
si Héro voulait être ma femme.

BÉNÉDICK.--En êtes-vous là? d'honneur? Quoi! n'est-il donc pas un homme
au monde qui veuille porter son bonnet sans inquiétude? Ne reverrai-je
de ma vie un garçon de soixante ans? Allez, puisque vous voulez
absolument vous mettre sous le joug, portez-en la triste empreinte, et
passez les dimanches à soupirer.--Mais voilà don Pèdre qui revient vous
chercher lui-même.

(Don Pèdre rentre.)

DON PÈDRE.--Quel mystère vous arrêtait donc ici, que vous ne nous ayez
pas suivis chez Léonato?

BÉNÉDICK.--Je voudrais que Votre Altesse m'obligeât à le lui dire.

DON PÈDRE.--Je vous l'ordonne, sur votre fidélité.

BÉNÉDICK.--Vous entendez, comte Claudio. Je puis être aussi discret
qu'un muet de naissance, et c'est là l'idée que je voudrais vous donner
de moi.--Mais _sur ma fidélité_: remarquez-vous ces mots: _Sur ma
fidélité_.--Il est amoureux. De qui? Ce serait maintenant à Votre
Altesse à me faire la question. Observez comme la réponse est
courte.--D'Héro, la courte fille de Léonato.

CLAUDIO. Si la chose était, il vous l'aurait bientôt dit.

BÉNÉDICK.--C'est comme le vieux conte, monseigneur: «Cela n'est pas,
cela n'était pas.» Mais en vérité, à Dieu ne plaise que cela arrive!

CLAUDIO.--Si ma passion ne change pas bientôt, à Dieu ne plaise qu'il en
soit autrement!

DON PÈDRE.--Ainsi soit-il! si vous l'aimez; car la jeune personne en est
bien digne.

CLAUDIO.--Vous parlez ainsi pour me sonder, seigneur.

DON PÈDRE.--Sur mon honneur, j'exprime ma pensée.

CLAUDIO.--Et sur ma parole, j'ai exprimé la mienne.

BÉNÉDICK.--Et moi, sur mon honneur et sur ma parole, j'ai dit ce que je
pensais.

CLAUDIO.--Je sens que je l'aime.

DON PÈDRE.--Je sais qu'elle en est digne.

BÉNÉDICK.--Je ne sens pas qu'on doive l'aimer, je ne sais pas qu'elle en
soit digne, c'est là l'opinion que le feu ne pourrait détruire en moi.
Je mourrai dans mon dire sur l'échafaud.

DON PÈDRE.--Tu fus toujours un hérétique obstiné à l'endroit de la
beauté.

CLAUDIO.--Et jamais il n'a pu soutenir son rôle que par la force de sa
volonté.

BÉNÉDICK.--Qu'une femme m'ait conçu, je l'en remercie; je lui adresse
aussi mes humbles remerciements pour m'avoir élevé; mais je refuse de
porter sur mon front une corne pour appeler les chasseurs, ou suspendre
mon cor de chasse à un baudrier invisible; c'est ce que toutes les
femmes me pardonneront. Comme je ne veux pas leur faire l'affront de me
défier d'une seule, je me rends la justice de ne me fier à aucune; et ma
peine (dont je ne serai que plus présentable) sera de vivre garçon.

DON PÈDRE.--Avant que je meure, je veux te voir pâle d'amour.

BÉNÉDICK.--De maladie, de faim ou de colère, seigneur; mais jamais
d'amour. Prouvez une fois que l'amour me coûte plus de sang que le vin
ne m'en saurait rendre, et alors je vous permets de me crever les yeux
avec la plume d'un faiseur de ballades, et de me suspendre à la porte
d'un mauvais lieu comme l'enseigne de l'aveugle Cupidon.

DON PÈDRE.--Bien! si jamais tu trahis ce voeu, tu nous fourniras un
fameux argument.

BÉNÉDICK.--Si je le trahis, pendez-moi comme un chat dans une
bouteille[5], et tirez-moi dessus; et qu'on frappe sur l'épaule à celui
qui me touchera en l'appelant Adam[6].

[Note 5: Dans quelques provinces d'Angleterre, on enfermait
autrefois un chat avec de la suie dans une bouteille de bois (semblable
à la gourde des bergers), et on la suspendait à une corde. Celui qui
pouvait en briser le fond en courant, et être assez adroit pour
échapper à la suie et au chat qui tombait alors, était le héros de ce
divertissement cruel.]

[Note 6: Adam Bell, fameux archer.]

DON PÈDRE.--Allons, le temps en décidera: _Avec le temps, le buffle
sauvage en vient à porter le joug_.

BÉNÉDICK.--Le buffle sauvage, oui; mais si le sensé Bénédick porte
jamais un joug, arrachez les cornes du buffle, et plantez-les sur mon
front; qu'on fasse de moi un tableau grossier, et, en lettres aussi
grosses que celles où l'on écrit: _Ici, bon cheval à louer_, faites
tracer sur ma figure: _Ici, on peut voir Bénédick, l'homme marié_.

CLAUDIO.--Si jamais cela t'arrive, tu seras fou à lier.

DON PÈDRE.--Bon! si Cupidon n'a pas épuisé son carquois dans Venise, il
te fera bientôt trembler.

BÉNÉDICK.--Je m'attends aussitôt à un tremblement de terre.

DON PÈDRE.--Eh bien! temporisez d'heure en heure; mais cependant,
seigneur Bénédick, rendez-vous chez Léonato, faites-lui mes civilités,
et dites-lui que je ne manquerai point de me trouver au souper; car il a
fait de grands préparatifs.

BÉNÉDICK.--J'ai presque tout ce qu'il me faut pour faire un tel message;
ainsi je vous recommande....

CLAUDIO.--A la garde de Dieu, daté de ma maison, si j'en avais une.

DON PÈDRE.--Le six de juillet, votre féal ami, Bénédick.

BÉNÉDICK.--Ne raillez pas, ne raillez pas! le corps de votre
discours est souvent vêtu de simples franges dont les morceaux sont
très-légèrement faufilés; ainsi, avant de lancer plus loin de vieux
sarcasmes, examinez votre conscience; et là-dessus, je vous laisse.

(Bénédick sort.)

CLAUDIO.--Mon prince, Votre Altesse peut maintenant me faire du bien.

DON PÈDRE.--C'est à toi d'instruire mon amitié; apprends-lui seulement
comment elle peut te servir, et tu verras combien elle sera docile à
retenir tout ce qui pourra te faire du bien, quelque difficile que soit
la leçon.

CLAUDIO.--Léonato a-t-il des fils, mon seigneur?

DON PÈDRE.--Il n'a d'autre enfant que Héro. Elle est son unique
héritière; vous sentez-vous du penchant pour elle, Claudio?

CLAUDIO.--Ah! seigneur, quand vous passâtes pour aller terminer cette
guerre, je ne la vis que de l'oeil d'un soldat à qui elle plaisait, mais
qui avait en main une tâche plus rude que celle de changer ce goût en
amour; à présent que je suis revenu ici, et que les pensées guerrières
ont laissé leur place vacante, au lieu d'elles viennent une foule de
désirs tendres et délicats qui me répètent combien la jeune Héro est
belle, et me disent que je l'aimais avant d'aller au combat.

DON PÈDRE.--Te voilà bientôt un véritable amant. Déjà tu fatigues ton
auditeur d'un volume de paroles. Si tu aimes la belle Héro, eh bien!
aime-la. Je ferai les ouvertures auprès d'elle et de son père, et tu
l'obtiendras. N'est-ce pas dans ces vues que tu as commencé à me filer
une si belle histoire?

CLAUDIO.--Quel doux remède vous offrez à l'amour! A son teint vous
nommez son mal. De peur que mon penchant ne vous parût trop soudain, je
voulais m'aider d'un plus long récit.

DON PÈDRE.--Et pourquoi faut-il que le pont soit plus large que la
rivière? La meilleure raison pour accorder, c'est la nécessité. Tout ce
qui peut te servir ici est convenable. En deux mots, tu aimes, et je te
fournirai le remède à cela.--Je sais qu'on nous apprête une fête pour
ce soir; je jouerai ton rôle sous quelque déguisement, et je dirai à la
belle Héro que je suis Claudio; j'épancherai mon coeur dans son sein, je
captiverai son oreille par l'énergie et l'ardeur de mon récit amoureux;
ensuite j'en ferai aussitôt l'ouverture à son père; et pour conclusion,
elle sera à toi. Allons de ce pas mettre ce plan en exécution.

(Ils sortent.)



SCÈNE II


Appartement dans la maison de Léonato.

LÉONATO ET ANTONIO _paraissent_.

LÉONATO.--Eh bien! mon frère, où est mon neveu votre fils? A-t-il pourvu
à la musique?

ANTONIO.--Il en est très-occupé.--Mais, mon frère, j'ai à vous apprendre
d'étranges nouvelles auxquelles vous n'avez sûrement pas rêvé encore.

LÉONATO.--Sont-elles bonnes?

ANTONIO.--Ce sera suivant l'événement; mais elles ont bonne apparence
et s'annoncent bien. Le prince et le comte Claudio se promenant tout à
l'heure ici dans une allée sombre de mon verger, ont été secrètement
entendus par un de mes gens. Le prince découvrait à Claudio qu'il aimait
ma nièce votre fille; il se proposait de le lui confesser cette nuit
pendant le bal, et s'il la trouvait consentante, il projetait de saisir
l'occasion aux cheveux et de s'en ouvrir à vous, sans tarder.

LÉONATO.--L'homme qui vous a dit ceci a-t-il un peu d'intelligence?

ANTONIO.--C'est un garçon adroit et fin. Je vais l'envoyer chercher.
Vous l'interrogerez vous-même.

LÉONATO.--Non, non. Regardons la chose comme un songe, jusqu'à ce
qu'elle se montre elle-même. Je veux seulement en prévenir ma fille,
afin qu'elle ait une réponse prête, si par hasard ceci se réalisait.
(_Plusieurs personnes traversent le théâtre_.) Allez devant et
avertissez-la.--Cousins, vous savez ce que vous avez à faire.--Mon
ami, je vous demande pardon; venez avec moi, et j'emploierai vos
talents.--Mes chers cousins, aidez-moi dans ce moment d'embarras.

(Tous sortent.)



SCÈNE III


Un autre appartement dans la maison de Léonato.

_Entrent_ DON JUAN ET CONRAD.

CONRAD.--Quel mal avez-vous, seigneur? D'où vous vient cette tristesse
extrême?

DON JUAN.--Comme la cause de mon chagrin n'a point de bornes, ma
tristesse est aussi sans mesure.

CONRAD.--Vous devriez entendre raison.

DON JUAN.--Et quand je l'aurais écoutée, quel fruit m'en reviendrait-il?

CONRAD.--Sinon un remède actuel, du moins la patience.

DON JUAN.--Je m'étonne qu'étant né, comme tu le dis, sous le signe de
Saturne, tu veuilles appliquer un topique moral à un mal-désespéré. Je
ne puis cacher ce que je suis; il faut que je sois triste lorsque j'en
ai sujet. Je ne sais sourire aux bons mots de personne. Je veux manger
quand j'ai appétit, sans attendre le loisir de personne; dormir lorsque
je me sens assoupi, et ne jamais veiller aux intérêts de personne; rire
quand je suis gai, et ne flatter le caprice de personne.

CONRAD.--Oui, mais vous ne devez pas montrer votre caractère à découvert
que vous ne le puissiez sans contrôle. Naguère vous avez pris les armes
contre votre frère, et il vient de vous rendre ses bonnes grâces; il est
impossible que vous preniez racine dans son amitié, si vous ne faites
pour cela le beau temps. C'est à vous de préparer la saison qui doit
favoriser votre récolte.

DON JUAN.--J'aimerais mieux être la chenille de la haie qu'une rose par
ses bienfaits. Le dédain général convient mieux à mon humeur que le soin
de me composer un extérieur propre à ravir l'amour de qui que ce soit.
Si l'on ne peut me nommer un flatteur honnête homme, du moins on ne
peut nier que je ne sois un franc ennemi. Oui, l'on se fie à moi en me
muselant, ou l'on m'affranchit en me donnant des entraves. Aussi, j'ai
résolu de ne point chanter dans ma cage. Si j'avais la bouche libre,
je voudrais mordre; si j'étais libre, je voudrais agir à mon gré:
en attendant, laisse-moi être ce que je suis; ne cherche point à me
changer.

CONRAD.--Ne pouvez-vous tirer aucun parti de votre mécontentement?

DON JUAN.--J'en tire tout le parti possible, car je ne m'occupe que de
cela.--Qui vient ici? Quelles nouvelles, Borachio?

(Entre Borachio.)

BORACHIO.--J'arrive ici d'un grand souper. Léonato traite royalement le
prince votre frère, et je puis vous donner connaissance d'un mariage
projeté.

DON JUAN.--Est-ce une base sur laquelle on puisse bâtir quelque malice?
Nomme-moi le fou qui est si pressé de se fiancer à l'inquiétude.

BORACHIO.--Eh bien! c'est le bras droit de votre frère.

DON JUAN.--Qui? le merveilleux Claudio?

BORACHIO.--Lui-même.

DON JUAN.--Un beau chevalier! Et à qui, à qui? Sur qui jette-t-il les
yeux?

BORACHIO.--Diantre!--Sur Héro, la fille et l'héritière de Léonato.

DON JUAN.--Poulette précoce de mars! Comment l'as-tu appris?

BORACHIO.--Comme on m'avait traité en parfumeur, et que j'étais chargé
de sécher une chambre qui sentait le moisi, j'ai vu venir à moi Claudio
et le prince se tenant par la main. Leur conférence était sérieuse; je
me suis caché derrière la tapisserie; de là je les ai entendus concerter
ensemble que le prince demanderait Héro pour lui-même, et qu'après
l'avoir obtenue il la céderait au comte Claudio.

DON JUAN.--Venez, venez, suivez-moi; ceci peut devenir un aliment pour
ma rancune. Ce jeune parvenu a toute la gloire de ma chute. Si je puis
lui nuire en quelque manière, je travaille pour moi en tout sens. Vous
êtes deux hommes sûrs: vous me servirez?

CONRAD.--Jusqu'à la mort, seigneur.

DON JUAN.--Allons nous rendre à ce grand souper: leur fête est d'autant
plus brillante qu'ils m'ont subjugué. Je voudrais que le cuisinier fût
du même avis que moi!--Irons-nous essayer ce qu'il y a à faire?

BORACHIO.--Nous accompagnerons Votre Seigneurie.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.




ACTE DEUXIÈME



SCÈNE I


Une salle du palais de Léonato.

LÉONATO, ANTONIO, HÉRO, BÉATRICE _et autres_.

LÉONATO.--Le comte Jean n'était-il pas au souper?

ANTONIO.--Je ne l'ai point vu.

BÉATRICE.--Quel air aigre a ce gentilhomme! Je ne puis jamais le voir
sans sentir une heure après des cuissons à l'estomac[7].

[Note 7: _Heart-burn_.]

HÉRO.--Il est d'un tempérament fort mélancolique.

BÉATRICE.--Un homme parfait serait celui qui tiendrait le juste milieu
entre lui et Bénédick. L'un ressemble trop à une statue qui ne dit mot,
l'autre au fils aîné de ma voisine, qui babille sans cesse.

LÉONATO.--Ainsi moitié de la langue du seigneur Bénédick dans la bouche
du comte Jean; et moitié de la mélancolie du comte Jean sur le front du
seigneur Bénédick....

BÉATRICE.--Avec bon pied, bon oeil et de l'argent dans sa bourse, mon
oncle, un homme comme celui-là pourrait gagner telle femme qui soit au
monde, pourvu qu'il sût lui plaire.

LÉONATO.--Vous, ma nièce, vous ne gagnerez jamais un époux, si vous avez
la langue si bien pendue.

ANTONIO.--En effet, elle est trop maligne.

BÉATRICE.--Trop maligne, c'est plus que maligne; car il est dit que
_Dieu envoie à une vache maligne des cornes courtes_[8]; mais à une
vache trop maligne, il n'en envoie point.

[Note 8: _Dat Deus inutili cornua curta bovi_.]

LÉONATO.--Ainsi, parce que vous êtes trop maligne, Dieu ne vous enverra
point de cornes.

BÉATRICE.--Justement, s'il ne m'envoie jamais de mari; et pour obtenir
cette grâce, je le prie à genoux chaque matin et chaque soir. Bon Dieu!
je ne pourrais supporter un mari avec de la barbe au menton; j'aimerais
mieux coucher sur la laine.

LÉONATO.--Vous pourriez tomber sur un mari sans barbe.

BÉATRICE.--Eh! qu'en pourrais-je faire? Le vêtir de mes robes et en
faire ma femme de chambre? Celui qui porte barbe n'est plus un enfant;
et celui qui n'en a point est moins qu'un homme. Or celui qui n'est plus
un enfant n'est pas mon fait, et je ne suis pas le fait de celui qui est
moins qu'un homme. C'est pourquoi je prendrai six sous pour arrhes du
conducteur d'ours, et je conduirai ses singes en enfer[9].

[Note 9: Un vieux proverbe disait: _Les vieilles pucelles conduisent
les singes en enfer_.]

LÉONATO.--Quoi donc? vous iriez donc en enfer?

BÉATRICE.--Non, seulement jusqu'à la porte; et là le diable me viendra
recevoir avec des cornes au front comme un vieux misérable, et me dira:
Allez au ciel, Béatrice, allez au ciel; il n'y a pas ici de place pour
vous autres filles: c'est ainsi que je remets là mes singes et que je
vais trouver saint Pierre pour entrer au ciel; il me montre l'endroit où
se tiennent les célibataires, et je mène avec eux joyeuse vie tout le
long du jour.

ANTONIO.--Très-bien, ma nièce.--(_A Héro_.) j'espère que vous vous
laisserez guider par votre père.

BÉATRICE.--Oui, sans doute, c'est le devoir de ma cousine de faire la
révérence, et de dire: _Mon père, comme il vous plaira_. Mais, cousine,
malgré tout, que le cavalier soit bien tourné; sans quoi, doublez la
révérence et dites: _Mon père, comme il vous plaira_.

LÉONATO.--J'espère bien un jour vous voir aussi pourvue d'un mari, ma
nièce.

BÉATRICE.--Non pas avant que la Providence fasse les maris d'une autre
pâte que la terre. N'y a-t-il pas de quoi désespérer une femme de se
voir régentée par un morceau de vaillante poussière, d'être obligée de
rendre compte de sa vie à une motte de marne bourrue? Non, mon oncle,
je n'en veux point. Les fils d'Adam sont mes frères, et sincèrement je
tiens pour péché de me marier dans ma famille.

LÉONATO.--Ma fille, souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Si le prince
vous fait quelques instances de ce genre, vous savez votre réponse.

BÉATRICE.--Si l'on ne vous fait pas la cour à propos, cousine, la faute
en sera dans la musique. Si le prince devient trop importun, dites-lui
qu'on doit suivre en tout une mesure, dansez-lui votre réponse. Écoutez
bien, Héro, la triple affaire de courtiser, d'épouser et de se repentir
est une gigue écossaise, un menuet et une sarabande. Les premières
propositions sont ardentes et précipitées comme la gigue écossaise, et
tout aussi bizarres. Ensuite, l'hymen grave et convenable est comme un
vieux menuet plein de décorum. Après suit le repentir qui, de ses deux
jambes écloppées, tombe de plus en plus dans la sarabande jusqu'à ce
qu'il descende dans le tombeau.

LÉONATO.--Ma nièce, vous voyez les choses d'un trop mauvais côté.

BÉATRICE.--J'ai de bons yeux, mon oncle, je peux voir une église en
plein midi.

LÉONATO.--Voici les masques.--(_A Antonio_.) Allons, mon frère, faites
placer.

(Entrent don Pèdre, Claudio, Bénédick, Balthazar, don Juan, Borachio,
Marguerite, Ursule, et une foule d'autres masques.)

DON PÈDRE, _abordant Héro_.--Daignerez-vous, madame, vous promener avec
un ami[10]?

[Note 10: _Friend_, un ami; nous disons encore _un bon ami_, dans le
même sens.]

HÉRO.--Pourvu que vous vous promeniez lentement, que vous me regardiez
avec douceur, et que vous ne disiez rien, je suis à vous pour la
promenade; et surtout si je sors pour me promener.

DON PÈDRE.--Avec moi pour votre compagnie?

HÉRO.--Je pourrai vous le dire quand cela me plaira.

DON PÈDRE.--Et quand vous plaira-il de me le dire?

HÉRO.--Lorsque vos traits me plairont. Mais Dieu nous préserve que le
luth ressemble à l'étui.

DON PÈDRE.--Mon masque est le toit de Philémon; Jupiter est dans la
maison.

HÉRO.--En ce cas, pourquoi votre masque n'est-il pas en chaume?

DON PÈDRE.--Parlez bas, si vous parlez d'amour.

(Héro et don Pèdre s'éloignent.)

BÉNÉDICK[11]. Eh bien! je voudrais vous plaire!

[Note 11: Tout ce dialogue de Marguerite avec Bénédick est attribué,
par d'autres, à Balthazar.]

MARGUERITE.--Je ne vous le souhaite pas pour l'amour de vous-même. J'ai
mille défauts.

BÉNÉDICK.--Nommez-en un.

MARGUERITE.--Je dis tout haut mes prières.

BÉNÉDICK.--Vous m'en plaisez davantage. L'auditoire peut répondre _ainsi
soit-il_.

MARGUERITE.--Veuille le ciel me joindre à un bon danseur!

BÉNÉDICK. Ainsi soit-il!

MARGUERITE.--Et Dieu veuille l'ôter de ma vue quand la danse sera finie!
Répondez, sacristain.

BÉNÉDICK.--Tout est dit; le sacristain a sa réponse.

URSULE.--Je vous connais du reste; vous êtes le seigneur Antonio.

ANTONIO.--En un mot, non.

URSULE.--Je vous reconnais au balancement de votre tête!

ANTONIO.--A dire la vérité, je le contrefais un peu.

URSULE.--Il n'est pas possible de le contrefaire si bien, à moins d'être
lui; et voilà sa main sèche[12] d'un bout à l'autre. Vous êtes Antonio,
vous êtes Antonio.

[Note 12: Comme signe d'un tempérament froid. Nous disons encore:
_Vous avez les mains fraîches, vous devez être fidèle_.]

ANTONIO.--En un mot, non.

URSULE.--Bon, bon; croyez-vous que je ne vous reconnaisse pas à votre
esprit? Le mérite se peut-il cacher? Allons, chut! vous êtes Antonio;
les grâces se trahissent toujours; et voilà tout.

BÉATRICE.--Vous ne voulez pas me dire qui vous a dit cela?

BÉNÉDICK.--Non; vous me pardonnerez ma discrétion.

BÉATRICE.--Ni me dire qui vous êtes?

BÉNÉDICK.--Pas pour le moment.

BÉATRICE.--On a donc prétendu que j'étais dédaigneuse, et que je puisais
mon esprit dans les _Cent joyeux contes_[13]. Allons, c'est le seigneur
Bénédick qui a dit cela.

[Note 13: _The hundred merry tales_, collection populaire d'anecdotes
licencieuses et de facéties sans finesse, publiée par John Rastell, au
commencement du XVIe siècle, et réimprimée, il y a quelques années, par
M. Singer, sous le titre: _Shakspeare's Jest Book_.]

BÉNÉDICK. Qui est-ce?

BÉATRICE.--Oh! je suis sûr que vous le connaissez bien.

BÉNÉDICK.--Pas du tout, croyez-moi.

BÉATRICE.--Comment, il ne vous a jamais fait rire?

BÉNÉDICK.--De grâce, qui est-ce?

BÉATRICE.--C'est le bouffon du prince, un fou insipide. Tout son talent
consiste à débiter d'absurdes médisances. Il n'y a que des libertins qui
puissent se plaire en sa compagnie; et encore ce n'est pas son esprit
qui le leur rend agréable, mais bien sa méchanceté; il plaît aux hommes
et les met en colère. On rit de lui, et on le bâtonne. Je suis sûre
qu'il est dans le bal. Oh! je voudrais bien qu'il fût venu m'agacer.

BÉNÉDICK.--Dès que je connaîtrai ce cavalier, je lui dirai ce que vous
dites.

BÉATRICE.--Oui, oui; j'en serai quitte pour un ou deux traits malicieux;
et encore si par hasard ils ne sont pas remarqués ou s'ils ne font
pas rire, le voilà frappé de mélancolie. Et c'est une aile de perdrix
d'économisée, car l'insensé ne soupe pas ce soir-là.--(_On entend de la
musique dans l'intérieur_). Il faut suivre ceux qui conduisent.

BÉNÉDICK.--Dans toutes les choses bonnes à suivre.

BÉATRICE.--D'accord. Si l'on me conduit vers quelque mauvais pas, je les
quitte au premier détour.

(Danse. Tous sortent ensuite excepté don Juan, Borachio et Claudio.)

DON JUAN.--Sûrement mon frère est amoureux d'Héro; je l'ai vu tirant le
père à l'écart pour lui en faire l'ouverture. Les dames la suivent, et
il ne reste qu'un seul masque.

BORACHIO.--Et ce masque est Claudio, je le reconnais à sa démarche.

DON JUAN.--Seriez-vous le seigneur Bénédick?

CLAUDIO.--Vous ne vous trompez point, c'est moi.

DON JUAN.--Seigneur, vous êtes fort avancé dans les bonnes grâces de mon
frère; il est épris de Héro. Je vous prie de le dissuader de cette idée.
Héro n'est point d'une naissance égale à la sienne. Vous pouvez jouer en
ceci le rôle d'un honnête homme.

CLAUDIO.--Comment savez-vous qu'il l'aime?

DON JUAN.--Je l'ai entendu lui jurer son amour.

BORACHIO.--Et moi aussi; il lui jurait de l'épouser cette nuit.

DON JUAN, _bas à Borachio_.--Viens; allons au banquet.

(Don Juan et Borachio se retirent.)

CLAUDIO _seul_.--Je réponds ainsi sous le nom de Bénédick; mais c'est
de l'oreille de Claudio que j'entends ces fatales nouvelles! Rien n'est
plus certain. Le prince fait la cour pour son propre compte. Dans toutes
les affaires humaines, l'amitié se montre fidèle, hormis dans les
affaires d'amour; que tous les coeurs amoureux se servent de leur propre
langue; que l'oeil négocie seul pour lui-même, et ne se fie à aucun
agent. La beauté est une enchanteresse, et la bonne foi qui s'expose
à ses charmes se dissout en sang[14]. C'est une vérité dont la preuve
s'offre à toute heure, et dont je ne me défiais pas! Adieu donc, Héro.

[Note 14: Allusion aux figures de cire des sorcières. Une ancienne
superstition leur attribuait aussi le pouvoir de changer l'eau et le vin
en sang.]

(Rentre Bénédick.)

BÉNÉDICK.--Le comte Claudio?

CLAUDIO.--Oui, lui-même.

BÉNÉDICK, _ôtant son masque_.--Voulez-vous me suivre? marchons.

CLAUDIO.--Où?

BÉNÉDICK.--Au pied du premier saule, comte, pour vos affaires. Comment
voulez-vous porter la guirlande que nous tresserons? A votre cou
comme la chaîne d'un usurier[15], ou sous le bras comme l'écharpe d'un
capitaine? Il faut la porter de façon ou d'autre, car le prince s'est
emparé de votre Héro.

[Note 15: Parure des citoyens opulents du temps de Shakspeare.]

CLAUDIO.--Je lui souhaite beaucoup de bonheur avec elle.

BÉNÉDICK.--Vraiment vous parlez comme un honnête marchand de bétail;
voilà comme ils vendent leurs boeufs.--Mais auriez-vous cru que le
prince vous eût traité de cette manière?

CLAUDIO.--De grâce, laissez-moi.

BÉNÉDICK.--Oh! voilà que vous frappez comme un aveugle. C'est l'enfant
qui vous a dérobé votre viande, et vous battez la borne[16].

[Note 16: Allusion à l'aveugle de Lazarille de Tormes.]

CLAUDIO.--Puisqu'il ne vous plaît pas de me laisser, je vous laisse,
moi.

(Il sort.)

BÉNÉDICK.--Hélas! pauvre oiseau blessé, il va se glisser dans quelque
haie. Mais... que Béatrice me connaisse si bien... et pourtant me
connaisse si mal! Le bouffon du prince! Ah! il se pourrait bien qu'on
me donnât ce titre, parce que je suis jovial.--Non, je suis sujet à me
faire injure à moi-même; je ne passe point pour cela. C'est l'esprit
méchant, envieux de Béatrice, qui se dit le monde, et me peint sous ces
couleurs. Fort bien, je me vengerai de mon mieux.

(Entrent don Pèdre, Héro et Léonato.)

DON PÈDRE.--Ah! signor, où trouverai-je le comte? L'avez-vous vu.

BÉNÉDICK.--Ma foi, seigneur, je viens de jouer le rôle de dame Renommée.
J'ai trouvé ici le comte, aussi mélancolique qu'une cabane dans une
garenne[17]. Je lui dis, et je crois avoir dit vrai, que Votre Altesse
avait conquis les bonnes grâces de cette jeune dame. Puis je lui offre
de l'accompagner jusqu'à un saule, soit pour lui tresser une guirlande,
comme à un amant délaissé, ou pour lui fournir un faisceau de verges,
comme à un homme qui mériterait d'être fouetté.

[Note 17: «Ce qui reste de la fille de Sion est comme une cabane dans
un vignoble, comme une loge nocturne dans un jardin de concombres.»
(_Isaïe_, chap. 1.)]

DON PÈDRE.--D'être fouetté! Et quelle est sa faute?

BÉNÉDICK.--La sottise d'un écolier qui, dans sa joie d'avoir trouvé un
nid d'oiseau, le montre à son camarade, et celui-ci le vole.

DON PÈDRE.--Traiterez-vous de faute une marque de confiance? La faute
est au voleur.

BÉNÉDICK.--Et cependant il n'eût pas été mal à propos qu'on eut préparé
et les verges et la guirlande. Le comte aurait pu porter la guirlande,
et il aurait pu donner les verges à Votre Altesse qui, à ce que je
crois, lui a volé son nid d'oiseaux.

DON PÈDRE.--Je ne veux que leur apprendre à chanter, et les rendre
ensuite à leur légitime maître.

BÉNÉDICK.--Si leur chant s'accorde avec votre langage, vous parlez en
honnête homme.

DON PÈDRE.--La signora Béatrice vous prépare une querelle. Le cavalier
qui dansait avec elle lui a dit que vous lui faisiez beaucoup de tort.

BÉNÉDICK.--Oh! elle m'a maltraité à faire perdre patience à un bloc! Un
chêne, n'ayant plus qu'une feuille verte, lui aurait répondu. Mon masque
même commençait à prendre vie et à la quereller. Elle m'a dit, sans se
douter qu'elle me parlait à moi-même, que j'étais le bouffon du prince,
et que j'étais plus insipide qu'un grand dégel. Entassant sarcasmes sur
sarcasmes, avec une habileté inconcevable, elle m'en a tant dit que je
suis resté comme un homme en butte aux traits de toute une armée qui
tire sur lui. Ses propos sont des poignards; chaque mot vous tue. Si son
souffle était aussi terrible que ses expressions, il n'y aurait auprès
d'elle personne en vie, elle lancerait la mort jusqu'au pôle.--Eût-elle
tous les biens dont Adam fut le maître, avant qu'il eût transgressé, je
ne voudrais pas d'elle pour mon épouse. Elle eût fait tourner la broche
à Hercule, et aurait fendu sa massue pour entretenir le feu. Allons, ne
me parlez pas d'elle, c'est l'infernale Àté[18] bien habillée. Plût à
Dieu que quelque clerc daignât la conjurer! car, tant qu'elle sera sur
cette terre, on pourrait vivre en enfer aussi tranquillement que dans un
sanctuaire; et les gens pèchent exprès afin d'y arriver plus tôt, tant
la peine, le trouble et l'horreur la suivent partout.

[Note 18: Déesse de la vengeance ou de la discorde.]

(Rentrent Claudio et Béatrice.)

DON PÈDRE.--Regardez, la voici qui vient.

BÉNÉDICK.--Voulez-vous m'envoyer au bout du monde pour votre service?
Je vais à l'instant aux antipodes sous le plus léger prétexte que vous
puissiez inventer. Je cours vous chercher un cure-dent aux dernières
limites de l'Asie, prendre la mesure du pied du Prêtre-Jean[19], vous
chercher un poil de la barbe du grand Cham, négocier quelque ambassade
chez les Pygmées, plutôt que de soutenir un entretien de trois paroles
avec cette harpie. N'avez-vous aucun emploi à me confier?

[Note 19: Souverain de l'Abyssinie, ou de la Haute-Asie.]

DON PÈDRE.--Nul autre que de tenir à votre bonne compagnie.

BÉNÉDICK.--O Dieu! seigneur, vous avez céans un mets qui n'est pas de
mon goût; je ne puis souffrir madame _Caquet_.

(Il sort.)

DON PÈDRE.--Je vous apprends, madame, que vous avez perdu le coeur du
seigneur Bénédick.

BÉATRICE.--Il est vrai, prince, qu'il me l'a prêté jadis un moment, et
je lui en donnai l'intérêt, un coeur double pour un coeur simple. Il m'a
regagné son coeur avec des dés pipés. Ainsi Votre Altesse fait bien de
dire que je l'ai perdu.

DON PÈDRE.--Vous l'avez mis par terre, madame, vous l'avez mis par
terre.

BÉATRICE.--Je serais bien fâchée qu'il prît un jour sa revanche sur moi,
seigneur; je craindrais trop d'être la mère de quelques imbéciles.--J'ai
amené le comte Claudio que j'ai envoyé chercher.

DON PÈDRE.--Eh bien! qu'avez-vous, comte? Pourquoi êtes-vous triste?

CLAUDIO.--Seigneur, je ne suis point triste.

DON PÈDRE.--Qu'êtes-vous donc? malade?

CLAUDIO.--Ni malade, seigneur.

BÉATRICE.--Le comte n'est ni triste ni malade, ni bien portant ni
gai.--Mais vous êtes poli, comte, poli comme une orange, et un peu de la
même teinte jalouse.

DON PÈDRE.--Sérieusement, madame, je crois votre blason fidèle; et
cependant si Claudio est ainsi, je lui jure que ses soupçons sont
injustes.--Voilà, Claudio, j'ai fait la cour en votre nom; et la belle
Héro s'est rendue. Je viens de sonder son père; il donne son agrément.
Indiquez le jour du mariage, et que Dieu vous rende heureux.

LÉONATO.--Comte, recevez ma fille de ma main, et avec elle ma fortune.
Son Altesse a fait le mariage, et que tous y applaudissent.

BÉATRICE.--Parlez, comte, c'est votre tour.

CLAUDIO.--Le silence est l'interprète le plus éloquent de la joie. Je
ne serais que faiblement heureux si je pouvais dire combien je le
suis.--(_A Héro_.) Si vous êtes à moi, madame, je suis à vous; je me
donne en échange de vous, et suis passionnément heureux de ce marché.

BÉATRICE.--Parlez, ma cousine; ou si vous ne pouvez pas, fermez lui la
bouche par un baiser, et ne le laissez pas parler non plus.

DON PÈDRE.--En vérité, mademoiselle, vous avez le coeur gai.

BÉATRICE.--Oui, monseigneur, je l'en remercie; le pauvre diable se tient
toujours contre le vent du souci.--Ma cousine lui dit à l'oreille qu'il
habite dans son coeur.

CLAUDIO.--Et c'est en effet ce qu'elle me dit, ma cousine.

BÉATRICE.--Bon Dieu! voilà donc encore une alliance!--C'est ainsi
que chacun entre dans le monde; il n'y a que moi qui sois brûlée du
soleil[20]. Il faut que j'aille m'asseoir dans un coin, pour crier:
_Holà! un mari!_

[Note 20: J'ai perdu ma beauté, les maris seront rares.]

DON PÈDRE.--Béatrice, je veux vous en procurer un.

BÉATRICE.--J'aimerais mieux en avoir un de la main de votre père. Votre
Altesse n'aurait-elle point un frère qui lui ressemble? Votre père
faisait d'excellents maris... si une pauvre fille pouvait atteindre
jusqu'à eux.

DON PÈDRE.--Voudriez-vous de moi, madame?

BÉATRICE.--Non, monseigneur, à moins d'en avoir un second pour les jours
ouvrables. Votre Altesse est d'un trop grand prix pour qu'on s'en serve
tous les jours; mais je vous prie, pardonnez-moi, je suis née pour dire
toujours des folies qui n'ont point de fond.

DON PÈDRE.--Votre silence seul me blesse. La gaieté est ce qui vous sied
le mieux. Sans aucun doute, vous êtes née dans une heure joyeuse.

BÉATRICE.--Non sûrement, seigneur, ma mère criait, mais une étoile
dansait alors, et je naquis sous son aspect.--Cousins, que Dieu vous
donne le bonheur!

LÉONATO.--Ma nièce, voulez-vous voir à cette chose dont je vous ai
parlé?

BÉATRICE.--Ah! je vous demande pardon, mon oncle; avec la permission de
Votre Altesse.

(Elle sort.)

DON PÈDRE.--Voilà sans contredit une femme enjouée.

LÉONATO.--Il est vrai, seigneur, que la mélancolie est un élément qui
domine peu chez elle; elle n'est sérieuse que quand elle dort, encore
pas toujours. J'ai ouï dire à ma fille que Béatrice rêvait à des
malheurs et se réveillait à force de rire.

DON PÈDRE.--Elle ne peut souffrir qu'on lui parle d'un mari.

LÉONATO.--Oh! du tout. Elle décourage tous les aspirants par ses
railleries.

DON PÈDRE.--Ce serait une femme parfaite pour Bénédick.

LÉONATO.--Ahl Seigneur! s'ils étaient mariés, monseigneur, seulement
huit jours, ils deviendraient fous à force de parler.

DON PÈDRE.--Comte Claudio, quand vous proposez-vous d'aller à l'église?

CLAUDIO.--Demain, seigneur: le temps se traîne sur des béquilles jusqu'à
ce que l'Amour ait vu ses rites accomplis.

LÉONATO.--Pas avant lundi, mon cher fils. C'est juste dans huit jours,
et le temps est déjà trop court.

DON PÈDRE.--Allons, vous secouez la tête à un si long délai; mais je
vous garantis, Claudio, que le temps ne nous pèsera pas; je veux dans
l'intervalle entreprendre un des travaux d'Hercule. C'est d'amener le
seigneur Bénédick et Béatrice à avoir l'un pour l'autre une montagne
d'amour; je voudrais en faire un mariage, et je ne doute pas d'en venir
à bout, si vous voulez bien tous trois me prêter l'aide que je vous
demanderai.
                
Go to page: 1234
 
 
Хостинг от uCoz