William Shakespear

Jules César
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Note du transcripteur.
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  Ce document est tiré de:

  OEUVRES COMPLÈTES DE
  SHAKSPEARE

  TRADUCTION DE
  M. GUIZOT

  NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
  AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
  DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

  Volume 2
  Jules César.
  Cléopâtre.--Macbeth.--Les Méprises.
  Beaucoup de bruit pour rien.

  PARIS
  A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
  DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES AUGUSTINS
  1864


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JULES CÉSAR

TRAGÉDIE

NOTICE SUR JULES CESAR


Parmi les tragédies de Shakspeare que l'opinion a placées au premier
rang, _Jules César_ est celle dont les commentateurs ont parlé le
plus froidement. Le plus froid de tous, Johnson, se contente de dire:
«Plusieurs passages de cette tragédie méritent d'être remarqués, et on y
a généralement admiré la querelle et la réconciliation de Brutus et de
Cassius; mais jamais en la lisant je ne me suis senti fortement agité,
et en la comparant à quelques autres ouvrages de Shakspeare, il me
semble qu'on la peut trouver assez froide et peu propre à émouvoir.»

C'est adopter un principe de critique entièrement faux que de juger
Shakspeare d'après lui-même, et de comparer les impressions qu'il a
pu produire, dans un genre et dans un sujet donnés, avec celles qu'il
produira dans un autre sujet et un autre genre, comme s'il ne possédait
qu'un mérite spécial et singulier qu'il fût tenu de déployer dans chaque
occasion, et qui restât le titre unique de sa gloire. Ce génie vaste et
vrai veut être mesuré sur une échelle plus large; c'est à la nature,
c'est au monde qu'il faut comparer Shakspeare: et, dans chaque cas
particulier, c'est entre la portion du monde et de la nature qu'il a
dessein de représenter et le tableau qu'il en fait, que se doit
établir la comparaison. Ne demandez pas au peintre de Brutus les mêmes
impressions, les mêmes effets qu'à celui du roi Lear ou de Roméo et
Juliette; Shakspeare pénètre au fond de tous les sujets, et sait tirer
de chacun les impressions qui en découlent naturellement, et les effets
distincts et originaux qu'il doit produire.

Qu'après cela, le spectacle de l'âme de Brutus soit, pour Johnson, moins
touchant et moins dramatique que celui de telle ou telle passion,
de telle ou telle situation de la vie, c'est là un résultat des
inclinations personnelles du critique, et du tour qu'ont pris ses idées
et ses sentiments; on n'y saurait trouver une règle générale, sur
laquelle se doive fonder la comparaison entre des ouvrages d'un genre
absolument différent. Il est des esprits formés de telle sorte que
Corneille leur donnera plus d'émotions que Voltaire, et une mère se
sentira plus troublée, plus agitée à _Mérope_ qu'à _Zaïre_. L'esprit
de Johnson, plus droit et plus ferme qu'élevé, arrivait assez bien à
l'intelligence des intérêts et des passions qui agitent la moyenne
région de la vie, mais il ne parvenait guère à ces hauteurs où vit sans
effort et sans distraction une âme vraiment stoïque. Le temps de Johnson
n'était pas d'ailleurs celui des grands dévouements; et bien que, même
à cette époque, le climat politique de l'Angleterre préservât un peu sa
littérature de cette molle influence qui avait énervé la nôtre, elle ne
pouvait cependant échapper entièrement à cette disposition générale des
esprits, à cette sorte de matérialisme moral, qui n'accordant, pour
ainsi dire, à l'âme aucune autre vie que celle qu'elle reçoit du choc
des objets extérieurs, ne supposait pas qu'on pût lui offrir d'autres
objets d'intérêt que le pathétique proprement dit, les douleurs
individuelles de la vie, les orages du coeur et les déchirements des
passions. Cette disposition du XVIIIe siècle était si puissante qu'en
transportant sur notre théâtre la mort de César, Voltaire, qui se
glorifiait à juste titre d'y avoir fait réussir une tragédie sans amour,
n'a pas cru cependant qu'un pareil spectacle pût se passer de l'intérêt
pathétique qui résulte du combat douloureux des devoirs et des
affections. Dans cette grande lutte des derniers élans d'une liberté
mourante contre un despotisme naissant, il est allé chercher, pour lui
donner la première place, un fait obscur, douteux, mais propre à lui
fournir le genre d'émotions dont il avait besoin; et c'est de la
situation, réelle ou prétendue, de Brutus placé entre son père et sa
patrie, que Voltaire a fait le fond et le ressort de sa tragédie.

Celle de Shakspeare repose tout entière sur le caractère de Brutus;
on l'a même blâmé de n'avoir pas intitulé cet ouvrage _Marcus Brutus_
plutôt que _Jules César_. Mais si Brutus est le héros de la pièce,
César sa puissance, sa mort, en voilà le sujet. César seul occupe
l'avant-scène; l'horreur de son pouvoir, le besoin de s'en délivrer
remplissent toute la première moitié du drame; l'autre moitié est
consacrée au souvenir et aux suites de sa mort. C'est, comme le dit
Antoine, l'ombre de César «promenant sa vengeance;» et pour ne pas
laisser méconnaître son empire, c'est encore cette ombre qui, aux
plaines de Sardes et de Philippes, apparaît à Brutus comme son mauvais
génie.

Cependant à la mort de Brutus finira le tableau de cette grande
catastrophe. Shakspeare n'a voulu nous intéresser à l'événement de sa
pièce que par rapport à Brutus, de même qu'il ne nous a présenté Brutus
que par rapport à cet événement; le fait qui fournit le sujet de la
tragédie et le caractère qui l'accomplit, la mort de César et le
caractère de Brutus, voilà l'union qui constitue l'oeuvre dramatique
de Shakspeare, comme l'union de l'âme et du corps constitue la vie,
éléments également nécessaires l'un et l'autre à l'existence de
l'individu. Avant que se préparât la mort de César, la pièce n'a pas
commencé; après la mort de Brutus, elle finit.

C'est donc dans le caractère de Brutus, âme de sa pièce, que Shakspeare
a déposé l'empreinte de son génie; d'autant plus admirable dans cette
peinture, qu'en y demeurant fidèle à l'histoire, il en a su faire une
oeuvre de création, et nous rendre le Brutus de Plutarque tout aussi
vrai, tout aussi complet dans les scènes que le poëte lui a prêtées
que dans celles qu'a fournies l'historien. Cet esprit rêveur, toujours
occupé à s'interroger lui-même, ce trouble d'une conscience sévère aux
premiers avertissements d'un devoir encore douteux, cette fermeté calme
et sans incertitude dès que le devoir est certain, cette sensibilité
profonde et presque douloureuse, toujours contenue dans la rigueur des
plus austères principes, cette douceur d'âme qui ne disparaît pas un
seul instant au milieu des plus cruels offices de la vertu, ce caractère
de Brutus enfin, tel que l'idée nous en est à tous présente, marche
vivant et toujours semblable à lui-même à travers les différentes scènes
de la vie où nous le rencontrons, et où nous ne pouvons douter qu'il
n'ait paru sous les traits que lui donne le poëte.

Peut-être cette fidélité historique a-t-elle causé la froideur des
critiques de Shakspeare sur la tragédie de _Jules César_. Ils n'y
pouvaient rencontrer ces traits d'une originalité presque sauvage qui
nous saisissent dans les ouvrages que Shakspeare a composés sur des
sujets modernes, étrangers aux habitudes actuelles de notre vie, comme
aux idées classiques sur lesquelles se sont formées les habitudes de
notre esprit. Les moeurs de Hotspur sont certainement beaucoup plus
originales pour nous que celles de Brutus: elles le sont davantage en
elles-mêmes; la grandeur des caractères du moyen âge est fortement
empreinte d'individualité; la grandeur des anciens s'élève régulièrement
sur la base de certains principes généraux qui ne laissent guère, entre
les individus, d'autre différence très-sensible que celle de la hauteur
à laquelle ils parviennent. C'est ce qu'a senti Shakspeare; il n'a songé
qu'à rehausser Brutus et non à le singulariser; placés dans une sphère
inférieure, les autres personnages reprennent un peu la liberté de leur
caractère individuel, affranchi de cette règle de perfection que le
devoir impose à Brutus. Le poëte aussi semble se jouer autour d'eux avec
moins de respect, et se permettre de leur imposer quelques-unes des
formes qui lui appartiennent plus qu'à eux, Cassius comparant avec
dédain la force corporelle de César à la sienne, et parcourant la nuit
les rues de Rome, au fort de la tempête, pour assouvir cette fièvre de
danger qui le dévore, ressemble beaucoup plus à un compagnon de Canut ou
de Harold qu'à un Romain du temps de César; mais cette teinte barbare
jette, sur les irrégularités du caractère de Cassius, un intérêt qui
ne naîtrait peut-être pas aussi vif de la ressemblance historique. M.
Schlegel, dont les jugements sur Shakspeare méritent toujours beaucoup
de considération, me semble cependant tomber dans une légère erreur
lorsqu'il remarque que «le poëte a indiqué avec finesse la supériorité
que donnaient à Cassius une volonté plus forte et des vues plus justes
sur les événements.» Je pense au contraire que l'art admirable de
Shakspeare consiste, dans cette pièce, à conserver au principal
personnage toute sa supériorité, même lorsqu'il se trompe, et à la faire
ressortir par ce fait même qu'il se trompe et que néanmoins on lui
défère, que la raison des autres cède avec confiance à l'erreur de
Brutus. Brutus va jusqu'à se donner un tort; dans la scène de la
querelle avec Cassius, vaincu un moment par une effroyable et secrète
douleur, il oublie la modération qui lui convient; enfin Brutus a tort
une fois, et c'est Cassius qui s'humilie, car en effet Brutus est
demeuré plus grand que lui.

Le caractère de César peut nous paraître un peu trop entaché de cette
jactance commune à tous les temps barbares où la force individuelle,
sans cesse appelée aux plus terribles luttes, ne s'y soutient que par
le sentiment exalté de sa propre puissance, et même a besoin d'être
secourue par l'idée qu'en conçoivent les autres. Il fallait montrer
dans César la force qui soumet les Romains et l'orgueil qui les écrase;
Shakspeare n'avait qu'un coin pour laisser entrevoir cet état de l'âme
du héros; il a forcé les couleurs. Cependant son César, je l'avoue, ne
me paraît pas plus faux que le nôtre; Shakspeare me semble même,
au milieu de ses rodomontades, lui avoir mieux conservé ces formes
d'égalité que le despote d'une république garde toujours envers ceux
qu'il opprime.

Le ton du _Jules César_ est plus généralement soutenu que celui de la
plupart des autres tragédies de Shakspeare. A peine, dans tout le rôle
de Brutus, se trouve-t-il une image basse, et c'est au moment où il se
laisse aller à la colère. Le soin visible qu'a mis le poëte à imiter
le langage laconique que l'histoire attribue à son héros ne l'a que
très-rarement conduit à l'affectation, si ce n'est dans le discours
de Brutus au peuple, modèle de l'éloquence scolastique du temps de
l'auteur. Le langage de Cassius, plus figuré parce qu'il est plus
passionné, et d'une élévation moins simple que celui de Brutus, est
cependant également exempt de trivialité. La harangue d'Antoine est un
modèle de ruse et de la feinte simplicité d'un fourbe adroit qui veut
gagner les esprits d'une multitude grossière et mobile. Voltaire blâme,
au moins avec sévérité, Shakspeare d'avoir présenté sous une forme
comique la scène des Lupercales, dont le fond, dit-il, «est si noble et
intéressant.» Voltaire ne voit ici qu'une couronne demandée à un peuple
libre qui la refuse; mais César se faisant, en présence du
peuple, l'acteur d'une farce préparée pour lui, et désespéré des
applaudissements qu'on donne à la manière dont il a joué son rôle,
c'était là en effet, pour les bons esprits de Rome, quelque chose
d'extrêmement comique et qui ne pouvait leur être présenté autrement.

L'action de la pièce comprend depuis le triomphe de César, après la
victoire remportée sur le jeune Pompée, jusqu'à la mort de Brutus, ce
qui lui donne une durée d'environ trois ans et demi.

On a en anglais une autre tragédie de _Jules César_ composée par lord
Sterline, connue du public, à ce qu'il paraît, quelques années avant que
Shakspeare composât la sienne, et à laquelle Shakspeare pourrait bien
avoir emprunté quelques idées. Cette tragédie finit à la mort de César,
que l'auteur a mise en récit. Un docteur Richard Eedes, célèbre de son
temps comme poëte tragique, avait fait en latin une pièce sur le même
sujet, imprimée, dit-on, en 1582, mais qui n'a pas été retrouvée, non
plus qu'une pièce anglaise intitulée _The history of Cæsar and Pompey_,
antérieure à l'année 1579. On imprima à Londres, en 1607, une pièce
intitulée _The tragédie of Cæsar and Pompey, or Cæsar's revenge_. Cette
pièce, qui comprend depuis la bataille de Pharsale jusqu'à celle
de Philippes inclusivement, avait été représentée sur un théâtre
particulier, par quelques étudiants d'Oxford; on suppose qu'elle fut
imprimée à l'occasion de la représentation et du succès de celle de
Shakspeare, que la chronologie de M. Malone rapporte à cette même année
1607.

Le _Jules César_ a été représenté, corrigé par Dryden et Davenant, sous
le titre de _Julius Cæsar, with the death of Brutus_, imprimé à Londres
en 1719.

Le duc de Buckingham a aussi retravaillé cette même tragédie qu'il a
séparée en deux parties, la première sous le titre de _Julius Cæsar,_
avec des changements, un prologue et un choeur; la seconde sous le
titre de _Marcus Brutus_, avec un prologue et deux choeurs; toutes deux
imprimées en 1722.




                             JULES CÉSAR

                              TRAGÉDIE



PERSONNAGES

  JULES CÉSAR.

  OCTAVE CÉSAR,      ) triumvirs
  MARC-ANTOINE,      ) ap. la mort
  M.EMILIUS LEPIDUS, ) de César.

  PUBLIUS,       )
  POPILIUS LÉNA, ) sénateurs
  CICERON.       )

  BRUTUS,           )
  CASSIUS,          )
  CASCA,            )
  TREBONIUS,        ) conjurés
  LIGARIUS,         ) contre
  DECIUS BRUTUS[1]  ) Jules César.
  METELLUS CIMBER,  )
  CINNA.            )

  FLAVIUS    )
  MARULLUS   ) tribuns du peuple.

  LUCILIUS         )
  TITINIUS         )
  MESSALA          ) amis de Brutus
  Le jeune CATON,  ) et de Cassius.
  VOLUMNIUS        )

  ARTEMIDORE, sophiste ou rhéteur de Guide.

  Un devin.
  CINNA, poète.
  Un autre Poète.

  VARRON,     )
  CLITUS,     ) serviteurs de Brutus
  CLAUDIUS,   ) ou Romains attachés
  STRATON,    ) à lui.
  LUCIUS,     )
  DARDANIUS,  )

  PINDARUS, esclave de Cassius.

  CALPHURNIA, femme de César.
  PORCIA, femme de Brutus.
  SÉNATEURS, CITOYENS, GARDES ET SUITE.


La scène, pendant la plus grande partie de la pièce, est à Rome, ensuite
à Sardes et près de Philippes.

[Note 1: Ce conjuré s'appelait non pas _Décius_, mais _Décimus
Brutus_ surnommé _Albinus_. C'est de lui que Plutarque dit, dans la
Vie de Brutus, qu'on s'ouvrit à lui de la conjuration, «non qu'il fût
autrement homme à la main, ou vaillant de sa personne, mais parce
qu'il pouvoit beaucoup à cause d'un grand nombre de serfs escrimans à
oultrance qu'il nourrissoit pour donner au peuple le passe-temps de les
voir combattre; joint aussi qu'il avoit crédit alentour de César.» Il
dit ailleurs que César avait tant de confiance en ce Décimus Brutus
qu'il l'avait nommé son second héritier. Ce fut lui qui, le jour de
sa mort, alla le chercher et le décida à se rendre au sénat, malgré
Calphurnia et les augures.]




ACTE PREMIER



SCÈNE I


Rome.--Une rue.

_Entrent_ FLAVIUS ET MARULLUS, _et une multitude de citoyens des basses
classes_.

FLAVIUS.--Hors d'ici, rentrez, fainéans; rentrez chez vous. Est-ce
aujourd'hui fête? Quoi! ne savez-vous pas que vous autres artisans vous
ne devez circuler dans les rues les jours ouvrables qu'avec les signes
de votre profession?--Parle, quel est ton métier?

PREMIER CITOYEN.--Moi, monsieur? charpentier.

MARULLUS.--Où sont ton tablier de cuir et ta règle? Que fais-tu ici avec
ton habit des jours de fêtes?--Et vous, s'il vous plaît, quel est votre
métier?

SECOND CITOYEN.--Pour dire vrai, monsieur, en fait d'ouvrage fin, je ne
suis pas autre chose que comme qui dirait un savetier.

MARULLUS.--Mais quel est ton métier? Réponds-moi tout de suite.

SECOND CITOYEN.--Un métier, monsieur, que je crois pouvoir faire en
sûreté de conscience: je remets en état les âmes[2] qui ne valent rien.

[Note 2: _Soals_, semelles; dans l'ancienne édition, _souls_, âmes.
Ces deux mots se prononcent de même, et c'est là-dessus que roule
la plaisanterie du savetier; la correction faite dans les éditions
subséquentes ne me paraît pas heureuse, car si le cordonnier disait que
son métier est de raccommoder les mauvaises semelles; _bad soals_, il
serait étrange que Marullus ne le comprît pas sur-le-champ. Le mot
_souls_ m'aurait donc paru plus convenable à laisser dans le texte.
Quant à la traduction, il s'est trouvé, par un bonheur qui n'est pas
commun lorsqu'il s'agit de rendre un calembour, que, dans l'argot du
cordonnier, une partie de la botte s'appelle _âme_; ce qui a donné
le moyen de rendre ce jeu de mots avec une fidélité qu'il n'est pas
possible de promettre toujours.]

MARULLUS.--Quel est ton métier, maraud, mauvais drôle, ton métier?

SECOND CITOYEN.--Monsieur, je vous en prie, que je ne vous fasse pas
ainsi sortir de votre caractère[3]. Cependant, si vous en sortiez par
quelque bout, monsieur, je pourrais vous remettre en état.

[Note 3: _Be not out with me, yet if you be out_.--_To be out_
signifie également être de mauvaise humeur et avoir un vêtement
déchiré.]

MARULLUS.--Qu'entends-tu par là? Me remettre en état, insolent?

SECOND CITOYEN.--Sans difficulté, monsieur, vous _resaveter._

MARULLUS.--Tu es donc savetier? L'es-tu?

SECOND CITOYEN.--Bien vrai, monsieur, je n'ai pour vivre que mon alêne.
Je n'entre pas, moi, dans les affaires de commerce, dans les affaires de
femmes; je n'entre qu'avec mon alêne [4] Au fait, monsieur, je suis un
chirurgien de vieux souliers: quand ils sont presque perdus, je les
recouvre [5]; et on a vu bien des gens, je dis des meilleurs qui aient
jamais marché sur peau de bête, faire leur chemin sur de l'ouvrage de ma
façon[6].

[Note 4: _I meddle with no tradesman's matters, nor women's matters,
but with awl, with all_ ou _withal_, jeu de mots qu'on n'a pu rendre,
mais qu'on a tâché de suppléer, parce qu'il est dans le caractère du
personnage.]

[Note 5: _When they are in great danger I recover them. Recover_,
recouvrir, _recover_, guérir, sauver, recouvrer.]

[Note 6: Cette dernière phrase est omise dans la traduction qu'a
faite Voltaire des trois premiers actes de Jules César. Voltaire ayant
donné cette traduction comme exacte, on relèvera quelques-unes de ses
nombreuses inexactitudes.]

FLAVIUS.--Mais pourquoi n'es-tu pas dans ta boutique aujourd'hui?
pourquoi mènes-tu tous ces gens-là courir les rues?

SECOND CITOYEN.--Vraiment, monsieur, pour user leurs souliers, afin de
me procurer plus d'ouvrage.--Mais sérieusement, monsieur, nous nous
sommes mis en fête pour voir César, et nous réjouir de son triomphe.

MARULLUS.--Vous réjouir! et de quoi? quelles conquêtes vient-il vous
rapporter? Quels nouveaux tributaires le suivent à Rome pour orner,
enchaînés, les roues de son char? Bûches, pierres que vous êtes, vous
êtes pires que les choses insensibles! O coeurs durs, cruels enfants
de Rome, n'avez-vous point connu Pompée? Bien des fois, bien souvent,
n'êtes-vous pas montés sur les murailles et les créneaux, sur les
fenêtres et les tours, jusque sur le haut des cheminées, vos enfants
dans vos bras; et là, patiemment assis, n'attendiez-vous pas tout le
long du jour pour voir le grand Pompée traverser les rues de Rome; et
de si loin que vous voyiez paraître son char, le cri universel de vos
acclamations ne faisait-il pas trembler le Tibre au plus profond de
son lit, de l'écho de vos voix répété sous ses rivages caverneux? Et
aujourd'hui vous prenez vos plus beaux vêtements, et vous choisissez
ce jour pour un jour de fête! et aujourd'hui vous semez de fleurs
le passage de l'homme qui vient à vous triomphant du sang de
Pompée![7].--Allez-vous-en.--Courez à vos maisons, tombez à genoux,
priez les dieux de suspendre l'inévitable fléau près d'éclater sur cette
ingratitude.

[Note 7: Après la victoire remportée en Espagne sur les enfants
de Pompée. C'était la première fois que Rome voyait triompher d'une
victoire remportée sur des Romains, et ce fut ce qui commença à
indisposer fortement contre César. Shakspeare place ce triomphe le jour
de cette fête des Lupercales, où Antoine offrit la couronne à César, ce
qui n'eut lieu que plus d'un an après. Il fait de même des Lupercales la
veille des ides de mars, quoique les Lupercales se célébrassent vers le
milieu de février et que les ides fussent le 15 mars.

Voltaire n'a pas bien compris ce passage, et a cru que César triomphait
de la bataille de Pharsale.

  Quoi vous couvrez de fleurs le chemin d'un coupable,
  Du vainqueur de Pompée encor teint de son sang!]

FLAVIUS.--Allez, allez, bons compatriotes; et pour expier votre faute,
assemblez tous les pauvres gens de votre sorte, conduisez-les au bord du
Tibre; et là, pleurez dans son canal tout ce que vous avez de larmes,
jusqu'à ce que ses eaux, à l'endroit le plus enfoncé de son cours,
caressent le point le plus élevé de son rivage. _(Les citoyens
sortent.)_ Voyez si cette matière grossière n'a pas été émue: ils
disparaissent la langue enchaînée par le sentiment de leur tort.--Vous,
descendez cette rue qui mène au Capitole; moi, je vais suivre ce chemin.
Dépouillez les statues si vous les trouvez parées d'ornements de fête.

MARULLUS.--Le pouvons-nous? Vous savez que c'est aujourd'hui la fête des
Lupercales.

FLAVIUS.--N'importe, ne souffrons pas qu'aucune statue porte les
trophées de César[8]. Je vais parcourir ces quartiers et chasser
le peuple des rues; faites-en de même partout où vous le trouverez
attroupé. Ces plumes naissantes arrachées de l'aile de César ne le
laisseront voler qu'à la hauteur ordinaire; autrement dans son essor, il
s'élèverait trop haut pour être vu des hommes, et nous tiendrait tous
dans un servile effroi.

(Ils sortent.)

[Note 8: Ce ne fut point à ce moment, mais après que la couronne eût
été offerte à César, que Flavius et Marullus dépouillèrent ses statues
non pas d'ornements triomphaux, mais des diadèmes dont quelques-unes
avaient été couronnées.]



SCÈNE II


Toujours à Rome.--Une place publique.

_Entrent en procession et avec la musique_ CÉSAR, ANTOINE _préparé
pour la course;_ CALPHURNIA, PORCIA, DÉCIUS, CICÉRON, BRUTUS, CASSIUS,
CASCA.--Ils sont suivis d'une grande multitude dans laquelle se trouve
un devin.

CÉSAR.--Calphurnia!

CASCA.--Holà! silence! César parle[9].

(La musique cesse.)

[Note 9: Voltaire, _paix, messieurs_; le mot _messieurs_, qu'il
attribue ici à César, n'a aucun équivalent dans l'original. Voltaire
traduit aussi constamment le _my lord_ par _mylord_, qui n'en est point
la traduction. _Mylord_ n'est qu'une application particulière que les
Anglais font du mot de _lord_ à la dignité de pair, et qui n'affecte en
rien la signification générale de ce mot, consacré en anglais à exprimer
toutes les sortes de dominations et de dignités, en sorte qu'à moins
qu'il ne s'applique à des pairs d'Angleterre, il doit être traduit,
comme tous les autres mots de la langue, par un équivalent français.]

CÉSAR.--Calphurnia!

CALPHURNIA.--Me voici, mon seigneur.

CÉSAR.--Ayez soin de vous tenir sur le passage d'Antoine, quand il
courra.--Antoine!

ANTOINE.--César, mon seigneur.

CÉSAR.--N'oubliez pas en courant, Antoine, de toucher Calphurnia; car
nos anciens disent que les femmes infécondes, en se faisant toucher dans
cette sainte course, secouent la malédiction qui les rendait stériles.

ANTOINE.--Je m'en souviendrai. Quand César dit: _Faites cela_, cela est
fait.

CÉSAR.--Partez, et n'omettez aucune cérémonie.

(Musique.)

LE DEVIN.--César!

CÉSAR.--Ha! qui m'appelle?

CASCA, _s'adressant à ceux qui l'environnent._--Commandez que tout bruit
cesse. Encore une fois, silence!

(La musique s'arrête.)

CÉSAR.--Qui est-ce, dans la foule, qui m'appelle ainsi? J'entends une
voix, plus perçante que tous les instruments de musique crier _César!_
Parle, César se tourne pour entendre.

LE DEVIN.--Prends garde aux ides de mars.

CÉSAR.--Quel est cet homme?

BRUTUS.--Un devin qui vous avertit de prendre garde aux ides de mars.

CÉSAR.--Amenez-le devant moi, que je voie son visage.

CASCA.--Mon ami, sors de la foule, regarde César.

CÉSAR.--Qu'as-tu à me dire maintenant? Répète encore.

LE DEVIN.--Prends garde aux ides de mars.

CÉSAR.--C'est un visionnaire; laissons-le, passons.

(Les musiciens exécutent un morceau.)

(Tous sortent, excepté Brutus et Cassius.)

CASSIUS.--Irez-vous voir l'ordre de la course?

BRUTUS.--Moi? non.

CASSIUS.--Je vous en prie, allez-y.

BRUTUS.--Je ne suis point un homme de divertissements; je n'ai pas tout
à fait la vivacité d'Antoine. Que je ne vous empêche pas, Cassius, de
suivre votre intention; je vais vous laisser.

CASSIUS.--Brutus, je vous observe depuis quelque temps: je ne reçois
plus de vos yeux ces regards de douceur, ces signes d'affection que
j'avais coutume d'en recevoir. Vous tenez envers votre ami, qui vous
aime, une conduite trop froide et trop peu cordiale.

BRUTUS.--Ne vous y trompez point, Cassius: si mon regard s'est voilé,
ce trouble de mon maintien ne porte que sur moi-même. Je suis tourmenté
depuis quelque temps de sentiments qui se contrarient, d'idées qui
ne concernent que moi, et donnent peut-être quelque bizarrerie à mes
manières: mais que mes bons amis, au nombre desquels je vous compte,
Cassius, n'en soient donc pas affligés, et ne voient rien de plus dans
cette négligence, sinon que ce pauvre Brutus, en guerre avec lui-même,
oublie de donner aux autres des témoignages de son amitié[10].

[Note 10: Traduction de Voltaire:

  Vous vous êtes trompé: quelques ennuis secrets,
  Des chagrins peu connus, ont changé mon visage;
  Ils me regardent seul et non pas mes amis.
  Non, n'imaginez point que Brutus vous néglige:
  Plaignez plutôt Brutus en guerre avec lui-même:
  J'ai l'air indifférent, mais mon coeur ne l'est pas.]

CASSIUS.--Alors je me suis bien trompé, Brutus, sur le sujet de vos
peines, et cela m'a fait ensevelir dans mon sein des pensées d'un haut
prix, d'honorables méditations. Dites-moi, digne Brutus, pouvez-vous
voir votre propre visage?

BRUTUS.--Non, Cassius; car l'oeil ne peut se voir lui-même, si ce n'est
par réflexion, au moyen de quelque autre objet.

CASSIUS.--Cela est vrai, et l'on déplore beaucoup, Brutus, que vous
n'ayez pas de miroirs qui puissent réfléchir à vos yeux votre mérite
caché pour vous, qui vous fassent voir votre image. J'ai entendu
plusieurs des citoyens les plus considérés de Rome (sauf l'immortel
César) parler de Brutus; et, gémissant sous le joug qui opprime notre
génération, ils souhaitaient que le noble Brutus fît usage de ses yeux.

BRUTUS.--Dans quels périls prétendez-vous m'entraîner, Cassius, en me
pressant de chercher en moi-même ce qui n'y est pas.

CASSIUS.--Brutus, préparez-vous à m'écouter; et puisque vous savez que
vous ne pouvez pas vous voir vous-même aussi bien que par la réflexion,
moi, votre miroir, je vous découvrirai modestement les parties de
vous-même que vous ne connaissez pas encore. Et ne vous méfiez pas de
moi, excellent Brutus: si je suis un railleur de profession, si j'ai
coutume de faire avec les serments ordinaires, étalage de mon amitié à
tous ceux qui viennent me protester de la leur, si vous savez que
je courtise les hommes et les étouffe de caresses pour les déchirer
ensuite, ou que dans la chaleur des festins je fais des déclarations
d'amitié à toute la salle, alors tenez-moi pour dangereux.

(On entend des trompettes et une acclamation.)

BRUTUS.--Qu'annonce cette acclamation? Je crains que ce peuple n'adopte
César pour roi.

CASSIUS.--Oui? le craignez-vous?--Je dois donc penser que vous ne
voudriez pas qu'il le fût.

BRUTUS.--Je ne le voudrais pas, Cassius; cependant je l'aime
beaucoup.--Mais pourquoi me retenez-vous si longtemps? de quoi
désirez-vous me faire part? Si c'est quelque chose qui tende au
bien public, placez devant mes yeux l'honneur d'un côté, la mort de
l'autre[11], et je les regarderai tous deux indifféremment; car je
demande aux dieux de m'être aussi propices, qu'il est vrai que j'aime ce
qui s'appelle honneur plus que je ne crains la mort.

[Note 11: _Set honour in one eye, and death i' the other._

Voltaire a traduit:

  La gloire dans un oeil, et le trépas dans l'autre.

_Eye_ veut dire ici _point de vue_; il est continuellement employé en
anglais dans ce sens.]

CASSIUS.--Je vous connais cette vertu, Brutus, tout aussi bien que je
connais le charme de vos manières. Eh bien! l'honneur est le sujet de ce
que j'ai à vous exposer. Je ne puis dire ce que vous et d'autres hommes
pensent de cette vie; mais pour moi, j'aimerais autant ne pas être que
de vivre dans la crainte et le respect devant un être semblable à moi.
Je suis né libre comme César; vous aussi; nous avons tous deux profité
de même; tous deux nous pouvons aussi bien que lui soutenir le froid de
l'hiver.--Dans un jour brumeux et orageux où le Tibre agité s'irritait
contre ses rivages, César me dit: «Oses-tu, Cassius, t'élancer avec moi
dans ce courant furieux, et nager jusque là-bas?»--À ce seul mot, vêtu
comme j'étais, je plongeai dans le fleuve, en le sommant de me suivre.
En effet, il me suivit: le torrent rugissait; nous le battions de nos
muscles nerveux, rejetant ses eaux des deux côtés et coupant le courant
d'un coeur animé par la dispute. Mais avant que nous eussions atteint
le but marqué, César s'écrie: «Secours-moi, Cassius, ou je péris.» Moi,
comme Énée notre grand ancêtre emporta sur son épaule le vieux Anchise
hors des flammes de Troie, j'emportai hors des vagues du Tibre César
épuisé: et cet homme aujourd'hui est devenu un dieu, et Cassius n'est
qu'une misérable créature, et il faut que son corps se courbe si César
daigne seulement le saluer d'un signe de tête négligent!--En Espagne,
il eut la fièvre, et pendant l'accès je fus frappé de voir comme il
tremblait. Rien n'est plus vrai, je vis ce dieu trembler: ses lèvres
poltronnes avaient fui leurs couleurs; et ce même oeil, dont le regard
seul impose au monde, avait perdu son éclat. Je l'entendis gémir, oui,
en vérité; et cette langue qui commande aux Romains de l'écouter et de
déposer ses paroles dans leurs annales[12], criait: «Hélas! Titinius,
donne-moi à boire,» comme l'aurait fait une petite fille malade. Dieux
que j'atteste, je me sens confondu qu'un homme si faible de tempérament
prenne les devants sur ce monde majestueux, et seul remporte la palme.

(Acclamation, fanfare.)

[Note 12: Voltaire s'est ici tout à fait mépris sur le sens; il
traduit ainsi:

  Et cette même voix qui commande à la terre,
  Cette terrible voix (remarque bien, Brutus,
  Remarque, et que ces mots soient écrits dans tes livres)]

BRUTUS.--Encore une acclamation! Sans doute ces applaudissements
annoncent de nouveaux honneurs qu'on accumule sur la tête de César.

CASSIUS.--Eh quoi! mon cher, il foule comme un colosse cet étroit
univers, et nous autres petits bonshommes nous circulons entre ses
jambes énormes, cherchant de tous côtés où nous pourrons trouver à la
fin d'ignominieux tombeaux. Les hommes, à de certains moments, sont
maîtres de leur sort; et si notre condition est basse, la faute, cher
Brutus, n'en est pas à nos étoiles; elle en est à nous-mêmes. Brutus et
César.... Qu'y a-t-il donc dans ce César? Pourquoi ferait-on résonner
ce nom plus que le vôtre? Écrivez-les ensemble, le vôtre est tout aussi
beau; prononcez-les, il remplit tout aussi bien la bouche; pesez-les,
son poids sera le même; employez-les pour une conjuration, Brutus
évoquera aussi facilement un esprit que César. Maintenant dites-moi,
au nom de tous les dieux ensemble, de quelle viande se nourrit donc ce
César d'aujourd'hui pour être devenu si grand? Siècle, tu es déshonoré!
Rome, tu as perdu la race des nobles courages! Quel siècle s'est écoulé
depuis le grand déluge, qui ne se soit enorgueilli que d'un seul homme?
A-t-on pu dire, jusqu'à ce jour, en parlant de Rome, que ses vastes murs
n'enfermaient qu'un seul homme? C'est bien toujours Rome, en vérité, et
la place n'y manque pas, puisqu'il n'y a qu'un seul homme[13]. Oh! vous
et moi nous avons ouï dire à nos pères qu'il fut jadis un Brutus qui eût
aussi aisément souffert dans Rome le trône du démon éternel que celui
d'un roi.

[Note 13:_Now it is Rome indeed, and room enough
         When there is in it but one only man._

  _Room_, place, lieu, endroit, se prononce à peu près comme _Rome_.
  C'est tout au plus si on a pu dans la traduction donner un sens à
  cette phrase, qui, dans l'original, n'en a absolument que par le
  calembour.]

BRUTUS.--Que vous m'aimiez, Cassius, je n'en doute point. Ce que vous
voudriez que j'entreprisse, je crois le deviner: ce que j'ai pensé sur
tout cela, et ce que je pense du temps où nous vivons, je le dirai plus
tard. Quant à présent, je désire n'être pas pressé davantage; je vous le
demande au nom de l'amitié. Ce que vous m'avez dit, je l'examinerai.
Ce que vous avez à me dire encore, je l'écouterai avec patience, et je
trouverai un moment convenable pour vous écouter et répondre sur de si
hautes matières. Jusque-là, mon noble ami, méditez sur ceci: Brutus
aimerait mieux être un villageois que de se compter pour un enfant de
Rome aux dures conditions que ce temps doit probablement nous imposer.

CASSIUS.--Je suis bien aise que le choc de mes faibles paroles ait du
moins fait jaillir cette étincelle de l'âme de Brutus.

(Rentrent César et son cortège.)

BRUTUS.--Les jeux sont terminés; César revient.

CASSIUS.--Quand ils passeront près de nous, retenez Casca par la manche;
et il vous racontera de son ton bourru tout ce qui s'est aujourd'hui
passé de remarquable.

BRUTUS.--Oui, je le ferai. Mais regardez, Cassius: la teinte de la
colère enflamme le front de César, et tout le reste a l'air d'une troupe
de serviteurs réprimandés. Les joues de Calphurnia sont pâles; Cicéron
a ce regard fureteur et flamboyant que nous lui avons vu au Capitole,
lorsque dans nos débats il était contredit par quelques sénateurs.

CASSIUS.--Casca nous dira de quoi il s'agit.

CÉSAR.--Antoine!

ANTOINE.--César.

CÉSAR.--Que j'aie toujours autour de moi des hommes gras et à la face
brillante, des gens qui dorment la nuit. Ce Cassius là-bas a un visage
hâve et décharné; il pense trop. De tels hommes sont dangereux.

ANTOINE.--Ne le crains pas, César; il n'est pas dangereux. C'est un
noble Romain et bien intentionné.

CÉSAR.--Je voudrais qu'il fût plus gras, mais je ne le crains pas.
Cependant si quelque chose en moi pouvait être sujet à la crainte, je ne
connaîtrais point d'homme que je voulusse éviter avec plus de soin que
ce maigre Cassius. Il lit beaucoup, il est grand observateur et pénètre
jusqu'au fond des actions des hommes. Il n'a point comme toi le goût
des jeux, Antoine; on ne le voit point écouter de musique. Rarement il
sourit, et il sourit alors de telle sorte qu'il a l'air de se moquer de
lui-même, et de dédaigner son propre esprit parce qu'il a pu se laisser
émouvoir à sourire de quelque chose. Les hommes de ce caractère n'ont
jamais le coeur à l'aise tant qu'ils en voient un autre plus élevé
qu'eux; et voilà ce qui les rend si dangereux. Je te dis ce qui est à
craindre plutôt que ce que je crains, car je suis toujours César. Passe
à ma droite, j'ai cette oreille dure, et dis-moi franchement ce que tu
penses de lui.

(César sort avec son cortège.)

(Casca demeure en arrière.)

CASCA.--Vous m'avez tiré par mon manteau. Voudriez-vous me parler?

BRUTUS.--Oui, Casca. Dites-nous, que s'est-il donc passé aujourd'hui,
que César ait l'air si triste?

CASCA.--Quoi! vous étiez à sa suite. N'y étiez-vous pas?

BRUTUS.--Je ne demanderais pas alors à Casca ce qui s'est passé.

CASCA.--Eh bien! on lui a offert une couronne; et quand on la lui a
offerte, il l'a repoussée ainsi du revers de la main. Alors tout le
peuple a poussé de grands cris.

BRUTUS.--Et la seconde acclamation, quelle en était la cause?

CASCA.--Mais c'était encore pour cela.

CASSIUS.--Il y a eu trois acclamations. Pourquoi la dernière?

CASCA.--Pourquoi? pour cela encore.

BRUTUS.--Est-ce que la couronne lui a été offerte trois fois?

CASCA.--Eh! vraiment oui, et trois fois il l'a repoussée, mais chaque
fois plus doucement que la précédente; et, à chacun de ses refus, mes
honnêtes voisins se remettaient à crier.

CASSIUS.--Qui lui offrait la couronne?

CASCA.--Qui? Antoine.

BRUTUS.--Dites-nous: de quelle manière l'a-t-il offerte, cher Casca?

CASCA.--Que je sois pendu si je puis vous dire la manière. C'était une
vraie momerie; je n'y faisais pas attention. J'ai vu Marc-Antoine lui
présenter une couronne: ce n'était pourtant pas non plus tout à fait une
couronne; c'était une espèce de diadème[14]; et comme je vous l'ai dit,
il l'a repoussé une fois. Mais malgré tout cela, j'ai dans l'idée qu'il
aurait bien voulu l'avoir.--Alors Antoine la lui offre encore,--et alors
il la refuse encore,--mais j'ai toujours dans l'idée qu'il avait bien
de la peine à en détacher ses doigts.--Et alors il la lui offre une
troisième fois.--La troisième fois encore il la repousse; et à chacun de
ses refus, la populace jetait des cris de joie: ils applaudissaient de
leurs mains toutes tailladées; ils faisaient voler leurs bonnets de
nuit trempés de sueur; et parce que César refusait la couronne, ils
exhalaient en telles quantités leurs puantes haleines, que César en a
presque été suffoqué. Il s'est évanoui, et il est tombé; et pour ma part
je n'osais pas rire, de crainte, en ouvrant la bouche, de recevoir le
mauvais air.

[Note 14: L'original dit _coronet_, ce qui signifie, non pas, comme
l'a dit Voltaire, les _coronets_ des pairs d'Angleterre, mais quelque
chose qui paraît à Casca un peu différent d'une couronne.]

CASSIUS.--Mais un moment, je vous en prie. Quoi! César s'est évanoui?

CASCA.--Il est tombé au milieu de la place du marché; il avait l'écume à
la bouche et ne pouvait parler.

BRUTUS.--Cela n'est point surprenant; il tombe du haut mal.

CASSIUS.--Non, ce n'est point César; c'est vous, c'est moi et l'honnête
Casca, qui tombons du haut mal.

CASCA.--Je ne sais ce que vous entendez par là; mais il est certain que
César est tombé. Si cette canaille en haillons ne l'a pas claqué et
sifflé, selon que sa conduite leur plaisait ou déplaisait, comme ils ont
coutume de faire aux acteurs sur le théâtre, je ne suis pas un honnête
homme.

BRUTUS.--Qu'a-t-il dit en revenant à lui?

CASCA.--Eh! vraiment, avant de s'évanouir, quand il a vu ce troupeau de
plébéiens se réjouir de ce qu'il refusait la couronne, il vous a ouvert
son habit et leur a offert sa poitrine à percer. Pour peu que j'eusse
été un de ces ouvriers, si je ne l'avais pas pris au mot, je veux aller
en enfer avec les coquins. Et alors il est tombé. Lorsqu'il est revenu à
lui, il a dit «que s'il avait fait ou dit quelque chose de déplacé,
il priait leurs Excellences de l'attribuer à son infirmité.» Trois ou
quatre créatures autour de moi se sont écriées: «Hélas! la bonne âme!»
Elles lui ont pardonné de tout leur coeur, mais il n'y a pas à y faire
grande attention. César eût égorgé leurs mères, qu'ils en auraient dit
autant.

BRUTUS.--Et c'est après cela qu'il est revenu si chagrin?

CASCA.--Oui.

CASSIUS.--Cicéron a-t-il dit quelque chose?

CASCA.--Oui, il a parlé grec.

CASSIUS.--Dans quel sens?

CASCA.--Ma foi, si je peux vous le dire, que je ne vous regarde jamais
en face[15]. Ceux qui l'ont compris souriaient l'un à l'autre en secouant
la tête; mais pour ma part, je n'y entendais que du grec. Je puis vous
dire encore d'autres nouvelles. Flavius et Marullus, pour avoir ôté
les ornements qu'on avait mis aux statues de César, sont réduits au
silence[16]. Adieu; il est bien d'autres choses absurdes, si je pouvais
m'en souvenir.

[Note 15: Traduction de Voltaire:

«Ma foi, je ne sais, je ne pourrai plus guère vous regarder en face.»
C'est un contre-sens.]

[Note 16: Ce fut plus tard, et pour avoir, comme on l'a déjà dit,
arraché les diadèmes placés sur quelques-unes des statues de César.
Ils avaient aussi reconnu et fait arrêter quelques-uns des hommes qui,
apostés par Antoine, avaient applaudi lorsqu'il avait présenté la
couronne à César.]

CASSIUS.--Voulez-vous souper ce soir avec moi, Casca?

CASCA.--Non, je suis engagé.

CASSIUS.--Demain, voulez-vous que nous dînions ensemble?

CASCA.--Oui, si je suis vivant, si vous ne changez pas d'avis, et si
votre dîner vaut la peine d'être mangé.

CASSIUS.--Il suffit: je vous attendrai.

CASCA.--Attendez-moi. Adieu tous deux.

(Il sort.)

BRUTUS.--Qu'il s'est abruti en prenant des années! Lorsque nous le
voyions à l'école, c'était un esprit plein de vivacité.

CASSIUS.--Et malgré les formes pesantes qu'il affecte, il est le même
encore lorsqu'il s'agit d'exécuter quelque entreprise noble et hardie.
Cette rudesse sert d'assaisonnement à son esprit; elle réveille le goût,
et fait digérer ses paroles de meilleur appétit.

BRUTUS.--Il est vrai. Pour le moment je vais vous laisser. Demain, si
vous voulez que nous causions ensemble, j'irai vous trouver chez vous;
ou, si vous l'aimez mieux, venez chez moi, je vous y attendrai.

CASSIUS.--Volontiers, j'irai. D'ici là, songez à l'univers. (_Brutus
sort._) Bien, Brutus, tu es généreux; et, cependant, je le vois, le
noble métal dont tu es formé peut être travaillé dans un sens contraire
à celui où le porte sa disposition naturelle. Il est donc convenable
que les nobles esprits se tiennent toujours dans la société de leurs
semblables; car, quel est l'homme si ferme qu'on ne puisse le séduire?
César ne peut me souffrir, mais il aime Brutus. Si j'étais Brutus
aujourd'hui, et que Brutus fût Cassius, César n'aurait pas d'empire sur
moi.--Je veux cette nuit jeter sur ses fenêtres des billets tracés en
caractères différents, comme venant de divers citoyens et exprimant tous
la haute opinion que Rome a de lui. J'y glisserai quelques mots obscurs
sur l'ambition de César; et, après cela, que César se tienne ferme, car
nous la renverserons, ou nous aurons de plus mauvais jours encore à
passer[17].

(Il sort.)

[Note 17: Traduction de Voltaire:

  Son joug est trop affreux, songeons à le détruire,
  Ou songeons à quitter le jour que je respire.]



SCÈNE III


Toujours à Rome.--Une rue.--Tonnerre et éclairs.

_Entrent des deux côtés opposés_ CASCA, _l'épée à la main_, ET CICÉRON.

CICÉRON.--Bonsoir, Casca. Avez-vous reconduit César chez lui? Pourquoi
êtes-vous ainsi hors d'haleine? Pourquoi ces regards effrayés?

CASCA.--N'êtes-vous pas ému quand toute la masse de la terre chancelle
comme une machine mal assurée? O Cicéron! j'ai vu des tempêtes où les
vents en courroux fendaient les chênes noueux; j'ai vu l'ambitieux
Océan s'enfler, s'irriter, écumer, et s'élever jusqu'au sein des nues
menaçantes: mais jamais avant cette nuit, jamais jusqu'à cette heure,
je ne marchai à travers une tempête qui se répandît en pluie de feu:
il faut qu'il y ait guerre civile dans le ciel, ou que le monde, trop
insolent envers les dieux, les excite à lui envoyer la destruction.

CICÉRON.--Quoi! avez-vous donc vu des choses encore plus merveilleuses?

CASCA.--Un esclave de la plus basse classe, vous le connaissez de vue, a
levé la main gauche en l'air, elle a flambé et brûlé comme vingt torches
unies; et cependant sa main, insensible à la flamme, est restée intacte.
Outre cela (et depuis mon épée n'est pas rentrée dans le fourreau), près
du Capitole, j'ai rencontré un lion, ses yeux reluisants se sont fixés
sur moi, puis il a passé d'un air farouche sans m'inquiéter; près de là
s'étaient attroupées une centaine de femmes semblables à des spectres,
tant la peur les avait défigurées: elles jurent qu'elles ont vu des
hommes tout flamboyants errer par les rues; et hier, en plein midi,
l'oiseau de la nuit s'est établi criant et gémissant sur la place du
marché. Quand tous ces prodiges se rencontrent à la fois, que les
hommes ne disent pas: «Ils portent en eux-mêmes leurs causes, ils sont
naturels.» Pour moi, je pense que ce sont des présages menaçants pour la
contrée dans laquelle ils ont eu lieu.

CICÉRON.--En effet, ce temps semble disposé à d'étranges événements;
mais les hommes interprètent les choses selon leur sens, très-différent
peut-être de celui dans lequel se dirigent les choses-elles-mêmes. César
vient-il demain au Capitole?

CASCA.--Il y vient, car il a chargé Antoine de vous faire savoir qu'il y
serait demain.

CICÉRON--Sur cela, je vous souhaite une bonne nuit, Casca: sous ce ciel
orageux, il ne fait pas bon se promener dehors.

(Cicéron sort.)

(Entre Cassius.)

CASCA.--Adieu, Cicéron!

CASSIUS.--Qui va là?

CASCA.--Un Romain.

CASSIUS.--C'est la voix de Casca.

CASCA.--Votre oreille est bonne, Cassius, qu'est-ce que c'est qu'une
nuit pareille?

CASSIUS.--Une nuit agréable aux honnêtes gens.

CASCA.--Qui a jamais vu les cieux menacer ainsi?

CASSIUS.--Ceux qui ont vu la terre aussi pleine de crimes. Pour moi, je
me suis promené le long des rues, m'exposant à cette nuit périlleuse;
et mes vêtements ouverts comme vous le voyez, Casca, j'ai présenté ma
poitrine nue à la pierre du tonnerre[18]; et lorsque le sillon bleuâtre
entr'ouvrait le sein du firmament, je me plaçais dans la direction de
son trait flamboyant.

[Note 18: _Thunder-stone._ Shakspeare parle encore ailleurs de cette
_pierre du tonnerre_.]

CASCA.--Mais pourquoi tentiez-vous ainsi les cieux! C'est aux hommes
à craindre et à trembler quand les dieux tout-puissants envoient en
témoignages d'eux-mêmes ces hérauts formidables pour nous épouvanter
ainsi.

CASSIUS.--Vous ne savez pas comprendre, Casca; et ces étincelles de
vie que devrait renfermer en lui-même un Romain vous manquent, ou vous
demeurent inutiles. Vous pâlissez, vous paraissez interdit et saisi de
crainte; vous vous abandonnez à l'étonnement en voyant cette étrange
impatience des cieux: mais si vous vouliez remonter à la vraie cause
et chercher pourquoi tous ces feux, tous ces spectres glissant dans
l'ombre; pourquoi ces oiseaux, ces animaux qui s'écartent des lois
de leur espèce; pourquoi ces vieillards imbéciles, ces enfants qui
prophétisent; pourquoi, de leur règle ordinaire, de leur nature propre,
de leur manière d'être préordonnée, toutes ces choses passent ainsi à
une existence monstrueuse; alors vous arriveriez à concevoir que le
ciel ne leur infuse cet esprit qui les agite que pour en faire des
instruments de crainte et nous avertir d'une situation monstrueuse.
Maintenant, Casca, je pourrais te nommer un homme semblable à cette
effrayante nuit, un homme qui tonne, foudroie, ouvre les tombeaux
et rugit comme le lion dans le Capitole, un homme qui de sa force
personnelle n'est pas plus puissant que toi ou moi, et qui cependant est
devenu prodigieux et terrible comme ces étranges bouleversements.

CASCA.--C'est de César que vous parlez: n'est-ce pas de lui, Cassius?

CASSIUS.--Qui que ce soit, qu'importe? les Romains d'aujourd'hui sont,
pour la taille et la force, pareils à leurs ancêtres; mais malheur sur
notre temps! les âmes de nos pères sont mortes, et nous ne sommes plus
gouvernés que par l'esprit de nos mères; notre joug et notre patience à
le souffrir ne font plus voir en nous que des efféminés.

CASCA.--En effet, on prétend que les sénateurs se proposent d'établir
demain César pour roi, et qu'il portera sa couronne sur mer, sur terre,
partout, excepté ici, en Italie[19].

[Note 19: Traduction de Voltaire:

  Oui, si l'on m'a dit vrai, demain les sénateurs
  Accordent à César ce titre affreux de roi;
  Et sur terre, et sur mer, il doit porter le sceptre,
  En tous lieux, hors de Rome, où déjà César règne.]

CASSIUS.--Moi, je sais alors où je porterai ce poignard. Cassius
affranchira Cassius de l'esclavage. C'est par là, grands dieux, que vous
donnez de la force aux faibles; c'est par là, grands dieux, que vous
déjouez les tyrans. Ni la tour de pierre, ni les murailles de bronze
travaillé, ni le cachot privé d'air, ni les liens de fer massif, ne
peuvent enchaîner la force de l'âme; mais la vie fatiguée de ces
entraves terrestres ne manque jamais du pouvoir de s'en affranchir. Si
je sais cela, que le monde entier le sache: cette part de tyrannie que
je porte, je puis à mon gré la rejeter loin de moi.

CASCA.--Je le puis de même, et tout captif porte dans sa main le pouvoir
d'anéantir sa servitude.

CASSIUS.--Alors, pourquoi donc César serait-il un tyran? Pauvre homme!
Je sais bien, moi, qu'il ne serait pas un loup s'il ne voyait que
les Romains sont des brebis; il ne serait pas un lion si les Romains
n'étaient pas des biches. Qui veut élever en un instant une flamme
puissante commence par l'allumer avec de faibles brins de paille. Quel
amas d'ordures, de débris, de pourriture, doit être Rome pour fournir le
vil aliment de la lumière qui se réfléchit sur un aussi vil objet que
César! Mais, ô douleur! où m'as-tu conduit? Peut-être parlé-je ici à un
esclave volontaire, et alors je sais que j'aurai à en répondre; mais je
suis armé, et les dangers me sont indifférents.
                
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