William Shakespear

La Comédie des Méprises
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LUCIANA.--Elle ne lui a jamais fait que de douces remontrances, lorsque
lui, il se livrait à la fougue, à la brutalité de ses emportements
grossiers. (_A sa soeur_.) Pourquoi supportez-vous ces reproches sans
répondre?

ADRIANA.--Elle m'a livrée aux reproches de ma conscience.--Bonnes gens,
entrez, et mettez la main sur lui.

L'ABBESSE.--Non; personne n'entre jamais dans ma maison.

ADRIANA.--Alors, que vos domestiques amènent mon mari.

L'ABBESSE.--Cela ne sera pas non plus: il a pris ce lieu pour un asile
sacré: et le privilège le garantira de vos mains, jusqu'à ce que je
l'aie ramené à l'usage de ses facultés, ou que j'aie perdu mes peines en
l'essayant.

ADRIANA.--Je veux soigner mon mari, être sa garde, car c'est mon office;
et je ne veux d'autre agent que moi-même: ainsi laissez-le moi ramener
dans ma maison.

L'ABBESSE.--Prenez patience: je ne le laisserai point sortir d'ici que
je n'aie employé les moyens approuvés que je possède, sirops, drogues
salutaires, et saintes oraisons, pour le rétablir dans l'état naturel
de l'homme: c'est une partie de mon voeu, un devoir charitable de notre
ordre; ainsi retirez-vous, et laissez-le ici à mes soins.

ADRIANA.--Je ne bougerai pas d'ici, et je ne laisserai point ici mon
mari. Il sied mal à votre sainteté de séparer le mari et la femme.

L'ABBESSE.--Calmez-vous: et retirez-vous, vous ne l'aurez point.

(L'abbesse sort.)

LUCIANA.--Plaignez-vous au duc de cette indignité.

ADRIANA.--Allons, venez: je tomberai prosternée à ses pieds, et je ne
m'en relève point que mes larmes et mes prières n'aient engagé Son
Altesse à se transporter en personne au monastère, pour reprendre de
force mon mari à l'abbesse.

LE MARCHAND.--L'aiguille de ce cadran marque, je crois, cinq heures. Je
suis sûr que dans ce moment le duc lui-même va se rendre en personne
dans la sombre vallée, lieu de mort et de tristes exécutions, derrière
les fossés de cette abbaye.

ANGELO.--Et pour quelle cause y vient-il?

LE MARCHAND.--Pour voir trancher publiquement la tête à un respectable
marchand de Syracuse qui a eu le malheur d'enfreindre les lois et les
statuts de cette ville, en abordant dans cette baie.

ANGELO.--En effet, les voilà qui viennent: nous allons assister à sa
mort.

LUCIANA, _à sa soeur_.--Jetez-vous aux pieds du duc, avant qu'il ait
passé l'abbaye.

(Entrent le duc avec son cortège, Ægéon, la tête nue, le bourreau, des
gardes et autres officiers.)

LE DUC, _à un crieur public_.--Proclamez encore une fois publiquement
que s'il se trouve quelque ami qui veuille payer la somme pour lui, il
ne mourra point, tant nous nous intéressons à son sort!

ADRIANA, _se jetant aux genoux du duc_.--Justice, très-noble duc,
justice contre l'abbesse.

LE DUC.--C'est une dame vertueuse et respectable: il n'est pas possible
qu'elle vous ait fait tort.

ADRIANA.--Que Votre Altesse daigne m'écouter: Antipholus, mon
époux,--que j'ai fait le maître de ma personne et de tout ce que je
possédais, sur vos lettres pressantes,--a, dans ce jour fatal, été
attaqué d'un accès de folie des plus violents. Il s'est élancé en
furieux dans la rue (et avec lui son esclave, qui est aussi fou que
lui), outrageant les citoyens, entrant de force dans leurs maisons,
emportant avec lui bagues, joyaux, tout ce qui plaisait à son caprice.
Je suis parvenue à le faire lier une fois, et je l'ai fait conduire chez
moi, pendant que j'allais réparer les torts que sa furie avait commis
çà et là dans la ville. Cependant, je ne sais par quel moyen il a pu
s'échapper, il s'est débarrassé de ceux qui le gardaient, suivi de son
esclave forcené comme lui; tous deux poussés par une rage effrénée, les
épées hors du fourreau, nous ont rencontré, et sont venus fondre sur
nous; ils nous ont mis en fuite, jusqu'à ce que pourvus de nouveaux
renforts nous soyons revenus pour les lier; alors ils se sont sauvés
dans cette abbaye, où nous les avons poursuivis. Et voilà que l'abbesse
nous ferme les portes, et ne veut pas nous permettre de le chercher, ni
le faire sortir, afin que nous puissions l'emmener. Ainsi, très-noble
duc, par votre autorité, ordonnez qu'on l'amène et qu'on l'emporte chez
lui, pour y recevoir des secours.

LE DUC.--Votre mari a servi jadis dans mes guerres; et je vous ai engagé
ma parole de prince, lorsque vous l'avez admis à partager votre lit, de
lui faire tout le bien qui pourrait dépendre de moi.--Allez, quelqu'un
de vous, frappez aux portes de l'abbaye, et dites à la dame abbesse de
venir me parler: je veux arranger ceci, avant de passer outre.

(Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.--O ma maîtresse, ma maîtresse, courez vous cacher et
sauvez vos jours. Mon maître et son esclave sont tous deux lâchés: ils
ont battu les servantes l'une après l'autre et lié le docteur, dont ils
ont flambé la barbe avec des tisons allumés[32]; et à mesure qu'elle
brûlait, ils lui ont jeté sur le corps de grands seaux de fange infecte,
pour éteindre le feu qui avait pris à ses cheveux. Mon maître l'exhorte
à la patience, tandis que son esclave le tond avec des ciseaux, comme un
fou[33]; et sûrement, si vous n'y envoyez un prompt secours, ils tueront
à eux deux le magicien.

[Note 32: Cette risible circonstance devait trouver place ici dans
une comédie; mais, _proh pudor!_ on la retrouve dans le plus classique
de tous les poètes, au milieu des horreurs du carnage d'une bataille:

_Obvius ambustum torrem Corynæus ab ord Corripit, et venienti Ebuso,
plagamque ferenti Occupat os flammis: olli ingens barba reluxit,
Nidoremque ambusta dédit_.

VIRGILE, _Enéide_, livre XII, v. 298.]

[Note 33: «Peut-être était-ce la coutume de raser la tête aux idiots
et aux fous.» STEEVENS. «On trouve, dans les lois ecclésiastiques
d'Alfred, une amende de 10 shillings contre celui qui aurait, par
injure, tondu un homme du peuple comme un fou.» TOLLET.]

ADRIANA.--Tais-toi, imbécile: ton maître et son valet sont ici; et tout
ce que tu nous dis là est un conte.

LE DOMESTIQUE.--Ma maîtresse, sur ma vie, je vous dis la vérité. Depuis
que j'ai vu cette scène, je suis accouru presque sans respirer. Il crie
après vous, et il jure que s'il peut vous saisir, il vous grillera
le visage et vous défigurera. (_On entend des cris à l'intérieur_.)
Écoutez, écoutez: je l'entends; fuyez, ma maîtresse, sauvez-vous.

LE DUC, _à Adriana_.--Venez, restez, n'ayez aucune crainte.--Défendez-la
de vos hallebardes.

ADRIANA, _voyant entrer Antipholus d'Éphèse._--O dieux! c'est mon mari!
Vous êtes témoins, qu'il reparaît ici comme un invisible esprit. Il n'y
a qu'un moment, que nous l'avons vu entrer dans cette abbaye; et le
voilà maintenant qui arrive d'un autre côté: cela dépasse l'intelligence
humaine!

(Entrent Antipholus et Dromio d'Éphèse.)

ANTIPHOLUS.--Justice! généreux duc; oh! accordez-moi justice! Au nom des
services que je vous ai rendus autrefois, lorsque je vous ai couvert de
mon corps dans le combat et que j'ai reçu de profondes blessures pour
sauver votre vie, au nom du sang que j'ai perdu alors pour vous,
accordez-moi justice.

ÆGÉON.--Si la crainte de la mort ne m'ôte pas la raison, c'est mon fils
Antipholus que je vois, et Dromio.

ANTIPHOLUS.--Justice, bon prince, contre cette femme que voilà! Elle,
que vous m'avez donnée vous-même pour épouse, elle m'a outragé et
déshonoré par le plus grand et le plus cruel affront. L'injure qu'elle
m'a fait aujourd'hui sans pudeur dépasse l'imagination.

LE DUC.--Expliquez-vous, et vous me trouverez juste.

ANTIPHOLUS.--Aujourd'hui même, puissant duc, elle a fermé sur moi
les portes de ma maison, tandis qu'elle s'y régalait avec d'infâmes
fripons[34].

[Note 34: _Harlots_, mot applicable également aux fripons et aux
filles.]

LE DUC.--Voilà une faute grave: répondez, femme: avez-vous agi ainsi?

ADRIANA.--Non, mon digne seigneur:--Moi, lui et ma soeur, nous avons
dîné ensemble aujourd'hui. Malheur sur mon âme, si l'accusation dont il
me charge n'est pas fausse!

LUCIANA.--Que je ne revoie jamais le jour, que je ne dorme jamais la
nuit, si elle ne dit à Votre Altesse la pure vérité!

ANGELO.--O femme parjure! elles rendent toutes deux de faux témoignages.
Sur ce point le fou les accuse justement.

ANTIPHOLUS.--Mon souverain, je sais ce que je dis. Je ne suis point
troublé par les vapeurs du vin, ni égaré par le désordre de la colère,
quoique les injures que j'ai reçues puissent faire perdre la raison à un
homme plus sage que moi: cette femme m'a enfermé dehors aujourd'hui, et
je n'ai pu rentrer pour dîner: cet orfèvre que vous voyez, s'il n'était
pas d'accord avec elle, pourrait en rendre témoignage: car il était avec
moi alors: il m'a quitté pour aller chercher une chaîne, promettant de
me l'apporter au Porc-Épic, où Baltasar et moi avons dîné ensemble:
notre dîner fini, et lui ne revenant point, je suis allé le chercher:
je l'ai rencontré dans la rue, et ce marchand en sa compagnie: là ce
parjure orfèvre m'a juré effrontément que j'avais aujourd'hui reçu de
lui une chaîne, que, Dieu le sait! je n'ai jamais vue: et pour cette
cause, il m'a fait arrêter par un sergent! J'ai obéi, et j'ai envoyé mon
valet à ma maison chercher de certains ducats: il est revenu, mais sans
argent. Alors, j'ai prié poliment l'officier de m'accompagner lui-même
jusque chez moi. En chemin, nous avons rencontré ma femme, sa soeur, et
toute une troupe de vils complices: ils amenaient avec eux un certain
Pinch, un malheureux au maigre visage, à l'air affamé, un squelette
décharné, un charlatan, un diseur de bonne aventure, un escamoteur râpé,
un misérable nécessiteux, aux yeux enfoncés, au regard rusé, une momie
ambulante. Ce dangereux coquin a osé se donner pour un magicien; me
regardant dans les yeux, me tâtant le pouls, me bravant en face, lui qui
à peine a un visage, et il s'est écrié que j'étais possédé, Aussitôt ils
sont tous tombés sur moi, ils m'ont garotté, m'ont entraîné, et m'ont
plongé, moi et mon valet, tous deux liés, dans une humide et ténébreuse
cave de ma maison. À la fin, rongeant mes liens avec mes dents, je les
ai rompus; j'ai recouvré ma liberté, et je suis aussitôt accouru ici
près de Votre Altesse: je la conjure de me donner une ample satisfaction
pour ces indignités et les affronts inouïs qu'on m'a fait souffrir.

ANGELO.--Mon prince, d'après la vérité, mon témoignage s'accorde avec le
sien en ceci, c'est qu'il n'a pas dîné chez lui, mais qu'on lui a fermé
la porte.

LE DUC.--Mais lui avez-vous livré on non la chaîne en question?

ANGELO.--Il l'a reçue de moi, mon prince; et lorsqu'il courait dans
cette rue, ces gens-là ont vu la chaîne à son cou.

LE MARCHAND.--De plus, moi je ferai serment que, de mes propres
oreilles, je vous ai entendu avouer que vous aviez reçu de lui la
chaîne, après que vous l'aviez nié avec serment sur la place du Marché;
et c'est à cette occasion que j'ai tiré l'épée contre vous: alors vous
vous êtes sauvé dans cette abbaye que voilà, d'où vous êtes, je crois,
sorti par miracle.

ANTIPHOLUS.--Je ne suis jamais entré dans l'enceinte de cette abbaye;
jamais vous n'avez tiré l'épée contre moi; jamais je n'ai vu la chaîne:
j'en prends le ciel à témoin! Et tout ce que vous m'imputez-là n'est que
mensonge.

LE DUC.--Quelle accusation embrouillée! Je crois que vous avez tous bu
dans la coupe de Circé. S'il était entré dans cette maison, il y
aurait été, s'il était fou, il ne plaiderait pas sa cause avec tant de
sang-froid.--Vous dites qu'il a dîné chez lui; l'orfèvre le nie.--Et
toi, maraud, que dis-tu?

DROMIO.--Prince, il a dîné avec cette femme au Porc-Épic.

LA COURTISANE.--Oui, mon prince, il a enlevé de mon doigt cette bague
que vous lui voyez.

ANTIPHOLUS.--Cela est vrai, mon souverain; c'est d'elle que je tiens
cette bague.

LE DUC, _à la courtisane_.--L'avez-vous vu entrer dans cette abbaye?

LA COURTISANE.--Aussi sur, mon prince, qu'il l'est que je vois Votre
Grâce.

LE DUC.--Cela est étrange!--Allez, dites à l'abbesse de se rendre ici:
je crois vraiment que vous êtes tous d'accord ou complètement fous!

(Un des gens du duc va chercher l'abbesse.)

ÆGÉON.--Puissant duc, accordez-moi la liberté de dire un mot. Peut-être
vois-je ici un ami qui sauvera ma vie et payera la somme qui peut me
délivrer.

LE DUC.--Dites librement, Syracusain, ce que vous voudrez.

ÆGÉON, _à Antipholus_.--Votre nom, monsieur, n'est-il pas Antipholus? et
n'est-ce pas là votre esclave Dromio?

DROMIO _d'Éphèse_.--Il n'y a pas encore une heure, monsieur, que j'étais
son esclave lié: mais lui, je l'en remercie, il a coupé deux cordes avec
ses dents; et maintenant je suis Dromio et son esclave, mais délié.

ÆGÉON.--Je suis sur que tous deux vous vous souvenez de moi.

DROMIO _d'Éphèse_.--Nous nous souvenons de nous-mêmes, monsieur, en vous
voyant; car il y a quelques instants que nous étions liés, comme vous
l'êtes à présent. Vous n'êtes pas un malade de Pinch, n'est-ce pas,
monsieur?

ÆGÉON, _à Antipholus_.--Pourquoi me regardez-vous comme un étranger?
Vous me connaissez bien.

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Je ne vous ai jamais vu de ma vie, jusqu'à ce
moment.

ÆGÉON.--Oh! le chagrin m'a changé depuis la dernière fois que vous
m'avez vu: mes heures d'inquiétude, et la main destructrice du temps
ont gravé d'étranges traces sur mon visage. Mais dites-moi encore, ne
reconnaissez-vous pas ma voix?

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Non plus.

ÆGÉON.--Et toi, Dromio?

DROMIO _d'Éphèse_.--Ni moi, monsieur, je vous l'assure.

ÆGÉON.--Et moi je suis sûr que tu la reconnais.

DROMIO _d'Éphèse._--Oui, monsieur? Et moi je suis sûr que non; et ce
qu'un homme vous nie, vous êtes maintenant tenu de le croire.

ÆGÉON.--Ne pas reconnaître ma voix! O temps destructeur! as-tu donc
tellement déformé et épaissi ma langue, dans le court espace de sept
années, que mon fils unique, que voici, ne puisse reconnaître ma faible
voix où résonnent les rauques soucis! Quoique mon visage, sillonné de
rides, soit caché sous la froide neige de l'hiver qui glace la sève,
quoique tous les canaux de mon sang soient gelés, cependant un reste de
mémoire luit dans la nuit de ma vie; les flambeaux à demi consumés de ma
vue ont encore quelque pâle clarté; mes oreilles assourdies me servent
encore un peu à entendre, et tous ces vieux témoins (non, je ne puis me
tromper) me disent que tu es mon fils Antipholus.

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Je n'ai jamais vu mon père de ma vie.

ÆGÉON.--Il n'y a pas encore sept ans, jeune homme, tu le sais, que nous
nous sommes séparés à Syracuse; mais peut-être, mon fils, as-tu honte de
me reconnaître dans l'infortune?

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Le duc, et tous ceux de la ville qui me
connaissent, peuvent attester avec moi que cela n'est pas vrai; je n'ai
jamais vu Syracuse de ma vie.

LE DUC.--Je t'assure, Syracusain, que depuis vingt ans que je suis le
patron d'Antipholus, jamais il n'a vu Syracuse: je vois que ton grand
âge et ton danger troublent ta raison.

(Entre l'abbesse, suivie d'Antipholus et de Dromio de Syracuse.)

L'ABBESSE.--Très-puissant duc, voici un homme cruellement outragé.

(Tout le peuple s'approche et se presse pour voir.)

ADRIANA.--Je vois deux maris, ou mes yeux me trompent.

LE DUC.--Un de ces deux hommes est sans doute le génie de l'autre; il en
est de même de ces deux esclaves. Lequel des deux est l'homme naturel,
et lequel est l'esprit? Qui peut les distinguer?

DROMIO _de Syracuse_.--C'est moi, monsieur, qui suis Dromio; ordonnez à
cet homme-là de se retirer.

DROMIO _d'Éphèse_.--C'est moi, monsieur, qui suis Dromio, permettez que
je reste.

ANTIPHOLUS _de Syracuse_.--N'es-tu pas Ægéon? ou es-tu son fantôme?

DROMIO _de Syracuse_.--O mon vieux maître! qui donc l'a chargé ici de
ces liens?

L'ABBESSE.--Quel que soit celui qui l'a enchaîné, je le délivrerai de
sa chaîne; et je regagnerai un époux en lui rendant la liberté. Parlez,
vieil Ægéon, si vous êtes l'homme qui eut une épouse jadis appelée
Emilie, qui vous donna à la fois deux beaux enfants, oh! si vous êtes le
même Ægéon, parlez, et parlez à la même Emilie!

ÆGÉON.--Si je ne rêve point, tu es Emilie; si tu es Emilie, dis-moi où
est ce fils qui flottait avec toi sur ce fatal radeau?

L'ABBESSE.--Lui et moi, avec le jumeau Dromio, nous fûmes recueillis par
des habitants d'Épidaure; mais un moment après, de farouches pêcheurs de
Corinthe leur enlevèrent de force Dromio et mon fils, et me laissèrent
avec ceux d'Épidaure. Ce qu'ils devinrent depuis, je ne puis le dire;
moi, la fortune m'a placée dans l'état où vous me voyez.

LE DUC.--Voici son histoire de ce matin qui commence à se vérifier; ces
deux Antipholus, ces deux fils si ressemblants, et ces deux Dromio,
tous les deux si pareils; et puis ce que cette femme ajoute de son
naufrage!--Voilà les parents de ces enfants que le hasard réunit,
Antipholus, tu es venu d'abord de Corinthe?

ANTIPHOLUS _de Syracuse_.--Non, prince; non pas moi: je suis venu de
Syracuse.

LE DUC.--Allons, tenez-vous à l'écart; je ne peux vous distinguer l'un
de l'autre.

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Je suis venu de Corinthe, mon gracieux seigneur.

DROMIO _d'Éphèse_.---Et moi avec lui.

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Conduit dans cette ville par le célèbre duc
Ménaphon, votre oncle, ce guerrier si fameux.

ADRIANA.--Lequel des deux a dîné avec moi aujourd'hui?

ANTIPHOLUS _de Syracuse_.--Moi, ma belle dame.

ADRIANA.--Et n'êtes-vous pas mon mari?

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Non, à cela je dis non.

ANTIPHOLUS _de Syracuse_.--Et j'en conviens avec vous; quoiqu'elle m'ait
donné ce titre....., et que cette belle demoiselle, sa soeur, que voilà,
m'ait appelé son frère.--Ce que je vous ai dit alors, j'espère avoir
un jour l'occasion de vous le prouver, si tout ce que je vois et que
j'entends n'est pas un songe.

ANGELO.--Voilà la chaîne, monsieur, que vous avez reçue de moi.

ANTIPHOLUS _de Syracuse_.--Je le crois, monsieur; je ne le nie pas.

ANTIPHOLUS _d'Éphèse, à Angelo_.--Et vous, monsieur, vous m'avez fait
arrêter pour cette chaîne.

ANGELO.--Je crois que oui, monsieur; je ne le nie pas.

ADRIANA, _à Antipholus d'Éphèse_.--Je vous ai envoyé de l'argent,
monsieur, pour vous servir de caution par Dromio; mais je crois qu'il ne
vous l'a pas porté.

(Désignant Dromio de Syracuse.)

DROMIO _de Syracuse_.--Non, point par moi.

ANTIPHOLUS _de Syracuse_.--J'ai reçu de vous cette bourse de ducats;
et c'est Dromio, mon valet, qui me l'a apportée: je vois à présent que
chacun de nous a rencontré le valet de l'autre, j'ai été pris pour lui,
et lui pour moi; et de là sont venues ces Méprises.

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--J'engage ici ces ducats pour la rançon de mon
père, que voilà.

LE DUC.--C'est inutile, je donne la vie à votre père.

LA COURTISANE, _à Antipholus d'Éphèse_.--Monsieur, il faut que vous me
rendiez ce diamant.

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Le voilà, prenez-le, et bien des remerciements
pour votre bonne chère.

L'ABBESSE.--Illustre duc, veuillez prendre la peine d'entrer avec nous
dans cette abbaye: vous entendrez l'histoire entière de nos aventures.
Et vous tous qui êtes assemblés en ce lieu, et qui avez souffert quelque
préjudice des erreurs réciproques d'un jour, venez, accompagnez-nous, et
vous aurez pleine satisfaction.--Pendant vingt-cinq ans entiers, j'ai
souffert les douleurs de l'enfantement à cause de vous, mes enfants, et
ce n'est que de cette heure que je suis enfin délivrée de mon pesant
fardeau.--Le duc, mon mari, et mes deux enfants, et vous, les
calendriers de leur naissance, venez avec moi à une fête d'accouchée; à
de si longues douleurs doit succéder une telle nativité.

LE DUC.--De tout mon coeur; je veux jaser comme une commère à cette
fête.

(Sortent le duc, l'abbesse, Ægéon, la courtisane, le marchand et la
suite.)

DROMIO _de Syracuse, à Antipholus d'Éphèse_.--Mon maître, irai-je
reprendre abord votre bagage?

ANTIPHOLUS _d'Éphèse_.--Dromio, quel bagage à moi as-tu donc embarqué?

DROMIO _de Syracuse_.--Tous vos effets, monsieur, que vous aviez à
l'auberge du Centaure.

ANTIPHOLUS _de Syracuse_.--C'est à moi qu'il veut parler: c'est moi qui
suis ton maître, Dromio; allons, viens avec nous: nous pourvoirons à
cela plus tard: embrasse ici ton frère, et réjouis-toi avec lui.

(Les deux Antipholus sortent.)

DROMIO _de Syracuse_.--Il y a à la maison de votre maître une grosse
amie qui, aujourd'hui à dîner, m'a _encuisiné_, en me prenant pour vous.
Ce sera désormais ma soeur, et non ma femme.

DROMIO _d'Éphèse_.--Il me semble que vous êtes mon miroir, au lieu
d'être mon frère. Je vois dans votre visage que je suis un joli
garçon.--Voulez-vous entrer pour voir leur fête?

DROMIO _de Syracuse_.--Ce n'est pas à moi, monsieur, à passer le
premier: vous êtes mon aîné.

DROMIO _d'Éphèse_.--C'est une question: comment la résoudrons-nous?

DROMIO _de Syracuse_.--Nous tirerons à la courte paille pour la décider.
Jusque-là, passez devant.

DROMIO _d'Éphèse._--Non, tenons-nous ainsi. Nous sommes entrés dans le
monde comme deux frères: entrons ici la main dans la main, et non l'un
devant l'autre.

(Ils sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
                
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