William Shakespear

Timon d'Athènes
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LE SERVITEUR DE VARRON.--Comment te portes-tu, fou?

APÉMANTUS.--Parles-tu à ton ombre?

LE SERVITEUR DE VARRON.--Ce n'est pas à toi que je parle.

APÉMANTUS.--Non, c'est à toi-même. (_Au fou_.) Allons-nous-en.

LE SERVITEUR D'ISIDORE, _à celui de Varron_.--Voilà le fou sur ton dos.

APÉMANTUS.--Non, tu es seul; tu n'es pas encore sur lui.

CAPHIS.--Où est le fou maintenant?

APÉMANTUS.--Il vient de le demander tout à l'heure. Pauvres misérables,
valets d'usuriers, entremetteurs entre l'or et le besoin!

TOUS LES SERVITEURS.--Que sommes-nous, Apémantus?

APÉMANTUS.--Des ânes.

TOUS.--Pourquoi?

APÉMANTUS.--Parce que vous me demandez ce que vous êtes, et que vous ne
vous connaissez pas vous-mêmes. Parle-leur, fou.

LE FOU.--Comment vous portez-vous, messieurs?

TOUS.--Grand merci, bon fou! Que fait ta maîtresse?

LE FOU.--Elle met chauffer de l'eau pour échauder des poulets comme
vous. Que ne pouvons-nous vous voir à Corinthe!

APÉMANTUS.--Bon, grand merci!

(Entre un page.)

LE FOU.--Voyez, voici le page de ma maîtresse.

LE PAGE, _au fou_.--Eh bien! capitaine, que faites-vous avec cette sage
compagnie?--Comment se porte Apémantus?

APÉMANTUS.--Je voudrais avoir une verge dans ma bouche, pour te répondre
d'une manière utile.

LE PAGE.--Je te prie, Apémantus, lis-moi l'adresse de ces lettres; je
n'y connais rien.

APÉMANTUS.--Tu ne sais pas lire?

LE PAGE.--Non.

APÉMANTUS.--Nous ne perdrons donc pas un savant quand tu seras
pendu.--Celle-ci est pour le seigneur Timon, l'autre pour Alcibiade. Va,
tu es né bâtard et tu mourras proxénète.

LE PAGE.--Ta mère, en te donnant le jour, a fait un chien, et tu mourras
de faim comme un chien. Point de réplique. Je m'en vais.

(Il sort.)

APÉMANTUS.--C'est nous rendre le plus grand service.--Fou, j'irai avec
toi chez le seigneur Timon.

LE FOU.--Me laisseras-tu là?

APÉMANTUS.--Si Timon est chez lui,--Vous êtes là trois qui servez trois
usuriers?

TOUS.--Oui; plût aux dieux qu'ils nous servissent!

APÉMANTUS.--Je le voudrais.--Je vous servirais comme le bourreau sert le
voleur.

LE FOU.--Êtes-vous tous trois valets d'usuriers?

TOUS.--Oui, fou.

LE FOU.--Je pense qu'il n'y a point d'usuriers qui n'aient un fou pour
serviteur. Ma maîtresse est une usurière, et moi je suis son fou. Quand
quelqu'un emprunte de l'argent à vos maîtres, il arrive tristement et
s'en retourne gai. Mais on entre gaiement chez ma maîtresse, et on en
sort tout triste. Dites-moi la raison de cela?

LE SERVITEUR DE VARRON.--Je puis vous en donner une.

LE FOU.--Parle donc afin que nous puissions te regarder comme un agent
d'infamie et un fripon. Va, tu n'en seras pas moins estimé.

LE SERVITEUR DE VARRON.--Qu'est-ce qu'un agent d'infamie, fou?

LE FOU.--C'est un fou bien vêtu, qui te ressemble un peu; c'est un
esprit: quelquefois il paraît sous la figure d'un seigneur, quelquefois
sous celle d'un légiste, quelquefois sous celle d'un philosophe qui
porte deux pierres, outre la pierre philosophale. Souvent il ressemble
à un chevalier: enfin cet esprit rôde sous toutes les formes que revêt
l'homme, depuis quatre-vingts ans jusqu'à treize.

LE SERVITEUR DE VARRON.--Tu n'es pas tout à fait fou.

LE FOU.--Ni toi tout à fait sage: ce que j'ai de plus en folie, tu l'as
de moins en esprit.

VARRON.--Cette réponse conviendrait à Apémantus.

TOUS.--Place, place: voici le seigneur Timon.

APÉMANTUS,--Fou, viens avec moi, viens.

LE FOU.--Je n'aime point à suivre toujours un amant, un frère aîné, ou
une femme; quelquefois je suis un philosophe.

(Sortent Apémantus et le fou.)

FLAVIUS, _aux serviteurs_.--Promenez-vous, je vous prie, près d'ici; je
vous parlerai dans un moment.

(Timon et Flavius restent seuls.)

TIMON.--Vous m'étonnez fort! Pourquoi ne m'avez-vous pas exposé plus tôt
l'état de mes affaires? J'aurais pu proportionner mes dépenses à ce que
j'avais de moyens.

FLAVIUS.--Vous n'avez jamais voulu m'entendre; je vous l'ai proposé
plusieurs fois.

TIMON.--Allons, vous aurez peut-être pris le moment où, étant mal
disposé, je vous ai renvoyé; et vous avez profité de ce prétexte pour
vous excuser.

FLAVIUS.--O mon bon maître! je vous ai présenté bien des fois mes
comptes; je les ai mis devant vos yeux; vous les avez toujours rejetés,
en disant que vous vous reposiez sur mon honnêteté. Quand, pour quelque
léger cadeau, vous m'avez ordonné de rendre une certaine somme, j'ai
secoué la tête et j'ai gémi: même, je suis sorti des bornes du respect,
en vous exhortant à tenir votre main plus fermée. J'ai essuyé de votre
part et bien souvent des réprimandes assez dures, quand j'ai voulu vous
ouvrir les yeux sur la diminution de votre fortune et l'accroissement
constant de vos dettes! O mon cher maître, quoique vous m'écoutiez
aujourd'hui trop tard, cependant il est nécessaire que vous le sachiez:
tous vos biens ne suffiraient pas pour payer la moitié de vos dettes.

TIMON.--Qu'on vende toutes mes terres.

FLAVIUS.--Toutes sont engagées; quelques-unes sont forfaites et perdues;
à peine nous reste-t-il de quoi fermer la bouche aux créances échues.
D'autres échéances arrivent à grands pas. Qui nous soutiendra dans cet
intervalle, et enfin comment se terminera notre dernier compte?

TIMON.--Mes possessions s'étendaient jusqu'à Lacédémone.

FLAVIUS.--O mon bon maître! le monde n'est qu'un mot. Et quand vous le
posséderiez tout entier, et que vous pourriez le donner d'une seule
parole, combien de temps le garderiez-vous?

TIMON.--Tu me dis la vérité.

FLAVIUS.--Si vous avez le moindre soupçon sur mon administration, sur
ma fidélité, citez-moi devant les juges les plus sévères, et faites-moi
rendre un compte rigoureux. Que les dieux me soient propices: ils savent
que, lorsque tous nos offices étaient encombrés d'avides parasites,
lorsque nos caves pleuraient des flots de vin, quand chaque appartement
brillait de mille flambeaux, et retentissait du bruit confus des
concerts, moi, je me retirais près d'un conduit toujours ouvert[8], pour
y verser des torrents de larmes.

[Note 8: _Wasteful cock_; _robinet prodigue_. Les commentateurs se
sont creusé la tête pour expliquer cette expression et l'intention de
Flavius. On a prétendu que Flavius se retirait près d'un conduit, d'où
l'eau sortait sans cesse, parce que cette circonstance servait à lui
rappeler les prodigalités de Timon en même temps que ce lieu écarté
était propice à sa rêverie.]

TIMON.--Assez, je t'en prie.

FLAVIUS.--Dieux! disais-je, quelle bonté dans le seigneur Timon! Que de
biens prodigués des esclaves et des rustres ont engloutis cette nuit!
Qui n'appartient à Timon? Qui n'offre pas son coeur, sa vie, son épée,
son courage, sa bourse à Timon, «au grand Timon, au noble, au digne, au
royal Timon?» Hélas! quand la fortune dont il achète ces louanges sera
dissipée, le souffle qui les produit sera éteint; ce qu'on a gagné au
festin on le perd dans le jeûne[9]. Un nuage d'hiver verse ses ondées,
et tous les insectes ont disparu.

[Note 9: Proverbe anglais: _feast-won, fast-lost_: gagné au festin,
perdu au jeûne.]

TIMON.--Allons, ne me sermonne plus.--Nul bienfait honteux n'a déshonoré
mon coeur. J'ai donné imprudemment, mais sans ignominie. Pourquoi
pleures-tu? Manques-tu de confiance au point de croire que je puisse
manquer d'amis? Que ton coeur se rassure; va, si je voulais ouvrir les
réservoirs de mon amitié, et éprouver les coeurs en empruntant, je
pourrais user des hommes et de leurs fortunes aussi facilement que je
puis t'ordonner de parler.

FLAVIUS.--Puisse l'événement ne pas tromper votre attente!

TIMON.--Et ce besoin où je me trouve aujourd'hui est en quelque sorte
pour moi un bonheur qui couronne mes voeux. Je puis maintenant éprouver
mes amis; tu connaîtras bientôt combien tu t'es mépris sur l'état de ma
fortune; je suis riche en amis. Holà! quelqu'un! Flaminius! Servilius!

(Entrent Servilius, Flaminius et d'autres esclaves.)

UN ESCLAVE.--Seigneur? seigneur?

TIMON.--J'ai différents ordres à vous distribuer. Toi, va chez le
seigneur Lucius, et toi, chez Lucullus. J'ai chassé aujourd'hui avec son
Honneur.--Toi, va chez Sempronius. Recommandez-moi à leur amitié, et
dites que je suis fier de trouver l'occasion d'employer leurs services
pour me fournir de l'argent: demandez-leur cinquante talents.

FLAMINIUS.--Vos ordres seront remplis, seigneur.

FLAVIUS, _à part_.--Aux seigneurs Lucius et Lucullus?--Hom!

TIMON.--Et vous (_à un autre serviteur_), allez trouver les sénateurs.
J'avais droit à leur reconnaissance, même dans les jours de mon
opulence. Dites-leur de m'envoyer tout à l'heure mille talents.

FLAVIUS.--J'ai pris la liberté de leur présenter votre seing et votre
nom, dans l'opinion où j'étais que c'était la ressource la plus facile;
mais tous ont secoué la tête, et je ne suis pas revenu plus riche.

TIMON.--Est-il vrai? Est-il possible?

FLAVIUS.--Ils répondent tous, de concert et d'une voix unanime, qu'ils
sont en baisse, qu'ils n'ont point de fonds, qu'ils ne peuvent faire ce
qu'ils désireraient, qu'ils sont bien fâchés.--«Vous êtes un homme si
respectable!.... Cependant.... ils auraient bien souhaité....--Ils ne
savent pas.... mais il faut qu'il y ait eu de sa faute.--L'homme le plus
honnête peut faire un faux pas.--Plût aux dieux que tout allât bien....
c'est bien dommage!»--Et ainsi occupés d'autres affaires sérieuses, ils
me renvoient avec ces regards dédaigneux et ces phrases interrompues;
leurs demi-saluts et leurs signes de froideur me glacent et me réduisent
au silence.

TIMON.--Grands dieux! récompensez-les. Ami, je t'en prie, ne t'afflige
pas. L'ingratitude est héréditaire dans les vieillards; leur sang est
figé, glacé, et coule à peine; ils manquent de reconnaissance, parce
que leur coeur manque de chaleur. A mesure que l'homme retourne vers la
terre il est façonné pour le voyage, il devient lourd et engourdi.--(_A
un serviteur_.) Va chez Ventidius,--_(A Flavius)_. Ah! de grâce, ne sois
pas triste; tu es honnête et fidèle, je te le dis comme je le pense; on
n'a rien à te reprocher.--(_Au serviteur_.) Ventidius vient d'enterrer
son père, et cette mort met en sa possession une fortune considérable.
Quand il était pauvre, emprisonné et en disette d'amis, je le délivrai
avec cinq talents. Va le saluer de ma part; dis-lui que son ami est dans
un pressant besoin; qu'il le prie de se souvenir de ces cinq talents.(_A
Flavius_.) Dès que tu les auras touchés, donne-les à ces gens dont je
suis le débiteur. Ne dis et ne pense jamais que la fortune de Timon
puisse périr au milieu de ses amis.

FLAVIUS.--Je voudrais bien n'être jamais dans le cas de le penser. Cette
confiance est l'ennemie de la bonté; étant généreuse, elle croit que les
autres le sont comme elle.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




ACTE TROISIÈME



SCÈNE I


Appartement dans la maison de Lucullus, à Athènes.

FLAMINIUS _attend, entre_ UN SERVITEUR _qui s'approche de lui_.

LE SERVITEUR.--Je vous ai annoncé à mon maître; il descend pour vous
parler.

FLAMINIUS.--Je vous remercie.

LE SERVITEUR.--Voilà mon seigneur.

(Lucullus entre.)

LUCULLUS, _à part_.--Un des serviteurs du seigneur Timon! C'est quelque
présent, je gage.--Oh, j'ai deviné juste; j'ai rêvé cette nuit de bassin
et d'aiguière d'argent.--Flaminius, honnête Flaminius, vous êtes mille
fois le bienvenu.--Qu'on me verse une coupe de vin. (_Le serviteur
sort_.)--Et comment se porte cet honorable, accompli, généreux seigneur
d'Athènes, ton magnifique seigneur et maître?

FLAMINIUS.--Seigneur, sa santé est fort bonne.

LUCULLUS.--Je suis ravi de le savoir en bonne santé. Et que portes-tu là
sous ton manteau, mon ami Flaminius?

FLAMINIUS.--Ma foi, rien autre chose qu'une cassette vide, seigneur, que
je viens, au nom de mon maître, prier votre Grandeur de remplir. Il se
trouve dans un besoin pressant de cinquante talents, et il m'envoie vous
prier de les lui prêter; il ne doute pas que vous ne veniez sur-le-champ
à son secours.

LUCULLUS.--La! la! la! la!--Il ne doute pas, dit-il; hélas, le brave
seigneur! C'est un noble gentilhomme, s'il ne tenait pas un si grand
état de maison. Cent fois j'ai diné chez lui, et je lui en ai dit ma
pensée. Je suis même retourné souper chez lui, exprès pour l'avertir de
diminuer sa dépense; mais il n'a jamais voulu suivre mes conseils, et
mes visites n'ont pu le corriger. Chaque homme a son défaut, et le sien
est la libéralité; c'est ce que je lui ai répété souvent; mais je n'ai
jamais pu le tirer de là.

(Entre un esclave qui apporte du vin.)

L'ESCLAVE.--Seigneur, voilà le vin.

LUCULLUS.--Flaminius, je t'ai toujours remarqué pour un homme sage;
tiens, à ta santé.

FLAMINIUS.--Votre Grandeur veut plaisanter.

LUCULLUS.--Non, je te rends justice. J'ai toujours reconnu en toi un
esprit souple et actif; tu sais juger ce qui est raisonnable; et quand
il se présente une bonne occasion, tu sais la saisir et en tirer bon
parti. Tu as d'excellentes qualités.--(_À l'esclave._) Vas-t'en, maraud;
approche, honnête Flaminius. Ton maître est un seigneur plein de bonté;
mais tu as du jugement, et quoique tu sois venu me trouver, tu sais trop
bien que ce n'est pas le moment de prêter de l'argent, surtout sur la
simple parole de l'amitié, et sans aucune sûreté. Tiens, mon enfant,
voilà trois solidaires[10] pour toi; mon garçon, ferme les yeux sur moi,
et dis que tu ne m'as pas vu; porte-toi bien.

[Note 10: «Je crois que cette monnaie est de l'invention du poëte.»
(STEEVENS.)]

FLAMINIUS.--Est-il possible que les hommes soient si différents
d'eux-mêmes, et que nous soyons maintenant ce que nous étions tout à
l'heure! Loin de moi, maudite bassesse, retourne vers celui qui t'adore.

(Il jette l'argent qu'il a reçu.)

LUCULLUS.--Ah! je vois maintenant que tu es un sot, et bien digne de ton
maître....

(Il sort.)

FLAMINIUS.--Puissent ces pièces d'argent être ajoutées à celles qui te
brûleront! Que ton enfer soit du métal fondu: ô toi, peste d'un ami,
et non un ami! L'amitié a-t-elle un coeur[11] si faible et si facile à
s'aigrir, qu'il tourne comme le lait en moins de deux nuits? Dieux! je
ressens l'indignation de mon maître. Ce lâche ingrat porte encore dans
son estomac les mets de mon seigneur; pourquoi seraient-ils pour lui
une nourriture salutaire, lorsque lui-même s'est changé en poison?
Puissent-ils ne produire en lui que des maladies, et quand il sera sur
son lit de mort, que cette partie de son être, fournie par mon maître,
serve, non pas à le guérir, mais à prolonger son agonie!

(Il sort.)

[Note 11: _Milky heart_, coeur de lait.]



SCÈNE II


Place publique d'Athènes.

_Entrent_ LUCIUS, TROIS ÉTRANGERS.

LUCIUS.--Qui? le seigneur Timon? C'est mon bon ami: et un homme
honorable!

PREMIER ÉTRANGER.--Nous le savons, quoique nous lui soyons étrangers.
Mais, je puis vous dire une chose, seigneur, que j'entends répéter
couramment; c'est que les heures fortunées de Timon sont passées; sa
richesse lui échappe.

LUCIUS.--Allons donc! n'en croyez rien; il ne peut manquer d'argent.

SECOND ÉTRANGER.--Mais croyez bien ceci, seigneur, c'est qu'il n'y a pas
bien longtemps qu'un de ses gens est venu trouver le seigneur Lucullus
pour lui emprunter un certain nombre de talents; oui, il l'a pressé
instamment, en faisant sentir la nécessité où son maître est réduit; et
il a essuyé un refus.

LUCIUS.--Comment?

SECOND ÉTRANGER.--Un refus, vous dis-je, seigneur.

LUCIUS.--Quelle étrange chose! Par tous les dieux, j'en suis honteux!
Refuser cet homme honorable, il faut avoir bien peu d'honneur. Quant à
moi, je dois l'avouer, j'ai reçu de lui quelques petites marques de
sa bonté, de l'argent, de la vaisselle, des bijoux et semblables
bagatelles, rien auprès des présents qu'a reçus Lucullus; eh! bien, si,
au lieu de s'adresser à lui, il avait envoyé chez moi, je ne lui aurais
jamais refusé la somme dont il aurait eu besoin.

(Entre Servilius.)

SERVILIUS.--Voyez, par bonheur, voilà le seigneur Lucius; j'ai
tant couru pour le trouver, que je suis tout en nage.--Très-honoré
seigneur....

LUCIUS.--Ah! Servilius! je suis charmé de te voir, porte-toi bien,
recommande-moi à l'amitié de ton honnête et estimable maître, le plus
cher de mes amis.

SERVILIUS.--Seigneur, sous votre bon plaisir, mon maître vous envoie....

LUCIUS.--Oh! que m'a-t-il envoyé? Que d'obligations je lui ai! Sans
cesse il envoie. Dis-moi, comment pourrai-je le remercier? Et que
m'envoie-il?

SERVILIUS.--Il vous envoie seulement l'occasion de lui rendre un
service, mon seigneur; il supplie votre Seigneurie de lui prêter, en ce
moment, cinquante talents.

LUCIUS.--Je vois bien que Timon veut faire une plaisanterie; il n'est
pas possible qu'il ait besoin de cinquante talents, ni même de cinq fois
autant.

SERVILIUS.--Il a besoin pour le moment d'une somme plus petite. S'il
n'en avait pas besoin pour un bon usage, je ne vous conjurerais pas avec
tant d'instances.

LUCIUS.--Parles-tu sérieusement, Servilius?

SERVILIUS.--Sur mon âme, c'est vrai, seigneur.

LUCIUS.--Quel vilaine brute je suis, de m'être dégarni dans une si belle
occasion de montrer mes bons sentiments! Je suis bien malheureux d'avoir
été hier acquérir une petite terre, pour perdre aujourd'hui l'occasion
de me faire grand honneur! Servilius, je te jure, à la face des dieux,
qu'il m'est impossible de pouvoir le faire....--Je n'en suis que plus
sot, dis-je, j'allais moi-même envoyer demander quelque argent à Timon:
ces messieurs en sont témoins; mais, je ne voudrais pas à présent
l'avoir fait pour toutes les richesses d'Athènes. Recommande-moi
affectueusement à ton bon maître. Je me flatte que je ne perdrai rien de
son estime, parce que je n'ai pas le pouvoir de l'obliger; dis-lui de
ma part que je mets au nombre de mes plus grands malheurs de ne
pouvoir faire ce plaisir à un si estimable seigneur. Bon Servilius, me
promets-lu de me faire l'amitié de répéter à Timon mes propres paroles?

SERVILIUS.--Oui, seigneur, je le ferai.

Lucius.--Va, je saurai t'en récompenser, Servilius. (_Servilius sort._)
(_Aux étrangers_.) En effet, vous aviez raison, Timon est ruiné, et
quand une fois on a éprouvé un refus, il est rare qu'on aille bien loin.

(Il sort.)

PREMIER ÉTRANGER.--Avez-vous remarqué ceci, Hostilius?

SECOND ÉTRANGER.--Oui, trop bien.

PREMIER ÉTRANGER.--Eh bien! voilà le coeur du monde: tous les flatteurs
sont faits de la même étoffe. Qui peut après cela donner le nom d'ami à
celui qui met la main dans le même plat? Il est à ma connaissance que
Timon a servi de père à ce seigneur; qu'il lui a conservé son crédit de
sa bourse, qu'il a soutenu sa fortune même; c'est de l'argent de Timon
qu'il a payé les gages de ses domestiques; Lucius ne boit jamais que ses
lèvres ne touchent l'argent de Timon, et cependant....--Oh! vois quel
monstre est l'homme, quand il se montre sous les traits d'un ingrat! Au
prix de ce qu'il en a reçu, ce qu'il ose lui refuser, l'homme charitable
le donnerait aux mendiants.

TROISIÈME ÉTRANGER.--La religion gémit.

PREMIER ÉTRANGER.--Pour moi, je n'ai jamais goûté des bienfaits de
Timon; jamais ses dons, répandus sur moi, ne m'ont inscrit au nombre de
ses amis; cependant, en considération de son âme noble, de son illustre
vertu, et de sa conduite honorable, je proteste que si, dans son besoin,
il s'était adressé à moi, j'aurais tenu mon bien pour venu de lui, et
la meilleure part aurait été pour lui, tant j'aime son coeur; mais je
m'aperçois que les hommes apprennent à se dispenser d'être charitables:
l'intérêt est au-dessus de la conscience.

(Ils sortent.)



SCÈNE III


Appartement de la maison de Sempronius. _Entrent_ SEMPRONIUS ET UN
SERVITEUR _de Timon_.

SEMPRONIUS.--Et pourquoi m'importuner, moi, hom! par préférence à tous
les autres? Ne pouvait-il pas s'asresser au seigneur Lucius, à Lucullus?
Ce Ventidius, qu'il a racheté de la prison, est riche maintenant. Ces
trois hommes lui sont redevables de tout ce qu'ils possèdent.

LE SERVITEUR.--Hélas! seigneur, tous trois ont été essayés à la pierre
de touche, et nous n'avons trouvé en eux qu'un vil métal; car ils ont
tous refusé.

SEMPRONIUS.--Comment, ils l'ont refusé! Lucullus, Ventidius l'ont
refusé, et il vient s'adresser à moi?... Tous trois? Une pareille
démarche annonce de sa part peu de jugement, ou peu d'amitié; dois-je
être son dernier refuge? Ses amis, comme autant de médecins, l'ont tous
trois condamné, et il faut que ce soit moi qu'on charge de cette cure?
Je m'en trouve très-offensé, je suis en colère contre lui, il eût dû
mieux connaître mon rang. Je ne vois pas de raison pour que, dans son
besoin, il ne m'ait pas imploré d'abord; car enfin je suis, je l'avoue,
le premier homme qui ait reçu des présents de lui, et il me recule dans
son souvenir au point de penser que je serais le dernier à lui marquer
ma reconnaissance! Non.--Il n'en faut pas davantage pour me rendre un
objet de risée aux yeux de toute la ville, et me faire passer pour un
fou parmi les grands seigneurs. J'aimerais mieux, pour trois fois la
somme qu'il demande, qu'il se fût adressé à moi le premier, ne fût-ce
que pour l'honneur de mon coeur, j'avais si grand désir de rendre un
service. Retourne, et à la froide réponse de ses amis ajoute celle-ci:
«Celui qui blesse mon honneur ne verra pas mon argent.»

(Il sort.)

LE SERVITEUR.--A merveille! Votre Seigneurie est un admirable coquin! Le
diable n'a pas su ce qu'il faisait en rendant l'homme si astucieux: il
s'est fait tort; et je ne puis m'empêcher de penser qu'au bout du compte
la scélératesse de l'homme le blanchira lui-même. Comme ce seigneur
cherche à colorer sa bassesse, et copie de vertueux modèles pour
justifier sa méchanceté! ainsi font ceux qui, sous le voile d'un
patriotisme ardent, voudraient mettre des royaumes entiers en feu! Tel
est le caractère de cet ami politique. Il était le plus solide espoir de
mon maître. Tous ont déserté, les dieux seuls exceptés. Tous ses amis
sont morts. Ces portes qui, dans des jours de prospérité, ne connurent
jamais de verrous, vont être employées à protéger la liberté de leur
maître. Voilà tout le fruit qu'il recueille de ses largesses. Celui qui
ne peut garder son argent doit à la fin garder sa maison.

(Il sort.)



SCÈNE IV


Une salle dans la maison de Timon.

_Entrent_ DEUX SERVITEURS DE VARRON ET LE SERVITEUR DE LUCIUS, _qui
rencontrent_ TITUS, HORTENSIUS, _et d'autres_ VALETS _des créanciers de
Timon, qui attendent qu'il sorte_.

LE SERVITEUR DE VARRON.--Bonne rencontre! Bonjour, Titus et Hortensius!

TITUS.--Je vous rends la pareille, honnête Varron.

HORTENSIUS.--Lucius, par quel hasard nous trouvons-nous ensemble ici?

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Je pense que le même objet nous y amène tous;
le mien, c'est l'argent.

TITUS.--C'est le leur à tous, et le mien aussi.

(Entre Philotus.)

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Et le seigneur Philotus aussi, sans doute?

PHILOTUS.--Bonjour à tout le monde!

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Sois le bienvenu, camarade. Quelle heure
croyez-vous qu'il soit?

PHILOTUS.--Il va sur neuf heures.

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Déjà?

PHILOTUS.--Et le seigneur de céans n'est pas encore visible?

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Pas encore.

PHILOTUS.--Cela m'étonne; il avait coutume de briller dès sept heures du
matin.

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Oui; mais les jours sont devenus plus courts.
Faites attention que la carrière de l'homme prodigue est radieuse comme
celle du soleil; mais elle ne se renouvelle pas de même. Je crains bien
que l'hiver ne soit dans le fond de la bourse de Timon; je veux dire
qu'on peut y enfoncer la main bien avant, et n'y trouver que peu de
chose.

PHILOTUS.--J'ai la même crainte que vous.

TITUS.--Je veux vous faire faire une remarque assez étrange; votre
maître vous envoie chercher de l'argent?

HORTENSIUS.--Rien n'est plus vrai.

TITUS.--Et il porte maintenant des bijoux que lui a donnés Timon, et
pour lesquels j'attends de l'argent.

HORTENSIUS.--C'est contre mon coeur.

TITUS.--Ne paraît-il pas étrange que Timon, en cela, paye plus qu'il ne
doit? C'est comme si votre maître envoyait demander le prix des riches
bijoux qu'il porte.

HORTENSIUS.--Les dieux me sont témoins combien ce message me pèse.
Je sais que mon maître a eu sa part des richesses de Timon; cette
ingratitude est plus criminelle que s'il les eût volés.

LE SERVITEUR DE VARRON.--Oui.--Mon billet à moi est de trois mille
couronnes; et le vôtre?

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--De cinq mille.

LE SERVITEUR DE VARRON.--C'est une grosse somme, et qui fait voir que la
confiance de votre maître surpassait celle du mien, autrement sans doute
que leurs créances seraient égales.

(Entre Flaminius.)

TITUS.--Voilà un des serviteurs du seigneur Timon.

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Flaminius! Holà, un mot! Le seigneur Timon est
bientôt prêt à partir?

FLAMINIUS.--Non, vraiment, pas encore.

TITUS.--Nous attendons sa Seigneurie; je vous prie de l'en prévenir!

FLAMINIUS.--Je n'ai pas besoin de lui dire; il sait bien que vous n'êtes
que trop ponctuels.

(Entre Flavius, le visage caché dans son manteau.)

LE SERVITEUR DE Lucius.--Ah! n'est-ce pas là son intendant qui est ainsi
affublé? Il s'enfuit comme enveloppé d'un nuage; appelez-le, appelez-le.

TITUS.--Entendez-vous, seigneur?

LE SERVITEUR DE VARRON.--Avec votre permission....

FLAVIUS.--Mon ami, que voulez-vous de moi?

LE SERVITEUR DE VARRON.--Seigneur, j'attends ici le payement d'une
certaine somme....

FLAVIUS.--Si le payement était aussi certain que l'on est sûr de vous
voir l'attendre, on pourrait compter dessus. Que ne présentiez-vous vos
comptes et vos billets, quand vos perfides maîtres mangeaient à la
table de mon seigneur? Alors ses dettes les flattaient et les faisaient
sourire; leurs lèvres affamées en dévoraient les intérêts. Vous ne
vous faites que du tort en m'agitant ainsi; laissez-moi passer
tranquillement.--Apprenez que mon maître et moi nous sommes au bout de
notre carrière; je n'ai plus rien à compter, ni lui à dépenser.

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Oui, mais cette réponse ne servira pas.

FLAVIUS.--Si elle ne sert pas, elle ne sera pas aussi vile que vous, car
vous servez des fripons.

LE SERVITEUR DE VARRON.--Que murmure donc là sa Seigneurie
banqueroutière?

TITUS.--Peu importe! Le voilà pauvre, et nous sommes assez vengés. Qui a
plus droit de parler librement, que celui qui n'a pas un toit où loger
sa tête? Il peut se moquer des superbes édifices.

(Entre Servilius.)

TITUS.--Oh! oh! voici Servilius; nous allons avoir une réponse.

SERVILIUS.--Si j'osais vous conjurer, messieurs, de revenir dans quelque
autre moment, vous m'obligeriez beaucoup; car, sur mon âme, mon maître
est dans un étrange abattement; son humeur sereine l'a abandonné; sa
santé est très-dérangée, il est obligé de garder la chambre.

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Tous ceux qui gardent la chambre ne sont pas
malades. D'ailleurs, si la santé de Timon est en si grand danger, c'est,
ce me semble, une raison de plus pour payer promptement ses dettes, afin
de s'aplanir la route vers les dieux.

SERVILIUS.--Dieux bienfaisants!

TITUS.--Nous ne pouvons pas nous contenter de cette réponse.

FLAMINIUS, _dans l'intérieur de la maison_.--Servilius! Au secours! Mon
maître! mon maître!

(Entre Timon en fureur; Flaminius le suit.)

TIMON.--Quoi! mes portes me ferment-elles le passage? J'aurai toujours
été libre, et ma maison sera devenue l'ennemie de ma liberté, ma
prison!--La salle où j'ai donné des festins me montre-t-elle maintenant,
comme toute la race humaine, un coeur de fer?

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Commence, Titus.

TITUS.--Seigneur, voilà mon billet.

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Voici le mien.

LE SERVITEUR D'HORTENSIUS.--Et le mien, seigneur.

LES DEUX SERVITEURS DE VARRON.--Et les nôtres, seigneur.

PHILOTUS.--Voilà tous nos billets.

TIMON.--Assommez-moi avec eux.--Fendez-moi jusqu'à la ceinture[12].

[Note 12: Jeu de mots de Timon sur les billets (_bills_) et sur les
haches d'armes (_bills_), que portaient encore les soldats du temps de
Shakspeare.]

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Hélas! seigneur.

TIMON.--Coupez mon coeur en pièces de monnaie.

TITUS.--Le mien est de cinquante talents.

TIMON.--Paye-toi de mon sang.

LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Cinq mille écus, seigneur.

TIMON.--Cinq mille gouttes de mon sang pour les payer.--Et le vôtre?--Et
le vôtre?

LE SERVITEUR DE VARRON.--Seigneur!

LES DEUX SERVITEURS DE VARRON.--Seigneur!

TIMON.--Tenez, prenez-moi, déchirez-moi, et que les dieux vous
confondent?

(Il sort.)

HORTENSIUS.--Ma foi, je vois bien que nos maîtres n'ont qu'à jeter
leurs bonnets après leur argent: on peut bien regarder les dettes comme
désespérées, puisque c'est un fou qui est le débiteur.

(Ils sortent.)

(Rentre Timon avec Flavius.)

TIMON.--Ils m'ont mis hors d'haleine, ces esclaves! Des créanciers! Des
diables!

FLAVIUS.--Mon cher maître,...

TIMON.--Si je prenais ce parti....

FLAVIUS.--Mon seigneur....

TIMON.--Je veux qu'il en soit ainsi,--Mon intendant!

FLAVIUS.--Me voici, seigneur.

TIMON.--Fort à propos.--Allez, invitez tous mes amis; Lucius, Lucullus,
Sempronius.--Tous; je veux encore donner une fête à ces coquins.

FLAVIUS.--Ah! seigneur, c'est l'égarement où votre raison est plongée
qui vous fait parler ainsi; il ne vous reste pas même de quoi servir un
modeste repas.

TIMON.--Ne t'en inquiète pas. Va, je te l'ordonne, invite-les tous,
amène ici ces flots de coquins; mon cuisisinier et moi nous saurons
pourvoir à tout.

(Ils sortent.)



SCÈNE V


La salle du sénat d'Athènes.

_Le sénat est assemblé; entre_ ALCIBIADE _avec sa suite_.

PREMIER SÉNATEUR.--Seigneur, comptez sur ma voix, sa faute est capitale;
il faut qu'il meure; rien n'enhardit le crime comme la miséricorde.

SECOND SÉNATEUR.--Cela est vrai; la loi doit l'écraser de tout son
poids.

ALCIBIADE.--Santé, honneur, clémence dans l'auguste sénat!

PREMIER SÉNATEUR.--Quel sujet, général...

ALCIBIADE.--Je viens supplier humblement vos vertus; car la pitié est la
vertu des lois; il n'y a que les tyrans qui en usent avec cruauté. Il
plait aux circonstances et à la fortune de s'appesantir sur un de mes
amis, qui, dans l'effervescence du sang, a enfreint la loi, abîme sans
fond pour l'imprudent qui s'y plonge sans précaution. C'est un homme
qui, à part cette fatalité, est plein des qualités les plus nobles,
aucune lâcheté ne souille son action, et son honneur rachète sa faute.
C'est avec une noble fureur et une fierté louable que, voyant sa
réputation mortellement atteinte, il s'est armé contre son ennemi, il
a gouverné son ressentiment dans son excès avec tant de sagesse et une
modération si inouïe qu'il semblait seulement prouver son argument.

PREMIER SÉNATEUR.--Vous soutenez un paradoxe inadmissible en cherchant
à faire passer pour bonne une mauvaise action. Aux efforts que vous
faites, on dirait que votre discours tend à légitimer l'homicide, à
classer l'esprit querelleur au même rang que la valeur, lorsque c'est,
à vrai dire, une valeur bâtarde venue au monde à la suite des sectes et
des factions. Le vrai brave est celui qui sait souffrir avec patience
tout ce que l'homme le plus méchant fait répandre contre lui; qui
regarde une injure comme une chose aussi étrangère à sa personne, que
le vêtement qu'il porte avec indifférence; et qui ne préfère pas ses
injures à sa vie, en l'exposant à cause d'elles. Si le tort qu'on nous
fait est un mal qui peut nous conduire au meurtre, quelle folie n'est-ce
pas de risquer ses jours pour un mal?

ALCIBIADE.--Seigneur....

PREMIER SÉNATEUR.--Vous ne pouvez justifier des fautes aussi énormes. Le
courage ne consiste pas à se venger, mais à supporter.

ALCIBIADE.--Permettez-moi de parler, seigneurs, et pardonnez si je parle
en guerrier.--Pourquoi les hommes s'exposent-ils follement dans les
combats? Que n'endurent-ils toutes les menaces? que ne dorment-ils en
paix sur l'affront? et que ne se laissent-ils égorger tranquillement et
sans résistance par l'ennemi? S'il y a tant de courage à se résigner,
qu'allons-nous faire dans les camps? Certes, les femmes qui restent à la
maison seront plus braves que nous; si la résignation l'emporte, l'âne
sera plus guerrier que le lion; et le coupable chargé de fers sera plus
sage que son juge, si la sagesse est dans la patience. Seigneurs, ayez
autant de clémence que vous avez de puissance.--Qui ne condamne pas la
violence commise de sang-froid! Tuer, je l'avoue, est le dernier excès
du crime; mais tuer pour se défendre, par pitié, c'est bien juste.
S'abandonner à la colère est une impiété; mais quel est l'homme qui ne
se mette en colère? Pesez le crime avec toutes ces considérations?

SECOND SÉNATEUR.--Vous plaidez en vain.

ALCIBIADE.--Quoi! en vain? Ses services à Lacédémone et à Byzance
suffiraient pour racheter sa vie.

PREMIER SÉNATEUR.--Que voulez-vous dire?

ALCIBIADE.--Je dis qu'il a rendu des services signalés; qu'il a, dans
les combats, tué un grand nombre de vos ennemis. Quelle valeur n'a-t-il
pas montrée dans la dernière action? Que de blessures il a faites!

SECOND SÉNATEUR.--Il s'en est trop payé sur le butin. C'est un débauché
déterminé; il est sujet à un vice qui noie sa raison et enchaîne sa
valeur. S'il n'avait point d'ennemis, celui-là seul suffirait pour
l'accabler. On l'a vu, dans cette fureur brutale, commettre mille
outrages, et susciter les querelles: on nous a informés que ses jours
sont souillés d'excès honteux, et que son ivresse est dangereuse.

PREMIER SÉNATEUR.--Il mourra.

ALCIBIADE.--Sort cruel! Il aurait pu mourir à la guerre!--Seigneur,
si ce n'est à cause de ses qualités personnelles, quoi qu'il dût se
racheter par son bras droit sans rien devoir à personne, prenez, pour
vous fléchir, mes services et joignez-les aux siens. Comme je sais qu'il
est de la prudence de votre âge de prendre des sûretés, je vous engage
mes victoires et mes honneurs, pour répondre de sa reconnaissance. Si,
pour son crime, il doit sa vie à la loi, qu'il la donne à la guerre dans
un vaillant combat; car la loi est sévère, et la guerre ne l'est pas
davantage.

PREMIER SÉNATEUR.--Nous tenons pour la loi; il mourra: n'insiste plus,
sous peine de notre déplaisir; ami ou frère, qui répand le sang d'autrui
doit le sien à la loi.

ALCIBIADE.--Qu'il en soit ainsi? Cela ne sera pas, seigneurs, je vous en
conjure, connaissez-moi.

SECOND SÉNATEUR.--Comment?

ALCIBIADE.--Rappelez-vous qui je suis.

TROISIÈME SÉNATEUR.--Comment?

ALCIBIADE--Je dois croire que votre vieillesse m'a oublié: autrement on
ne me verrait pas ainsi abaissé demandant une grâce aussi simple qu'on
me refuse. Mes blessures se rouvrent d'indignation.

PREMIER SÉNATEUR.--Oses-tu provoquer notre colère? Ecoute, ce n'est
qu'un mot, mais son effet est étendu: nous te bannissons pour jamais.

ALCIBIADE.--Me bannir? Moi!... Bannissez plutôt votre radotage,
bannissez l'usure qui déshonore le sénat.

PREMIER SÉNATEUR.--Si, après deux soleils, Athènes te voit encore,
attends de nous le jugement le plus rigoureux, et pour ne pas nous
échauffer davantage, il sera exécuté sur l'heure.

(Ils sortent.)

ALCIBIADE.--Puissent les dieux vous faire vieillir assez pour que vous
deveniez des squelettes dont tous les yeux se détournent! Ma rage est au
comble.--Je faisais fuir leurs ennemis, tandis qu'ils comptaient leur
argent et le prêtaient à gros intérêts.--Et moi, je ne suis riche qu'en
larges blessures.--Tout cela pour en venir à ceci! Est-ce là le baume
que ce sénat d'usuriers verse dans les plaies des guerriers? Ah!
l'exil!--Je n'en suis pas fâché: je ne hais pas d'être exilé; c'est un
affront fait pour allumer ma fureur et mon indignation, afin que je
puisse frapper Athènes. Je vais ranimer le courage de mes troupes,
mécontentes et gagner leurs coeurs. Il y a de la gloire à combattre de
nombreux ennemis. Les guerriers ne doivent, pas plus que les dieux,
souffrir qu'on les offense.

(Il sort.)



SCÈNE VI


Appartement magnifique dans la maison de Timon. Musique, tables
préparées, serviteurs.

PLUSIEURS SEIGNEURS _entrent par diverses portes_.

PREMIER SEIGNEUR.--Bonjour, seigneur.

SECOND SEIGNEUR.--Je vous le souhaite aussi. Je pense que l'honorable
Timon n'a fait que nous éprouver l'autre jour.

PREMIER SEIGNEUR.--C'était la réflexion qui occupait mon oisiveté,
lorsque nous nous sommes rencontrés. Je me flatte qu'il n'est pas si bas
qu'il le semblait par l'épreuve qu'il a faite de ses divers amis.

SECOND SEIGNEUR.--Ce qui le prouve assez, c'est le nouveau festin qu'il
donne encore.

PREMIER SEIGNEUR.--Je le croirais. Il m'a envoyé une invitation
très-pressante; beaucoup d'affaires urgentes m'engageaient à refuser;
mais il a tant prié, qu'il a fallu me rendre.

SECOND SEIGNEUR.--Je me devais aussi moi-même à des affaires
indispensables, mais il n'a pas voulu recevoir mes excuses. Je suis
fâché de m'être trouvé dénué de fonds lorsqu'il envoya m'emprunter de
l'argent.

PREMIER SEIGNEUR.--Je suis atteint du même regret, maintenant que je
vois le cours que prennent les choses.

SECOND SEIGNEUR.--Chacun ici en dit autant.--Combien voulait-il
emprunter de vous?

PREMIER SEIGNEUR.--Mille pièces d'or.

SECOND SEIGNEUR.--Mille pièces!

PREMIER SEIGNEUR.--Et vous?

TROISIÈME SEIGNEUR.--Il m'avait envoyé demander...--Le voilà qui vient.

(Entre Timon avec suite.)

TIMON.--Je suis à vous de tout mon coeur, dignes seigneurs. Comment vous
portez-vous?

PREMIER SEIGNEUR.--Le mieux du monde, puisque votre Seigneurie va bien.

SECOND SEIGNEUR.--L'hirondelle ne suit pas l'été avec plus de plaisir,
que nous votre Seigneurie.

TIMON, _à part_.--Et ne fuit pas plus promptement l'hiver; les hommes
ressemblent à ces oiseaux de passage.--Seigneurs, notre dîner ne vous
dédommagera pas de cette longue attente. Égayez-vous un peu à entendre
cette musique, si vous pouvez supporter une musique aussi peu
harmonieuse que le son de la trompette; nous allons nous mettre à table.

PREMIER SEIGNEUR.--J'espère que votre Seigneurie ne conserve aucun
ressentiment de ce que j'ai renvoyé votre messager les mains vides.

TIMON.--Ah! seigneur, que cela ne vous inquiète pas.

SECOND SEIGNEUR.--Noble seigneur....

TIMON.--Ah! mon digne ami, comment vous va?

(On apporte le banquet.)

SECOND SEIGNEUR.--Honorable seigneur, je suis malade de honte de m'être
malheureusement trouvé si pauvre, lorsque votre Seigneurie envoya
l'autre jour chez moi.

TIMON.--N'y pensez plus, seigneur.

SECOND SEIGNEUR.--Si vous eussiez envoyé seulement deux heures plus
tôt....

TIMON.--Que ce souvenir n'éloigne pas de vous des idées plus
agréables.--Allons, qu'on apporte tout à la fois.

SECOND SEIGNEUR.--Tous les plats couverts!

PREMIER SEIGNEUR.--Festin royal! J'en réponds.

TROISIÈME SEIGNEUR.--N'en doutez pas; si l'argent et la saison
permettent de se le procurer.

PREMIER SEIGNEUR.--Comment vous portez-vous? Quelles nouvelles?

TROISIÈME SEIGNEUR.--Alcibiade est exilé, le savez vous?

PREMIER ET SECOND SEIGNEURS.--Alcibiade exilé!

TROISIÈME SEIGNEUR.--Oui, soyez-en sûrs.

PREMIER SEIGNEUR.--Comment? Comment?

SECOND SEIGNEUR.--Et pourquoi, je vous prie?

TIMON.--Mes dignes amis, voulez-vous vous approcher?

TROISIÈME SEIGNEUR.--Je vous en dirai davantage tantôt: voilà un
splendide repas préparé!

SECOND SEIGNEUR.--C'est toujours le même homme.

TROISIÈME SEIGNEUR.--Cela durera-t-il? Cela durera-t-il?

SECOND SEIGNEUR.--A présent, bon; mais un temps viendra, où....

TROISIÈME SEIGNEUR.--Je vous entends.

TIMON.--Que chacun prenne sa place avec l'ardeur qu'il mettrait à
s'approcher des lèvres de sa maîtresse: vous serez également bien servis
en quelque lieu que vous vous placiez. Ne faites point de cérémonie
et ne laissez point refroidir le dîner, pendant que nous décidons des
premières places. Asseyez-vous, asseyez-vous.--Rendons d'abord grâces
aux dieux.

«O vous, grands bienfaiteurs, inspirez à notre société la
reconnaissance. Faites-vous rendre grâces de vos dons, mais réservez
toujours quelques bienfaits, si vous ne voulez pas voir vos divinités
méprisées. Prêtez à chaque homme assez pour qu'aucun n'ait besoin de
prêter à un autre. Si vos divinités étaient réduites à emprunter des
hommes, les hommes abandonneraient les dieux. Faites que le festin
soit plus aimé que l'hôte qui le donne; qu'il ne se forme jamais une
assemblée de vingt convives, sans qu'il y ait une vingtaine de fripons.
S'il se trouve douze femmes à table, qu'elles soient.... ce qu'elles
sont déjà. Pour le reste de vos dons! ô dieux!.... que les sénateurs
d'Athènes, avec toute la lie du peuple athénien, que leurs vices, ô
dieux, soient les instruments de leur destruction.--Quant à tous ces
amis qui m'environnent, comme ils ne sont rien pour moi, ne les bénissez
en rien, et qu'ils ne soient les bienvenus à rien.»

--Découvrez les plats, chiens, et lapez.

UN DES SEIGNEURS.--Que veut dire sa Seigneurie?

UN AUTRE.--Je n'en sais rien.

TIMON.--Puissiez-vous ne voir jamais un meilleur festin! (_On découvre
les plats qui sont pleins d'eau chaude_.) Réunion d'amis de bouche, la
fumée et l'eau tiède sont votre parfaite image. Voilà le dernier don de
Timon, qui, tout couvert de vos louanges et de vos flatteries dorées,
s'en lave aujourd'hui, et vous jette au visage votre lâcheté encore
fumante. (_Il leur jette l'eau à la figure_.) Vivez méprisés, vivez
longtemps, souriants, doucereux, détestables parasites, ennemis polis,
loups affables, ours caressants, bouffons de la fortune, amis du festin,
mouches de la saison, esclaves des saluts et des courbettes, vapeurs,
Jacques d'horloge[13], que les fléaux qui désolent l'homme et la brute,
réunis sur vous, vous couvrent entièrement d'une croûte.--Eh bien!
où allez-vous? Attendez.--Toi, prends d'abord ta médecine,--et toi
aussi,--et toi encore.--(_Il leur jette les plats à la tête et les
chasse_.) Arrête! je veux te prêter de l'argent et non t'en emprunter.
Quoi, tous en mouvement?--Qu'il ne se fasse plus désormais de fête où
les fripons ne soient les bien reçus! maison, que le feu te consume!
Péris, Athènes; et que désormais l'homme et l'humanité soient haïs de
Timon!

(Il sort.)

[Note 13: _Minute Jack_, c'est ce qu'on appelle ordinairement _a Jack
of the clock house_, Jacques de l'horloge, figure de bois qui marque les
heures. Dans certaines villes de France, on voit encore plusieurs de ces
hommes de bois qu'on appelle _jacquemarts_ et qui frappent les heures;
au même instant une femme de bois se présente et fait la révérence.]

(Les seigneurs rentrent avec d'autres seigneurs et sénateurs.)

PREMIER SEIGNEUR.--Eh bien! seigneur?

SECOND SEIGNEUR.--Pouvez-vous expliquer quelle est cette fureur du
seigneur Timon?

TROISIÈME SEIGNEUR.--Bah! Avez-vous vu mon chapeau?

QUATRIÈME SEIGNEUR.--J'ai perdu ma robe.

TROISIÈME SEIGNEUR.--Ce n'est qu'un fou; il ne se laisse gouverner que
par le caprice; l'autre jour il m'a donné un diamant, et aujourd'hui il
me le fait sauter de mon chapeau... L'avez-vous vu, mon diamant?

QUATRIÈME SEIGNEUR.--Avez-vous vu mon chapeau?

SECOND SEIGNEUR.--Le voilà.

QUATRIÈME SEIGNEUR.--Voici ma robe.

PREMIER SEIGNEUR.--Hâtons-nous de sortir d'ici.

SECOND SEIGNEUR.--Le seigneur Timon est fou.

TROISIÈME SEIGNEUR.--Je le sens bien vraiment à mes épaules.

QUATRIÈME SEIGNEUR.--Il nous donne des diamants un jour, et le lendemain
des pierres.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I


L'extérieur des murs d'Athènes. _Entre_ TIMON.

Que je vous regarde encore, ô murs qui renfermez ces loups dévorants;
abîmez-vous sous la terre et ne défendez plus Athènes! Matrones,
livrez-vous à l'impudicité; que l'obéissance manque aux enfants!
Esclaves et fous, arrachez de leurs sièges les graves sénateurs ridés,
et jugez à leur place! Jeunes vierges, soyez plongées dans la fange!
commettez le crime sous les yeux de vos parents. Banqueroutiers, tenez
ferme, et plutôt que de rendre l'argent, tirez vos poignards, et coupez
la gorge à ceux qui vous l'ont confié. Serviteurs, volez; vos graves
maîtres sont des brigands à la large main, qui pillent au nom des lois.
Esclave, entre au lit de ton maître; ta maîtresse est dans un lieu
de débauche. Fils de seize ans, arrache des mains de ton vieux père
chancelant sa béquille veloutée, et brise-lui la tête avec. Piété,
crainte, amour des dieux, paix, justice, bonne foi, respect domestique,
repos des nuits, bon voisinage, éducation, moeurs, religion, commerce,
rangs, usages, coutumes et lois, soyez remplacés par tous les désordres
contraires. Que la confusion règne seule; et vous, pestes funestes aux
hommes, accumulez vos fièvres contagieuses sur Athènes; elle est mûre
pour vos coups. Froide sciatique, estropie nos sénateurs, et que leurs
membres boitent aussi bas que leurs moeurs! Débauche effrénée[14],
glisse-toi dans les coeurs et jusqu'à la moelle de la jeunesse, afin
qu'ils luttent avec succès contre le courant de la vertu, et aillent
se noyer dans la volupté. Gales, tumeurs, parsemez le sein de tous les
Athéniens, et qu'ils en recueillent la moisson d'une lèpre universelle!
que l'haleine infecte l'haleine, afin que leur société soit, comme leur
amitié, un poison! Cité détestable, je n'emporte rien de toi, que ce
corps nu: arrache-le-moi aussi, en multipliant les proscriptions. Timon
fuit dans les forêts, où les bêtes les plus féroces seront pour lui plus
humaines que les hommes. O vous tous, dieux bienfaisants, exaucez-moi:
exterminez les Athéniens au dedans et au dehors de leurs murs. Accordez
à Timon de voir croître, avec ses années, sa haine pour la race des
hommes, grands ou petits! Ainsi soit-il!

(Il sort.)

[Note 14: _Liberty_ est pris ici dans le sens de licence.]



SCÈNE II


Athènes. Appartement de la maison de Timon. _Entrent_ FLAVIUS ET DEUX OU
TROIS SERVITEURS.

UN SERVITEUR.--Parlez, maître intendant; où est notre
maître?--Sommes-nous perdus? renvoyés? Ne reste-t-il rien?

FLAVIUS.--Hélas! mes camarades, que voulez-vous que je vous dise.--Que
les justes dieux daignent se souvenir de moi; je suis aussi pauvre que
vous!

UN SERVITEUR.--Une pareille maison renversée! un si généreux maître
ruiné; tout perdu, et pas un seul ami pour prendre sa fortune par le
bras et pour l'accompagner!

UN SECOND SERVITEUR.--De même que nous tournons le dos à notre compagnon
dès qu'il est jeté dans son tombeau, ainsi ses amis, envoyant sa fortune
ensevelie, se dérobent au plus vite, ne lui laissant que leurs voeux
trompeurs, comme des bourses vides: l'infortuné, voué à la mendicité,
sans autre bien que l'air, avec sa pauvreté, maladie que tout le monde
fuit, marche comme le mépris, tout seul. (_Entrent quelques autres
serviteurs de Timon_.) Voici encore quelques-uns de nos camarades.

FLAVIUS.--Tous instruments brisés d'une maison ruinée.

UN TROISIÈME SERVITEUR.--Nos coeurs n'en portent pas moins la livrée de
Timon; je le lis sur nos visages. Nous sommes tous camarades encore,
servant tous ensemble dans le malheur. Notre barque fait eau; et nous,
pauvres matelots, nous sommes sur le pont, écoutant les menaces des
vagues, il faut que nous nous séparions tous, dispersés dans l'océan de
l'air.

FLAVIUS.--Braves amis, je veux partager avec vous tout ce qui me reste
de biens. En quelque lieu que nous puissions nous revoir, pour l'amour
de Timon, restons toujours camarades; secouons la tête, et disons, comme
si c'était le glas de la fortune de notre maître: «Nous avons vu des
jours plus heureux!»--Que chacun prenne sa part; allons, tendez tous la
main.--Pas un mot de plus: c'est ainsi que nous nous séparons, pauvres
d'argent, mais riches en douleur. (_Il leur donne de l'argent, et tous
se retirent de différents côtés_.) Oh! dans quelle affreuse détresse la
prospérité nous a précipités! Qui ne désirera pas d'être préservé des
richesses, puisque l'opulence aboutit à la misère et au mépris? Quel
homme voudrait se laisser tromper par l'éclat de la prospérité, ou ne
jouir que d'un songe d'amitié? Qui voudrait de la magnificence et de
tous ces avantages du rang, qui ne sont que des peintures, comme ces
amis couverts de vernis? Mon pauvre brave maître! voilà où son bon coeur
l'a réduit; c'est sa bonté qui l'a perdu! Étrange, singulier caractère,
que celui dont le plus grand crime est d'avoir fait trop de bien! Qui
osera désormais être la moitié aussi bon, puisque la bonté qui fait les
dieux détruit l'homme? O mon cher maître, adoré autrefois pour être
maudit aujourd'hui, riche seulement pour être misérable, ta grande
opulence est devenue ta grande calamité. Hélas! le bon seigneur, dans sa
rage il a fui cette ville ingrate, repaire de ses faux amis: il n'a rien
avec lui pour soutenir sa vie ou de quoi se procurer le nécessaire. Je
veux le suivre et le découvrir. Je servirai toujours son âme de tout mon
coeur, et tant qu'il me restera de l'or je serai son intendant.

(Il sort.)



SCÈNE III


Les bois. _Entre_ TIMON _avec une bêche_.

--O soleil, bienfaisant générateur, fais sortir de la terre une humidité
empestée, infecte l'air sous l'orbe de ta soeur[15]! Prends deux frères
jumeaux nourris dans le même sein, dont la conception, la gestation
et la naissance furent presque simultanées; fais-leur éprouver des
destinées diverses: le plus grand méprisera le plus petit. La nature
qu'assiègent tous les maux ne peut supporter une grande fortune qu'en
méprisant la nature. Élève ce mendiant, dépouille ce seigneur; le
seigneur va essuyer un mépris héréditaire, et le mendiant jouira des
honneurs de la naissance. C'est la bonne chère qui engraisse les flancs
d'un frère; c'est le besoin qui le maigrit[16]. Qui osera, qui osera
lever le front avec une pureté mâle, et dire: cet homme est un flatteur?
S'il en est un seul, ils le sont tous; chaque degré de la fortune est
aplani par celui qui est au-dessous. La tête savante fait plongeon
devant l'imbécile vêtu d'or: tout est oblique, rien n'est uni dans notre
nature maudite, que le sentier direct de la perversité. Haine donc aux
fêtes, aux sociétés et aux assemblées des hommes! Timon méprise son
semblable et lui-même. Que la destruction dévore le genre humain!--O
terre, cède-moi quelques racines. (_Il creuse la terre_.) Celui qui te
demande quelque chose de plus, flatte son palais de tes poisons les plus
actifs! Que vois-je! de l'or? cet or jaune, ce brillant et précieux
inconstant. Non, dieux[17], je ne suis point un suppliant inconstant. Des
racines, cieux purs! Ce peu d'or suffirait pour rendre le noir blanc,
la laideur beauté, le mal bien, la bassesse noblesse, la vieillesse
jeunesse, la lâcheté bravoure.--Oh! pourquoi cela, grands dieux?
Qu'est-ce donc, ô dieux! pourquoi cet or peut-il faire déserter de vos
autels, vos prêtres et vos serviteurs? il arrache l'oreiller placé sous
la tête du malade encore plein de vie[18]. Ce jaune esclave forme ou
rompt les noeuds des pactes les plus sacrés, bénit ce qui fut maudit,
fait adorer la lèpre blanche; il place un fripon auprès du sénateur,
sur le siège de justice, lui assure les titres, les génuflexions et
l'approbation publique. C'est lui qui fait remarier la veuve flétrie.
Celle dont ses ulcères dégoûteraient l'hôpital, l'or la parfume et
l'embaume, et la ramène au mois d'avril. Viens, poussière maudite,
prostituée commune à tout le genre humain, qui sèmes le trouble parmi la
foule des nations, je veux te faire reprendre la place que t'assigne la
nature!--(_Une marche militaire_.) Un tambour! Tu es bien vif, mais je
veux t'ensevelir: va, robuste brigand, rentre aux lieux où ne peuvent
rester tes gardiens goutteux; mais gardons-en un peu pour échantillon.
                
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