William Shakespear

Timon d'Athènes
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[Note 15: Dans ce monde sublunaire.]

[Note 16: Ce passage est encore un de ceux qui ont le plus embarrassé
les commentateurs; il nous semble que c'est en supposant que _brother_
devait être remplacé par _weather, saison_, selon les uns, et _wether,
bélier_, selon les autres, qu'on a oublié ce que Shakspeare voulait
dire. Le sens le plus simple est presque toujours le meilleur.

_It is the pasture lards the brother's side_.

C'est la bonne chère qui engraisse les flancs du frère, et non du
_bélier_, ni de _la saison_; mais du frère de qui? Shakspeare ne dit-il
pas, huit vers plus haut: _Twinn'd brothers of one womb_, etc.]

[Note 17: _Sub rastro erepit argenti mihi seria dextro, Hercule!_
(PERSE.)]

[Note 18: Allusion à une ancienne coutume d'ôter l'oreiller de
dessous la tête des mourants, dans leur agonie, pour rendre leur mort
plus douce.]

(Il prend un peu d'or et enfouit le reste.) (Entrent Alcibiade, avec
des fifres et des tambours comme dans une marche militaire; Phrynia,
Timandra.)

ALCIBIADE.--Qui es-tu? parle.

TIMON.--Un animal comme toi. Qu'un cancer te ronge le coeur, pour venir
me montrer encore les yeux d'un homme!

ALCIBIADE.--Quel est ton nom? As-tu donc l'homme tellement en horreur,
toi qui es, toi-même, un homme?

TIMON.--Je suis misanthrope[19], et je hais le genre humain.--Pour toi,
je voudrais que tu fusses chien; je pourrais t'aimer un peu.

[Note 19: Le mot grec a plus d'énergie que celle que nous attachons à
cette expression devenue française.]

ALCIBIADE.--Je te connais bien, mais j'ignore complètement tes
aventures.

TIMON.--Je te connais, et cela me suffît; je ne désire point en savoir
davantage; suis tes tambours: peins la terre du sang des hommes,
couleur de gueules. Les lois religieuses, les lois civiles, toutes sont
cruelles! Que doit donc être la guerre?--Cette fatale courtisane, que tu
mènes avec toi, porte en elle une destruction plus sûre que ton épée,
malgré ses yeux de chérubin.

PHRYNIA.--Que tes lèvres pourrissent!

TIMON.--Va, je ne t'embrasserai pas; que la pourriture retourne sur tes
lèvres.

ALCIBIADE.--Comment le noble Timon est-il venu à ce changement?

TIMON.--Comme la lune change, faute de lumière à répandre; mais je n'ai
pu, comme elle, renouveler ma clarté; il n'y avait point de soleils,
pour en emprunter d'eux.

ALCIBIADE.--Noble Timon, quel service mon amitié peut-elle te rendre?

TIMON.--Aucun, sinon de justifier mes sentiments.

ALCIBIADE.--Quels sont-ils?

TIMON.--Promets-moi tes services, et ne m'en rends aucun. Si tu ne veux
pas promettre, que les dieux te punissent, car tu es un homme; si tu
tiens ta promesse, le ciel te confonde, car tu es un homme!

ALCIBIADE.--J'ai bien ouï dira quelque chose de tes malheurs.

TIMON.--Tu les as vus dans le temps de ma prospérité.

ALCIBIADE.--Je les vois maintenant; alors c'était un heureux temps.

TIMON.--Comme le tien maintenant, passé avec cette paire de prostituées.

TIMANDRA.--Est-ce donc là ce mignon d'Athènes, dont le monde parlait
avec tant d'admiration?

TIMON.--Es-tu Timandra?

TIMANDRA.--Oui.

TIMON.--Sois toujours prostituée. Ceux qui jouissent de toi ne t'aiment
point. Donne-leur des maladies pour prix de leur incontinence. Emploie
bien tes heures de lubricité, prépare ces esclaves pour les baquets et
les bains, et réduis à la diète et aux remèdes la jeunesse aux joues de
rose.

TIMANDRA.--Va te faire pendre, monstre!

ALCIBIADE.--Pardonne-lui, chère Timandra; son esprit s'est perdu et noyé
dans ses calamités.--Brave Timon, il ne me reste qu'un peu d'or, dont
la disette excite tous les jours quelque révolte parmi mes soldats
indigents. J'ai appris avec douleur comment la maudite Athènes, sans
faire cas de ton mérite, oubliant tes grandes actions, qui la sauvèrent
lorsque les États voisins allaient l'écraser, sans ton épée et ta
fortune....

TIMON.--Je te prie, fais battre tes tambours, et va-t'en.

ALCIBIADE.--Mon cher Timon, je suis ton ami et je te plains.

TIMON.--Comment peux-tu plaindre celui que tu importunes? J'aimerais
mieux être seul.

ALCIBIADE.--Eh bien! porte-toi bien; voilà un peu d'or pour toi.

TIMON.--Garde-le, je ne peux pas le manger.

ALCIBIADE.--Quand j'aurai fait de la superbe Athènes un monceau de....

TIMON.--Fais-tu la guerre à Athènes?

ALCIBIADE.--Oui, Timon, et j'en ai sujet.

TIMON.--Que les dieux les confondent tous par ton triomphe, et toi après
quand tu auras triomphé!

ALCIBIADE.--Moi, Timon, et pourquoi?

TIMON.--Parce qu'en égorgeant ces misérables, tu seras né pour conquérir
ma patrie.--Reprends ton or: pars, voilà de l'or, pars: sois comme un
astre malfaisant, lorsque Jupiter suspend le poison au-dessus d'une
ville criminelle dans l'air empesté. Que ton glaive n'en épargne pas un
seul; n'aie aucune pitié de la respectable vieillesse en dépit de sa
barbe blanche; c'est un usurier: frappe-moi l'épouse hypocrite; rien
n'est honnête en elle que son vêtement: c'est une prostituée. Que les
joues de la jeune vierge n'adoucissent pas le tranchant de ton épée: ces
mamelles qui, au travers de la gaze transparente, enchantent les yeux de
l'homme, ne sont point inscrites dans le livre de la pitié; traite-les
comme des traîtres odieux: n'épargne pas même l'enfant dont le gracieux
sourire émeut la compassion des sots; ne vois en lui qu'un bâtard qu'un
oracle équivoque a désigné comme devant t'égorger; mets-le en pièces
sans remords. Jure de les exterminer tous; arme tes oreilles et tes yeux
d'une cuirasse impénétrable aux cris des mères, des filles, des enfants,
à la vue des prêtres souillant de leur sang leurs vêtements sacrés.
Tiens, voilà de l'or pour payer tes soldats; fais un grand carnage; et
quand ta fureur sera assouvie, sois exterminé toi-même! Ne parle pas:
va-t'en.

ALCIBIADE.--As-tu encore de l'or? Je prendrai l'or; mais non tous tes
avis.

TIMON.--Suis-les, ou ne les suis pas; que la malédiction du ciel plane
sur toi!

TIMANDRA ET PHRYNIA.--Donne-nous de l'or, bon Timon: en as-tu encore?

TIMON.--Assez pour faire abjurer à une prostituée son métier, et
renoncer une entremetteuse à faire des prostituées. Viles créatures,
tendez et emplissez vos tabliers. Ce n'est pas à vous qu'il faut
demander des serments qui vous enchaînent, non que vous ne soyez prêtes
à jurer, à prononcer des jurements exécrables qui feraient trembler
d'horreur, et frissonner les dieux immortels qui vous entendraient.
Épargnez les serments; je me fie à votre penchant; restez des
prostituées. Que celui dont la voix pieuse tentera de vous convertir
soit lui-même entraîné par vous dans le crime; attirez-le et embrasez-le
de vos feux profanes, plus puissants que la fumée de ses discours. Ne
désertez jamais votre profession; seulement éprouvez six mois de
l'année les peines méritées, et couvrez vos pauvres têtes chauves de
la dépouille des morts; quelques-uns ont été pendus, n'importe,
servez-vous-en pour trahir, continuez vos prostitutions, fardez les
rides et les pustules de votre visage, jusqu'à ce qu'il devienne un
bourbier.

TIMANDRA ET PHRYNIA.--Fort bien: encore de l'or.--Eh bien! sois persuadé
que nous ferons tout pour de l'or.

TIMON.--Semez la consomption jusque dans la moelle des os des hommes;
frappez leurs jambes décharnées, détruisez la rapidité de leur marche;
étouffez la voix de l'avocat, qu'il ne puisse plus plaider pour de faux
titres, et ne fasse plus entendre son aigre fausset pour soutenir des
subtilités. Couvrez de lèpre le flamine qui déclame contre la chair, et
qui ne se croit pas lui-même. Faites tomber le nez par terre pour qu'il
se le casse l'homme qui ne cherche qu'à éventer son avantage particulier
au milieu de l'intérêt général. Rendez chauves les débauchés à la tête
frisée; et que les fanfarons sans cicatrices de la guerre puisent dans
votre sein quelque souffrance! Frappez tous les hommes du même fléau.
Que votre activité corrompe et dessèche les sources de toute vigueur.
Voilà encore de l'or; allez, damnez les autres, et que cet or vous damne
à votre tour, et que les fossés vous servent à tous de tombeau!

TIMANDRA ET PHRYNIA.--Encore des avis et encore de l'argent, généreux
Timon.

TIMON.--Encore plus de prostituées et plus de maux d'abord. Commencez
votre tâche; je vous ai donné des arrhes.

ALCIBIADE.--Tambours! battez. Marchons vers Athènes.--Adieu, Timon; si
je prospère, je reviendrai te revoir.

TIMON.--Et moi, si mon espoir est accompli, je ne te reverrai jamais.

ALCIBIADE.--Je ne t'ai jamais fait de mal.

TIMON.--Tu as dit du bien de moi.

ALCIBIADE.--Appelles-tu cela du mal?

TIMON.--Oui, les hommes l'éprouvent tous les jours.--Sors d'ici, pars,
et emmène tes chiennes avec toi.

ALCIBIADE.--Nous ne faisons ici que l'offenser.--Partons.

(Le tambour bat; sortent Alcibiade, Phrynia, et Timandra.)

TIMON.--Se peut-il que la nature, blessée de l'ingratitude de l'homme,
puisse encore avoir faim!--O mère commune, toi dont le sein immense et
fécond enfante et nourrit tout (_il creuse la terre_); toi, qui de la
même substance dont ton orgueilleux enfant, l'homme superbe est gonflé,
engendre le noir crapaud, la vipère azurée, le lézard doré, le serpent
aveugle[20], et mille autres créatures abhorrées sous la voûte du ciel,
où brillent les feux vivifiants d'Hypérion[21], donne à celui qui hait
tous tes enfants de l'humanité une pauvre racine!--Détruis la fécondité
de tes entrailles, qu'elles ne produisent plus l'homme ingrat; ne sois
plus enceinte que de tigres, de loups, de dragons et d'ours, produis
d'autres monstres nouveaux que ta face extérieure n'ait point encore
montrés à la voûte bigarrée qui te couvre.--Oh! une racine!--Je te
remercie.--Dessèche tes veines, tes vignobles, et tes guérets déchirés
par la charrue, dont l'homme ingrat tire ces liqueurs et ces mets
onctueux qui souillent la pureté de l'âme, et la privent de sa raison.
(_Entre Apémantus_.) Encore un homme! malédiction! malédiction!

[Note 20: L'aveugle, espèce de serpent ainsi nommé à cause de la
petitesse de ses yeux: c'est le _cæcilia_ des Latins.]

[Note 21: Hypérion, le soleil.]

APÉMANTUS.--On m'a montré ce chemin. On dit que tu affectes mes moeurs,
que tu les copies.

TIMON.--C'est parce que tu n'as point de chien que je puisse imiter. Que
la peste te consume!

APÉMANTUS.--Tout cela n'est en toi qu'affectation; ce n'est qu'une
mélancolie indigne de l'homme, et qui est née du changement de ta
fortune. Que signifient cette bêche, cet endroit, ce vêtement d'esclave,
et ces regards inquiets? Et cependant tes flatteurs portent la soie,
boivent le vin et dorment sur le duvet, serrent contre eux leurs parfums
pernicieux, et ils ont oublié qu'il exista jamais un Timon. Ne déshonore
point ces bois en adoptant la malice d'un censeur. Fais-toi flatteur à
ton tour; cherche à relever ta fortune par ce qui t'a ruiné; apprends à
courber les genoux; qu'il suffise du souffle du riche qui recevra ton
hommage, pour faire voler ton bonnet; loue ses plus grands vices et
érige-les en vertus. C'est ainsi qu'on te traitait; ton oreille était
toujours ouverte comme celle d'un cabaretier qui fait un accueil
gracieux aux fripons et à tous ceux qui l'approchent; il est juste que
tu deviennes un fripon toi-même. Si tu avais encore des richesses, elles
appartiendraient aux fripons. Ne cherche point à me ressembler.

TIMON.--Si je te ressemblais, je renoncerais à moi-même.

APÉMANTUS.--Tu as renoncé à toi-même en restant tel que tu étais, jadis
extravagant, sot aujourd'hui.--Quoi! attends-tu que cet air froid,
brusque chambellan, te vienne revêtir d'une chemise chaude? Ces
arbres moussus, et plus vieux que l'aigle, suivront-ils tes pas, et
bondiront-ils sur ton signe? L'onde du froid ruisseau recouvert de glace
préparera-t-elle ton repas du matin pour réparer tes excès de la nuit?
Appelle toutes les créatures qui vivent exposées à l'inclémence de
l'air; ces arbres dont les troncs nus et sans abri, en butte au choc des
éléments, ne répondent qu'à la nature; dis-leur de te flatter.--Oh! tu
trouveras....

TIMON.--Un fou en toi: va-t'en.

APÉMANTUS.--Je t'aime plus maintenant que je n'ai jamais fait.

TIMON.--Et moi, je te hais davantage.

APÉMANTUS.--Pourquoi?

TIMON.--Tu flattes la misère.

APÉMANTUS.--Je ne flatte pas; je te dis seulement que tu es un pendard.

TIMON.--Pourquoi m'es-tu venu chercher?

APÉMANTUS.--Pour te vexer.

TIMON.--C'est toujours le rôle d'un lâche ou d'un fou: te plais-tu dans
ce rôle?

APÉMANTUS.--Oui.

TIMON.--Quoi, tu es aussi un coquin?

APÉMANTUS.--Si tu avais adopté ce genre de vie sauvage pour châtier ton
orgueil, à la bonne heure; mais tu ne l'as fait que par force. Tu serais
un courtisan, si tu n'étais pas un gueux.--L'indigence volontaire survit
à une opulence inquiète et arrive plus tôt au comble de ses désirs.
L'une les remplit sans cesse et ne les complète jamais, l'autre est
toujours satisfaite. La fortune la plus brillante, sans contentement,
est un état de peine et de misère, pire que ce qu'il y a de pis avec le
contentement. Tu devrais désirer de mourir, puisque tu es misérable.

TIMON.--Non par la sentence de celui qui est plus misérable que moi. Tu
es un esclave que jamais la fortune ne pressa avec faveur dans ses bras
caressants; tu es né comme un chien. Si tu avais, comme moi, dès ton
berceau, passé successivement par toutes les douceurs que ce monde
de passage prodigue à ceux qui peuvent librement jouir de toutes
ses drogues assoupissantes, tu te serais plongé tout entier dans la
débauche; ta jeunesse se serait usée dans tous les rendez-vous de la
volupté, tu n'aurais jamais appris les froids préceptes de l'obéissance
aux lois, tu aurais suivi le jeu sucré qui t'était offert.--Mais moi,
qui avais le monde entier pour confiseur, je régnais sur la bouche, la
langue, le coeur et les yeux de plus de serviteurs que je n'en pouvais
employer; ils étaient attachés à moi comme les feuilles innombrables le
sont au chêne: mais le souffle d'un seul hiver les a fait tomber des
rameaux, et m'a exposé nu à toutes les fureurs de la tempête. Ce n'est
pas sans quelque peine que je supporte ceci, moi, qui n'ai connu jamais
que le bonheur; mais toi, ton existence a commencé dans la souffrance,
et le temps t'a endurci. Pourquoi haïrais-tu les hommes? Ils ne t'ont
pas flatté. Quels dons leur as-tu faits? Va, si tu veux maudire, maudis
ton père; ce pauvre misérable qui, dans son dépit, s'unit à quelque
malheureuse errante, et forma en toi un pauvre misérable héréditaire.
--Hors d'ici, va-t'en; si tu n'étais pas né le pire des hommes, tu
aurais été un fripon et un flatteur.

APÉMANTUS.--As-tu encore de l'orgueil?

TIMON.--Oui, j'en ai de ne pas être toi.

APÉMANTUS.--Et moi de n'avoir pas été un prodigue!

TIMON.--Et moi d'en être encore un à présent. Si tout ce que je
possède était renfermé en toi, je te permettrais d'aller te pendre;
va-t'en.--Que la vie d'Athènes entière n'est-elle dans cette racine! je
la dévorerais ainsi!

(Il mange une racine.)

APÉMANTUS, _lui offrant quelque chose_.--Tiens, je veux améliorer ton
repas.

TIMON.--Commence par améliorer ma société; va-t'en.

APÉMANTUS.--Je vais améliorer la mienne en m'éloignant de toi.

TIMON.--Elle ne sera pas améliorée[22], elle ne sera que rapiécée; du
moins je le souhaite.

[Note 22: Shakspeare ne laisse jamais échapper l'occasion d'employer
à double sens le verbe _to mend: raccommoder, rapiécer, corriger,
améliorer_.

Le dialogue commence ici à devenir plus grossier que spirituel.]

APÉMANTUS.--Que voudrais-tu envoyer à Athènes?

TIMON.--Toi, dans un ouragan. Si tu veux, dis-leur que j'ai de l'or ici:
vois, j'en ai.

APÉMANTUS.--L'or n'est ici d'aucun usage.

TIMON.--Le meilleur et l'innocent; car ici il dort et ne paye pas le
mal.

APÉMANTUS.--Timon, où couches-tu la nuit?

TIMON.--Sous ce qui est au-dessus de moi. Apémantus, où manges-tu le
jour?

APÉMANTUS.--Où mon estomac trouve de la nourriture, ou plutôt là où je
la mange.

TIMON.--Oh! si le poison connaissait ma volonté, et voulait m'obéir!

APÉMANTUS.--Où l'enverrais-tu?

TIMON.--Assaisonner tes aliments.

APÉMANTUS.--Va, tu n'as jamais connu le juste milieu de l'humanité;
mais seulement l'un on l'autre extrême. Au milieu de ton or et de tes
parfums, on se moquait de toi pour ton excès de délicatesse. Maintenant,
sous tes haillons, tu n'en connais plus aucune et on te méprise pour
l'excès contraire. Voici une nèfle, mange-la.

TIMON.--Je ne mange point ce que je hais.

APÉMANTUS.--Et tu hais une nèfle[23]?

[Note 23: Jeu de mots: _meddlar_, nèfle, et _meddler_, un homme qui
se mêle de tout, un flatteur, un intrigant.]

TIMON.--Oui, parce que tu lui ressembles.

APÉMANTUS.--Si tu avais haï plus tôt les flatteurs, tu t'aimerais
toi-même davantage aujourd'hui. Quel prodigue as-tu jamais connu qui ait
été jamais aimé après la perte de ses moyens?

TIMON.--As-tu jamais connu un homme qui fût aimé sans les moyens dont tu
parles?

APÉMANTUS.--Moi.

TIMON.--Je te comprends; tu as quelques moyens pour avoir un chien.

APÉMANTUS.--Quelles choses au monde peux-tu comparer le mieux à tes
flatteurs?

TIMON.--Les femmes en approchent le plus; mais les hommes, les hommes
sont la flatterie elle-même.--Apémantus, que ferais-tu de l'univers si
tu le tenais sous ta puissance?

APÉMANTUS.--Je l'abandonnerais aux bêtes féroces pour me délivrer des
hommes.

TIMON.--Voudrais-tu tomber toi-même dans la destruction générale des
hommes et rester brute avec les brutes?

APÉMANTUS.--Oui, Timon.

TIMON.--Ambition de brute! que les dieux t'accordent ton désir! Si tu
étais lion, le renard te duperait; si tu étais agneau, le renard te
dévorerait; si tu étais le renard, le lion te suspecterait, si par
hasard l'âne venait à t'accuser; si tu étais l'âne, ta stupidité ferait
ton tourment, et tu ne vivrais que pour servir de déjeûner au loup; si
tu étais le loup, ta voracité serait ton supplice, et tu exposerais ta
vie pour ton diner; si tu étais la licorne[24], ta fureur et ton orgueil
seraient un piège pour toi, tu périrais victime de ta colère; si tu
étais un ours, tu serais tué par le cheval; si tu étais cheval, tu
serais la proie du léopard; si tu étais un léopard, tu serais cousin
germain du lion, et ta peau mouchetée serait fatale à ta vie; tu
n'aurais de sûreté que dans la fuite, et ton absence serait ton unique
défense. Quel animal pourrais-tu être, qui ne fût soumis à quelque autre
animal? Et quel animal tu es déjà, de ne pas voir comment tu perdrais à
la métamorphose!

[Note 24: Voici ce qu'on racontait de la licorne: «quand le lion, qui
est son ennemi, l'aperçoit, il se tient appuyé sur le tronc d'un arbre;
la licorne, furieuse, vole vers lui pour le percer. Le lion se retire;
la licorne enfonce sa corne dans l'arbre et devient ainsi la proie du
lion.»]

APÉMANTUS.--Si ta conversation avait pu me plaire, ce serait surtout en
ce moment. La république d'Athènes est devenue un repaire de bêtes.

TIMON.--L'âne a-t-il donc sauté par-dessus les murailles, que te voilà
hors de la ville?

APÉMANTUS.--Voilà un poëte et un peintre. Que la peste de la société te
poursuive; de peur d'en être atteint je décampe: quand je ne saurai que
faire je reviendrai te voir.

TIMON.--Quand tu seras le seul homme vivant, tu seras le bienvenu:
j'aimerais mieux être le chien d'un mendiant qu'Apémantus.

APÉMANTUS.--Tu es le premier de tous les fous vivants!

TIMON.--Je voudrais que tu fusses assez propre pour te cracher au
visage.

APÉMANTUS.--Que la peste t'étouffe! Tu es trop méchant pour que je te
maudisse.

TIMON.--Tous les coquins, près de toi, sont purs.

APÉMANTUS.--Il n'est point de lèpre pareille à ton langage....

TIMON.--Oui, si je te nommais.--Je te battrais, mais ce serait souiller
mes mains.

APÉMANTUS.--Je voudrais que ma langue pût les faire tomber en
pourriture.

TIMON.--Hors d'ici, progéniture d'un chien galeux, la colère me
transporte de te voir vivant; je me trouve mal en te voyant.

APÉMANTUS.--Je voudrais te voir crever.

TIMON.--Va-t'en, coquin importun; j'en suis fâché, mais je vais perdre
une pierre après toi[25]! (_Il lui jette une pierre._)

[Note 25: «Tout homme a une pierre pour jeter à un chien.»
(Proverbe.) On connaît l'étymologie du mot _cynique_.]

APÉMANTUS.--Bête sauvage!

TIMON.--Esclave!

APÉMANTUS.--Crapaud!

TIMON.--Coquin, coquin, coquin! (_Apémantus s'éloigne comme pour s'en
aller._) Je suis malade de dégoût de ce monde pervers; je n'en veux
rien aimer, que les aliments nécessaires qui croissent sur sa
surface.--Allons, Timon, prépare maintenant ta tombe; repose dans un
lieu où l'écume légère de la mer puisse chaque jour en baigner la
pierre: compose ton épitaphe, et que la mort rie en moi de la vie des
autres. (_Il regarde son or._) O toi, doux régicide; cher métal de
discorde entre le père et le fils; toi, brillant corrupteur de la pureté
du lit nuptial, vaillant Mars, amant toujours jeune, toujours frais
et séduisant, toujours aimé, dont l'éclat fond la neige consacrée qui
protège le sein de Diane! ô toi, dieu visible, qui réunis les contraires
dans une alliance étroite et les amène à s'embrasser; toi, qui parles et
assortis tous les langages à tous les desseins! ô toi, pierre de touche
des coeurs, pense que l'homme, ton esclave, se révolte, et, par ta
puissance, allume entre eux des discordes mortelles! Puisse l'empire du
monde rester à la brute!

APÉMANTUS.--Que ton voeu s'exauce; mais quand je serai mort.--Je vais
dire que tu as de l'or; tu seras bientôt entouré d'une foule.

TIMON.--D'une foule?

APÉMANTUS.--Oui.

TIMON.--Tourne-moi le dos, je t'en conjure.

APÉMANTUS.--Vis et chéris ta misère.

(Apémantus sort.)

TIMON.--Vis longtemps ainsi, et meurs ainsi, nous sommes
quittes.--Encore des visages humains! Mange, Timon, et déteste-les.

(Des voleurs entrent.)

PREMIER VOLEUR.--Où peut-il avoir trouvé cet or; sans doute ce sont
quelques pauvres restes, quelques misérables débris de sa fortune?
La disette d'argent, l'abandon de ses amis l'ont jeté dans cette
mélancolie.

SECOND VOLEUR.--Le bruit court qu'il possède un trésor immense.

TROISIÈME VOLEUR.--Faisons une tentative sur lui; s'il ne se soucie plus
de l'or, il nous l'abandonnera facilement; mais s'il est jaloux de le
conserver, comment l'aurons-nous?

SECOND VOLEUR.--Tu as raison; car il ne le porte pas sur lui: il est
caché.

PREMIER VOLEUR.--N'est-ce pas lui?

LES AUTRES.--Où?

SECOND VOLEUR.--Le voilà tel qu'on nous l'a peint.

TROISIÈME VOLEUR.--Lui-même; je le reconnais.

LES VOLEURS.--Dieu te garde, Timon!

TIMON.--Quoi, des voleurs!

LES VOLEURS.--Des soldats, non des voleurs.

TIMON.--Tous les deux à la fois, et des fils d'une femme.

LES VOLEURS.--Nous ne sommes point des voleurs, mais des hommes dans un
grand besoin.

TIMON.--Votre plus grand besoin, c'est le besoin de nourriture. Pourquoi
en manqueriez-vous? Voyez, la terre a des racines; à un mille à la ronde
jaillissent cent sources; ces chênes produisent du gland; ces ronces
sont couvertes de graines vermeilles; la nature, ménagère bienfaisante,
vous sert sur chaque buisson des mets en abondance. Vous êtes dans le
besoin, et pourquoi?

PREMIER VOLEUR.--Nous ne pouvons vivre d'herbes, de fruits sauvages et
d'eau comme les poissons, les oiseaux et les bêtes de ces forêts.

TIMON.--Ni des bêtes elles-mêmes, des oiseaux et des poissons: il faut
que vous dévoriez les hommes. Je dois vous rendre grâces de ce que vous
êtes des voleurs avoués; de ce que pour faire votre métier, vous ne
prenez point un masque respectable, car dans les professions légitimes
de la société, la rapacité n'a point de bornes. Brigands, tenez, voici
de l'or. Allez, buvez le sang subtil de la grappe, jusqu'à ce qu'il
allume dans vos veines une fièvre brûlante qui fasse bouillir le vôtre
et vous sauve du gibet! Ne vous fiez pas au médecin: ses antidotes sont
du poison; il commet plus d'assassinats que vous de vols; il vole la
bourse et la vie à la fois. Commettez des crimes, commettez-en puisque
c'est votre profession, comme des ouvriers. Je veux vous citer partout
l'exemple du brigandage. Le soleil est un voleur qui, par sa puissante
attraction, vole le vaste océan; la lune, voleur effronté, vole au
soleil la pâle lumière dont elle brille. L'Océan est un autre voleur qui
fond la lune en larmes salées et les mêle à ses flots. La terre est un
voleur qui ne produit et ne nourrit que par un mélange soustrait au
résidu de toutes les substances. Toute chose est un voleur; les
lois, votre frein et votre verge, sont elles-mêmes, par leur pouvoir
tyrannique, les plus effrénés des brigands. Point d'amitié entre vous;
allez, volez-vous l'un l'autre; voilà encore de l'or. Coupez les gorges;
tous ceux que vous rencontrerez sont des voleurs. Allez à Athènes,
brisez les portes des boutiques; vous ne pouvez rien voler qu'à des
voleurs. Que cet or que je vous donne ne vous empêche pas de voler
encore: qu'il vous perde vous-mêmes et vous confonde: ainsi soit-il!

(Il se retire vers sa caverne.)

TROISIÈME VOLEUR.--Il m'a presque dégoûté de mon métier, en me le
vantant.

PREMIER VOLEUR.--Ce n'est pas le désir que nous prospérions dans notre
profession mystérieuse, c'est la haine pour les hommes qui lui a dicté
ces conseils.

SECOND VOLEUR.--Je veux le croire comme un ennemi, et je dis adieu à mon
état.

PREMIER VOLEUR.--Attendons que nous revoyions la paix dans Athènes.

SECOND VOLEUR.--Il n'est point de temps si misérable où l'homme ne
puisse être honnête.

(Ils sortent.)

(Entre Flavius.)

FLAVIUS.--O dieux! cet homme dans l'opprobre et la ruine est-il mon
seigneur? Quel état de dépérissement et de dégradation? O monument
étonnant de bienfaits mal placés! Quel changement dans sa situation ont
produit l'indigence et le désespoir!--Quoi de plus vil sur la terre
que ces amis qui conduisent ainsi les âmes les plus nobles à la plus
honteuse fin? Comme l'ordre donné à l'homme d'aimer ses ennemis
s'accorde bien avec ce temps-ci! Puis-je n'accorder ma tendresse qu'à
celui qui me veut du mal, plutôt qu'à celui qui m'en fait!--Son oeil m'a
aperçu; je vais lui présenter ma douleur sincère, et je veux le servir,
comme mon seigneur, aux dépens de ma vie.--Mon cher maître.

(Timon sort de sa caverne.)

TIMON.--Va-t'en; qui es-tu?

FLAVIUS.--M'avez-vous oublié, seigneur?

TIMON.--Pourquoi fais-tu cette question? J'ai oublié tous les hommes:
donc, si tu avoues être un homme, je t'ai oublié aussi.

FLAVIUS.--Votre pauvre et honnête serviteur....

TIMON.--Je ne te connais donc point. Je n'eus jamais un honnête homme
auprès de moi; je n'avais que des fripons qui servaient à manger à des
coquins.

FLAVIUS.--Les dieux me sont témoins que jamais pauvre intendant ne versa
sur l'infortune de son maître de larmes plus sincères, que n'en ont
versé mes yeux sur la vôtre.

TIMON.--Quoi! tu pleures! Approche; maintenant je t'aime, parce que tu
es une femme, et que tu désavoues le coeur de pierre des hommes, qui
ne pleurent jamais que de débauche ou de folle joie!--La pitié dort:
étrange siècle que celui où on pleure de rire, non en pleurant!

FLAVIUS.--Reconnaissez-moi, mon cher maître, je vous en conjure; agréez
ma sincère douleur, et tant que ce faible trésor durera (_il
lui présente tout ce qu'il a d'or_), souffrez que je sois votre
intendant[26].

[Note 26: Destouches a su profiter de cette scène dans le cinquième
acte de son _Dissipateur_.]

TIMON.--Quoi, j'avais un intendant si fidèle, si juste, et aujourd'hui
si compatissant! Ceci adoucit presque mon caractère sauvage.--Voyons
ton visage.--Cet homme pourtant naquit sûrement d'une femme.--Dieux
éternellement sages! pardonnez-moi mon anathème téméraire et sans
exception; je proclame qu'il est un homme honnête: mais ne vous y
trompez pas; un seul, pas davantage, et c'est un intendant! Oh! que
j'aurais voulu détester tout le genre humain; mais tu te rachètes
toi-même: toi seul excepté, je maudis tous les hommes.--Il me semble que
tu es plus honnête que sage. Car en me trahissant, en m'opprimant tu
aurais retrouvé plus facilement un autre emploi; tant de gens arrivent
au service d'un second maître, en marchant sur le corps du premier. Mais
dis-moi la vérité; car je douterai toujours, malgré ma certitude; cette
tendresse n'est-elle point feinte, intéressée, usuraire comme celle du
riche qui fait des présents dans l'espérance de recevoir vingt pour un!

FLAVIUS.--Non, mon digne maître; la défiance et le soupçon sont entrés,
hélas! trop tard dans votre coeur. C'était au milieu de vos festins que
vous auriez dû craindre la perfidie; mais le soupçon ne vient que quand
les biens sont dissipés. Ma démarche, le ciel m'en est témoin, est pur
amour, devoir et zèle pour votre âme incomparable; je veux prendre soin
de votre nourriture et de votre subsistance, et, soyez-en persuadé, mon
noble seigneur, tout ce que je possède, et tout ce que je puis espérer
dans l'avenir, je le donnerais pour remplir l'unique voeu de mon
coeur: que vous redevinssiez riche et puissant pour me récompenser en
m'enrichissant vous-même.

TIMON.--Vois, ton voeu est accompli, seul honnête homme qui existe.
Tiens, prends; les dieux, du fond de ma misère, t'envoient un trésor.
Va, vis riche et heureux; mais à condition que tu iras bâtir loin des
hommes; hais-les tous, maudis-les tous; ne montre de pitié pour aucun;
plutôt que de secourir le mendiant, laisse sa chair exténuée par la faim
se détacher de ses os; donne aux chiens ce que tu refuseras aux hommes;
que les cachots les engloutissent, que les dettes les dessèchent, que
les hommes soient comme des arbres flétris, et que toutes les maladies
dévorent leur sang perfide!--Adieu, sois heureux.

FLAVIUS.--O mon maître, souffrez que je reste avec vous et que je vous
console.

TIMON.--Si tu crains les malédictions, ne t'arrête pas, fuis, tandis que
tu es libre et heureux. Ne vois jamais les hommes, et que je ne te voie
jamais!

(Timon rentre dans sa caverne. Flavius s'éloigne.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE CINQUIÈME



SCÈNE I


Devant la caverne de Timon.

_Entrent_ UN POÈTE ET UN PEINTRE, TIMON _est derrière eux sans en être
vu._

LE PEINTRE.--Si je connais bien le lieu, sa demeure ne doit pas être
éloignée.

LE POÈTE.--Que doit-on penser de lui? En croirons-nous la rumeur, qu'il
regorge d'or?

LE PEINTRE.--Cela est certain, Alcibiade le dit; Phrynia et Timandra ont
reçu de l'or de lui; il a aussi enrichi libéralement quelques soldats
maraudeurs. On dit qu'il a donné une somme considérable à son intendant.

LE POÈTE.--Ainsi, sa banqueroute n'était destinée qu'à éprouver ses
amis.

LE PEINTRE.--Rien de plus: vous le verrez encore comme un palmier dans
Athènes, fleurir parmi les plus grands, ainsi, il ne sera pas mal à
propos d'aller lui offrir nos hommages dans son infortune apparente.
Ce sera de notre part un procédé honnête, et qui a bien des chances
d'amener nos desseins à ce qu'ils souhaitent, s'il est vrai qu'il soit
aussi riche qu'on le dit.

LE POÈTE.--Qu'avez-vous à lui présenter maintenant?

LE PEINTRE.--Rien, quant à présent, que ma visite; mais je lui
promettrai un chef-d'oeuvre.

LE POÈTE.--Il faut que j'en use de même envers lui; je lui dirai que je
prépare certain ouvrage pour lui.

LE PEINTRE.--C'est tout ce qu'il y a de mieux: promettre est le ton du
siècle. La promesse ouvre les yeux de l'attente, qu'engourdit et tue
l'accomplissement d'une parole. Excepté pour les gens simples et
vulgaires, tenir ce qu'on a promis n'est plus en usage. Promettre est
plus poli, plus à la mode; tenir sa promesse, c'est faire son testament,
ce qui annonce toujours une grande maladie dans le jugement de celui qui
le fait.

TIMON, _à part_.--Excellent artiste! tu ne pourrais pas peindre un homme
aussi méchant que toi.

LE POÈTE.--Je rêve à l'ouvrage que je lui dirai avoir préparé pour lui.
Il faut qu'il en soit lui-même le sujet. Ce sera une satire contre la
mollesse de la prospérité, et un détail des flatteries qui obsèdent la
jeunesse et l'opulence.

TIMON, _à part_.--Faut-il aussi que tu fasses le rôle de fripon dans ta
propre pièce? Châtieras-tu tes propres fautes sur le dos des autres? Va,
écris, j'ai de l'or pour toi.

LE PEINTRE.--Mais cherchons-le: nous péchons contre notre fortune, quand
nous pouvons faire quelque profit et que nous arrivons trop tard.

LE POÈTE.--Vous avez raison; quand le jour nous sert, et avant le retour
de la nuit aux coins obscurs, trouvez ce dont vous avez besoin à la
libre lumière qui vous est offerte; allons.

TIMON, _à part_.--Je vais vous joindre au tournant.--Quel dieu est donc
cet or, pour être adoré dans des temples plus vils et plus abjects que
les lieux où l'on nourrit les porcs? C'est toi qui équipes les flottes
et qui sillonnes l'onde écumante; toi qui attaches l'hommage et
le respect à l'esclave. Sois donc adoré, et que tes saints soient
récompensés par tous les fléaux de n'obéir qu'à toi!--Il est temps que
je les aborde.

(Il s'avance vers eux.)

LE POÈTE.--Salut, noble Timon.

LE PEINTRE.--Notre ancien et digne maître.

TIMON.--Aurais-je assez vécu pour voir enfin deux honnêtes gens?

LE POÈTE.--Seigneur, ayant souvent éprouvé vos libéralités, ayant appris
votre retraite et la désertion de vos amis dont les natures ingrates....
Oh! les âmes détestables! le ciel n'a pas assez de fouets.... Quoi!
envers vous! dont la générosité, comme l'astre du ciel, donnait la vie
et le mouvement à tout leur être; je me sens hors de moi; je ne connais
point d'expressions assez énergiques, pour revêtir de ses vraies
couleurs, leur énorme ingratitude.

TIMON.--Laisse-la toute nue; les hommes l'en verront mieux.--Vous, qui
êtes honnêtes, en étant ce que vous êtes, faites à merveille voir et
connaître leur caractère.

LE PEINTRE.--Lui et moi, nous avons voyagé sous la céleste rosée de vos
bienfaits, et nous l'avons doucement sentie.

TIMON.--Oh! vous êtes d'honnêtes gens.

LE PEINTRE.--Nous sommes venus ici vous offrir nos services.

TIMON.--Âmes honnêtes! comment vous récompenserai-je?--Pouvez-vous
manger des racines et boire de l'eau? Non.

LE POÈTE.--Tout ce que nous pourrons faire, nous le ferons pour vous.

TIMON.--Vous êtes d'honnêtes gens; vous avez appris que j'avais de l'or,
je le sais: dites la vérité, vous êtes d'honnêtes gens.

LE PEINTRE.--On le dit, noble seigneur; mais ce n'est pas là ce qui
amène mon ami, ni moi.

TIMON.--Braves, honnêtes gens!--Il n'est personne dans Athènes qui soit
capable de faire un portrait comme toi. De tous les artistes, tu es
celui qui contrefais le mieux la vérité.

LE PEINTRE.--Là! là! seigneur.

TIMON.--C'est comme je le dis. (_Au poète._) Et toi, dans tes fictions,
ton vers coule avec tant de grâce et de douceur, que l'art y ressemble à
la nature. Cependant, mes dignes amis, il faut que je vous le dise, vous
avez un défaut, à vrai dire, il n'est pas monstrueux, et je ne veux pas
que vous preniez beaucoup de peine pour vous en corriger.

LE POÈTE ET LE PEINTRE.--Nous prions votre Honneur de nous le faire
connaître.

TIMON.--Vous le prendrez mal.

LE POÈTE ET LE PEINTRE.--Avec la plus vive reconnaissance, seigneur.

TIMON.--En vérité, croyez-vous?

LE POÈTE ET LE PEINTRE.--N'en doutez pas, seigneur.

TIMON.--C'est qu'il n'y en a pas un de vous qui ne se fie à un coquin
qui le trompe.

LE POÈTE ET LE PEINTRE.--Nous, Seigneur?

TIMON.--Oui; vous entendez l'imposteur vous flatter, vous le voyez
dissimuler, vous connaissez son artifice grossier, et cependant vous
l'aimez, vous le nourrissez, vous le réchauffez dans votre sein. Soyez
pourtant bien sûrs que c'est un parfait scélérat.

LE PEINTRE.--Je ne connais personne de ce caractère, seigneur.

LE POÈTE.--Ni moi non plus.

TIMON.--Écoutez, je vous aime tendrement, je vous donnerai de l'or, mais
chassez-moi de votre compagnie ces coquins, pendez-les, poignardez-les,
noyez-les dans les latrines, exterminez-les enfin par quelque moyen, et
venez ensuite me trouver, et je vous donnerai de l'or libéralement.

LE POÈTE ET LE PEINTRE.--Nommez-les, seigneur, que nous les
connaissions.

TIMON.--Placez-vous ici, vous; et vous là; chacun de vous séparément,
tout seul, sans compagnon; eh bien! un maître fripon vous tient encore
compagnie.--(_Au peintre._) Si là où tu es tu ne veux pas qu'il se
trouve deux coquins, ne te laisse pas approcher de lui.--(_Au poète._)
Et toi, si tu ne veux pas habiter auprès d'un coquin, fuis loin de cet
homme. Hors d'ici, couple de fripons, voilà de l'or. Vous êtes venus
chercher de l'or, esclaves!--Vous avez travaillé pour moi, vous voilà
payés.--Hors d'ici: tu es alchimiste, toi; convertis cela en or. Loin
d'ici, vils chiens!

(Il sort en les battant et en les chassant devant lui.)



SCÈNE II


_Entrent_ FLAVIUS, DEUX SÉNATEURS.

FLAVIUS.--C'est en vain que vous cherchez à parler à Timon. Il s'est
tellement concentré en lui-même, que de tous ceux qui ont la figure
humaine il est le seul qui soit en bon rapport avec lui-même.

PREMIER SÉNATEUR.--Conduis-nous à sa caverne; c'est notre devoir; nous
avons promis aux Athéniens de lui parler.

SECOND SÉNATEUR.--Dans des circonstances toutes semblables, les hommes
ne sont pas toujours les mêmes. C'est le temps et le chagrin qui ont
produit en lui ce changement; le temps, en lui offrant d'une main plus
propice le bonheur de ses premiers jours, peut ressusciter en lui
l'homme d'autrefois. Conduis-nous vers lui, et qu'il arrive ce qui
pourra.

FLAVIUS.--Voilà sa caverne.--Que la paix et le contentement règnent ici!
Seigneur Timon! seigneur Timon! reparaissez, parlez à vos amis: les
Athéniens, représentés par ces deux membres de leur respectable sénat,
viennent vous saluer; parlez-leur, noble Timon.

(Timon sortant de sa caverne.)

TIMON.--Soleil, qui réchauffes, brûle! (_Aux sénateurs_.) Parlez, et
soyez pendus; que chaque parole vraie engendre une pustule, et que
chaque mensonge cautérise votre langue et la consume jusqu'à la racine!

PREMIER SÉNATEUR.--Digne Timon!

TIMON.--Pas plus digne des hommes qui te ressemblent que toi de Timon.

SECOND SÉNATEUR.--Les sénateurs d'Athènes vous saluent, Timon.

TIMON.--Je les remercie; et je voudrais, en retour, leur envoyer la
peste, si je pouvais la prendre pour la leur donner.

PREMIER SÉNATEUR.--Oubliez une injure dont nous-mêmes nous sommes
affligés pour vous. Le sénat, d'un consentement et d'un coeur unanimes,
vous rappelle à Athènes, et a pensé à des dignités spéciales qui,
devenues vacantes, vous sont destinées.

SECOND SÉNATEUR.--Ils confessent que leur ingratitude envers vous fut
trop grande et grossière. Le peuple même, qui se rétracte rarement, sent
le besoin qu'il a du secours de Timon, et reconnaît le danger de sa
chute s'il refuse d'avoir recours à Timon. Il nous envoie pour vous
porter l'aveu de ses regrets, et vous offrir une récompense qui
dépassera le poids de l'offense qu'il vous a faite. Oui, il vous promet
tant d'amas et de trésors d'amour et de richesses, que ses torts seront
effacés, et que l'empreinte de son amour sera gravée en vous pour
attester à jamais son dévouement à votre personne.

TIMON.--Vos offres m'enchantent, me surprennent jusqu'à m'arracher
presque des larmes: donnez-moi le coeur d'un fou et les yeux d'une
femme, et ces consolations, dignes sénateurs, vont faire couler mes
pleurs.

PREMIER SÉNATEUR.--Daignez donc revenir parmi nous. Reprenez l'autorité
dans notre Athènes (la vôtre et la nôtre); vous y serez reçu avec
transport, et revêtu du pouvoir absolu; votre nom révéré y régnera
en souverain, et nous aurons bientôt repoussé les féroces attaques
d'Alcibiade, qui, comme un sanglier sauvage, cherche à déraciner la paix
de sa patrie.

SECOND SÉNATEUR.--Et brandit son épée menaçante sous les murs d'Athènes.

PREMIER SÉNATEUR.--Ainsi, Timon....

TIMON.--Oui, sénateurs, je le veux bien; oui, je le veux bien.--Si
Alcibiade tue mes concitoyens, dites à Alcibiade, de la part de Timon,
que Timon ne s'en embarrasse guère; mais s'il livre la belle Athènes
au pillage, s'il prend nos respectables vieillards par la barbe, s'il
abandonne les vierges sacrées aux outrages de la guerre insolente,
brutale, furieuse, alors qu'il sache, et dites-lui ce que dit Timon: Par
pitié pour notre jeunesse et pour nos vieillards, je ne puis m'empêcher
de lui dire que je ne m'en inquiète point.... Qu'il fasse tout au pire.
--Moquez-vous de leurs glaives tant que vous aurez des gorges à couper.
Quant à moi, il n'est point de poignard dans le camp le plus désordonné
que je ne préfère à la gorge la plus respectable d'Athènes. Je vous
abandonne donc à la garde des dieux justes, comme des voleurs à leurs
geôliers.

FLAVIUS.--Ne vous arrêtez pas plus longtemps; tout est inutile.

TIMON.--Tenez, j'étais occupé à écrire mon épitaphe: on la verra demain.
Je commence à me rétablir de cette longue maladie de la vie et de la
santé; je retrouve tout dans le néant. Allez, vivez; qu'Alcibiade soit
votre fléau et vous le sien, et vivez ainsi longtemps!

PREMIER SÉNATEUR.--Nous parlons en vain.

TIMON.--Cependant j'aime ma patrie, et je ne suis point homme à me
réjouir du malheur public, comme on en fait courir, le bruit.

PREMIER SÉNATEUR.--C'est bien parlé.

TIMON.--Recommandez-moi à mes chers compatriotes.

PREMIER SÉNATEUR.--Voilà des paroles dignes de passer par vos lèvres.

SECOND SÉNATEUR.--Elles entrent dans nos oreilles comme des grands
triomphateurs sous les portes où retentissent les applaudissements.

TIMON.--Recommandez-moi à eux; dites-leur que, pour les consoler de
leurs peines, de la crainte de leurs ennemis, de leurs maux, de leurs
pertes, de leurs chagrins d'amour, et de toutes les autres souffrances
qui peuvent assaillir le frêle vaisseau de la nature dans le voyage
incertain de la vie, je veux leur montrer quelque amitié, je veux leur
apprendre à prévenir la fureur du sauvage Alcibiade.

SECOND SÉNATEUR.--Ceci me plaît assez, il reviendra.

TIMON.--J'ai ici, dans mon enclos, un arbre que je veux abattre pour mon
usage, et je ne tarderai pas à le couper. Dites à mes amis, à tous
les habitants d'Athènes, d'après l'ordre des rangs, aux grands et aux
petits, que si quelqu'un veut terminer son affliction, il se hâte de
venir ici avant que mon arbre ait senti la coignée, et qu'il se pende;
je vous prie, faites ma commission.

FLAVIUS.--Ne l'importunez pas davantage, vous le verrez toujours le
même.

TIMON.--Ne revenez plus me voir; dites seulement aux Athéniens que Timon
a bâti sa demeure éternelle sur les grèves de l'onde arrière, et qu'une
fois le jour la vague turbulente viendra la couvrir de sa bouillante
écume. Venez ici, et que la pierre de mon tombeau soit votre oracle.
Lèvres, prononcez des paroles amères, et que ma voix cesse; que la peste
contagieuse réforme ce qui va mal; que les hommes ne travaillent qu'à
creuser leurs tombeaux, et que la mort soit leur gain!--Soleil, cache
tes rayons, le règne de Timon est passé!

(Il se retire.)

PREMIER SÉNATEUR.--Sa haine est devenue inséparable de sa nature.

SECOND SÉNATEUR.--Toute notre espérance en lui est morte; retournons, et
tentons les moyens qui nous restent dans notre grand péril.

PREMIER SÉNATEUR.--Il demande des pieds agiles.

(Ils sortent.)



SCÈNE III.


Le théâtre représente les murs d'Athènes, _Entrent_ DEUX SÉNATEURS ET UN
MESSAGER.

PREMIER SÉNATEUR, _au messager_.--Tu as bien pris de la peine pour le
savoir; son armée est-elle aussi nombreuse que tu le disais?

LE MESSAGER.--Ce que je vous ai dit n'est rien encore; la rapidité de
ses mouvements promet qu'il va bientôt être ici.

SECOND SÉNATEUR.--Nous courons un grand péril si on n'amène pas Timon.

LE MESSAGER.--J'ai trouvé en chemin un courrier, un de mes anciens
amis, quoique servant un parti différent; cependant nous avons cédé au
penchant de notre vieille liaison, et nous avons causé comme des amis.
Il allait de la part d'Alcibiade à la caverne de Timon, chargé de
lettres pour le prier de prêter main-forte à la guerre contre notre
ville entreprise en partie à cause de lui.

(Arrivent les sénateurs qui avaient été députés à Timon.)

SECOND SÉNATEUR.--Voici nos frères.

TROISIÈME SÉNATEUR.--Ne parlez plus de Timon, n'attendez rien de
lui.--Déjà les tambours des ennemis se font entendre, et leur marche
redoutable obscurcit les airs de poussière. Rentrons et préparons-nous:
je crains bien que nous ne tombions dans le piège de nos ennemis.

(Ils sortent.)



SCÈNE IV


Les bois; on voit la caverne de Timon et un tombeau grossier.

UN SOLDAT _cherchant Timon_.

D'après toutes les descriptions, ce doit être ici l'endroit.--Y a-t-il
quelqu'un ici? Holà! Parlez.--Personne ne répond.--Que veut dire
ceci?--Ah! Timon est mort. Il a terminé sa carrière; quelque bête
sauvage a élevé ce tertre. Point d'homme vivant ici.--Sûrement il est
mort, et voilà son tombeau. Je ne puis pas lire ce qu'il y a sur la
pierre.--Je vais enlever cette inscription sur la cire; notre général
connaît tous les caractères. C'est un vieil interprète, quoique jeune
d'années. Il a mis à l'heure qu'il est le siège devant l'orgueilleuse
Athènes, dont la ruine est son ambition.

(Il sort.)



SCÈNE V

Les remparts d'Athènes.


ALCIBIADE _paraît à la tête de ses troupes; on entend les instruments de
guerre_.

ALCIBIADE.--Que la trompette annonce à cette ville efféminée et lâche
notre terrible approche. _(Un pourparler; les sénateurs paraissent sur
les murs, Alcibiade leur adresse la parole_.) Jusqu'à présent vous avez
toujours continué; vous avez rempli vos jours d'abus d'autorité, prenant
votre volonté pour mesure des lois. Jusqu'à présent, moi et ceux qui
dormaient à l'ombre de votre pouvoir, nous avons erré les bras croisés,
et nous avons exhalé en vain nos souffrances. Enfin le moment est venu
où nos genoux[27] craquent sous le poids et crient d'eux-mêmes: _C'est
assez_. La vengeance, hors d'haleine, ira s'asseoir et respirer sur vos
grands sièges de repos, et l'insolence poussive perdra la parole de
crainte et d'horreur.

[Note 27: Image empruntée aux habitudes du chameau, qui se relève dès
qu'il sent que le fardeau dont on le charge est trop lourd.]

PREMIER SÉNATEUR.--Jeune et noble guerrier, quand tes premiers griefs
n'étaient qu'imaginaires, avant que tu eusses la force en main et que
tu pusses nous inspirer de la crainte, nous avons envoyé vers toi pour
calmer ta fureur, et réparer notre ingratitude par des marques d'amour
qui devaient en effacer le souvenir.

SECOND SÉNATEUR.--Nous avons tenté aussi de réveiller, dans le coeur
transformé de Timon, l'amour de notre ville, par un humble message et
des promesses. Nous n'avons pas tous été cruels, nous ne méritons pas
tous d'être frappés par le glaive de la guerre.

PREMIER SÉNATEUR.--Nos murs n'ont point été élevés par les mains de
ceux qui t'ont offensé; et ton injure n'est pas si grave qu'il faille
détruire ces tours superbes, ces trophées et ces académies, pour venger
des torts particuliers.

SECOND SÉNATEUR.--Les auteurs de ton exil ne vivent plus; la honte
d'avoir si fort manqué de prudence a brisé leurs coeurs. Noble
Alcibiade, entre dans notre cité tes enseignes déployées; et si la soif
de la vengeance t'acharne sur une pâture que la nature abhorre, prends
sur les habitants la dîme de la mort, et que les malheureux marqués par
le sort des dés périssent.

PREMIER SÉNATEUR.--Tous ne t'ont pas offensé; il n'est pas juste de
tirer vengeance sur ceux qui restent à la place de ceux qui ne sont
plus: le crime n'est pas héréditaire comme un champ. Ainsi, cher
concitoyen, fais entrer tes troupes, mais laisse ta colère hors des
remparts; épargne Athènes, ton berceau; épargne tes parents qui, dans
l'emportement de ta colère, périraient avec ceux qui t'ont offensé.
Entre comme le berger dans le parc, et choisis les brebis infectées;
mais n'égorge pas tout le troupeau.

SECOND SÉNATEUR.--Quel que soit ton but, tu le gagneras plutôt par ton
sourire que tu n'y arriveras à coups d'épée.

PREMIER SÉNATEUR.--Frappe seulement du pied nos portes fortifiées; elles
vont s'ouvrir. Envoie ton noble coeur devant tes pas pour dire que tu
entres au nom de l'amitié.

SECOND SÉNATEUR.--Jette ton gant ou quelque autre gage de ta foi, qui
nous assure que tu n'as pris les armes que pour te faire rendre justice,
et non pour nous renverser; ton armée entière établira ses quartiers
dans la ville, jusqu'au moment où nous aurons rempli tes désirs.

ALCIBIADE.--Tenez, voilà mon gant, descendez; ouvrez vos portes sans
être attaqués; vous me livrerez les ennemis de Timon et les miens.
Ceux que vous me désignerez pour le châtiment périront seuls, et, pour
dissiper vos frayeurs, en vous déclarant mes nobles sentiments, pas un
de mes soldats ne quittera son poste et n'outragera le cours régulier de
la justice dans l'enceinte de la ville, sous peine d'en répondre à toute
la sévérité de vos lois publiques.

LES DEUX SÉNATEURS.--Voilà de nobles paroles.

ALCIBIADE.--Descendez, et tenez votre promesse.

(Les sénateurs descendent et ouvrent les portes.) (Entre un soldat.)

LE SOLDAT.--Mon noble général, Timon est mort; il est enterré sur le
bord même de la mer. J'ai trouvé sur son tombeau cette inscription que
je vous apporte moulée sur la cire, qui sert d'interprète à ma pauvre
ignorance.

ALCIBIADE _lisant l'épitaphe:_

«Ci-gît un corps malheureux, séparé d'une âme malheureuse. Ne cherche
pas à savoir mon nom... Que la peste vous dévore tous, misérables
humains qui restez après moi! Ci-gît Timon, qui de son vivant détesta
tous les hommes vivants. Passe et maudis à ton gré, mais passe et
n'arrête point ici tes pas.»
                
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