Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 3
Timon d'Athènes.
Le Jour des Rois.--Les deux gentilshommes de Vérone.
Roméo et Juliette.--Le Songe d'une nuit d'été.
Tout est bien qui finit bien.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1862
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TIMON D'ATHÈNES
COMÉDIE
NOTICE SUR TIMON D'ATHÈNES
Le nom de Timon était devenu proverbial dans l'antiquité pour exprimer
un misanthrope. L'histoire de sa misanthropie, et le bizarre caractère
de ce personnage frappèrent sans doute Shakspeare pendant qu'il
s'occupait d'_Antoine et Cléopâtre_, et voici le passage de Plutarque
qui lui a probablement suggéré l'idée de sa pièce:
«Quant à Antonius, il laissa la ville et la conversation de ses amis,
et feit bastir une maison dedans la mer, près de l'isle de Pharos, sur
certaines chaussées et levées qu'il fit jeter à la mer, et se tenoit
céans, comme se bannissant de la compagnie des hommes, et disoit qu'il
vouloit mener une telle vie comme Timon, pour autant qu'on lui avoit
fait le semblable qu'à luy, et pour l'ingratitude et le grand tort que
luy tenoient ceulx à qui il avoit bien fait, et qu'il estimoit ses amis;
il se deffioit et se mescontentoit de tous les autres.
«Ce Timon estoit un citoyen d'Athènes, lequel avoit vescu environ la
guerre du Péloponèse; comme l'on peult juger par les comédies de Platon
et d'Aristophanes, esquelles il est moqué et touché comme malveuillant
et ennemy du genre humain, refusant et abhorrissant toute compagnie et
communication des autres hommes, fors que d'Alcibiades, jeune, audacieux
et insolent, auquel faisoit bonne chère, et l'embrassoit et baisoit
volontiers, dequoy s'esbahissant Apémantus, et lui en demandant la cause
pourquoi il chérissoit ainsi ce jeune homme là seul, et abominoit tous
les autres: «Je l'aime, répondit-il, pour autant que je sçay bien et
suis seur qu'un jour il sera cause de grands maulx aux Athéniens.» Ce
Timon recevoit aussi quelque fois Apémantus en sa compagnie, pour autant
qu'il étoit semblable de moeurs à luy, et qu'il imitoit fort sa manière
de vivre. Un jour doncques que l'on célébroit à Athènes la solennité que
l'on appelle Choès, c'est-à-dire la feste des morts, là où on fait des
effusions et sacrifices pour les trespassez, ils se festoyoient eulx
deux ensemble tout seuls, et se prit Apémantus à dire: «Que voici un
beau banquet, Timon;» et Timon lui respondit: «Oui bien, si tu n'y
estois point.»
«L'on dit qu'un jour, comme le peuple estoit assemblé sur la place pour
ordonner de quelque affaire, il monta à la tribune aux harangues, comme
faisoient ordinairement les orateurs quand ils vouloient haranguer
et prescher le peuple; si y eut un grand silence et estoit chacun
très-attentif à ouïr ce qu'il voudroit dire, à cause que c'étoit une
chose bien nouvelle et bien estrange que de le veoir en chaire. A la
fin, il commence à dire: «Seigneurs Athéniens, j'ai en ma maison une
petite place où il y a un figuier auquel plusieurs se sont desjà penduz
et étranglez, et pour autant que je veulx y faire bastir, je vous ai
bien voulu advertir devant que faire couper le figuier, à cette fin que
si quelques-uns d'entre vous se veulent pendre, qu'ils se dépeschent.»
Il mourut en la ville d'Hales, et fut inhumé sur le bord de la mer.
Si advint que, tout alentour de sa sépulture, le village s'éboula,
tellement que la mer qui alloit flottant à l'environ, gardoit qu'on
n'eût sçeu approcher du tombeau, sur lequel il y avoit des vers engravés
de telle substance:
Ayant fini ma vie malheureuse,
En ce lieu-cy on m'y a inhumé;
Mourez, méchants, de mort malencontreuse,
Sans demander comment je fus nommé.
On dit que luy-mesme feit ce bel épitaphe; car celui que l'on allègue
communément n'est pas de lui, ains est du poëte Callimachus:
Ici je fais pour toujours ma demeure,
Timon encor les humains haïssant.
Passe, lecteur, en me donnant male heure,
Seulement passe, et me va maudissant.
«Nous pourrions escrire beaucoup d'autres choses dudit Timon, mais ce
peu que nous en avons dit est assez pour le présent.»
(_Vie d'Antoine_, par Plutarque, traduction _d'Amyot_.)
Malgré quelques rapprochements qu'on pourrait trouver, à la rigueur,
entre le _Timon_ de Shakspeare et un dialogue de Lucien qui porte le
même titre, nous pensons que cet épisode de Plutarque lui a suffi pour
composer sa pièce. C'est dans sa propre imagination qu'il a trouvé
le développement du caractère de Timon, celui d'Apémantus, dont la
misanthropie contraste si heureusement avec la sienne; la description
du luxe et des prodigalités de Timon au milieu de ses flatteurs, et sa
sombre rancune contre les hommes, au milieu de la solitude.
Cette pièce est une des plus simples de Shakspeare: contre son
ordinaire, le poëte est sérieusement occupé de son sujet jusqu'au
dernier acte; et, fidèle à l'unité de son plan, il ne se permet aucune
excursion qui nous en éloigne. La fable consiste en un seul événement:
l'histoire d'un grand seigneur que ses amis abandonnent en même temps
que son opulence, et qui, du plus généreux des hommes, devient le plus
sauvage et le plus atrabilaire. On a beaucoup discuté sur le caractère
moral de Timon, pour savoir si on devait le plaindre dans son malheur,
ou s'il fallait regarder la perte de sa fortune comme une mortification
méritée. Il nous semble, en effet, que ses vertus ont été des vertus
d'ostentation, et que sa misanthropie n'est encore qu'une suite de sa
manie de se singulariser par tous les extrêmes; dans sa générosité il
n'est prodigue que pour des flatteurs; sa richesse nourrit le vice au
lieu d'aller secourir l'indigent; une bienfaisance éclairée ne préside
point à ses dons. Cependant sa confiance en ses amis indique une âme
naturellement noble, et leur lâche désertion nous indigne surtout quand
ce seigneur, dont ils trahissent l'infortune, a su trouver un serviteur
comme Flavius. La transition subite de la magnificence à la vie sauvage
est bien encore dans le caractère de Timon, et c'est un contraste
admirable que sa misanthropie et celle d'Àpémantus. Celui-ci a tout le
cynisme de Diogène, et son égoïsme et son orgueil, qui percent à travers
ses haillons, trahissent le secret de ses sarcasmes et de ses mépris
pour les hommes. Une basse envie le dévore; l'indignation seule s'est
emparée de l'âme de Timon; ses véhémentes invectives sont justifiées par
le sentiment profond des outrages qu'il a reçus; c'est une sensibilité
exagérée qui l'égaré, et s'il hait les hommes, c'est qu'il croit
de bonne foi les avoir aimés; peut-être même sa haine est-elle si
passionnée, si idéale, qu'il s'abuse, lui-même en croyant les haïr plus
qu'Apémantus dont l'âme est naturellement lâche et méchante.
Les sarcasmes du cynique et les éloquentes malédictions du misanthrope
ont fait dire que cette pièce était autant une satire qu'un drame. Cette
intention de satire se remarque surtout dans le choix des caractères,
qu'on pourrait appeler une véritable critique du coeur de l'homme eu
général dans toutes les conditions de la vie. Nous venons de citer
Apémantus, égoïste cynique, et Timon, dont la vanité inspire la
misanthropie comme elle inspira sa libéralité; vient ensuite Alcibiade,
jeune débauché, qui n'hésite pas à sacrifier sa patrie à ses vengeances
particulières. Le peintre et le poète prostituent les plus beaux des
arts à une servile adulation et à l'avance; les nobles Athéniens sont
tous des parasites; mais il semble cependant que Shakspeare n'ait jamais
voulu nous offrir un tableau complètement hideux d'hypocrisie. Flavius
est bien capable de réconcilier avec les hommes ceux en qui la lecture
de _Timon d'Athènes_ pourrait produire la méfiance et la misanthropie.
Que de dignité dans cet intendant probe et fidèle! Timon lui-même est
forcé de rendre hommage à sa vertu. Ce caractère est vraiment une
concession que le poète a faite à son âme naturellement grande et
tendre.
Hazzlitt, un des plus ingénieux commentateurs du caractère moral de
Shakspeare, et qui, dans son admiration raisonnée, semble jaloux de
celle de Schlegel, fait remarquer en terminant l'analyse de la pièce qui
nous occupe que, dans son isolement, Timon, résolu à chercher le repos
dans un monde meilleur, entoure son trépas des pompes de la nature. Il
creuse sa tombe sur le rivage de l'Océan, appelle à ses funérailles
toutes les grandes images du désert et fait servir les éléments à son
mausolée.
«Ne revenez plus me voir; mais dites à Athènes que Timon a bâti sa
dernière demeure sur les grèves de l'onde amère qui, une fois par jour,
viendra la couvrir de sa bouillante écume: venez dans ce lieu et que la
pierre de mon tombeau soit votre oracle.» Plus loin Alcibiade, après
avoir lu son épitaphe, dit encore de Timon:
«Ces mots expriment bien tes derniers sentiments. Si tu avais en horreur
les regrets de notre douleur, si tu méprisais ces gouttes d'eau que la
nature avait laissé couler de nos yeux, une sublime idée t'inspira de
faire pleurer à jamais le grand Neptune sur ta tombe.»
C'est ainsi que Timon fait des vents l'hymne de ses funérailles; que le
murmure de l'Océan est une voix de douleur sur ses dépouilles mortelles,
et qu'il cherche enfin dans les éternelles solennités de la nature
l'oubli de la splendeur passagère de la vie.
_La vie de Timon d'Athènes_ parut d'abord dans l'édition in-folio de
1623. On ne sait avec certitude à quelle époque elle a été écrite,
quoique Malone lui assigne pour date l'année 1610.
Thomas Shadwell, poète lauréat sous le roi Guillaume III, et rival de
Dryden, publia, en 1678, _Timon d'Athènes_ avec des changements; mais,
dans l'épilogue, il appelle sa pièce une greffe entée sur le tronc de
Shakspeare, et il se flatte qu'on lui pardonnera ses changements en
faveur de la part que ce poëte y conserve.
La pièce de _Timon d'Athènes,_ telle qu'on la joue encore aujourd'hui à
Londres, a été arrangée par Cumberland, un des auteurs dramatiques
les plus estimés de l'Angleterre. Il a conservé la majeure partie de
l'original, et marqué spécialement ses additions et corrections pour que
la part de chaque poëte fût aperçue au premier examen.
En 1723, Delisle traita le sujet de _Timon d'Athènes_ pour le théâtre
italien avec un prologue, des chants, des danses, des personnages
allégoriques et un arlequin. On voit qu'elle porte un autre cachet que
celle de Shakespeare. Elle ne manque pas d'une certaine originalité, et
les Anglais l'ont traduite sous le titre de _Timon amoureux_.
TIMON D'ATHÈNES
COMÉDIE
PERSONNAGES
TIMON, noble Athénien.
LUCIUS, LUCULLUS, SEMPRONIUS seigneurs; flatteurs de Timon.
VENTIDIUS, un des faux amis de Timon.
APÉMANTUS, philosophe grossier.
ALCIBIADE, général athénien.
FLAVIUS, intendant de Timon.
FLAMINIUS, LUCILIUS, SERVILIUS, serviteurs de Timon.
CAPHIS, PHILOTUS, TITUS, LUCIUS, HORTENSIUS, serviteurs des créanciers
de Timon.
DEUX SERVITEURS DE VARRON, ET LE SERVITEUR D'ISIDORE,
CRÉANCIERS DE TIMON.
CUPIDON ET MASQUES. TROIS ÉTRANGERS.
UN POÈTE, UN PEINTRE, UN JOAILLIER, UN MARCHAND, UN VIEILLARD ATHÉNIEN,
UN PAGE, UN FOU. PHRYNIA [1], TIMANDRA, maîtresses d'Alcibiade AUTRES
SEIGNEURS, SÉNATEURS, OFFICIERS, SOLDATS, VOLEURS ET SERVITEURS.
La scène est à Athènes et dans les bois voisins.
[Note 1: Phrynia. Peut-être Shakspeare a-t-il voulu mettre en scène
la fameuse Phryné, qui était si belle que, sur le point de se voir
condamnée par ses juges, elle leur découvrit son sein, et fut renvoyée
acquittée]
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Athènes. Salle dans la maison de Timon.
_Entrent par différentes portes_ UN POÈTE, UN PEINTRE, _puis_ UN
JOAILLIER, UN MARCHAND _et autres_.
LE POÈTE.--Bonjour, monsieur.
LE PEINTRE.--Je suis bien aise de vous voir en bonne santé.
LE POÈTE.--Je ne vous ai pas vu depuis longtemps: comment va le monde?
LE PEINTRE.--Il s'use, monsieur, en vieillissant.
LE POÈTE.--Oui, on sait cela: mais y a-t-il quelque rareté particulière?
qu'y a-t-il d'étrange et dont l'histoire ne donne d'exemple?--Vois, ô
magie de la générosité! c'est ton charme puissant qui évoque ici tous
ces esprits!--Je connais ce marchand.
LE PEINTRE.--Et moi, je les connais tous deux: l'autre est un joaillier.
LE MARCHAND.--Oh! c'est un digne seigneur.
LE JOAILLIER.--Oui, cela est incontestable.
LE MARCHAND.--Un homme incomparable, animé, à ce qu'il semble, d'une
bonté infatigable et soutenue. Il va au delà des bornes.
LE JOAILLIER.--J'ai ici un joyau.
LE MARCHAND.--Oh! je vous prie, voyons-le: pour le seigneur Timon,
monsieur?
LE JOAILLIER.--S'il veut en donner le prix: mais, quant à cela....
LE POÈTE, _occupé à lire ses ouvrages_.--«Quand l'appât d'un salaire
nous a fait louer l'homme vil, c'est une tache qui flétrit la gloire des
beaux vers consacrés avec justice à l'homme de bien.»
LE MARCHAND, _considérant le diamant_.--La forme est belle.
LE JOAILLIER.--Est-ce un riche bijou? voyez-vous la belle eau?
LE PEINTRE, _au poète_.--Vous êtes plongé, monsieur, dans la composition
de quelque ouvrage? Quelque dédicace au grand Timon?
LE POÈTE.--C'est une chose qui m'est échappée sans y penser: notre
poésie est comme une gomme qui coule de l'arbre qui la nourrit. Le feu
caché dans le caillou ne se montre que lorsqu'il est frappé; mais notre
noble flamme s'allume elle-même, et, comme le torrent, franchit chaque
digue dont la résistance l'irrite. Qu'avez-vous là?
LE PEINTRE.--Un tableau, monsieur.--Et quand votre livre paraît-il?
LE POÈTE.--Il suivra de près ma présentation.--Voyons votre tableau.
LE PEINTRE.--C'est un bel ouvrage!
LE POÈTE, _considérant le tableau_.--En effet, c'est bien, c'est
parfait.
LE PEINTRE.--Passable.
LE POÈTE.--Admirable! Que de grâce dans l'attitude de cette figure!
Quelle intelligence étincelle dans ces yeux! Quelle vive imagination
anime ces lèvres! On pourrait interpréter ce geste muet.
LE PEINTRE.--C'est une imitation assez heureuse de la vie. Voyez ce
trait; vous semble-t-il bien?
LE POÈTE.--Je dis que c'est une leçon pour la nature; la vie qui respire
dans cette lutte de l'art est plus vivante que la nature.
(Entrent quelques sénateurs qui ne font que passer.)
LE PEINTRE.--Comme le seigneur Timon est recherché!
LE POÈTE.--Les sénateurs d'Athènes! L'heureux mortel!
LE PEINTRE.--Regardez, en voilà d'autres!
LE POÈTE.--Vous voyez ce concours, ces flots de visiteurs. Moi, j'ai,
dans cette ébauche, esquissé un homme à qui ce monde d'ici-bas prodigue
ses embrassements et ses caresses. Mon libre génie ne s'arrête pas à un
caractère particulier, mais il se meut au large dans une mer de cire
[2]. Aucune malice personnelle n'empoisonne une seule virgule de mes
vers; je vole comme l'aigle; hardi dans mon essor, ne laissant point de
trace derrière moi.
[Note 2: On sait que les anciens écrivaient sur des tablettes de
cire avec un stylet de fer.]
LE PEINTRE.--Comment pourrai-je vous comprendre?
LE POÈTE.--Je vais m'expliquer.--Vous voyez comme tous les états, tous
les esprits (autant ceux qui sont liants et volages, que les gens graves
et austères), viennent tous offrir leurs services au seigneur Timon.
Son immense fortune, jointe à son caractère gracieux et bienfaisant,
subjugue et conquiert toute sorte de coeurs pour l'aimer et le servir,
depuis le souple flatteur, dont le visage est un miroir, jusqu'à cet
Apémantus qui n'aime rien autant que se haïr lui-même; il plie aussi
le genou devant lui, et retourne content et riche d'un coup d'oeil de
Timon.
LE PEINTRE.--Je les ai vus causer ensemble.
LE POÈTE.--Monsieur, j'ai feint que la Fortune était assise sur son
trône, au sommet d'une haute et riante colline. La base du mont est
couverte par étages de talents de tout genre, d'hommes de toute espèce,
qui travaillent sur la surface de ce globe, pour améliorer leur
condition. Au milieu de cette foule dont les yeux sont attachés sur la
souveraine, je représente un personnage sous les traits de Timon, à qui
la déesse, de sa main d'ivoire, fait signe d'avancer, et par sa faveur
actuelle change actuellement tous ses rivaux en serviteurs et en
esclaves.
LE PEINTRE.--C'est bien imaginé, ce trône, cette Fortune et cette
colline, et au bas un homme appelé au milieu de la foule, et qui, la
tête courbée en avant, sur le penchant du mont, gravit vers son bonheur;
voilà, ce me semble, une scène que rendrait bien notre art.
LE POÈTE.--Soit, monsieur; mais laissez-moi poursuivre. Ces hommes,
naguère encore ses égaux (et quelques-uns valaient mieux que lui),
suivent tous maintenant ses pas, remplissent ses portiques d'une cour
nombreuse, versent dans son oreille leurs murmures flatteurs, comme la
prière d'un sacrifice, révèrent jusqu'à son étrier, et ne respirent que
par lui l'air libre des cieux.
LE PEINTRE.--Oui, sans doute: et que deviennent-ils?
LE POÈTE.--Lorsque soudain la Fortune, dans un caprice et un changement
d'humeur, précipite ce favori naguère si chéri d'elle, tous ses
serviteurs qui, rampant sur les genoux et sur leurs mains, s'efforçaient
après lui de gravir vers la cime du mont, le laissent glisser en bas;
pas un ne l'accompagne dans sa chute.
LE PEINTRE.--C'est l'ordinaire; je puis vous montrer mille tableaux
moraux qui peindraient ces coups soudains de la fortune, d'une manière
plus frappante que les paroles. Cependant vous avez raison de faire
sentir au seigneur Timon que les yeux des pauvres ont vu le puissant
pieds en haut, tête en bas.
(Fanfares. Entre Timon avec sa suite: le serviteur de Ventidius cause
avec Timon.)
TIMON.--Il est emprisonné, dites-vous?
LE SERVITEUR DE VENTIDIUS.--Oui, mon bon seigneur. Cinq talents sont
toute sa dette. Ses moyens sont restreints, ses créanciers inflexibles.
Il implore une lettre de votre Grandeur à ceux qui l'ont fait enfermer;
si elle lui est refusée il n'a plus d'espoir.
TIMON.--Noble Ventidius! Allons.--Il n'est pas dans mon caractère de me
débarrasser d'un ami quand il a besoin de moi. Je le connais pour un
homme d'honneur qui mérite qu'on lui donne du secours: il l'aura; je
veux payer sa dette et lui rendre la liberté.
LE SERVITEUR DE VENTIDIUS.--Votre Seigneurie se l'attache pour jamais.
TIMON.--Saluez-le de ma part: je vais lui envoyer sa rançon; et
lorsqu'il sera libre, dites-lui de me venir voir. Ce n'est pas assez de
relever le faible, il faut le soutenir encore après. Adieu!
LE SERVITEUR DE VENTIDIUS.--Je souhaite toute prospérité à votre
Honneur.
(Il sort.)
(Entre un vieillard athénien.)
LE VIEILLARD.--Seigneur Timon, daignez m'entendre.
TIMON.--Parlez, bon père.
LE VIEILLARD.--Vous avez un serviteur nommé Lucilius?
TIMON.--Il est vrai; qu'avez-vous à dire de lui?
LE VIEILLARD.--Noble Timon, failes-le venir devant vous.
TIMON.--Est-il ici ou non? Lucilius!
(Entre Lucilius.)
LUCILIUS.--Me voici, seigneur, à vos ordres.
LE VIEILLARD.--Cet homme, seigneur Timon, votre créature, hante de nuit
ma maison. Je suis un homme qui, depuis ma jeunesse, me suis adonné
au négoce; et mon état mérite, un plus riche héritier qu'un homme qui
découpe à table.
TIMON.--Eh bien! qu'y a-t-il de plus?
LE VIEILLARD.--Je n'ai qu'une fille, une fille unique, à qui je puisse
transmettre ce que j'ai. Elle est belle, et des plus jeunes qu'on puisse
épouser. Je l'ai élevée avec de grandes dépenses pour lui faire acquérir
tous les talents. Ce valet, qui vous appartient, ose rechercher son
amour. Je vous conjure, noble seigneur, joignez-vous à moi pour lui
défendre de la fréquenter; pour moi, j'ai parlé en vain.
TIMON.-Le jeune homme est honnête.
LE VIEILLARD.--Il le sera donc envers moi, Timon.... Que son honnêteté
lui serve de récompense sans m'enlever ma fille.
TIMON.--L'aime-t-elle?
LE VIEILLARD.--Elle est jeune et crédule. Nos passions passées nous
apprennent combien la jeunesse est légère.
TIMON.--Aimes-tu cette jeune fille?
LUCILIUS.--Oui, mon bon seigneur, et elle agrée mon amour.
LE VIEILLARD.--Si mon consentement manque à son mariage, j'atteste ici
les dieux que je choisirai mon héritier parmi les mendiants de ce monde,
et que je la déshérite de tout mon bien.
TIMON.--Et quelle sera sa dot, si elle épouse un mari sortable?
LE VIEILLARD.--Trois talents pour le moment; à l'avenir, tout.
TIMON.--Cet honnête homme me sert depuis longtemps: je veux faire un
effort pour fonder sa fortune, car c'est un devoir pour moi. Donnez-lui
votre fille; ce que vous avancerez pour sa dot sera la mesure de mes
dons, et je rendrai la balance égale entre elle et lui.
LE VIEILLARD.--Noble seigneur, donnez-m'en votre parole, et ma fille est
à lui.
TIMON.--Voilà ma main, et mon honneur sur ma promesse.
LUCILIUS.--Je remercie humblement votre Seigneurie: tout ce qui pourra
jamais m'arriver de fortune et de bonheur, je le regarderai toujours
comme venant de vous.
(Lucilius et le vieillard sortent.)
LE POÈTE.--Agréez mon travail, et que votre Seigneurie vive longtemps!
TIMON.--Je vous remercie; vous aurez bientôt de mes nouvelles; ne vous
écartez point. _(Au peintre.)_ Qu'avez-vous là, mon ami?
LE PEINTRE,--Un morceau de peinture, que je conjure votre Seigneurie
d'accepter.
TIMON.--La peinture me plaît: la peinture est presque l'homme au
naturel; car depuis que le déshonneur trafique des sentiments naturels,
l'homme n'est qu'un visage, tandis que les figures que trace le pinceau
sont du moins tout ce qu'elles paraissent.... J'aime votre ouvrage, et
vous en aurez bientôt la preuve; attendez ici jusqu'à ce que je vous
fasse avertir.
LE PEINTRE.--Que les dieux vous conservent!
TIMON.--Portez-vous bien, messieurs; donnez-moi la main: il faut
absolument que nous dînions ensemble.--Monsieur, votre bijou a souffert
d'être trop estimé..
LE JOAILLIER.--Comment, seigneur, on l'a déprécié?
TIMON.--On a seulement abusé des louanges. Si je vous le payais ce qu'on
l'estime, je serais tout à fait ruiné.
LE JOAILLIER.--Seigneur, il est estimé le prix qu'en donneraient ceux
mêmes qui le vendent. Mais vous savez que des choses de valeur égale
changent de prix dans les mains du propriétaire, et sont estimées en
raison de la valeur du maître. Croyez-moi, mon cher seigneur, vous
embellissez le bijou en le portant.
TIMON.--Bonne plaisanterie!
LE MARCHAND.--Non, seigneur; ce qu'il dit là, tout le monde le répète
avec lui.
TIMON.--Voyez qui vient ici. Voulez-vous être grondés?
(Entre Apémantus.)
LE JOAILLIER.--Nous le supporterons, avec votre Seigneurie.
LE MARCHAND.--Il n'épargnera personne.
TIMON.--Bonjour, gracieux Apémantus.
APÉMANTUS.--Attends que je sois gracieux pour que je te rende le
bonjour, quand tu seras devenu le chien de Timon, et ces fripons
d'honnêtes gens.
TIMON.--Pourquoi les appelles-tu fripons; tu ne les connais pas.
APÉMANTUS.--Ne sont-ils pas Athéniens?
TIMON.--Oui.
APÉMANTUS.--Alors, je ne me dédis pas.
LE JOAILLIER.--Tu me connais, Apémantus.
APÉMANTUS.--Tu sais bien que je te connais; je viens de t'appeler par
ton nom.
TIMON.--Tu es bien fier, Apémantus.
APÉMANTUS.--Fier surtout de ne pas ressembler à Timon.
TIMON.--Où vas-tu?
APÉMANTUS.--Casser la tête à un honnête Athénien.
TIMON.--C'est une action qui te mènera à la mort.
APÉMANTUS.--Oui, si ne rien faire est un crime digne de mort.
TIMON.--Comment trouves-tu ce portrait, Apémantus?
APÉMANTUS.--Très-bon; car il est innocent.
TIMON.--Celui qui l'a fait n'a-t-il pas bien travaillé?
APÉMANTUS.--Celui qui a fait le peintre a mieux travaillé encore, et
cependant il a fait un pitoyable ouvrage.
LE PEINTRE.--Tu es un chien.
APÉMANTUS.--Ta mère est de mon espèce; qu'est-elle donc, si je suis un
chien?
TIMON.--Apémantus, veux-tu dîner avec moi?
APÉMANTUS.--Non, je ne mange pas les grands seigneurs.
TIMON.--Si tu les mangeais, tu fâcherais les dames.
APÉMANTUS.--Oh! elles mangent les grands seigneurs, voilà ce qui leur
donne de gros ventres.
TIMON.--C'est une explication bien libertine.
APÉMANTUS.--C'est ainsi que tu la prends; garde-la pour ta peine.
TIMON.--Aimes-tu ce bijou, Apémantus?
APÉMANTUS.--Pas autant que la franchise, qui ne coûte pas une obole [3].
[Note 3: Allusion, au proverbe anglais, _plain dealing is a jewell
but they that use it die beggars_: «la franchise est un joyau, mais ceux
qui en usent meurent de faim.»]
TIMON.--Combien penses-tu qu'il vaille?
APÉMANTUS.--Il ne vaut pas la peine que j'y pense.... Eh bien! poëte!
LE POÈTE.--Eh bien! philosophe!
APÉMANTUS.--Tu mens.
LE POÈTE.--N'es-tu pas un philosophe?
APÉMANTUS.--Oui.
LE POÈTE.--Je ne mens donc pas?
APÉMANTUS.--Et toi, n'es-tu pas un poëte?
LE POÈTE.--Oui.
APÉMANTUS.--En ce cas, tu mens. Regarde dans ton dernier ouvrage où tu
as représenté Timon comme un digne personnage.
LE POÈTE.--Ce n'est point une fiction, c'est la vérité.
APÉMANTUS.--Oui, il est digne de toi, et digne de payer ton travail. Qui
aime la flatterie est digne du flatteur. Dieux, que ne suis-je un grand
seigneur!
TIMON.--Que ferais-tu donc, Apémantus?
APÉMANTUS.--Ce que fait maintenant Apémantus, je haïrais un grand
seigneur de tout mon coeur.
TIMON.--Quoi! tu te haïrais toi-même?
APÉMANTUS.--Oui.
TIMON.--Pourquoi?
APÉMANTUS.--Pour avoir eu si peu d'esprit que d'être un grand
seigneur,--N'es-tu pas marchand?
LE MARCHAND.--Oui, Apémantus.
APÉMANTUS.--Que le commerce te confonde, si les dieux ne veulent pas le
faire!
LE MARCHAND.--Si le commerce me confond, les dieux en seront la cause.
APÉMANTUS.--Ton dieu, c'est le commerce; que ton dieu te confonde!
(On entend des trompettes.)
(Entre un serviteur)
TIMON.--Quelle est cette trompette?
LE SERVITEUR.--C'est Alcibiade.... et vingt cavaliers environ de sa
société.
TIMON.--Je vous prie, allez au-devant d'eux, qu'on les fasse entrer.--Il
faut absolument diner avec moi.--Ne vous en allez pas, que je ne
vous aie fait mes remerciements. Et, après le dîner, montrez-moi ce
tableau.--Je suis charmé de vous voir tous.
(Quelques serviteurs sortent.)
(Entrent Alcibiade et sa société.)
TIMON.--Vous êtes le bienvenu, seigneur.
(Ils s'embrassent.)
APÉMANTUS.--Allons, allons, c'est cela! Que les maladies contractent
et dessèchent vos souples articulations! Se peut-il qu'il y ait si peu
d'amitié au milieu de ces doucereux coquins et de toute cette politesse!
La race de l'homme a dégénéré en singes et en babouins.
ALCIBIADE.--Seigneur, vous contentez mon ardent désir, je satisfais la
faim que j'avais de vous voir.
TIMON.--Vous êtes le bienvenu, seigneur! Avant de nous séparer, nous
passerons ensemble un heureux temps en différents plaisirs.--Je vous en
prie, entrons.
(Ils sortent, excepté Apémantus.)
(Entrent deux seigneurs.)
PREMIER SEIGNEUR.--Quelle heure est-il, Apémantus?
APÉMANTUS.--L'heure d'être honnête.
PREMIER SEIGNEUR.--Il est toujours cette heure-là.
APÉMANTUS.--Tu n'en es que plus digne d'être maudit, toi qui la manques
sans cesse.
SECOND SEIGNEUR.--Tu vas au festin de Timon?
APÉMANTUS.--Oui, pour voir les viandes gorger des fripons et le vin
échauffer des fous.
SECOND SEIGNEUR.--Adieu! adieu!
APÉMANTUS.--Tu es fou de me dire deux fois adieu.
SECOND SEIGNEUR.--Pourquoi donc, Apémantus?
APÉMANTUS.--Tu aurais dû garder un de ces adieux pour toi, car je
n'entends pas t'en rendre.
PREMIER SEIGNEUR.--Va te faire pendre.
APÉMANTUS.--Non, je n'en ferai rien. Adresse tes invitations à ton ami.
SECOND SEIGNEUR.--Va-t'en, chien hargneux, ou je te chasserai d'ici.
APÉMANTUS.--En véritable chien, je fuirai les ruades de l'âne.
(Il sort.)
PREMIER SEIGNEUR.--Cet homme est en tout l'opposé de l'humanité.--Eh
bien! entrerons-nous, et prendrons-nous notre part des générosités de
Timon? Il est vraiment plus que la bonté même.
SECOND SEIGNEUR.--Il la répand sur tout ce qui l'environne. Plutus, le
dieu de l'or, n'est que son intendant: pas le plus léger service qu'il
ne paye sept fois plus qu'il ne vaut: pas le plus léger cadeau qui ne
vaille à son auteur un présent qui excède toutes les mesures ordinaires
de la reconnaissance.
PREMIER SEIGNEUR.--Il porte l'âme la plus noble qui ait jamais inspiré
un mortel.
SECOND SEIGNEUR.--Puisse-t-il vivre longtemps dans la prospérité!
Entrons-nous?
PREMIER SEIGNEUR.--Je vous suis.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une salle d'apparat dans la maison de Timon.
(Concert bruyant de hautbois. Flavius et d'autres domestiques servent un
grand banquet.)
_Entrent_ TIMON, ALCIBIADE, LUCIUS, LUCULLUS, SEMPRONIUS, _et autres
sénateurs athéniens, avec_ VENTIDIUS _et la suite. A quelque distance,
et derrière tous les autres, suit_ APÉMANTUS, _d'un air de mauvaise
humeur_.
VENTIDIUS.--Très-honoré Timon, il a plu aux dieux de se souvenir de la
vieillesse de mon père, et de l'appeler à son long repos. Il a quitté
la vie sans regret, et il m'a laissé riche. Votre coeur généreux mérite
toute ma reconnaissance, et je viens vous rendre ces talents auxquels
j'ai dû la liberté, accompagnés de mes remerciements et de mon
dévouement.
TIMON.--Oh! point du tout, honnête Ventidius; vous vous méprenez sur mon
amitié: je vous ai fait ce don librement. On ne peut dire qu'on a donné,
quand on souffre que le don soit rendu. Si nos supérieurs jouent à ce
jeu, nous ne devons pas oser les imiter. Ce sont de belles fautes que
celles qui enrichissent.
VENTIDIUS.--Les nobles sentiments!
(Ils sont tous debout regardant Timon d'un air de cérémonie.)
TIMON.--Seigneurs, la cérémonie n'a été inventée que pour voiler
l'insuffisance des actions, les souhaits creux, la bienfaisance qui se
repent avant d'avoir été exercée: mais où se trouve la véritable amitié,
la cérémonie est inutile. Je vous prie, asseyez-vous. Vous êtes les
bienvenus à ma fortune, plus qu'elle n'est la bienvenue pour moi.
(Ils s'asseyent.)
LUCIUS.--Nous l'avons toujours avoué, seigneur.
APÉMANTUS.--Oh! oui, avoué, et vous n'êtes pas encore pendus?
TIMON.--Ah! Apémantus, tu es le bienvenu.
APÉMANTUS.--Je ne veux pas être le bienvenu; je viens pour que tu me
chasses.
TIMON.--Fi donc! Tu es un rustre; tu as pris là une humeur qui ne sied
pas à l'homme: c'est un reproche à te faire.--On dit, mes amis, que _ira
furor brevis est_; mais cet homme-là est toujours en colère.--Allons,
qu'on lui dresse une table pour lui seul. Il n'aime point la compagnie,
et il n'est vraiment pas fait pour elle.
APÉMANTUS.--Je resterai donc à tes risques et périls, Timon; car je
viens pour observer, je t'en avertis.
TIMON.--Je ne prends pas garde à toi.--Tu es Athénien, tu es donc le
bienvenu. Je ne dois pas être aujourd'hui le maître chez moi; mais je
t'en prie, que mon diner me vaille ton silence.
APÉMANTUS.--Je méprise ton dîner.... Il m'étoufferait, car je ne
pourrais pas te flatter.--O dieux! que d'hommes dévorent Timon, et il ne
le voit pas! Je souffre de voir tant de gens tremper leur langue dans le
sang d'un seul homme; et le comble de la folie, c'est qu'il les excite
lui-même. Je m'étonne que les hommes osent se confier aux hommes! Je
pense, moi, qu'ils devraient les inviter sans couteaux. Leurs tables
y gagneraient, et leur vie serait plus en sûreté. On en a vu cent
exemples: l'homme, qui en ce moment est assis près de son hôte, qui
rompt avec lui son pain et boit à sa santé la coupe qu'ils ont partagée
ensemble, sera le premier à l'assassiner. Cela est prouvé. Si j'étais un
grand personnage, je craindrais de boire à mes repas, de peur que mes
hôtes n'épiassent à quelle note ils pourraient me couper le sifflet. Les
grands seigneurs ne devraient jamais boire sans avoir le gosier revêtu
de fer.
TIMON, _à un des convives_.--Seigneur, de tout mon coeur, et que les
santés fassent la ronde.
PREMIER SEIGNEUR.--Qu'on verse de ce côté, mon bon seigneur.
APÉMANTUS.--De son côté! Fort bien: voilà un brave. Il sait prendre à
propos son moment.--Toutes ces santés, Timon, te rendront malade, toi et
ta fortune. Voilà qui est trop faible pour être coupable, l'honnête eau
qui n'a jamais jeté personne dans la boue; cette liqueur et mes aliments
se ressemblent, et sont toujours d'accord; les festins sont trop
orgueilleux pour rendre grâces aux dieux.
_Actions de grâces d'Apémantus._
Dieux immortels, je ne vous demande point de richesses,
Je ne prie pour aucun homme que pour moi;
Accordez-moi de ne jamais devenir assez insensé
Pour me fier à un homme sur son serment ou sur son billet,
A une courtisane sur ses larmes,
A un chien qui paraît endormi,
A un geôlier pour ma liberté,
Ni à mes amis dans mon besoin:
Amen: allons, courage!
Le crime est pour le riche et je vis de racines.
Ton meilleur plat c'est ton bon coeur, Apémantus.
TIMON.--Général Alcibiade, votre coeur en ce moment est sur le champ de
bataille.
ALCIBIADE.--Mon coeur, seigneur, est toujours prêt à vous servir.
TIMON.--Vous aimeriez mieux un déjeuner d'ennemis qu'un diner d'amis.
ALCIBIADE.--Pourvu que leur sang vînt de couler, seigneur, il n'est
point de mets plus délicieux pour moi; je souhaiterais à mon meilleur
ami de se trouver à pareille fête.
APÉMANTUS.--Je voudrais que tous ces flatteurs fussent tes ennemis, afin
que tu pusses les égorger et m'inviter au festin.
PREMIER SEIGNEUR.--Si jamais, seigneur, nous avions le bonheur que
vous missiez nos coeurs à l'épreuve; si jamais vous nous fournissiez
l'occasion de montrer une partie de notre zèle, nous serions au comble
de nos voeux.
TIMON.--Oh! ne doutez pas, mes bons amis, que les dieux n'aient
eux-mêmes réservé dans l'avenir un jour, où j'aurai besoin de votre
secours. Autrement, pourquoi, seriez-vous devenus mes amis?--Pourquoi
seriez-vous choisis entre mille autres, pour porter ce titre de
tendresse, si vous n'apparteniez pas de plus près à mon coeur? Je me
suis dit de vous à moi-même, plus que vous ne pouvez modestement en
dire, et je tiens ceci pour acquis sur votre compte. O dieux, me
disais-je, qu'aurions-nous besoin d'amis, si nous ne devions jamais
avoir besoin d'eux? Ce seraient les créatures du monde les plus inutiles
si nous ne devions jamais user d'eux. Ils, ressembleraient fort à des
instruments mélodieux suspendus dans leurs étuis et qui gardent pour eux
leurs accords. Oui, j'ai souhaité souvent d'être plus pauvre, afin de
me rapprocher davantage de vous. Nous sommes nés pour faire du bien, et
quel bien est plus à nous que les richesses de nos amis? O quel précieux
avantage d'avoir tant d'amis qui, comme des frères, disposent de la
fortune l'un de l'autre! O volupté qui n'est déjà plus avant même d'être
née! Il me semble que mes yeux ne peuvent retenir leurs larmes.--Allons,
pour oublier leur faute, je bois à votre santé.
APÉMANTUS.--O Timon, plus tu pleures, plus ton vin se boit!
LUCULLUS.--La joie a eu la même conception dans nos yeux, et en sort
comme un nouveau-né.
APÉMANTUS.--Oh! oh! je ris en pensant que ce nouveau-né est un bâtard.
TROISIÈME SEIGNEUR.--Je vous proteste, seigneur, que vous m'avez
beaucoup ému.
APÉMANTUS.--Beaucoup.
(Son de trompette.)
TIMON.--Qu'annonce cette trompette? qu'y a-t-il?
(Entre un serviteur.)
LE SERVITEUR.--Sauf votre bon plaisir, seigneur, il y a là des dames qui
demandent à entrer.
TIMON.--Des dames? que désirent-elles?
LE SERVITEUR.--Elles ont avec elles un courrier qui est chargé
d'annoncer leurs intentions.
TIMON.--Je vous en prie, faites-les entrer.
(Entre Cupidon.)
CUPIDON.--Salut à toi, généreux Timon, et à tous ceux qui jouissent ici
de tes bienfaits. Les Cinq Sens te reconnaissent pour leur patron, et
viennent librement te féliciter de ton généreux coeur. L'Ouïe, le Goût,
le Toucher, l'Odorat, se lèvent tous satisfaits de ta table: ils ne
viennent dans ce moment que pour réjouir tes yeux.
TIMON.--Ils sont tous les bienvenus. Qu'on leur fasse bon accueil.
Allons, que la musique célèbre leur entrée.
(Cupidon sort.)
PREMIER SEIGNEUR.--Vous voyez, seigneur, à quel point vous êtes aimé.
(Musique. Rentre Cupidon avec une mascarade de dames en amazones,
dansant et jouant du luth.)
APÉMANTUS.--Holà! quel flot de vanité arrive ici! elles dansent;.... ce
sont des femmes folles! La gloire de cette vie est une folie semblable,
comme le prouve toute cette pompe comparée à ce peu d'huile et à ces
racines. Nous nous faisons fous pour nous amuser, et prodigues de
flatteries nous buvons à ces hommes, sur la vieillesse desquels nous
verserons un jour le poison de l'envie et du mépris. Quel homme respire,
qui ne corrompe ou ne soit corrompu? quel homme expire, qui n'emporte au
tombeau quelque outrage, don de ses amis? Je craindrais bien que ceux
qui dansent là devant moi ne fussent les premiers à me fouler un jour
sous leurs pieds. C'est ce qu'on a vu souvent. Les hommes ferment leurs
portes au soleil couchant.
(Les convives se lèvent de table en montrant un grand respect pour
Timon, et pour lui montrer leur affection, chacun d'eux prend une des
amazones, et ils dansent couple par couple: on joue deux ou trois airs
de hautbois, après quoi la danse et la musique cessent.)
TIMON.--Vous avez embelli nos plaisirs, belles dames, et donné un
nouveau charme à notre fête, qui n'eût pas été à moitié si brillante ni
si agréable sans vous; elle vous doit tout son prix et son éclat, et
vous m'avez rendu moi-même enchanté de ma propre invention. J'ai à vous
en remercier.
PREMIÈRE DAME.--Seigneur, vous nous jugez au mieux.
APÉMANTUS.--Oui, ma foi; car le pire est dégoûtant, et ne supporterait
pas qu'on y touchât, je pense.
TIMON.--Mesdames, il y a un petit banquet qui vous attend; veuillez bien
aller vous asseoir.
TOUTES ENSEMBLE.--Mille remerciements, seigneur.
(Elles sortent.)
TIMON.--Flavius!
FLAVIUS.--Seigneur!
TIMON.--Apportez-moi la petite cassette.
FLAVIUS.--Oui, monseigneur.--(_A part_.) Encore des bijoux? On ne peut
l'arrêter dans ses fantaisies; autrement je lui dirais....--Allons.--En
conscience, je devrais l'avertir. Quand tout sera dépensé, il voudrait
bien alors qu'on l'eût arrêté. C'est grand dommage que la libéralité
n'ait pas des yeux derrière: alors jamais un homme ne tomberait dans la
misère, victime d'un trop bon coeur.
PREMIER SEIGNEUR.--Nos serviteurs, où sont-ils?
UN SERVITEUR.--Les voici, seigneur, à vos ordres.
LUCIUS.--Nos chevaux.
TIMON.--Mes bons amis, j'ai encore un mot à vous dire Seigneur, je
vous en conjure, faites-moi l'honneur d'accepter ce bijou; daignez le
recevoir et le porter, mon cher ami!
LUCIUS.--Je suis déjà comblé de vos dons!
TOUS.--Nous le sommes tous!
(Entre un serviteur.)
LE SERVITEUR.--Seigneur, plusieurs membres du sénat sont descendus à
votre porte, et viennent vous visiter.
TIMON.--Ils sont les bienvenus.
FLAVIUS _rentre_.--J'en conjure votre Honneur, daignez écouter un mot,
il vous touche de près.
TIMON.--De près! oh bien! alors, je t'écouterai une autre fois. Je te
prie que tout soit préparé pour leur faire bon accueil.
FLAVIUS, _à part_.--Je ne sais trop comment.
(Entre un autre serviteur.)
LE SECOND SERVITEUR.--Seigneur, le noble Lucius, par un don de sa pure
amitié, vous a fait présent de quatre chevaux blanc de lait, avec leurs
harnais en argent.
TIMON.--Je les accepte bien volontiers; ayez soin que ce présent soit
dignement reconnu. (_Entre un troisième serviteur_.) Eh bien! qu'y
a-t-il de nouveau?
LE TROISIÈME SERVITEUR.--Sauf votre bon plaisir, mon seigneur; cet
honorable seigneur, Lucullus, vous invite à chasser avec lui demain
matin, et il vous envoie deux couples de lévriers.
TIMON.--Je chasserai avec lui: qu'on reçoive son présent, mais non sans
un noble retour.
FLAVIUS, _à part_.--Quelle sera la fin de tout ceci? Il nous ordonne
de pourvoir à tout, de rendre de riches présents, et tout cela avec un
coffre vide: et il ne veut pas examiner sa bourse, ni m'accorder un
moment pour lui démontrer à quelle indigence est réduit son coeur, qui
n'a plus les moyens d'effectuer ses voeux. Ses promesses excèdent si
prodigieusement sa fortune, que tout ce qu'il promet est une dette;
il doit pour chaque parole: il est assez bon pour payer encore les
intérêts. Ses terres sont toutes couchées sur leurs livres. Oh! que je
voudrais être doucement congédié de mon office, avant d'être forcé de le
quitter! Plus heureux l'homme qui n'a point d'amis à nourrir, que celui
qui est entouré d'amis plus funestes que les ennemis mêmes! Le coeur me
saigne de douleur pour mon maître.
(Il sort.)
TIMON.--Vous ne vous rendez pas justice; vous rabaissez trop votre
mérite. Voici, seigneur, cette bagatelle, comme un gage de notre amitié.
SECOND SEIGNEUR.--Je la reçois avec une reconnaissance particulière.
TROISIÈME SEIGNEUR.--Oh! il est l'essence même de la bonté.
TIMON.--A propos, seigneur, je me rappelle que vous avez vanté l'autre
jour un coursier bai que je montais. Il est à vous, puisqu'il vous a
plu.
LE SECOND SEIGNEUR.--Oh! je vous prie, seigneur, excusez-moi; je ne
puis....
TIMON.--Vous pouvez m'en croire, seigneur; je sais par expérience qu'on
ne loue bien que ce qui vous plaît: je juge des sentiments de mon ami
par les miens. Ce que je vous dis est la vérité. J'irai vous faire
visite.
TOUS LES SEIGNEURS.--Nul ne sera aussi bienvenu.
TIMON.--Je suis si reconnaissant de toutes vos visites que je ne puis
assez donner. Je voudrais pouvoir distribuer des royaumes à mes amis,
et je ne me lasserais jamais....--Alcibiade, tu es un guerrier, et par
conséquent rarement opulent: les bienfaits te sont dus, car tu vis sur
les morts, et toutes les terres que tu possèdes sont sur le champ de
bataille.
ALCIBIADE.--Oui, des terres souillées, seigneur.
PREMIER SEIGNEUR.--Nous vous sommes si redevables!
TIMON.--Et moi à vous.
SECOND SEIGNEUR.--Nous vous chérissons si infiniment!
TIMON.--Je suis tout à vous!--Des flambeaux.--Encore des flambeaux!
TROISIÈME SEIGNEUR.--Que la plus pure félicité, l'honneur et les
richesses ne vous abandonnent jamais, noble Timon.
TIMON.--Au, service de ses amis.
(Sortent Alcibiade, les seigneurs et autres.)
APÉMANTUS.--Quel tumulte ici! que d'inclinations de tête, que de
courbettes[4]! Je doute que toutes ces jambes vaillent les sommes dont
on paye leurs génuflexions. Amitié pleine d'une lie impure! Il me semble
que les hommes au coeur faux ne devraient pas avoir des jambes si
lestes.--C'est ainsi que d'honnêtes dupes prodiguent leurs richesses
pour des révérences.
[Note 4: _Serving of becks, and jutting out of bums. Beck_ veut dire
un salut fait avec la tête; _to serve a beck_, c'est saluer de la tête.
_Jutting out of bums_, littéralement prolongement du derrière, signifie
révérence, courbette.]
TIMON.--Voyons, Apémantus, si tu n'étais pas si bourru, tu éprouverais
mes bontés.
APÉMANTUS.--Non, je ne veux rien. Si tu allais me corrompre aussi,
voyons, il ne resterait plus personne pour se moquer de ta folie, et tu
ferais encore plus de sottises. Tu donnes tant, Timon, que je crains
bien que tu ne finisses par te donner toi-même[5]. A quoi bon ces fêtes,
ce luxe et ces vaines magnificences?
[Note 5: Il y a dans le texte: _thou wilt give thyself in paper_,
tu te donneras en papier. Un commentateur prétend qu'Apémantus entend
par-là que Timon se donnera en billets, en lettres de change.]
TIMON.--Ah! si tu commences à médire de la société, j'ai juré de ne pas
t'écouter. Adieu, et reviens chanter sur un ton plus aimable.
(Il sort.)
APÉMANTUS.--Allons: tu ne veux donc pas m'entendre à présent: eh bien,
tu ne m'entendras jamais; je te fermerai la porte du ciel[6]. Oh! est-il
possible que l'oreille des hommes soit sourde aux bons conseils, et non
à la flatterie!
(Il sort.)
[Note 6: «La porte du ciel.» Apémantus veut parler ici des bons
conseils qu'il refusera désormais à Timon.]
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Athènes.--Appartement dans la maison d'un sénateur.
_Entre un_ SÉNATEUR _avec des papiers à la main._
LE SÉNATEUR.--Et dernièrement cinq mille à Varron; il en doit neuf
mille à Isidore, ce qui, joint à ce qu'il me devait auparavant, fait
vingt-cinq mille.--Quoi! toujours cette rage de dépenser? Cela ne peut
pas durer; cela ne durera pas.--Si j'ai besoin d'argent, je n'ai qu'à
voler le chien d'un mendiant, et en faire présent à Timon: le chien me
battra monnaie.--Si je veux vendre mon cheval, et du prix en acheter
vingt autres meilleurs que lui, je n'ai qu'à donner à Timon, je ne
lui demande rien. Je le lui donne; aussitôt mon cheval me produit des
chevaux superbes.--Point de portier chez lui; mais un homme qui sourit à
tout le monde, et invite tous ceux qui passent. Cela ne peut durer; il
n'y a pas de raison pour croire sa fortune solide. Caphis, holà! Caphis.
(Entre Caphis.)
CAPHIS.--Me voilà, seigneur; que désirez-vous de moi?
LE SÉNATEUR.--Mettez votre manteau, et courez chez le seigneur Timon:
demandez lui avec importunité mon argent, qu'un léger refus ne vous
arrête pas; n'allez pas vous laisser fermer la bouche par un: «Faites
mes compliments à votre maître,» le bonnet tournant ainsi dans la main
droite. Dites-lui que mes besoins crient après moi, et que c'est à mon
tour à me servir de ce qui m'appartient. Tous les jours de délais et de
grâce sont passés; et par trop de confiance à ses vaines promesses, j'ai
altéré mon crédit. J'aime et j'honore Timon; mais je ne dois pas me
rompre les reins pour lui guérir le doigt; mes besoins sont pressants;
il faut que je sois satisfait immédiatement sans être bercé par des
paroles. Partez; prenez un air des plus importuns, un visage de
demandeur, car je crains bien que le seigneur Timon, qui maintenant
brille comme un phénix, ne soit bientôt plus qu'une mouette plumée,
quand chaque plume sera rendue à l'aile à laquelle elle appartient.
CAPHIS.--J'y vais, seigneur.
LE SÉNATEUR.--«J'y vais, seigneur?»--Portez donc les billets, et
prenez-en les dates en compte.
CAPHIS.--Oui, seigneur.
LE SÉNATEUR.--Allez.
SCÈNE II
Un appartement de la maison de Timon.
_Entre_ FLAVIUS _tenant plusieurs billets à la main_.
FLAVIUS.--Point de soin, pas un temps d'arrêt! Si insensé dans ses
dépenses, qu'il ne veut pas savoir comment les continuer ni arrêter le
torrent de ses extravagances! Ne se demandant jamais comment l'argent
sort de ses mains; ne se préoccupant pas davantage du temps que cela
durera. Jamais homme ne fut aussi fou et aussi bon! Que faire?--Il ne
voudra rien écouter qu'il ne sente le mal.--Il faut que je sois franc
avec lui à son retour de la chasse. Fi donc! fi donc! fi donc!
(Entrent Caphis et des serviteurs d'Isidore et de Varron[7]).
[Note 7: Les valets se donnent entre eux le nom de leurs maîtres.]
CAPHIS.--Salut, Varron. Quoi, vous venez chercher de l'argent?
LE SERVITEUR DE VARRON.--N'est-ce pas aussi ce qui vous amène?
CAPHIS.--Oui; et vous aussi, Isidore?
LE SERVITEUR D'ISIDORE.--Justement.
CAPHIS.--Plaise au ciel que nous soyons tous payés!
LE SERVITEUR DE VARRON.--C'est de quoi je doute.
CAPHIS.--Voici le patron.
(Entrent Timon, Alcibiade, seigneurs, etc.)
TIMON.--Mon cher Alcibiade, aussitôt après le dîner nous nous remettrons
en campagne.--Est-ce à moi que vous voulez parler? Eh bien! que
voulez-vous?
CAPHIS.--Seigneur, c'est la note de certaines dettes....
TIMON.--Des dettes? D'où êtes-vous?
CAPHIS.--D'Athènes, seigneur.
TIMON.--Allez trouver mon intendant.
CAPHIS.--Ne vous déplaise, seigneur, il m'a remis tout le mois, de
jour en jour, pour le payement. Un besoin pressant force mon maître
à demander son argent; il vous supplie d'agir avec votre noblesse
ordinaire et de faire justice à sa requête.
TIMON.--Mon bon ami, revenez demain matin, je vous en prie.
CAPHIS.--Mais, seigneur....
TIMON.--Allons cessez, mon ami.
LE SERVITEUR DE VARRON.--Un serviteur de Varron, seigneur.
LE SERVITEUR D'ISIDORE.--C'est de la part d'Isidore; il vous prie
humblement de le rembourser promptement.
CAPHIS.--Seigneur, si vous connaissiez quel est le besoin de mon
maître....
LE SERVITEUR DE VARRON.--Le terme est échu, seigneur, depuis plus de six
semaines.
LE SERVITEUR D'ISIDORE.--Votre intendant me renvoie toujours, seigneur,
et mes ordres sont de m'adresser directement à votre Seigneurie.
TIMON.--Eh! laissez-moi respirer.--Je vous en prie, allez toujours
devant, mes bons seigneurs; je vous rejoins à l'instant. (_Alcibiade et
les Seigneurs sortent._) (_A Flavius._) Venez ici, je vous prie, que
se passe-t-il que je sois assailli par ces clameurs et ces demandes de
billets différés, des dettes arriérées qui font tort à mon honneur?
FLAVIUS.--Messieurs, avec votre permission, le moment n'est pas
convenable pour parler affaires; ne nous importunez plus, attendez après
le dîner; donnez-moi le temps d'expliquer à sa Seigneurie pourquoi vous
n'avez pas été payés.
TIMON.--Oui, mes amis, attendez.--Ayez soin de les bien traiter.
(Timon sort.)
FLAVIUS.--Écoutez-moi, je vous prie.
(Il sort.)
(Entrent Apémantus et un fou.)
CAPHIS.--Restez, restez, voici le fou qui vient avec Apémantus;
amusons-nous un moment avec eux.
LE SERVITEUR DE VARRON.--Qu'il aille se faire pendre; il va nous
injurier.
LE SERVITEUR D'ISIDORE.--Que la peste l'étouffe, le chien!