(Il meurt.)
SECOND SOLDAT.--Parlons lui.
PREMIER SOLDAT.--Écoutons-le; ce qu'il dit pourrait intéresser César.
TROISIÈME SOLDAT.--Oui, écoutons; mais il dort.
PREMIER SOLDAT.--Je crois plutôt qu'il se meurt, car jamais on n'a fait
une pareille prière pour dormir.
SECOND SOLDAT.--Allons à lui.
TROISIÈME SOLDAT.--Éveillez-vous, éveillez-vous, seigneur; parlez-nous.
SECOND SOLDAT.--Entendez-vous, seigneur?
PREMIER SOLDAT.--Le bras de la mort l'a atteint. (_Roulement de tambour
dans l'éloignement_.) Écoutez, les tambours réveillent l'armée par leurs
roulements solennels. Portons-le au corps-de-garde; c'est un guerrier de
marque. Notre heure de faction est bien passée.
SECOND SOLDAT.--Allons, viens; peut-être reviendra-t-il à lui.
SCÈNE X
La scène se passe entre les deux camps.
ANTOINE, SCARUS _et l'armée._
ANTOINE.--Leurs dispositions annoncent un combat sur mer; nous ne leur
plaisons guère sur terre.
SCARUS.--On combattra sur mer et sur terre, seigneur.
ANTOINE.--Je voudrais qu'ils pussent nous attaquer aussi dans l'air,
dans le feu, nous y combattrions aussi. Mais voici ce qu'il faut faire.
Notre infanterie restera avec nous sur les collines qui rejoignent la
ville. Les ordres sont donnés sur mer. La flotte est sortie du port;
avançons afln de pouvoir aisément reconnaître leur ordre de bataille et
observer leurs mouvements.
(Ils sortent.)
CÉSAR _entre avec son armée_.--À moins que nous ne soyons attaqués, nous
ne ferons aucun mouvement sur terre; et, suivant mes conjectures, il
n'en sera rien; car ses meilleures troupes sont embarquées sur ses
galères. Gagnons les vallées, et prenons tous nos avantages.
(Ils sortent.)
(Rentrent Antoine et Scarus.)
ANTOINE.--Il ne se sont pas rejoints encore. De l'en-droit où ces pins
s'élèvent je pourrai tout voir, et dans un moment je reviens t'apprendre
quelle est l'issue probable de la journée.
(Il sort.)
SCARUS.--Les hirondelles ont bâti leurs nids dans les voiles de
Cléopâtre.--Les augures disent qu'ils ne savent pas, qu'ils ne peuvent
pas dire... Ils ont un air consterné, et ils n'osent révéler ce qu'ils
pensent. Antoine est vaillant et découragé; par accès sa fortune
inquiète lui donne l'espérance et la crainte de ce qu'il a et de ce
qu'il n'a pas.
(Bruit dans l'éloignement, comme celui d'un combat naval.)
ANTOINE _rentre_.--Tout est perdu! l'infâme Égyptienne m'a trahi! ma
flotte s'est rendue à l'ennemi; j'ai vu mes soldats jeter leurs casques
en l'air, et boire avec ceux de César, comme des amis qui se retrouvent
après une longue absence; ô femme trois fois prostituée[32], c'est toi
qui m'as vendu à ce jeune novice!... Ce n'est plus qu'avec toi seul que
mon coeur est en guerre. Dis-leur à tous de fuir; car dès que je me
serai vengé de mon enchanteresse, tout sera fini pour moi. Va-t'en.
Dis-leur à tous de fuir. (_Scarus sort_.) O soleil! je ne verrai plus
ton lever. C'est ici que nous nous disons adieu. Antoine et la fortune
se séparent ici.--C'est donc là que tout en est venu! Ces coeurs qui
suivaient mes pas comme des chiens, dont je comblais tous les désirs, se
sont évanouis, et prodiguent leurs faveurs à César, qui est dans toute
sa fleur. Le pin qui les couvrait de son ombre est dépouillé de toute
son écorce. Je suis trahi! Perfide coeur d'Égyptienne! Cette fatale
enchanteresse, dont le regard m'envoyait au combat ou me rappelait
auprès d'elle, dont le sein était mon diadème et le but de mes travaux;
telle qu'une véritable Égyptienne[33], elle m'a entraîné dans le fond de
l'abîme par un tour de gibecière[34]. Éros! Éros!
[Note 32: _Triple turn'd whore_. Elle s'était donnée d'abord à Jules
César, dont elle avait eu besoin, puis à Antoine, et enfin il voit
qu'elle le trompe déjà pour Octave.]
[Note 33: _Gipsy_ est encore employé ici pour signifier Égyptienne
d'Égypte et Égyptienne moderne, cette caste vagabonde si bien peinte par
l'auteur de _Tom Jones_, et de nos jours par sir Walter Scott dans _Guy
Mannering_.]
[Note 34: On plie une bourse de cuir ou une ceinture en plusieurs
plis, on la pose sur une table, un des plis semble présenter le milieu
de la ceinture, celui qui y enfonce un poinçon croit tenir bien ferme au
milieu de la ceinture, tandis que celui avec qui il joue la prend par
les deux bouts et l'enlève.]
(Entre Cléopâtre.)
ANTOINE.--Ah! magicienne! va-t'en!
CLÉOPATRE.--D'où vient ce courroux de mon seigneur contre son amante?
ANTOINE.--Disparais ou je vais te donner la récompense que tu mérites,
et faire tort au triomphe de César. Qu'il s'empare de toi et te montre
en spectacle à la populace de Rome; va suivre son char au milieu des
huées, comme le plus grand opprobre de ton sexe. Tu seras exposée aux
regards des rustres, comme un monstre étrange, pour quelque vile obole.
Et puisse la patiente Octavie défigurer ton visage de ses ongles,
qu'elle laisse croître pour sa vengeance! (_Cléopâtre sort._) Tu as bien
fait de fuir, s'il est bon de vivre. Mais tu aurais gagné à expirer sous
ma rage; une mort eût pu éviter mille morts...--Éros, ici!--La chemise
de Nessus m'enveloppe. Alcide, ô toi! mon illustre ancêtre, enseigne-moi
tes fureurs, que je lance comme toi Lychas sur les cornes de la lune[35],
et prête-moi ces mains robustes qui soulevaient ton énorme massue, que
je m'anéantisse moi-même. La magicienne mourra. Elle m'a vendu à ce
petit Romain, et je péris victime de ses complots. Elle mourra.--Éros,
où es-tu?
(Il sort.)
[Note 35: _Let me lodge Lychas on the horns of the moon_, ce
que Letourneur traduit par lancer Lychas dans le sein des nuages
ensanglantés, pour se rapprocher de l'expression de Sénèque, qui dans
son _Hercule_ peint Lychas lancé dans l'air teignant les nuages de son
sang, et écrasé contre un rocher. C'est ce Lychas qui avait apporté à
Hercule la chemise de Déjanire, qui l'avait reçue du centaure Nessus.]
SCÈNE XI
Alexandrie.--Appartement du palais.
CLÉOPATRE, CHARMIANE, IRAS, MARDIAN.
CLÉOPATRE.--Secourez-moi, mes femmes. Oh! il est plus furieux que ne le
fut Télamon, frustré du bouclier d'Achille; et le sanglier de Thessalie
ne se montra jamais plus menaçant.
CHARMIANE.--Venez au tombeau de Ptolémée. Enfermez-vous là, et envoyez
lui annoncer que vous êtes morte. L'âme ne se sépare pas du corps avec
plus de douleur que l'homme de sa grandeur.
CLÉOPATRE.--Allons au tombeau[36]... Mardian, va lui annoncer que je me
suis tuée. Dis-lui que le dernier mot que j'ai prononcé était _Antoine_,
et fais-lui, je t'en conjure, un récit attendrissant. Pars, Mardian, et
reviens m'apprendre comment il prend ma mort.... Au monument...
[Note 36: Mausolée près du temple d'Isis, que Cléopâtre avait fait
bâtir pour sa sépulture, selon la coutume des rois d'Égypte.]
SCÈNE. XII
Alexandrie.--Un autre appartement du palais.
ANTOINE, ÉROS.
ANTOINE.--Éros, tu me vois encore!
ÉROS.--Oui, mon noble maître.
ANTOINE.--Tu as vu quelquefois un nuage qui ressemble à un dragon, une
vapeur qui nous représente un ours ou un lion, une citadelle avec des
tours, un rocher pendant, un mont à double cime, ou un promontoire
bleuâtre couronné de forêts qui se balancent sur nos têtes; tu as vu ces
images qui sont les spectacles que nous offre le sombre crépuscule?
ÉROS.--Oui, seigneur.
ANTOINE.--Ce qui nous paraît un coursier est effacé en moins d'une
pensée par la séparation des nuages, et se confond avec eux comme l'eau
dans l'eau.
ÉROS.--Oui, seigneur.
ANTOINE.--Eh bien! bon serviteur, cher Éros, ton général n'est plus
qu'une de ces formes imaginaires. Je suis encore Antoine, mais je ne
puis plus garder ce corps visible, mon serviteur.--C'est pour l'Égypte
que j'ai entrepris cette guerre, et la reine, dont je croyais posséder
le coeur, car elle possédait le mien, mon coeur qui, pendant qu'il était
à moi, s'était attaché un million de coeurs, perdus maintenant; elle,
qui a arrangé les cartes avec César, et, par un jeu perfide, a livré ma
gloire au triomphe de mon ennemi.--Non, ne pleure pas, cher Éros; pour
finir mes destins, je me reste à moi-même. (_Entre Mardian._) Oh! ta
vile maîtresse! elle m'a volé mon épée!
MARDIAN.--Non, Antoine, ma maîtresse vous aimait, et elle a associé sans
réserve sa fortune à la vôtre.
ANTOINE.--Loin de moi, eunuque insolent; tais-toi. Elle m'a trahi, il
faut qu'elle meure.
MARDIAN.--La mort est une dette que chacun ne peut payer qu'une fois,
et elle l'a déjà acquittée. Ce que vous vouliez faire est fait; elle
a prévenu votre bras; et le dernier mot qu'elle a prononcé, c'est:
_Antoine, généreux Antoine!_ Elle a voulu encore prononcer votre nom,
mais un dernier gémissement l'a laissé à moitié prononcé entre ses
lèvres et son coeur; elle a expiré avec votre nom enseveli dans son
sein.
ANTOINE.--Elle est morte?
MARDIAN.--Morte.
ANTOINE.--Éros, ôte-moi mon armure: la tâche de la longue journée est
finie, et il est temps de dormir. Tiens-toi pour bien payé de ton
message, puisque tu sors vivant de ces lieux. Va-t'en. (_Mardian sort_.)
Ôte-moi cette armure, le septuple bouclier d'Ajax ne peut comprimer les
battements de mon coeur. O mes flancs! brisez-vous; toi, mon coeur,
sois une fois plus fort que la chair qui t'emprisonne.--Dépêche, Éros,
dépêche. Je ne suis plus un guerrier.--Débris de mon armure, allez
loin de moi, vous avez été portés avec honneur.--Laissez-moi seul
un moment.--(_Éros sort_.) O Cléopâtre! je je vais te rejoindre, et
implorer ton pardon par mes larmes. Allons, il faut finir, tout délai
est un nouveau supplice. Puisque la torche est éteinte, couchons-nous et
n'allons pas plus loin. Maintenant toute résistance serait inutile, et
nuirait au lieu de servir. La force s'embarrasse de ses propres
efforts; apposons notre sceau, et tout est fini.--Éros!--Je viens, ô ma
reine!--Éros!--Attends-moi dans ces lieux, où les ombres reposent sur
les fleurs. Là, les mains dans les mains, nous fixerons sur nous les
regards des ombres attirées par l'héroïque majesté de nos mânes.
Didon et son Énée verront leur cour déserte, et toute la foule nous
suivra.--Éros! Viens donc!
(Éros paraît.)
ÉROS.--Que veut mon maître?
ANTOINE.--Depuis que Cléopâtre n'est plus, j'ai vécu avec tant de
déshonneur que les dieux abhorrent ma bassesse. Moi, qui avec mon épée
partageais l'univers, moi qui construisit sur le dos verdâtre de Neptune
des cités avec mes vaisseaux, je m'accuse de manquer du courage d'une
femme. Mon âme est moins noble que la sienne, elle qui par sa mort dit à
notre César: Je n'ai d'autre vainqueur que moi-même.--Éros, tu m'as juré
que, si jamais les circonstances l'exigeaient (et elles l'exigent bien
maintenant), quand je me verrais poursuivi par une suite de malheurs et
d'horreurs inévitables, alors, sur mon ordre, tu me donnerais la mort.
Fais-le, le temps est venu. Ce n'est pas moi que tu frapperas; c'est
César que tu vas priver du fruit de la victoire. Rappelle la couleur sur
tes joues.
ÉROS.--Que les dieux m'en gardent! Ferais-je ce que n'ont pu faire tous
les traits des Parthes ennemis, lancés vainement contre vous?
ANTOINE.--Cher Éros, voudrais-tu donc, des fenêtres de la vaste Rome,
voir ton maître les bras croisés, courbant son front humilié et le
visage dompté par une honte pénétrante, tandis que l'heureux César,
marchant devant lui dans son char, raillerait la bassesse de celui qui
le suit?
ÉROS.--Non, je ne voudrais pas le voir.
ANTOINE.--Approche donc: car il n'y a qu'une blessure qui puisse me
guérir. Allons, tire ton épée fidèle, qui dans tes mains fut tant de
fois utile à ta patrie.
ÉROS.--Ah! seigneur, pardonnez!
ANTOINE.--Quand je t'ai affranchi, ne juras-tu pas de faire ce que je te
demande ici dès que je te l'ordonnerais? Obéis, ou je regarderai tous
tes services passés comme des accidents involontaires; tire ton épée et
approche.
ÉROS.--Détournez donc de moi ce noble visage, fait pour être adoré de
l'univers entier.
ANTOINE, _détournant son visage_.--Allons.
ÉROS.--Mon épée est tirée.
ANTOINE.--Alors, fais tout de suite la chose pour laquelle tu l'as
tirée.
ÉROS.--Mon cher maître, mon général, mon souverain, permettez qu'avant
de frapper ce coup sanglant je vous dise adieu.
ANTOINE.--Tu l'as dit, ami. Adieu.
ÉROS.--Adieu, mon illustre chef. Frapperai-je?
ANTOINE.--A l'instant, Éros.
ÉROS.--Eh bien! ici alors... (_Il se jette sur son épée_.) C'est ainsi
que j'échappe à la douleur d'immoler Antoine.
(Il expire.)
ANTOINE.--O toi! qui es trois fois plus noble que moi! brave Éros, tu
m'apprends ce que je devrais et ce que tu n'as pu faire. Ma reine et le
fidèle Éros ont, par leur courageux exemple, gagné sur moi de la gloire
dans l'histoire. Mais je serai comme un nouvel époux pour la mort, et je
vole dans ses bras comme au lit de mon amante. Allons, c'en est fait,
Éros, ton maître meurt selon ton exemple. Voilà ce que tu m'as appris.
(_Il se précipite sur son épée_.) Comment, pas mort encore? pas mort?
Holà, gardes! Oh! achevez-moi!
(Entrent Dercétas et la garde).
PREMIER GARDE.--D'où viennent ces cris?
ANTOINE.--Amis, j'ai mal fait mon ouvrage... Oh! achevez ce que j'ai
commencé.
SECOND GARDE.--L'astre est tombé.
PREMIER GARDE.--Sa période est achevée.
TOUS.--Hélas! ô malheur!
ANTOINE.--Que celui de vous qui m'aime achève ma mort.
PREMIER GARDE.--Pas moi.
SECOND GARDE.--Ni moi.
TROISIÈME GARDE.--Ni personne.
(Ils sortent.)
DERCÉTAS.--Ta fortune et ta mort font déserter tes amis. Que je montre
seulement cette épée à César, et avec cette nouvelle je suis sûr d'être
bien accueilli.
(Diomède entre.)
DIOMÈDE.--Où est Antoine?
DERCÉTAS.--Là, Diomède, là.
DIOMÈDE.--Est-il en vie?--Veux-tu répondre?
(Dercétas sort.)
ANTOINE.--Est-ce toi, Diomède? Tire ton épée et frappe; que j'achève de
mourir.
DIOMÈDE.--Illustre souverain, ma maîtresse Cléopâtre m'envoie vers toi.
ANTOINE.--Quand t'a-t-elle envoyé?
DERCÉTAS.--Dans le moment, seigneur.
ANTOINE.--Où est-elle?
DIOMÈDE.--Elle est enfermée dans son monument: elle avait un
pressentiment de ce qui est arrivé. Lorsqu'elle a vu que vous la
soupçonniez, soupçon dont on ne trouvera jamais la preuve, de s'être
arrangée avec César, et que rien ne pouvait apaiser vos fureurs, elle
vous a fait annoncer qu'elle était morte; mais ensuite, craignant
l'effet de cette nouvelle, elle m'envoie vous déclarer la vérité, et je
viens, je le crains bien, trop tard.
ANTOINE.--Trop tard, bon Diomède. Appelle mes gardes, je te prie.
DIOMÈDE.--Holà! les gardes de l'empereur! Gardes, avancez, votre
seigneur vous appelle.
(Les gardes entrent.)
ANTOINE.--Portez-moi, mes bons amis, aux lieux où est Cléopâtre; c'est
le dernier service que je vous demanderai.
UN GARDE.--Nous sommes désolés, seigneur, que vous ne puissiez pas
survivre au dernier de tous vos fidèles serviteurs.
TOUS.--O jour de calamité!
ANTOINE.--Allons, mes chers camarades, ne faites pas au sort barbare
l'honneur de vos larmes; souhaitez la bienvenue aux coups qui viennent
nous frapper. C'est se venger de lui que de les recevoir avec
insouciance. Soulevez-moi; je vous ai conduit souvent: portez-moi à
votre tour, mes bons amis, et recevez tous mes remerciements. (Ils
sortent, emportant Antoine.)
SCÈNE XIII
Alexandrie.--Un mausolée.
_On voit sur une galerie_ CLÉOPATRE, CHARMIANE ET IRAS.
CLÉOPATRE.--O Charmiane! c'en est fait, je ne sors plus d'ici!
CHARMIANE.--Consolez-vous, madame.
CLÉOPATRE.--Non, je ne le veux pas... Les événements les plus étranges
et les plus terribles seront les bienvenus; mais je dédaigne les
consolations. L'étendue de ma douleur doit égaler la grandeur de sa
cause. (_A Diomède, qui revient_.) Comment? est-il mort?
DIOMÈDE.--Pas encore, madame, mais la mort est sur lui. Regardez de
l'autre côté du monument, ses gardes l'ont apporté jusqu'ici.
(Antoine paraît, porté par ses gardes.)
CLÉOPATRE.--O soleil! consume la sphère où tu te meus, et qu'une nuit
éternelle couvre le visage changeant du monde!--O Antoine! Antoine!
Antoine!--Aide-moi, Charmiane; aide-moi, Iras. Mes amis, secondez-nous;
élevons-le jusqu'à moi.
ANTOINE.--Calmez-vous; ce n'est pas sous la valeur de César qu'Antoine
succombe, Antoine seul a triomphé de lui-même.
CLÉOPATRE.--Il en devait être ainsi: nul autre qu'Antoine ne devait
triompher d'Antoine; mais malheur à moi qu'il en soit ainsi!
ANTOINE.--Je meurs, reine d'Égypte, je meurs; cependant j'implore de
la mort un moment pour que je puisse déposer sur tes lèvres encore un
pauvre baiser, le dernier de tant de baisers.
CLÉOPATRE.--Je n'ose, cher amant; cher Antoine, pardonne; mais je n'ose
descendre, je crains d'être surprise... Jamais ce César, que la fortune
accable de ses dons, ne verra son orgueilleux triomphe décoré de ma
personne... Si les poignards ont une pointe, les poisons de la force,
les serpents un dard, je suis en sûreté. Jamais ta sage Octavie, avec
son regard modeste et sa froide résolution, ne jouira du triomphe de me
contempler; mais viens, viens, cher Antoine. Aidez-moi, mes femmes; il
faut que nous le montions ici; bons amis, secondez-moi[37].
[Note 37: «Toutefois Cléopâtre ne voulut pas ouvrir les portes; mais
elle se vint mettre à des fenêtres hautes, et dévala en bas quelques
chaînes et cordes, dedans lesquelles on empaqueta Antoine, et elle,
avec deux de ses femmes, le tira amont. Ceux qui furent présents à ce
spectacle, disent qu'il ne fut oncques chose si piteuse à voir.»]
ANTOINE.--O hâtez-vous, ou je m'en vais!
CLÉOPATRE.--Ceci est un jeu, en vérité. Comme mon seigneur est lourd! La
douleur a épuisé nos forces, et ajoute un nouveau poids à son corps. Ah!
si j'avais la puissance de l'immortelle Junon, Mercure t'enlèverait sur
ses robustes ailes, et te placerait à côté de Jupiter... Mais viens,
viens. Ceux qui font des souhaits sont toujours fous. Oh! viens, viens,
viens. (_Ils enlèvent et montent Antoine._) Et sois le bienvenu, le
bienvenu auprès de moi... Meurs là où tu as vécu; que mes baisers te
raniment. Ah! si mes lèvres avaient ce pouvoir, je les userais à force
de baisers.
TOUS.--O douloureux spectacle!
ANTOINE.--Je meurs, Égyptienne, je meurs... Donnez-moi un peu de vin
pour que je puisse prononcer encore quelques paroles.
CLÉOPATRE.--Non, laisse-moi parler plutôt, laisse-moi accuser si
hautement la fortune; que la fortune, perfide ouvrière, brise son
rouet[38] dans le dépit que lui causeront mes outrages.
[Note 38: _False housewife fortune break her wheel; wheel_ veut
dire _rouet_ aussi bien que _roue_, et le rapport qui existe entre
_housewife_ et _wheel_ (rouet) nous a décidé à adopter ce sens en dépit
de la mythologie. Peut-être Shakspeare a-t-il confondu la Fortune avec
la Destinée, qui file la vie des hommes, quoique ce ne soit pas non plus
avec un rouet qu'on représente les Parques.]
AKTOINE.--Un mot, chère reine; assurez auprès de César votre honneur et
votre sûreté... Ah!
CLÉOPATRE.--Ces deux choses ne vont pas ensemble.
ANTOINE.--Chère Cléopâtre, écoutez-moi: de tous ceux qui entourent
César, ne vous fiez qu'à Proculéius.
CLÉOPATRE.--Je me fierai à ma résolution et à mes mains, et non à aucun
des amis de César.
ANTOINE.--N'allez point gémir, ni vous lamenter sur le déplorable
changement qui m'arrive au terme de ma carrière; charmez plutôt vos
pensées par le souvenir de ma fortune passée, lorsque j'étais le plus
noble, le plus grand prince de l'univers; je ne meurs pas aujourd'hui
honteusement ni lâchement, je ne cède pas mon casque à mon compatriote;
je suis un Romain vaincu avec honneur par un Romain. Ah! mon âme
s'envole. Je n'en puis plus.
(Antoine expire.)
CLÉOPATRE.--O le plus généreux des mortels, veux-tu donc mourir? Tu n'as
donc plus souci de moi?... Resterai-je dans ce monde insipide, qui, sans
toi, n'est plus qu'un bourbier fangeux.--O mes femmes, voyez! Le roi de
la terre s'anéantit... Mon seigneur!... Oui, le laurier de la guerre est
flétri; la colonne des guerriers est renversée. Désormais les enfants et
les filles timides marcheront de pair avec les hommes. Les prodiges sont
finis, et après Antoine il ne reste plus rien de remarquable sous la
clarté de la lune.
(Elle s'évanouit.)
CHARMIANE.--Ah! calmez-Vous, madame.
IRAS.--Elle est morte aussi, notre maîtresse.
CHARMIANE.--Reine...
IRAS.--Madame...
CHARMIANE.--O madame! madame! madame!
IRAS.--Reine d'Égypte! souveraine...
CHARMIANE.--Tais-toi, tais-toi, Iras...
CLÉOPATRE.--Non, je ne suis plus qu'une femme, et assujettie aux mêmes
passions que la servante qui trait les vaches et exécute les plus
obscurs travaux. Il m'appartiendrait de jeter mon sceptre aux dieux
barbares, et de leur dire que cet univers fut égal à leur Olympe
jusqu'au jour où ils m'ont enlevé mon trésor.--Tout n'est plus que
néant. La patience est une sotte et l'impatience est devenue un chien
enragé... Est-ce donc un crime de se précipiter dans la secrète demeure
de la mort, avant que la mort ose venir à nous? Comment êtes-vous, mes
femmes? Allons, allons, bon courage! Allons, voyons, Charmiane! Mes
chères filles!... Ah! femmes, femmes, voyez, notre flambeau est
éteint. (_Aux soldats d'Antoine._)--Bons amis, prenez courage,
nous l'ensevelirons; ensuite, ce qui est brave, ce qui est noble,
accomplissons-le en digne Romaine, et que la mort soit fière de nous
prendre. Sortons: l'enveloppe qui renfermait cette grande âme est
glacée. O mes femmes, mes femmes! suivez-moi, nous n'avons plus d'amis,
que notre courage et la mort la plus courte.
(Elles sortent; on emporte le corps d'Antoine.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Le théâtre représente le camp de César.
CÉSAR, AGRIPPA, DOLABELLA, MÉCÈNE, GALLUS, _suite_.
CÉSAR.--Va le trouver, Dolabella; dis-lui de se rendre, dis-lui que,
dépouillé de tout comme il l'est, c'est se jouer de nous que de tant
différer.
DOLABELLA.--J'y vais, César.
(Il sort.)
(Dercétas entre, tenant l'épée d'Antoine.)
CÉSAR.--Pourquoi cette épée, et qui es-tu pour oser paraître ainsi
devant nous?
DERCÉTAS.--Je m'appelle Dercétas. Je servais Marc Antoine, le meilleur
des maîtres, et qui méritait les meilleurs serviteurs. Je ne l'ai point
quitté, tant qu'il a été debout et qu'il a parlé, et je ne supportais la
vie que pour la dépenser contre ses ennemis. S'il te plaît de me prendre
à ton service; ce que je fus pour Antoine, je le serai pour César. Si tu
ne le veux pas, je t'abandonne ma vie.
CÉSAR.--Qu'est-ce que tu dis?
DERCÉTAS.--Je dis à César qu'Antoine est mort.
CÉSAR.--La chute d'un si grand homme aurait dû faire plus de bruit.
La terre aurait dû lancer les lions dans les rues des cités, et les
habitans des cités dans les antres des lions.--La mort d'Antoine n'est
pas le trépas d'un seul. Il y avait dans son nom la moitié de l'univers.
DERCÉTAS.--Il est mort, César, non par la main d'un ministre public de
la justice, non par un fer emprunté. Mais ce même bras qui inscrivait
son honneur sur toutes ses actions a déchiré le coeur qui lui prêtait ce
courage invincible. Voilà son épée, je l'ai dérobée à sa blessure; tu la
vois teinte encore de son noble sang.
CÉSAR.--Vous avez l'air triste, mes amis.--Que les dieux me retirent
leur faveur, si ces nouvelles ne sont pas faites pour mouiller les yeux
des rois.
AGRIPPA.--Et il est étrange que la nature nous force à gémir sur les
actions que nous avons poursuivies avec le plus d'acharnement.
MÉCÈNE.--Ses vices et ses vertus se balançaient également.
AGRIPPA.--Jamais âme plus rare n'a gouverné l'humanité. Mais vous,
dieux, vous voulez nous laisser toujours quelques faiblesses pour faire
de nous des hommes. César s'attendrit.
MÉCÈNE.--Quand un si grand miroir est offert à ses yeux, il faut bien
qu'il se voie.
CÉSAR.--O Antoine, je t'ai poursuivi jusque-là!--Mais nous sommes
nous-mêmes les auteurs de nos maux. Il fallait ou que je fusse offert
moi-même à tes regards dans cet état d'abaissement, ou que je fusse
spectateur du tien. Nous ne pouvions habiter ensemble dans l'univers.
Mais laisse-moi pleurer avec des larmes de sang sur toi, mon frère, mon
collègue dans toutes mes entreprises, mon associé à l'empire, mon ami
et mon compagnon au premier rang des batailles; le bras de mon
propre corps, le coeur où le mien allumait son courage... Que nos
inconciliables étoiles aient ainsi divisé nos égales fortunes, pour en
venir là! Écoutez-moi, mes dignes amis... Mais non, je vous dirai mes
pensées dans un moment plus convenable.
(Entre un messager.)
CÉSAR.--Le message de cet homme se devine dans son air; nous entendrons
ce qu'il dira.--D'où viens-tu?
LE MESSAGER.--Je ne suis encore qu'un pauvre Égyptien: la reine, ma
maîtresse, confinée dans le seul asile qui lui reste, dans son tombeau,
désire être instruite de vos intentions pour pouvoir se préparer au
parti que la nécessité la forcera d'embrasser.
CÉSAR.--Dis-lui d'avoir bon courage; elle apprendra bientôt, par
quelqu'un des nôtres, quel traitement honorable et doux nous lui
réservons. César ne peut vivre que pour être généreux.
LE MESSAGER.--Que les dieux te gardent donc!
(Le messager sort.)
CÉSAR.--Approche, Proculéius; pars, et dis à la reine qu'elle ne craigne
de nous aucune humiliation; donne-lui les consolations qu'exigera la
nature de ses chagrins, de peur que dans le sentiment de sa grandeur
elle ne déjoue nos intentions par quelque coup mortel. Cléopâtre,
conduite vivante à Rome, éterniserait notre triomphe.--Va, et reviens
en diligence m'apprendre ce qu'elle t'aura dit, et comment tu l'auras
trouvée.
PROCULÉIUS.--J'obéis, César.
CÉSAR.--Gallus, accompagne-le.--Où est Dolabella, pour seconder
Proculéius?
(Gallus sort.)
AGRIPPA et MÉCÈNE.--Dolabella!
CÉSAR.--Laissez-le; je me rappelle maintenant de quel emploi je l'ai
chargé... Il sera prêt à temps.--Suivez-moi dans ma tente; vous allez
voir avec quelle répugnance j'ai été engagé dans cette guerre, quelle
douceur et quelle modération j'ai toujours mises dans mes lettres. Venez
vous en convaincre par toutes les preuves que je puis vous montrer.
SCÈNE II
Alexandrie.--Intérieur du mausolée.
_Entrent_ CLÉOPATRE, CHARMIANE ET IRAS.
CLÉOPATRE.--Mon désespoir commence à se calmer. C'est un pauvre honneur
que d'être César; il n'est pas la fortune, mais seulement son esclave et
un agent de ses volontés. Il est grand de faire ce qui met un terme à
toutes les autres actions, ce qui enchaîne les accidents, emprisonne
toutes les vicissitudes, ce qui endort et empêche désormais de sentir
cette boue qui nourrit le mendiant et César.
(Proculéius, Gallus et des soldats viennent à la porte du mausolée.)
PROCULÉIUS.--César m'envoie saluer la reine d'Égypte, et vous demander
de sa part quels désirs raisonnables vous voulez qu'il vous accorde.
CLÉOPATRE.--Quel est ton nom?
PROCULÉIUS.--Mon nom est Proculéius.
CLÉOPATRE, _de l'intérieur du mausolée_.--Antoine m'a parlé de toi, il
m'a recommandé de te donner ma confiance; mais je ne m'embarrasse guère
qu'on me trompe, je n'ai aucun usage à faire de la confiance. Si ton
maître est jaloux de voir une reine à ses pieds, tu lui déclareras
qu'une reine ne peut, sans avilir sa majesté, demander moins qu'un
royaume. S'il lui plait de me donner, pour mon fils, l'Égypte conquise,
il me rendra ce qui m'appartient, et je fléchirai le genou devant lui
avec reconnaissance.
PROCULÉIUS.--Ayez bon courage; vous êtes tombée dans des mains royales;
ne craignez rien. Livrez votre sort à mon maître avec une pleine
confiance, il est une source de bienfaits, si abondante qu'elle se
répand sur tous ceux qui en ont besoin. Laissez-moi lui annoncer votre
douce soumission, et vous trouverez un conquérant dont la générosité
plaidera pour vous quand il se verra implorer à genoux.
CLÉOPATRE.--Je te prie, dis-lui que je suis la vassale de sa fortune, et
que je lui envoie le diadème qu'il a conquis. Je prends à toute heure
des leçons d'obéissance, et j'aurai du plaisir à voir son visage.
PROCULÉIUS.--Je lui dirai ceci, noble reine. Prenez courage, car je sais
que votre sort touche celui qui l'a causé.
GALLUS.--Vous voyez combien il est aisé de la surprendre (_à Proculéius
et aux soldats_): gardez-la jusqu'à l'arrivée de César. (_Gallus
sort.--Ici Proculéius et deux gardes escaladent le monument par une
échelle, entrent par une fenêtre et surprennent Cléopâtre; quelques-uns
des gardes forcent les portes_.)
IRAS.--O grande reine!
CHARMIANE.--O Cléopâtre! tu es prise, reine.
CLÉOPATRE.--Vite, vite, ô ma main!
(Elle tire un poignard.)
PROCULÉIUS.--Arrêtez, grande reine, arrêtez, n'exercez pas sur vous
cette fureur; je ne veux que vous secourir, et non vous trahir.
CLÉOPATRE.--Quoi! on veut me priver même de la mort qui empêche les
chiens de languir?
PROCULÉIUS.--Cléopâtre, ne trompez pas la générosité de mon maître, en
vous détruisant vous-même; que l'univers voie éclater sa grandeur d'âme;
votre mort l'empêcherait à jamais.
CLÉOPATRE.--O mort, où es-tu? Viens à moi, viens; oh! viens, et frappe
une reine qui vaut bien des enfants et des mendiants.
PROCULÉIUS.--Calmez-vous, madame.
CLÉOPATRE.--Seigneur, je ne prendrai aucune nourriture, je ne boirai
pas, seigneur; et s'il faut perdre ici le temps à déclarer mes
résolutions, je ne dormirai pas non plus. César a beau faire, je saurai
détruire cette prison mortelle. Sachez, seigneur, qu'on ne me verra
jamais traînant des fers à la cour de votre maître, ni insultée par les
calmes regards de la fade Octavie.... Me paradera-t-on pour me donner en
spectacle à la valetaille de Rome, et pour essuyer ses sarcasmes et ses
anathèmes? Plutôt chercher un paisible tombeau dans quelque fossé de
l'Égypte! plutôt mourir toute nue sur la fange du Nil! plutôt devenir la
proie des insectes et un objet d'horreur! plutôt prendre pour gibet les
hautes Pyramides de mon pays et m'y faire suspendre par des chaînes!
PROCULÉIUS.--Vous portez ces pensées d'horreur plus loin que César ne
vous en donnera de raisons.
(Entre Dolabella.)
DOLABELLA.--Proculéius, César, ton maître, sait ce que tu as fait, et il
t'envoie chercher. Je prends la reine sous ma garde.
PROCULÉIUS.--Volontiers, Dolabella, j'en suis bien aise, traitez-la avec
douceur.--Madame, si vous daignez vous servir de moi, je dirai à César
tout ce dont vous me chargerez.
CLÉOPATRE.--Dis que je veux mourir.
(Proculéius et les soldats sortent.)
DOLABELLA.--Illustre reine, vous avez entendu parler de moi.
CLÉOPATRE.--Je n'en sais rien....
DOLABELLA.--Sûrement, vous me connaissez.
CLÉOPATRE.--Peu importe, seigneur, ce que j'ai connu ou entendu.--Vous
souriez quand un enfant ou une femme vous racontent leurs songes,
n'est-ce pas votre habitude?
DOLABELLA.--Je ne vous comprends pas, madame.
CLÉOPATRE.--J'ai rêvé qu'il était un empereur nommé Antoine: Oh! que le
ciel m'accorde encore un pareil sommeil, où je puisse revoir encore un
pareil mortel!
DOLABELLA.--S'il vous plaisait....
CLÉOPATRE.--Son visage était comme les cieux; on y voyait un soleil et
une lune, qui, dans leur cours, éclairaient le petit O qu'on appelle la
terre.
DOLABELLA.--Parfaite créature....
CLÉOPATRE.--Ses jambes écartées touchaient les deux rives de l'océan;
son bras étendu servait de cimier au monde. Sa voix, quand il parlait à
ses amis, avait la sublime harmonie des sphères; mais quand il voulait
menacer et ébranler le globe, elle ressemblait au roulement du tonnerre.
Sa générosité ne connaissait point d'hiver; c'était un automne qui
devenait plus riche à chaque récolte. Ses plaisirs étaient comme le
dauphin, dont le dos se montre toujours au-dessus de l'élément dans
lequel il vit. Les couronnes et les diadèmes portaient sa livrée; des
royaumes et des îles tombaient de sa poche comme des pièces d'argent.
DOLABELLA.--Cléopâtre...
CLÉOPATRE.--Croyez-vous qu'il ait existé, ou qu'il puisse exister
jamais, un homme comme celui que j'ai vu en songe?
DOLABELLA.--Non, aimable reine.
CLÉOPATRE.--Vous mentez, et les dieux vous entendent. Mais s'il existe,
ou s'il a jamais existé, un homme semblable, c'est un prodige qui passe
la puissance des songes. La nature manque ordinairement de pouvoir
pour égaler les étranges créations de l'imagination; et cependant,
lorsqu'elle forma un Antoine, la nature remporta le prix, et rejeta bien
loin tous les fantômes.
DOLABELLA.--Écoutez-moi, madame, votre perte est, comme vous,
inestimable, et vos regrets en égalent la grandeur. Puissé-je ne jamais
atteindre au succès que je poursuis, si le contre-coup de votre douleur
ne me fait pas éprouver un chagrin qui pénètre jusqu'au fond de mon
coeur!
CLÉOPATRE.--Je vous remercie, seigneur.... Savez-vous ce que César veut
faire de moi?
DOLABELLA.--J'hésite à vous dire ce que je voudrais que vous sussiez.
CLÉOPATRE.--Parlez, seigneur, je vous prie.
DOLABELLA.--Quoique César soit généreux....
CLÉOPATRE.--Il veut me traîner en triomphe?
DOLABELLA.--Il le veut, madame, je le sais.
(On entend crier dans l'intérieur du théâtre.)
Faites place.--César!
(Entrent César, Gallus, Mécène, Proculéius, Séleucus et suite.)
CÉSAR.--Où est la reine d'Égypte?
DOLABELLA.--C'est l'empereur, madame.
(Cléopâtre se prosterne à genoux.)
CÉSAR.--Levez-vous, vous ne devez point fléchir les genoux; je vous en
prie, levez-vous, reine d'Égypte.
CLÉOPATRE.--Seigneur, les dieux le veulent ainsi; il faut que j'obéisse
à mon maître, à mon souverain.
CÉSAR.--N'ayez point de si sombres idées: le souvenir de tous les
outrages que nous avons reçus de vous, quoique marqués de notre sang,
est effacé, ou nous n'y voyons que des événements dont le hasard seul
est coupable.
CLÉOPATRE.--Seul arbitre du monde, je ne puis défendre assez bien ma
cause pour me justifier; mais j'avoue que j'ai été gouvernée par ces
faiblesses qui ont souvent avant moi déshonoré mon sexe.
CÉSAR.--Sachez, Cléopâtre, que nous sommes plus disposés à les excuser
qu'à les aggraver. Si vous répondez à nos vues, qui sont pour vous
pleines de bonté, vous trouverez de l'avantage dans ce changement;
mais si vous cherchez à imprimer sur mon nom le reproche de cruauté en
suivant les traces d'Antoine, vous vous priverez de mes bienfaits, vous
précipiterez vous-même vos enfants dans une ruine, dont je suis prêt à
les sauver, si vous voulez vous reposer, sur moi. Je prends congé de
vous.
CLÉOPATRE.--L'univers est ouvert devant vos pas: il est à vous; et nous,
qui sommes vos écussons et vos trophées, nous serons attachés au lieu où
il vous plaira... Seigneur, voici...
CÉSAR.--C'est de Cléopâtre même que je veux prendre conseil sur tout ce
qui l'intéresse.
CLÉOPATRE.--Voilà l'état[39] de mes richesses, de l'argenterie et des
bijoux que je possède. Il est exact; et jusqu'aux moindres effets, rien
n'y est omis. Où est Séleucus?
[Note 39: «Elle lui tailla un bordereau des bagues et finances
qu'elle pouvait avoir, mais il se trouva là d'adventure l'un de ses
trésoriers nommé Séleucus, qui la vint devant César convaincre pour
faire son bon valet, qu'elle n'y avait pas tout mis et qu'elle en
recélait sciemment et retenait quelque chose; dont elle fut si fort
pressée d'impatience et colère, qu'elle l'alla prendre aux cheveux et
luy donna plusieurs coups de poing sur le visage. César s'en prit à
rire, et la fist cesser: Hélas! dit-elle, adonc, César, n'est-ce pas une
grande indignité, que tu ayes bien daigné prendre la peine de venir vers
moi, et m'ayes fait l'honneur de parler avec moi chestive, réduite en
si piteux et si misérable estat, et puis que mes serviteurs me viennent
accuser, si j'ai peut-être mis à part et réservé quelques bagues et
joyaux propres aux femmes, non point, hélas! pour moy malheureuse en
parer, mais en intention d'en faire quelques petits présents à Octavia
et à Livia, à cette fin, que par leur intercession et moyen tu me fusses
plus doux et plus gracieux.»]
SÉLEUCUS.--Me voici, madame.
CLÉOPATRE.--Voilà mon trésorier, seigneur; qu'il dise, au péril de sa
tête, si j'ai rien réservé pour moi; dis la vérité, Séleucus.
SÉLEUCUS.--Madame, j'aimerais mieux me coudre les lèvres que d'affirmer,
au péril de ma tête, ce qui n'est pas.
CLÉOPATRE.--Qu'ai-je donc gardé?
SÉLEUCUS.--Assez pour racheter tout ce que vous déclarez.
CÉSAR.--Ne rougissez pas, Cléopâtre, j'approuve votre prudence.
CLÉOPATRE.--O vois, César, considère comme la fortune est suivie! Mes
serviteurs vont devenir les tiens; et si nous changions de sort, les
tiens deviendraient les miens.--L'ingratitude de Séleucus me rend
furieuse.--O lâche esclave, plus perfide que l'amour mercenaire!--Quoi!
tu t'en vas?... Oh! tu t'en iras, je te le garantis! mais eusses-tu
des ailes pour fuir ma vengeance, elle saura t'atteindre, vil esclave,
scélérat sans âme, chien, ô le plus lâche des hommes!
CÉSAR.--Aimable reine, souffrez que je vous prie....
CLÉOPATRE.--O César, quel sanglant affront pour moi!... Lorsque vous,
dans l'éclat de votre grandeur, vous daignez honorer de votre visite
une infortunée, mon propre serviteur viendra augmenter le poids de mes
disgrâces par sa lâche perfidie! Eh quoi! généreux César, quand je me
serais réservé quelques frivoles parures de femme, quelques bagatelles
sans valeur, de ces légers cadeaux qu'on offre à ses amis intimes; et
encore quand j'aurais mis à part quelque objet d'une plus grande valeur
pour Livie, pour Octavie, afin d'obtenir leur intercession, devrais-je
être dévoilée par un homme que j'ai nourri? O dieux, cette noirceur me
précipite encore plus bas que l'abîme où j'étais tombée! (_A Séleucus_)
De grâce, va-t'en, ou je ferai voir que ma vivacité passée vit encore
sous les cendres de mon infortune. Si tu étais un homme tu aurais pitié
de moi!
CÉSAR.--Ne réplique pas, Séleucus.
CLÉOPATRE.--Que l'on sache que nous autres, grands de la terre, sommes
accusés des fautes des autres; et que, lorsque nous tombons, nous
répondons des crimes d'autrui. Nous sommes bien à plaindre!
CÉSAR.--Cléopâtre, rien de ce que vous avez mis en réserve, ni de ce que
vous avez déclaré, n'entrera dans le registre de mes conquêtes. Que tout
cela reste à vous, disposez-en à votre gré, et croyez que César n'est
point un marchand, pour débattre avec vous le prix d'objets vendus par
des marchands. Ainsi rassurez-vous; cessez de vous voir captive de vos
pensées. Non, chère reine, notre intention est de régler votre sort sur
les avis que vous nous donnerez vous-même. Mangez et dormez, l'intérêt
et la pitié que vous m'inspirez vous donnent un ami dans César; ainsi,
adieu.
CLÉOPATRE.--O mon maître et mon souverain!
CÉSAR.--Non, non, madame.--Adieu.
(César sort avec sa suite.)
CLÉOPATRE.--Il me flatte, mes filles, il me flatte de belles paroles
pour me faire oublier ce que je dois à ma gloire. Mais écoute,
Charmiane....
(Elle parle bas à Charmiane.)
IRAS.--Finissez, madame, le jour brillant est passé, et nous entrons
dans les ténèbres.
CLÉOPATRE.--Va au plus vite.--J'ai déjà donné les ordres, tout est
arrangé. Va, et dépêche-toi.
CHARMIANE.--J'y vais, madame.
(Dolabella revient.)
DOLABELLA.--Où est la reine?
CHARMIANE.--La voici, seigneur.
(Charmiane sort.)
CLÉOPATRE.--Dolabella?
DOLABELLA.--Madame, comme je vous l'ai juré sur vos ordres, auxquels mon
attachement me fait un devoir religieux d'obéir, je viens vous annoncer
que César a résolu de partir, en passant par la Syrie, et que dans trois
jours il vous envoie devant lui, vous et vos enfants. Profitez de votre
mieux de cet avis. J'ai rempli vos désirs et ma promesse.
CLÉOPATRE.--Dolabella, je ne pourrai jamais m'acquitter envers vous.
DOLABELLA.--Je vous suis dévoué. Adieu, grande reine; il faut que je me
rende auprès de César.
CLÉOPATRE.--Adieu, et merci. (_Dolabella sort_.) Iras, qu'en penses-tu?
Tu seras donc promenée dans les rues de Rome comme une marionnette
d'Égypte, ainsi que moi? Les esclaves artisans, avec leurs tabliers
crasseux, leurs équerres et leurs marteaux, nous soulèveront dans leurs
bras pour nous montrer: nous serons au milieu du nuage de leurs haleines
épaisses, empestées par des mets grossiers, et nous serons obligées d'en
respirer la vapeur fétide.
IRAS.--Que les dieux nous en préservent!
CLÉOPATRE.--Oui, voilà le sort qui nous attend, Iras. D'insolents
licteurs nous montreront au doigt comme des courtisanes publiques; de
misérables rimeurs nous chansonneront sur des airs discordants; les
histrions, en improvisant, nous traduiront sur le théâtre, et étaleront
aux yeux du peuple nos fêtes nocturnes d'Alexandrie: Antoine, ivre,
sera amené sur la scène, et moi je verrai quelque écolier à la voix
glapissante, représenter Cléopâtre, et avilir ma grandeur sous le rôle
d'une prostituée.
IRAS.--O grands dieux!...
CLÉOPATRE.--Oui, cela est certain.
IRAS.--Jamais je ne verrai ces horreurs, car je suis bien sûre que mes
ongles sont plus forts que mes yeux.
CLÉOPATRE.--C'est là, c'est là le moyen de déjouer tous ces préparatifs,
et de déjouer leurs absurdes projets. (_Charmiane revient_.) C'est toi,
Charmiane!--Allons, mes femmes, parez-moi en reine: allez, rapportez mes
plus brillants atours; je vais encore sur les bords du Cydnus, au-devant
de Marc-Antoine. Allons, Iras, obéis.--Oui, courageuse Charmiane, nous
en finirons; et quand tu auras rempli cette dernière tâche, je te
donnerai la permission de te reposer jusqu'au jour du jugement. Apporte
ma couronne; n'oublie rien. Mais, pourquoi ce bruit?
(Iras sort.--On entend un bruit dans l'intérieur.)
UN GARDE.--Il y a un paysan qui veut absolument être introduit devant
Votre Majesté; il vous apporte des figues.
CLÉOPATRE.--Qu'on le fasse entrer. (_Le garde sort_.) Quel faible
instrument suffit pour exécuter une grande action! Il m'apporte la
liberté. Ma résolution est prise, et je ne sens plus rien en moi d'une
femme. Des pieds à la tête je suis changée en marbre inflexible;
maintenant la lune inconstante n'est plus ma planète.
(Le garde revient avec un paysan portant une corbeille.)
LE GARDE.--Voilà cet homme.
CLÉOPATRE.--Éloigne-toi, et laisse-nous seuls. (_Le garde sort._) (_Au
paysan._) As-tu là ce joli reptile du Nil qui tue sans douleur?
LE PAYSAN.--Oui, vraiment, je l'ai: mais je ne voudrais pas être
la cause que vous eussiez envie de le toucher; car sa morsure est
immortelle: ceux qui en meurent n'en reviennent jamais, ou bien
rarement.
CLÉOPATRE.--Te rappelles-tu quelques personnes qui en soient mortes?
LE PAYSAN.--Plusieurs; des hommes, et des femmes aussi; pas plus tard
qu'hier, j'ouïs parler d'une femme, une fort honnête femme, mais un peu
sujette à mentir[40]; ce qui ne convient pas à une femme, à moins que ce
ne soit en tout honneur. On disait comment elle était morte de cette
morsure, quelle douleur elle avait ressentie. Vraiment, elle rend un
fort bon témoignage à cette bête; mais qui croira la moitié de ce qu'on
dit ne sera pas sauvé par la moitié de ce qu'on fait. Mais le plus
dangereux, c'est que ce reptile est un étrange reptile.
[Note 40: Le paysan plaisante ici sur le verbe _to lie_, mentir et se
coucher, _to lie in the uay of honesty_ est _se coucher_ en tout
honneur avec son mari. Mentir en tout honneur serait plus difficile à
expliquer.]
CLÉOPATRE.--Va-t'en, adieu.
LE PAYSAN.--Je vous souhaite beaucoup de plaisir avec cette bête.
CLÉOPATRE.--Adieu.
LE PAYSAN.--N'oubliez pas, voyez-vous, que le ver fera son devoir de
ver.
CLÉOPATRE.--Oui, oui, adieu.
LE PAYSAN.--Songez bien, madame, qu'il ne faut donner le ver à garder
qu'à des personnes prudentes, car il n'y a, ma foi, rien de bon à
attendre du ver.
CLÉOPATRE.--Ne t'inquiète pas; on y prendra garde.
LE PAYSAN.--Très-bien, ne lui donnez rien, je vous en prie; car il ne
vaut pas la nourriture.
CLÉOPATRE.--Et moi, me mangerait-il?
LE PAYSAN.--Vous ne devez pas croire que je sois assez simple pour ne
pas savoir que le diable lui-même ne voudrait pas manger une femme:
je sais bien aussi que la femme est un mets digne des dieux, quand le
diable ne l'assaisonne pas. Mais, en vérité, ces paillards de diables
font un grand tort aux dieux dans les femmes; car sur dix femmes que
font les dieux, les diables en corrompent cinq.
CLÉOPATRE.--Allons, laisse-moi; adieu.
LE PAYSAN.--Oui, en vérité, je vous souhaite beaucoup de plaisir avec ce
ver.
(Le paysan sort.)
(Iras rentre avec une robe, une couronne, etc., etc.)
CLÉOPATRE.--Donne-moi ma robe, mets-moi ma couronne. Je sens en moi des
désirs impatients d'immortalité: c'en est fait; le jus de la grappe
d'Égypte n'humectera plus ces lèvres. Vite, vite, bonne Iras, vite; il
me semble que j'entends Antoine qui m'appelle: je le vois se lever pour
louer mon acte de courage, je l'entends se moquer de la fortune de
César, Les dieux commencent par donner le bonheur aux hommes, pour
excuser le courroux à venir.--Mon époux, je viens!--Que mon courage
prouve mes droits à ce titre. Je suis d'air et de feu, et je rends à la
terre grossière mes autres éléments.--Bon, avez-vous fini?--Venez
donc, et recueillez la dernière chaleur de mes lèvres. Adieu, tendre
Charmiane. Iras, adieu pour jamais. (_Elle les embrasse. Iras tombe et
meurt._) Mes lèvres ont-elles donc le venin de l'aspic? Quoi, tu tombes?
As-tu pu quitter la vie aussi doucement, le trait de la mort n'est donc
pas plus redoutable que le pinçon d'un amant, qui blesse et qu'on désire
encore. Es-tu tranquille! En disparaissant aussi rapidement du monde, tu
lui dis qu'il ne vaut pas la peine de lui faire nos adieux.
CHARMIANE.--Dissous-toi, épais nuage, et change-toi en pluie; que je
puisse dire que les dieux eux-mêmes pleurent.
CLÉOPATRE.--Cet exemple m'accuse de lâcheté.--Si elle rencontre avant
moi mon Antoine à la belle chevelure, il l'interrogera sur mon sort,
et lui donnera ce baiser qui est le ciel pour moi. (_A l'aspic qu'elle
applique sur son sein_.) Viens, mortel aspic, que ta dent aiguë tranche
d'un seul coup ce noeud compliqué de la vie. Allons, pauvre animal
venimeux, courrouce-toi et achève. Oh! que ne peux-tu parler pour que je
puisse t'entendre appeler le grand César un âne impolitique!
CHARMIANE.--O astre de l'Orient!
CLÉOPATRE.--Cesse, cesse tes plaintes. Ne vois-tu pas mon enfant sur mon
sein, qui endort sa nourrice en tétant?
CHARMIANE.--Oh! brise-toi, brise-toi, mon coeur!
CLÉOPATRE.--O toi! suave comme un baume, doux comme l'air, tendre... O
Antoine!--(_Elle applique un autre aspic sur son bras_.) Allons, viens,
toi aussi.--Pourquoi rester plus longtemps?...
(Elle meurt.)
CHARMIANE.--Dans ce monde odieux?...--Allons! adieu donc.--Maintenant,
vante-toi, mort! tu as en ta possession une beauté sans égale. Beaux
yeux, astres de lumière (_en lui fermant les yeux_), fermez-vous, et
que jamais deux yeux si pleins de majesté n'envisagent le char doré de
Phébus!...--Votre couronne est dérangée; je veux la redresser, et après
jouer aussi mon rôle.
(Surviennent des gardes qui entrent brusquement.)
PREMIER GARDE.--Où est la reine?
CHARMIANE.--Parlez bas, ne l'éveillez point.
PREMIER GARDE.--César a envoyé...
CHARMIANE.--Un messager trop lent... (_Elle s'applique un aspic._) Oh!
viens, allons vite, hâte-toi; je commence à te sentir.
PREMIER GARDE,--Approchons. Oh! tout n'est pas en ordre; César est
trompé.
SECOND GARDE.--Voilà Dolabella que César avait envoyé; appelez-le.
PREMIER GARDE.--Qu'est-ce que tout ceci? Est-ce bien fait, Charmiane?
CHARMIANE.--C'est bien fait, et c'est digne d'une princesse issue de
tant de rois illustres... Ah! soldat!...
(Elle expire.)
DOLABELLA _entre_.--Comment cela va-t-il ici?
SECOND GARDE.--Tout est mort.
DOLABELLA.--César, tes conjectures ont rencontré juste: tu viens voir de
tes yeux l'acte funeste que tu as tant cherché à prévenir.
(On entend crier derrière le théâtre.)
Place; faites place à César.
(Entrent César et sa suite.)
DOLABELLA.--Ah! seigneur, vous êtes un devin trop habile: ce que vous
craigniez est arrivé.
CÉSAR.--Brave jusqu'à la fin, elle a pénétré notre dessein, et en
souveraine elle a suivi sa volonté.--Le genre de leur mort? Je ne vois
sur elle aucune trace de sang.
DOLABELLA.--Qui les a quittées le dernier?
PREMIER GARDE.--Un pauvre paysan qui leur a apporté des figues. Voilà
encore sa corbeille.
CÉSAR.--Empoisonnées alors?
PREMIER GARDE.--César, Charmiane, que vous voyez là, vivait encore
il n'y a qu'un moment. Elle était debout et parlait. Je l'ai trouvée
arrangeant le diadème sur le front de sa maîtresse morte; elle tremblait
en se tenant debout, et tout à coup elle est tombée.
CÉSAR.--O noble faiblesse!... Si elles avaient avalé du poison, on le
reconnaîtrait à quelque enflure extérieure. Mais elle semble s'être
endormie comme si elle voulait attirer encore un autre Antoine dans les
filets de ses grâces.
DOLABELLA.--Là, sur son sein, paraît une trace de sang et un peu
d'enflure; la même marque paraît sur son bras.
PREMIER GARDE.--C'est la trace d'un aspic; et ces feuilles de figuier
ont sur elles une viscosité comme celle que les aspics laissent après
eux dans les cavernes du Nil.
CÉSAR.--Il est probable que c'est ainsi qu'elle est morte, car son
médecin m'a dit qu'elle avait fait des expériences sans fin sur les
genres de mort les plus-faciles. (_Aux gardes_.) Enlevez-la dans son
lit, et emportez ses femmes de ce tombeau. Elle sera ensevelie auprès de
son Antoine, et nulle tombe sur la terre n'aura renfermé un couple aussi
fameux. D'aussi grandes catastrophes frappent ceux qui en sont les
auteurs; et la pitié qu'inspire leur histoire rendra leur nom
aussi célèbre que celui du vainqueur qui les a réduits à cette
extrémité.--Notre armée, dans une pompe solennelle, suivra leur convoi
funèbre, et après cela, à Rome! Dolabella, ayez soin que le plus grand
ordre préside à cette solennité[41].