[Note 41: Plusieurs poëtes ont travaillé le sujet d'_Antoine et
Cléopâtre_ pour le théâtre. Parmi les pièces anglaises, après celle de
Shakspeare, la plus remarquable est la tragédie de Dryden: _All for
love_ or _the World well lost_. Elle a plus de régularité, plus
d'égalité dans la diction. On y trouve d'excellentes scènes détachées,
et des morceaux de la plus belle poésie: mais il s'en faut bien qu'on y
rencontre le feu de l'action, le caractère distinctif des personnages et
de leur expression, ou ces sublimes beautés qui caractérisent le vrai
génie dramatique. Dryden avoue lui-même qu'il a imité le _divin_
Shakspeare dans son style; en conséquence il s'est écarté comme lui de
sa méthode ordinaire d'écrire en vers rimés. On distingue aussi dans
plus d'un endroit ces imitations, et le lecteur qui connaît un peu
Shakspeare aperçoit tout de suite les passages imités de plusieurs de
ses tragédies. Dryden se flatte, par cette imitation, de s'être surpassé
dans cette pièce, que les critiques anglais reconnaissent pour être la
meilleure qu'il ait faite.
L'action commence après la bataille d'Actium, qui fut si funeste à
Antoine. Cléopâtre cherche à le distraire par les ressources du luxe, et
par les divertissements qu'elle a ordonnés pour célébrer le jour de sa
naissance. Une des plus belles scènes du premier acte, à laquelle Dryden
lui-même donne la préférence sur toutes celles qu'il ait jamais faites,
c'est la scène entre Antoine découragé et presque désespéré, et son ami,
le vertueux et brave Ventidius, qui lui reproche ses débauches et sa
passion pour le plaisir. D'abord il s'attire l'indignation d'Antoine,
qui cependant revient insensiblement au sentiment de reconnaissance
qu'il doit aux vertueuses intentions de son ami, et qui prend la
résolution de redevenir un homme et un héros, en hasardant une nouvelle
tentative contre Octave.
Cléopâtre, au commencement du second acte, est extrêmement inquiète et
mécontente de ce qu'Antoine veut l'abandonner. Elle ménage encore un
rendez-vous avec lui pour le faire renoncer à son projet. En vain
Ventidius cherche-t-il à empêcher cette dangereuse entrevue. Antoine
se fait d'abord violence, et lui reproche tout ce qu'elle lui a fait
négliger et perdre. Elle se justifie, et lui apprend les offres
séduisantes que César lui a fait faire, et qu'elle a rejetées pour lui.
Ce faible Romain se laisse enfin tellement séduire qu'il renonce à tous
ses projets héroïques, et reste auprès d'elle.
Antoine se livre de nouveau à la débauche et aux plaisirs que Cléopâtre
lui prépare. Ventidius fait de nouveaux efforts pour l'en arracher,
et son ami Dolabella, qui revient de Rome, lui apprend les conditions
avantageuses d'un accommodement avec César. Ventidius croit les devoir à
sa médiation et à son amitié, mais Dolabella lui apprend qu'il n'y a pas
contribué, et dit qu'il veut lui amener ses avocats: c'est Octavie son
épouse, avec ses deux enfants. Antoine leur montre d'abord beaucoup de
froideur et d'indifférence: mais leur générosité le subjugue et
réveille en lui sa première tendresse. Cléopâtre, inquiète de l'arrivée
d'Octavie, lui témoigne son dépit avec beaucoup de hauteur dans une
scène très-courte qui finit le troisième acte.
Antoine se sent trop faible pour faire ses adieux à sa maîtresse; il en
charge son ami Dolabella. Celui-ci est lui-même épris des charmes de
Cléopâtre. Sa commission lui fournit l'occasion de lui déclarer son
amour. Cléopâtre, d'après le conseil d'Alexas, profite de cet aveu
pour exciter la jalousie d'Antoine et ranimer sa passion. Ventidius et
Octavie ont épié la conversation de Cléopâtre avec Dolabella; ils la
racontent à Antoine, qui, indigné contre eux, leur en fait les plus
amers reproches. Ils se justifient tous deux, et Cléopâtre en rejette
toute la faute sur Alexas, qui lui avait conseillé de piquer sa jalousie
pour le retenir. Ils se séparent.
Dans l'intervalle du quatrième au cinquième acte a lieu la bataille
navale qui achève la perte d'Antoine, et pendant laquelle toute la
flotte d'Égypte eut la perfidie de se jeter du côté de César.
Cette perte confond Antoine, excite sa rage, et le plonge dans le
découragement. Cléopâtre, pour se soustraire à sa colère, se retire dans
son tombeau, et lui fait parvenir, par Alexas, la nouvelle de sa
feinte mort. Cette perte met le comble au désespoir d'Antoine; il prie
Ventidius de lui ôter la vie; mais celui-ci s'étant poignardé lui-même,
Antoine se précipite sur son épée. Cléopâtre accourt, le trouve mourant,
et elle se donne aussi la mort, comme dans Shakspeare.
Il ne faut que comparer ce plan abrégé de la tragédie de Dryden avec
celui de Shakspeare, pour voir que le premier a beaucoup plus de
situations, et que l'enchaînement en est mieux combiné. Quiconque lira
cette pièce de Dryden y verra partout les soins et le travail du poëte,
qui, avant de commencer son ouvrage, s'est bien pénétré de son sujet et
des plus petites circonstances qui y avaient trait, par la lecture de
Plutarque, d'Appien et de Dion-Cassius, sources où il a puisé. Il est
vrai qu'on ne trouvera pas tous ces traits dans Shakspeare, bien qu'ils
n'y manquent pas complètement: mais Shakspeare s'emparera tellement du
lecteur, il entraînera et occupera si fort son coeur, qu'il lui fera
oublier ou négliger toutes les froides réflexions de la critique.
L'_Antoine et Cléopâtre_ de sir Cari Sedley est bien au-dessous de la
tragédie de Dryden: elle ne fut imprimée qu'en 1677; je n'en connais que
l'historique: mais j'ai lu une autre tragédie du même auteur, intitulée:
_Beauty the Conqueror, or the death of Marc-Anthony, a tragedy in
imitation of the Roman way of writing_: elle est imprimée avec une
collection in-4 de quelques oeuvres de Sedley, mise au jour par le
capitaine Ayloffe, à Londres, 1702. Elle est en vers rimés et dans
un style très-inégal, souvent très-enflé, quelquefois noble, et
très-souvent faible. Les efforts de César pour engager Cléopâtre à
quitter Antoine en font le principal sujet: cette princesse va même
jusqu'à le trahir. En général le poëte s'est écarté en différentes
occasions de la vérité de l'histoire; mais les épisodes de son invention
n'ont pas une grande valeur. Il amène, par exemple, sur la scène un
grand scélérat, Achillas, à qui il fait ourdir des trames secrètes pour
s'emparer du trône d'Égypte, qu'il espère partager avec sa maîtresse
Iras. L'imitation du _style romain_, qu'annonce le titre de la pièce,
ne se trouve que dans les choeurs des quatre premiers actes; encore
manquent-ils du vrai _style lyrique_.]
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.