William Shakespear

Antoine et Cléopâtre
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Note du transcripteur:

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  Ce document est tiré de:

  OEUVRES COMPLÈTES DE
  SHAKSPEARE

  TRADUCTION DE
  M. GUIZOT

  NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
  AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
  DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

  Volume 2
  Jules César.
  Cléopâtre. — Macbeth. — Les Méprises.
  Beaucoup de bruit pour rien.

  PARIS
  A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
  DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES AUGUSTINS
  1864


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ANTOINE
ET
CLÉOPÂTRE


TRAGÉDIE



NOTICE SUR ANTOINE ET CLÉOPÂTRE


On critiquera sans doute, dans cette pièce, le peu de liaison des
scènes entre elles, défaut qui tient à la difficulté de rassembler une
succession rapide et variée d'évènements dans un même tableau; mais
cette variété et ce désordre apparent tiennent la curiosité toujours
éveillée, et un intérêt toujours plus vif émeut les passions du lecteur
jusqu'au dernier acte. Il ne faut cependant commencer la lecture
d'_Antoine et Cléopâtre_ qu'après s'être pénétré de la _Vie d'Antoine_
par Plutarque: c'est encore à cette source que le poëte a puisé son
plan, ses caractères et ses détails.

Peut-être les caractères secondaires de cette pièce sont-ils plus
légèrement esquissés que dans les autres grands drames de Shakspeare;
mais tous sont vrais, et tous sont à leur place. L'attention en est
moins distraite des personnages principaux qui ressortent fortement, et
frappent l'imagination.

On voit dans Antoine un mélange de grandeur et de faiblesse;
l'inconstance et la légèreté sont ses attributs; généreux, sensible,
passionné, mais volage, il prouve qu'à l'amour extrême du plaisir,
un homme de son tempérament peut joindre, quand les circonstances
l'exigent, une âme élevée, capable d'embrasser les plus nobles
résolutions, mais qui cède toujours aux séductions d'une femme.

Par opposition au caractère aimable d'Antoine, Shakspeare nous peint
Octave César faux, sans courage, d'une âme étroite, hautaine et
vindicative. Malgré les flatteries des poëtes et des historiens,
Shakspeare nous semble avoir deviné le vrai caractère de ce prince,
qui avoua lui-même, en mourant, qu'il avait porté un masque depuis son
avènement à l'empire.

Lépide, le troisième triumvir, est l'ombre au tableau à côté d'Antoine
et de César; son caractère faible, indécis et sans couleur, est tracé
d'une manière très-comique dans la scène où Énobarbus et Agrippa
s'amusent à singer son ton et ses discours. Son plus bel exploit est
dans la dernière scène de l'acte précédent, où il tient bravement tête
à ses collègues, le verre à la main, encore est-on oblige d'emporter
ivre-mort ce TROISIÈME PILIER DE L'UNIVERS.

On regrette que le jeune Pompée ne paraisse qu'un instant sur la scène;
peut-être oublie-t-il trop facilement sa mission sacrée, de venger un
père, après la noble réponse qu'il adresse aux triumvirs; et l'on est
presque tenté d'approuver le hardi projet de ce Ménécrate qui dit avec
amertume: Ton père, ô Pompée, n'eût jamais fait un traité semblable.
Mais Shakspeare a suivi ici l'histoire scrupuleusement. D'ailleurs l'art
exige que l'intérêt ne soit pas trop dispersé dans une composition
dramatique; voilà pourquoi l'aimable Octavie ne nous est aussi montrée
qu'en passant; cette femme si douce, si pure, si vertueuse, dont les
grâces modestes sont éclipsées par l'éclat trompeur et l'ostentation de
son indigne rivale.

Cléopâtre est dans Shakspeare cette courtisane voluptueuse et rusée que
nous peint l'histoire; comme Antoine, elle est remplie de contrastes:
tour à tour vaniteuse comme une coquette et grande comme une reine,
volage dans sa soif des voluptés, et sincère dans son attachement pour
Antoine; elle semble créée pour lui et lui pour elle. Si sa passion
manque de dignité tragique, comme le malheur l'ennoblit, comme elle
s'élève à la hauteur de son rang par l'héroïsme qu'elle déploie à ses
derniers instants! Elle se montre digne, en un mot, de partager la tombe
d'Antoine.

Une scène qui nous a semblé d'un pathétique profond, c'est celle où
Énobarbus, bourrelé de remords de sa trahison, adresse à la Nuit une
protestation si touchante, et meurt de douleur en invoquant le nom
d'Antoine, dont la générosité l'a rappelé au sentiment de ses devoirs.

Johnson prétend que cette pièce n'avait point été divisée en actes
par l'auteur, ou par ses premiers éditeurs. On pourrait donc altérer
arbitrairement la division que nous avons adoptée d'après le texte
anglais; peut-être, d'après cette observation de Johnson, Letourneur
s'était-il cru autorisé à renvoyer deux ou trois scènes à la fin, comme
oiseuses ou trop longues; nous les avons scrupuleusement rétablies.

Selon le docteur Malone, la pièce d'_Antoine et Cléopâtre_ a été
composée en 1608, et après celle de _Jules César_ dont elle est en
quelque sorte une suite, puisqu'il existe entre ces deux tragédies
la même connexion qu'entre les tragédies historiques de l'histoire
anglaise.



ANTOINE ET CLÉOPATRE

TRAGÉDIE


PERSONNAGES

  MARC-ANTOINE,       }
  OCTAVE CÉSAR,       } triumvirs.
  M. EMILIUS LEPIDUS, }
  SEXTUS POMPEIUS.
  DOMITIUS ENOBARBUS, }
  VENTIDIUS,          }
  EROS,               } amis
  SCARUS,             } d'Antoine
  DERCÉTAS,           }
  DEMETRIUS,          }
  PHILON,             }
  MECENE,     }
  AGRIPPA,    }
  DOLABELLA,  } amis de César.
  PROCULÉIUS, }
  THYREUS,    }
  GALLUS,   }
  MENAS,    } amis de Pompée.
  MENECRATE,}
  VARIUS,   }
  TAURUS, lieutenant de César.
  CASSIDIUS, lieutenant d'Antoine.
  SILIUS, officier de l'armée de Ventidius.
  EUPHRODIUS, député d'Antoine à
  César.
  ALEXAS, MARDIAN, SELEUCUS et
  DIOMEDE, serviteurs de Cléopâtre
  UN DEVIN.
  UN PAYSAN.
  CLÉOPATRE, reine d'Égypte.
  OCTAVIE, soeur de César, femme
  d'Antoine.
  CHARMIANE, } femmes de Cléopâtre.
  IRAS,      }
  OFFICIERS.
  SOLDATS.
  MESSAGERS ET SERVITEURS.

La scène se passe dans diverses parties de l'empire romain.



ACTE PREMIER



SCÈNE I


Alexandrie.--Un appartement du palais de Cléopâtre.

_Entrent_ DÉMÉTRIUS ET PHILON.

PHILON.--En vérité, ce fol amour de notre général passe la mesure. Ses
beaux yeux, qu'on voyait, au milieu de ses légions rangées en bataille,
étinceler, comme ceux de Mars armé, maintenant tournent leurs regards,
fixent leur attention sur un front basané. Son coeur de guerrier, qui,
plus d'une fois, dans la mêlée des grandes batailles, brisa sur son sein
les boucles de sa cuirasse, dément sa trempe. Il est devenu le soufflet
et l'éventail qui apaisent les impudiques désirs d'une Égyptienne[1].
Regarde, les voilà qui viennent. (_Fanfares. Entrent Antoine et
Cléopâtre avec leur suite. Des eunuques agitent des éventails devant
Cléopâtre_).--Observe-le bien, et tu verras en lui la troisième colonne
de l'univers[2] devenue le jouet d'une prostituée. Regarde et vois.

[Note 1: Gipsy est ici employé dans ses deux sens d'_Égyptienne_ et
de _Bohémienne_.]

[Note 2: Allusion au Triumvirat.]

CLÉOPATRE.--Si c'est de l'amour, dites-moi, quel degré d'amour?

ANTOINE.--C'est un amour bien pauvre, celui que l'on peut calculer.

CLÉOPATRE.--Je veux établir, par une limite, jusqu'à quel point je puis
être aimée.

ANTOINE.--Alors il te faudra découvrir un nouveau ciel et une nouvelle
terre.

(Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR.--Des nouvelles, mon bon seigneur, des nouvelles de Rome!

ANTOINE.--Ta présence m'importune: sois bref.

CLÉOPATRE.--Non; écoute ces nouvelles, Antoine, Fulvie peut-être est
courroucée. Ou qui sait, si l'imberbe César ne vous envoie pas ses
ordres suprêmes: _Fais ceci ou fais cela; empare-toi de ce royaume et
affranchis cet autre: obéis, ou nous te réprimanderons._

ANTOINE.--Comment, mon amour?

CLÉOPATRE.--Peut-être, et même cela est très-probable, peut-être que
vous ne devez pas vous arrêter plus longtemps ici; César vous donne
votre congé. Il faut donc l'entendre, Antoine.--Où sont les ordres de
Fulvie? de César, veux-je dire? ou de tous deux?--Faites entrer les
messagers.--Aussi vrai que je suis reine d'Égypte, tu rougis, Antoine:
ce sang qui te monte au visage rend hommage à César; ou c'est la honte
qui colore ton front, quand l'aigre voix de Fulvie te gronde.--Les
messagers!

ANTOINE.--Que Rome se fonde dans le Tibre, que le vaste portique de
l'empire s'écroule! C'est ici qu'est mon univers. Les royaumes ne sont
qu'argile. Notre globe fangeux nourrit également la brute et l'homme. Le
noble emploi de la vie, c'est ceci (_il l'embrasse_), quand un tendre
couple, quand des amants comme nous peuvent le faire. Et j'invite
le monde sous peine de châtiment à reconnaître que nous sommes
incomparables!

CLÉOPATRE.--O rare imposture! Pourquoi a-t-il épousé Fulvie s'il ne
l'aimait pas? Je semblerai dupe, mais je ne le suis pas.--Antoine sera
toujours lui-même.

ANTOINE.--S'il est inspiré par Cléopâtre. Mais au nom de l'amour et de
ses douces heures, ne perdons pas le temps en fâcheux entretiens. Nous
ne devrions pas laisser écouler maintenant sans quelque plaisir une
seule minute de notre vie... Quel sera l'amusement de ce soir?

CLÉOPATRE.--Entendez les ambassadeurs.

ANTOINE.--Fi donc! reine querelleuse, à qui tout sied: gronder, rire,
pleurer: chaque passion brigue à l'envie l'honneur de paraître belle et
de se faire admirer sur votre visage. Point de députés! Je suis à
toi, et à toi seule, et ce soir, nous nous promènerons dans les rues
d'Alexandrie, et nous observerons les moeurs du peuple... Venez, ma
reine: hier au soir vous en aviez envie. (_Au messager_.) Ne nous parle
pas.

(Ils sortent avec leur suite.)

DÉMÉTRIUS.--Antoine fait-il donc si peu de cas de César?

PHILON.--Oui, quelquefois, quand il n'est plus Antoine, il s'écarte trop
de ce caractère qui devrait toujours accompagner Antoine.

DÉMÉTRIUS.--Je suis vraiment affligé de voir confirmer tout ce que
répète de lui à Rome la renommée, si souvent menteuse: mais j'espère de
plus nobles actions pour demain... Reposez doucement!



SCÈNE II


Un autre appartement du palais.

_Entrent_ CHARMIANE, ALEXAS, IRAS ET UN DEVIN.

CHARMIANE.--Seigneur Alexas, cher Alexas, incomparable, presque
tout-puissant Alexas, où est le devin que vous avez tant vanté à la
reine? Oh! que je voudrais connaître cet époux, qui, dites-vous, doit
couronner ses cornes de guirlandes[3]!

[Note 3: Être déshonoré en se faisant gloire de l'être, _charge his
horns with garlands_; il y a des commentateurs qui lisent _change_ au
lieu de _charge_.]

ALEXAS.--Devin!

LE DEVIN.--Que désirez-vous?

CHARMIANE.--Est-ce cet homme?... Est-ce vous, monsieur, qui connaissez
les choses?

LE DEVIN.--Je sais lire un peu dans le livre immense des secrets de la
nature.

ALEXAS.--Montrez-lui votre main.

(Entre Énobarbus.)

ÉNOBARBUS.--Qu'on serve promptement le repas: et du vin en abondance,
pour boire à la santé de Cléopâtre.

CHARMIANE.--Mon bon monsieur, donnez-moi une bonne fortune.

LE DEVIN.--Je ne la fais pas, mais je la devine.

CHARMIANE.--Eh bien! je vous prie, devinez-m'en une bonne.

LE DEVIN.--Vous serez encore plus belle que vous n'êtes.

CHARMIANE.--Il veut dire en embonpoint.

IRAS.--Non; il veut dire que vous vous farderez quand vous serez
vieille.

CHARMIANE.--Que les rides m'en préservent!

ALEXAS.--Ne troublez point sa prescience, et soyez attentive.

CHARMIANE.--Chut!

LE DEVIN.--Vous aimerez plus que vous ne serez aimée.

CHARMIANE.--J'aimerais mieux m'échauffer le foie avec le vin.

ALEXAS.--Allons, écoutez.

CHARMIANE.--Voyons, maintenant, quelque bonne aventure; que j'épouse
trois rois dans une matinée, que je devienne veuve de tous trois, que
j'aie à cinquante ans un fils auquel Hérode[4] de Judée rende hommage.
Trouve-moi un moyen de me marier avec Octave César, et de marcher
l'égale de ma maîtresse.

[Note 4: Hérode rendit hommage aux Romains pour conserver le royaume
de Judée. Steevens pense qu'il y a ici une allusion au personnage de ce
monarque dans _les Mystères_ de l'origine du théâtre. Hérode y était
toujours représenté comme un tyran sombre et cruel, et son nom devint
une expression proverbiale pour peindre la fureur dans ses excès.

C'est ainsi qu'Hamlet dit d'un comédien qu'il outre le caractère
d'Hérode, _out-Herods Herod_.

Dans cette tragédie (_Antoine et Cléopâtre_), Alexas dit à la reine
qu'Hérode de Judée lui-même n'ose pas la regarder quand elle est de
mauvaise humeur. Charmiane désire donc un fils qui soit respecté
d'Hérode, c'est-à-dire des monarques les plus fiers et les plus cruels.]

LE DEVIN.--Vous survivrez à la reine que vous servez.

CHARMIANE.--Oh! merveilleux! J'aime bien mieux une longue vie que des
figues[5].

[Note 5: Expression proverbiale. Warburton croit qu'il y a ici un
rapport mystérieux entre ce mot de _figues_ prononcé sans intention, et
la corbeille de figues, qui, au cinquième acte, renferme l'aspic dont la
morsure abrège les jours de Cléopâtre.]

LE DEVIN.--Vous avez éprouvé dans le passé une meilleure fortune que
celle qui vous attend.

CHARMIANE.--A ce compte, il y a toute apparence que mes enfants n'auront
pas de nom[6]. Je vous prie, combien dois-je avoir de garçons et de
filles?

[Note 6: C'est-à-dire je n'aurai point d'enfants.]

LE DEVIN.--Si chacun de vos désirs avait un sein fécond, vous auriez un
million d'enfants.

CHARMIANE.--Tais-toi, insensé! Je te pardonne, parce que tu es un
sorcier.

ALEXAS.--Vous croyez que votre couche est la seule confidente de vos
désirs.

CHARMIANE.--Allons, viens. Dis aussi à Iras sa bonne aventure.

ALEXAS.--Nous voulons tous savoir notre destinée.

ÉNOBARBUS.--Ma destinée, comme celle de la plupart de vous, sera d'aller
nous coucher ivres ce soir.

LE DEVIN.--Voilà une main qui présage la chasteté, si rien ne s'y oppose
d'ailleurs.

CHARMIANE.--Oui, comme le Nil débordé présage la famine...

IRAS.--Allez, folâtre compagne de lit, vous ne savez pas prédire.

CHARMIANE.--Oui, si une main humide n'est pas un pronostic de fécondité,
il n'est pas vrai que je puisse me gratter l'oreille.--Je t'en prie,
dis-lui seulement une destinée tout ordinaire.

LE DEVIN.--Vos destinées se ressemblent.

IRAS.--Mais comment, comment? Citez quelques particularités.

LE DEVIN.--J'ai dit.

IRAS.--Quoi! n'aurai-je pas seulement un pouce de bonne fortune de plus
qu'elle?

CHARMIANE.--Et si vous aviez un pouce de bonne fortune de plus que moi,
où le choisiriez-vous?

IRAS.--Ce ne serait pas au nez de mon mari.

CHARMIANE.--Que le ciel corrige nos mauvaises pensées!--Alexas! allons,
sa bonne aventure, à lui, sa bonne aventure. Oh! qu'il épouse une femme
qui ne puisse pas marcher. Douce Isis[7], je t'en supplie, que cette
femme meure! et alors donne-lui-en une pire encore, et après celle-là
d'autres toujours plus méchantes, jusqu'à ce que la pire de toutes le
conduise en riant à sa tombe, cinquante fois déshonoré. Bonne Isis,
exauce ma prière, et, quand tu devrais me refuser dans des occasions
plus importantes, accorde-moi cette grâce; bonne Isis, je t'en conjure!

[Note 7: Les Égyptiens adoraient la lune sous le nom d'Isis, qu'ils
représentaient tenant dans sa main une sphère et une amphore pleine de
blé.]

IRAS.--Ainsi soit-il; chère déesse, entends la prière que nous
t'adressons toutes! car si c'est un crève-coeur de voir un bel homme
avec une mauvaise femme, c'est un chagrin mortel de voir un laid malotru
sans cornes: ainsi donc, chère Isis, par bienséance, donne-lui la
destinée qui lui convient.

CHARMIANE.--Ainsi soit-il.

ALEXAS.--Voyez-vous; s'il dépendait d'elles de me déshonorer, elles se
prostitueraient pour en venir à bout.

ÉNOBARBUS.--Silence: voici Antoine.

CHARMIANE.--Ce n'est pas lui; c'est la reine.

(Entre Cléopâtre.)

CLÉOPATRE.--Avez-vous vu mon seigneur?

ÉNOBARBUS.--Non, madame.

CLÉOPATRE.--Est-ce qu'il n'est pas venu ici?

CHARMIANE.--Non, madame.

CLÉOPATRE.--Il était d'une humeur gaie... Mais tout à coup un souvenir
de Rome a saisi son âme.--Énobarbus!

ÉNOBARBUS.--Madame?

CLÉOPATRE.--Cherchez-le, et l'amenez ici...--Où est Alexas?

ALEXAS.--Me voici, madame, à votre service.--Mon seigneur s'avance.

(Antoine entre avec un messager et sa suite.)

CLÉOPATRE.--Nous ne le regarderons pas.--Suivez-moi.

(Sortent Cléopâtre, Énobarbus, Alexas, Iras, Charmiane, le devin et la
suite.)

LE MESSAGER.--Fulvie, votre épouse, s'est avancée sur le champ de
bataille...

ANTOINE.--Contre mon frère Lucius?

LE MESSAGER.--Oui: mais cette guerre a bientôt été terminée. Les
circonstances les ont aussitôt réconciliés, et ils ont réuni leurs
forces contre César. Mais, dès le premier choc, la fortune de César dans
la guerre les a chassés tous deux de l'Italie.

ANTOINE.--Bien: qu'as-tu de plus funeste encore à m'apprendre?

LE MESSAGER.--Les mauvaises nouvelles sont fatales à celui qui les
apporte.

ANTOINE.--Oui, quand elles s'adressent à un insensé, ou à un lâche;
poursuis.--Avec moi, ce qui est passé est passé, voilà mon principe.
Quiconque m'apprend une vérité, dût la mort être au bout de son récit,
je l'écoute comme s'il me flattait.

LE MESSAGER.--Labiénus, et c'est une sinistre nouvelle, a envahi l'Asie
Mineure depuis l'Euphrate avec son armée de Parthes; sa bannière
triomphante a flotté depuis la Syrie, jusqu'à la Lydie et l'Ionie;
tandis que...

ANTOINE.--Tandis qu'Antoine, voulais-tu dire...

LE MESSAGER.--Oh! mon maître!

ANTOINE.--Parle-moi sans détour: ne déguise point les bruits populaires:
appelle Cléopâtre comme on l'appelle à Rome; prends le ton d'ironie
avec lequel Fulvie parle de moi; reproche-moi mes fautes avec toute la
licence de la malignité et de la vérité réunies.--Oh! nous ne portons
que des ronces quand les vents violents demeurent immobiles; et le récit
de nos torts est pour nous une culture.--Laisse-moi un moment.

LE MESSAGER.--Selon votre plaisir, seigneur.

(Il sort.)

ANTOINE.--Quelles nouvelles de Sicyone? Appelle le messager de Sicyone.

PREMIER SERVITEUR.--Le messager de Sicyone? y en a-t-il un?

SECOND SERVITEUR.--Seigneur, il attend vos ordres.

ANTOINE.--Qu'il vienne.--Il faut que je brise ces fortes chaînes
égyptiennes, ou je me perds dans ma folle passion. (_Entre un autre
messager._) Qui êtes-vous?

LE SECOND MESSAGER.--Votre épouse Fulvie est morte.

ANTOINE.--Où est-elle morte?

LE MESSAGER.--A Sicyone: la longueur de sa maladie, et d'autres
circonstances plus graves encore, qu'il vous importe de connaître, sont
détaillées dans cette lettre.

(Il lui donne la lettre.)

ANTOINE.--Laissez-moi seul. (_Le messager sort_.) Voilà une grande âme
partie! Je l'ai pourtant désiré.--L'objet que nous avons repoussé avec
dédain, nous voudrions le posséder encore! Le plaisir du jour diminue
par la révolution des temps et devient une peine.--Elle est bonne parce
qu'elle n'est plus. La main qui la repoussait voudrait la ramener!--Il
faut absolument que je m'affranchisse du joug de cette reine
enchanteresse. Mille maux plus grands que ceux que je connais déjà sont
près d'éclore de mon indolence.--Où es-tu, Énobarbus?

(Énobarbus entre.)

ÉNOBARBUS.--Que voulez-vous, seigneur?

ANTOINE.--Il faut que je parte sans délai de ces lieux.

ÉNOBARBUS.--En ce cas, nous tuons toutes nos femmes. Nous voyons combien
une dureté leur est mortelle: s'il leur faut subir notre départ, la mort
est là pour elles.

ANTOINE.--Il faut que je parte.

ÉNOBARBUS.--Dans une occasion pressante, que les femmes meurent!--Mais
ce serait pitié de les rejeter pour un rien, quoique comparées à un
grand intérêt elles doivent être comptées pour rien. Au moindre bruit
de ce dessein, Cléopâtre meurt, elle meurt aussitôt; je l'ai vue mourir
vingt fois pour des motifs bien plus légers. Je crois qu'il y a de
l'amour pour elle dans la mort, qui lui procure quelque jouissance
amoureuse, tant elle est prompte à mourir.

ANTOINE.--Elle est rusée à un point que l'homme ne peut imaginer.

ÉNOBARBUS.--Hélas, non, seigneur! Ses passions ne sont formées que des
plus purs éléments de l'amour. Nous ne pouvons comparer ses soupirs et
ses larmes aux vents et aux flots. Ce sont de plus grandes tempêtes que
celles qu'annoncent les almanachs, ce ne peut être une ruse chez elle.
Si c'en est une, elle fait tomber la pluie aussi bien que Jupiter.

ANTOINE.--Que je voudrais ne l'avoir jamais vue!

ÉNOBARBUS.--Ah! seigneur, vous auriez manqué de voir une merveille; et
n'avoir pas été heureux par elle, c'eût été décréditer votre voyage.

ANTOINE.--Fulvie est morte.

ÉNOBARBUS.--Seigneur?

ANTOINE.--Fulvie est morte.

ÉNOBARBUS.--Fulvie?

ANTOINE.--Morte!

ÉNOBARBUS.--Eh bien! seigneur, offrez aux dieux un sacrifice d'actions
de grâces! Quand il plaît à leur divinité d'enlever à un homme sa femme,
ils lui montrent les tailleurs de la terre, pour le consoler en lui
faisant voir que lorsque les vieilles robes sont usées, il reste des
gens pour en faire de neuves. S'il n'y avait pas d'autre femme que
Fulvie, alors vous auriez une véritable blessure et des motifs pour
vous lamenter; mais votre chagrin porte avec lui sa consolation; votre
vieille chemise vous donne un jupon neuf. En vérité, pour verser des
larmes sur un tel chagrin, il faudrait les faire couler avec un oignon.

ANTOINE.--Les affaires qu'elle a entamées dans l'État ne peuvent
supporter mon absence.

ÉNOBARBUS.--Et les affaires que vous avez entamées ici ne peuvent se
passer de vous, surtout celle de Cléopâtre, qui dépend absolument de
votre présence.

ANTOINE.--Plus de frivoles réponses.--Que nos officiers soient instruits
de ma résolution. Je déclarerai à la reine la cause de notre expédition,
et j'obtiendrai de son amour la liberté de partir. Car ce n'est pas
seulement la mort de Fulvie, et d'autres motifs plus pressants encore,
qui parlent fortement à mon coeur: des lettres aussi de plusieurs de nos
amis qui travaillent pour nous dans Rome, pressent mon retour dans ma
patrie. Sextus Pompée a défié César, et il tient l'empire de la mer.
Notre peuple inconstant, dont l'amour ne s'attache jamais à l'homme de
mérite, que lorsque son mérite a disparu, commence à faire passer toutes
les dignités et la gloire du grand Pompée sur son fils, qui, grand déjà
en renommée et en puissance, plus grand encore par sa naissance et
son courage, passe pour un grand guerrier; si ses avantages vont en
croissant, l'univers pourrait être en danger. Plus d'un germe se
développe, qui, semblable au poil d'un coursier[8], n'a pas encore le
venin du serpent, mais est déjà doué de la vie. Apprends à ceux dont
l'emploi dépend de nous, que notre bon plaisir est de nous éloigner
promptement de ces lieux.

[Note 8: Une vieille superstition populaire disait que la crinière
d'un cheval tombant dans de l'eau corrompue se changeait en animaux
vivants.]

ÉNOBARBUS.--Je vais exécuter vos ordres.

(Ils sortent.)



SCÈNE III


CLÉOPATRE, CHARMIANE, ALEXAS, IRAS.

CLÉOPATRE.--Où est-il?

CHARMIANE.--Je ne l'ai pas vu depuis.

CLÉOPATRE.--Voyez où il est, qui est avec lui, et ce qu'il fait. Je ne
vous ai pas envoyée.--Si vous le trouvez triste, dites que je suis à
danser; s'il est gai, annoncez que je viens de me trouver mal. Volez, et
revenez.

CHARMIANE.--Madame, il me semble que si vous l'aimez tendrement, vous ne
prenez pas les moyens d'obtenir de lui le même amour.

CLÉOPATRE.--Que devrais-je faire,... que je ne fasse?

CHARMIANE.--Cédez-lui en tout; ne le contrariez en rien.

CLÉOPATRE.--Tu parles comme une folle; c'est le moyen de le perdre.

CHARMIANE.--Ne le poussez pas ainsi à bout, je vous en prie, prenez
garde: nous finissons par haïr ce que nous craignons trop souvent.
(_Antoine entre_.) Mais voici Antoine.

CLÉOPATRE.--Je suis malade et triste.

ANTOINE.--Il m'est pénible de lui déclarer mon dessein.

CLÉOPATRE.--Aide-moi, chère Charmiane, à sortir de ce lieu. Je vais
tomber. Cela ne peut durer longtemps: la nature ne peut le supporter.

ANTOINE.--Eh bien! ma chère reine...

CLÉOPATRE.--Je vous prie, tenez-vous loin de moi.

ANTOINE.--Qu'y a-t-il donc?

CLÉOPATRE.--Je lis dans vos yeux que vous avez reçu de bonnes nouvelles.
Que vous dit votre épouse?--Vous pouvez partir. Plût aux dieux qu'elle
ne vous eût jamais permis de venir!--Qu'elle ne dise pas surtout que
c'est moi qui vous retiens: je n'ai aucun pouvoir sur vous. Vous êtes
tout à elle.

ANTOINE.--Les dieux savent bien...

CLÉOPATRE.--Non, jamais reine ne fut si indignement trahie... Cependant,
dès l'abord, j'avais vu poindre ses trahisons.

ANTOINE.--Cléopâtre!

CLÉOPATRE.--Quand tu ébranlerais de tes serments le trône même des
dieux, comment pourrais-je croire que tu es à moi, que tu es sincère,
toi, qui as trahi Fulvie? Quelle passion extravagante a pu me laisser
séduire par ces serments des lèvres aussitôt violés que prononcés?

ANTOINE.--Ma tendre reine...

CLÉOPATRE.--Ah! de grâce, ne cherche point de prétexte pour me quitter:
dis-moi adieu, et pars. Lorsque tu me conjurais pour rester,
c'était alors le temps des paroles: tu ne parlais pas alors de
départ.--L'éternité était dans nos yeux et sur nos lèvres. Le bonheur
était peint sur notre front; aucune partie de nous-mêmes qui ne nous fît
goûter la félicité du ciel. Il en est encore ainsi, ou bien toi, le plus
grand guerrier de l'univers, tu en es devenu le plus grand imposteur!

ANTOINE.--Que dites-vous, madame?

CLÉOPATRE.--Que je voudrais avoir ta taille.--Tu apprendrais qu'il y
avait un coeur en Égypte.

ANTOINE.--Reine, écoutez-moi. L'impérieuse nécessité des circonstances
exige pour un temps notre service; mais mon coeur tout entier reste avec
vous. Partout, notre Italie étincelle des épées de la guerre civile.
Sextus Pompée s'avance jusqu'au port de Rome. L'égalité de deux pouvoirs
domestiques engendre les factions. Le parti odieux, devenu puissant,
redevient le parti chéri. Pompée proscrit, mais riche de la gloire de
son père, s'insinue insensiblement dans les coeurs de ceux qui n'ont
point gagné au gouvernement actuel: leur nombre s'accroît et devient
redoutable, et les esprits fatigués du repos aspirent à en sortir par
quelque résolution désespérée.--Un motif plus personnel pour moi, et qui
doit surtout vous rassurer sur mon départ, c'est la mort de Fulvie.

CLÉOPATRE.--Si l'âge n'a pu affranchir mon coeur de la folie de l'amour,
il l'a guéri du moins de la crédulité de l'enfance!--Fulvie peut-elle
mourir?

ANTOINE.--Elle est morte, ma reine. Jetez ici les yeux et lisez à votre
loisir tous les troubles qu'elle a suscités. La dernière nouvelle est la
meilleure; voyez en quel lieu, en quel temps elle est morte.

CLÉOPATRE.--O le plus faux des amants! Où sont les fioles[9] sacrées que
tu as dû remplir des larmes de ta douleur? Ah! je vois maintenant, je
vois par la mort de Fulvie comment la mienne sera reçue!

[Note 9: Allusion aux fioles de larmes que les Romains déposaient
dans les mausolées.]

ANTOINE.--Cessez vos reproches, et préparez-vous à entendre les projets
que je porte en mon sein, qui s'accompliront ou seront abandonnés selon
vos conseils. Je jure par le feu qui féconde le limon du Nil, que je
pars de ces lieux votre guerrier, votre esclave, faisant la paix ou la
guerre au gré de vos désirs.

CLÉOPATRE.--Coupe mon lacet, Charmiane, viens; mais non.... laisse-moi:
je me sens mal, et puis mieux dans un instant: c'est ainsi qu'aime
Antoine!

ANTOINE.--Reine bien-aimée, épargnez-moi: rendez justice à l'amour
d'Antoine, qui supportera aisément une juste procédure.

CLÉOPATRE.--Fulvie doit me l'avoir appris. Ah! de grâce, détourne-toi,
et verse des pleurs pour elle; puis, fais-moi tes adieux, et dis que ces
pleurs coulent pour l'Égypte. Maintenant, joue devant moi une scène de
dissimulation profonde et qui imite l'honneur parfait.

ANTOINE.--Vous m'échaufferez le sang.--Cessez.

CLÉOPATRE.--Tu pourrais faire mieux, mais ceci est bien déjà.

ANTOINE.--Je jure par mon épée!...

CLÉOPATRE.--Jure aussi par ton bouclier... Son jeu s'améliore; mais il
n'est pas encore parfait.--Vois, Charmiane, vois, je te prie, comme cet
emportement sied bien à cet Hercule romain[10].

[Note 10: Suivant une antique tradition, les Antonius descendaient
d'Hercule par son fils Antéon. Plutarque observe qu'il y avait dans
le maintien d'Antoine une certaine grandeur qui lui donnait quelque
ressemblance avec les statues et les médailles d'Hercule, dont Antoine
affectait de contrefaire de son mieux le port et la contenance.]

ANTOINE.--Je vous laisse, madame.

CLÉOPATRE.--Aimable seigneur, un seul mot... «Seigneur, il faut donc
nous séparer...» Non, ce n'est pas cela: «Seigneur, nous nous sommes
aimés.» Non, ce n'est pas cela; vous le savez assez!... C'est quelque
chose que je voudrais dire... Oh! ma mémoire est un autre Antoine; j'ai
tout oublié!

ANTOINE.--Si votre royauté ne comptait la nonchalance parmi ses sujets,
je vous prendrais vous-même pour la nonchalance.

CLÉOPATRE.--C'est un pénible travail que de porter cette nonchalance
aussi près du coeur que je la porte! Mais, seigneur, pardonnez, puisque
le soin de ma dignité me tue dès que ce soin vous déplaît. Votre honneur
vous rappelle loin de moi; soyez sourd à ma folie, qui ne mérite pas la
pitié; que tous les dieux soient avec vous! Que la victoire, couronnée
de lauriers, se repose sur votre épée, et que de faciles succès jonchent
votre sentier!

ANTOINE.--Sortons, madame, venez. Telle est notre séparation, qu'en
demeurant ici vous me suivez pourtant, et que moi, en fuyant, je reste
avec vous.--Sortons.

(Ils sortent.)



SCÈNE IV


Rome.--Un appartement dans la maison de César.

_Entrent_ OCTAVE, CÉSAR, LÉPIDE _et leur suite_.

CÉSAR.--Vous voyez, Lépide, et vous saurez à l'avenir que ce n'est point
le vice naturel de César de haïr un grand rival.--Voici les nouvelles
d'Alexandrie. Il pêche, il boit, et les lampes de la nuit éclairent
ses débauches. Il n'est pas plus homme que Cléopâtre, et la veuve de
Ptolémée n'est pas plus efféminée que lui. Il a donné à peine audience à
mes députés, et daigne difficilement se rappeler qu'il a des collègues.
Vous reconnaîtrez dans Antoine l'abrégé de toutes les faiblesses dont
l'humanité est capable.

LÉPIDE.--Je ne puis croire qu'il ait des torts assez grands pour
obscurcir toutes ses vertus. Ses défauts sont comme les taches du
ciel, rendues plus éclatantes par les ténèbres de la nuit. Ils sont
héréditaires plutôt qu'acquis; il ne peut s'en corriger, mais il ne les
a pas cherchés.

CÉSAR.--Vous êtes trop indulgent. Accordons que ce ne soit pas un crime
de se laisser tomber sur la couche de Ptolémée, de donner un royaume
pour un sourire, de s'asseoir pour s'enivrer avec un esclave; de
chanceler, en plein midi, dans les rues, et de faire le coup de poing
avec une troupe de drôles trempés de sueur. Dites que cette conduite
sied bien à Antoine, et il faut que ce soit un homme d'une trempe bien
extraordinaire pour que ces choses ne soient pas des taches dans son
caractère... Mais du moins Antoine ne peut excuser ses souillures,
quand sa légèreté[11] nous impose un si pesant fardeau: encore s'il ne
consumait dans les voluptés que ses moments de loisir, le dégoût et son
corps exténué lui en demanderaient compte; mais sacrifier un temps si
précieux qui l'appelle à quitter ses divertissements, et parle si haut
pour sa fortune et pour la nôtre, c'est mériter d'être grondé comme ces
jeunes gens, qui, déjà dans l'âge de connaître leurs devoirs, immolent
leur expérience au plaisir présent, et se révoltent contre le bon
jugement.

[Note 11: Le mot _light_ est un de ceux sur lesquels Shakspeare joue
le plus volontiers. _Light_ est ici pour _frivole_.]

(Entre un messager.)

LÉPIDE.--Voici encore des nouvelles.

LE MESSAGER, _à César_.--Vos ordres sont exécutés, et d'heure en heure,
très-noble César, vous serez instruit de ce qui se passe. Pompée est
puissant sur mer, et il paraît aimé de tous ceux que la crainte seule
attachait à César. Les mécontents se rendent dans nos ports; et le bruit
court qu'on lui a fait grand tort.

CÉSAR.--Je ne devais pas m'attendre à moins. L'histoire, dès son
origine, nous apprend que celui qui est au pouvoir a été bien-aimé
jusqu'au moment où il l'a obtenu; et que l'homme tombé dans la disgrâce,
qui n'avait jamais été aimé, qui n'avait jamais mérité l'amour du
peuple, lui devient cher dès qu'il tombe. Cette multitude ressemble au
pavillon flottant sur les ondes, qui avance ou recule, suit servilement
l'inconstance du flot, et s'use par son mouvement continuel.

LE MESSAGER.--César, je t'annonce que Ménécrate et Ménas, deux fameux
pirates, exercent leur empire sur les mers, qu'ils fendent et sillonnent
de vaisseaux de toute espèce. Ils font de fréquentes et vives incursions
sur les côtes d'Italie. Les peuples qui habitent les rivages pâlissent à
leur nom seul, et la jeunesse ardente se révolte. Nul vaisseau ne peut
se montrer qu'il ne soit pris aussitôt qu'aperçu. Le nom seul de Pompée
inspire plus de terreur que n'en inspirerait la présence même de toute
son armée.

CÉSAR.--Antoine, quitte tes débauches et tes voluptés! Lorsque repoussé
de Mutine, après avoir tué les deux consuls, Hirtius et Pansa, tu fus
poursuivi par la famine, tu la combattis, malgré ta molle éducation,
avec une patience plus grande que celle des sauvages. Tu bus l'urine
de tes chevaux, et des eaux fangeuses que les animaux mêmes auraient
rejetées avec dégoût. Ton palais ne dédaignait pas alors les fruits les
plus sauvages des buissons épineux. Tel que le cerf affamé, lorsque la
neige couvre les pâturages, tu mâchais l'écorce des arbres. On dit que
sur les Alpes tu te repus d'une chair étrange, dont la vue seule fit
périr plusieurs des tiens; et toi (ton honneur souffre maintenant de ces
récits) tu supportas tout cela en guerrier si intrépide, que ton visage
même n'en fut pas altéré.

LÉPIDE.--C'est bien dommage.

CÉSAR.--Que la honte le ramène promptement à Rome. Il est temps que nous
nous montrions tous deux sur le champ de bataille. Assemblons, sans
tarder, notre conseil, pour concerter nos projets. Pompée prospère par
notre indolence.

LÉPIDE.--Demain, César, je serai en état de vous instruire, avec
exactitude, de ce que je puis exécuter sur mer et sur terre, pour faire
face aux circonstances présentes.

CÉSAR.--C'est aussi le soin qui m'occupera jusqu'à demain. Adieu.

LÉPIDE.--Adieu, seigneur. Tout ce que vous apprendrez d'ici là des
mouvements qui se passent au dehors, je vous conjure de m'en faire part.

CÉSAR.--N'en doutez pas, seigneur; je sais que c'est mon devoir.

(Ils sortent.)



SCÈNE V


Alexandrie.--Appartement du palais.

_Entrent_ CLÉOPATRE, CHARMIANE, IRAS, _l'eunuque_ MARDIAN.

CLÉOPATRE.--Charmiane.

CHARMIANE.--Madame?

CLÉOPATRE.--Ah! ah! donne-moi une potion de mandragore[12].

[Note 12: Plante narcotique.]

CHARMIANE.--Pourquoi donc, madame?

CLÉOPATRE.--Afin que je puisse dormir pendant tout le temps que mon
Antoine sera absent.

CHARMIANE.--Vous songez trop à lui.

CLÉOPATRE.--O trahison!...

CHARMIANE.--Madame, j'espère qu'il n'en est point ainsi.

CLÉOPATRE.--Eunuque! Mardian!

MARDIAN.--Quel est le bon plaisir de Votre Majesté?

CLÉOPATRE.--Je ne veux pas maintenant t'entendre chanter. Je ne prends
aucun plaisir à ce qui vient d'un eunuque.--Il est heureux pour toi que
ton impuissance empêche tes pensées les plus libres d'aller errer hors
de l'Égypte. As-tu des inclinations?

L'EUNUQUE.--Oui, gracieuse reine.

CLÉOPATRE.--En vérité?

MARDIAN.--Pas en _vérité_[13], madame, car je ne puis rien faire en
vérité que ce qu'il est honnête de faire; mais j'ai de violentes
passions, et je pense à ce que Mars fit avec Vénus.

[Note 13: _En vérité, indeed_ et _in deed; en effet, dans le fait, en
réalité_. Le jeu de mots est plus complet en anglais.]

CLÉOPATRE.--O Charmiane, où crois-tu qu'il soit à présent? Est-il debout
ou assis? Se promène-t-il à pied ou est-il à cheval? Heureux coursier,
qui porte Antoine, conduis-toi bien, cheval; car sais-tu bien qui tu
portes? L'Atlas qui soutient la moitié de ce globe, le bras et le casque
de l'humanité.--Il dit maintenant ou murmure tout bas: Où est mon
_serpent_ du vieux Nil? car c'est le nom qu'il me donne.--Oh!
maintenant, je me nourris d'un poison délicieux.--Penses-tu à moi qui
suis brunie par les brûlants baisers du soleil, et dont le temps a déjà
sillonné le visage de rides profondes?--O toi, César au large front,
dans le temps que tu étais ici à terre, j'étais un morceau de roi! et
le grand Pompée s'arrêtait, et fixait ses regards sur mon front; il eût
voulu y attacher à jamais sa vue, et mourir en me contemplant!

ALEXAS _entre_.--Souveraine d'Égypte, salut!

CLÉOPATRE.--Que tu es loin de ressembler à Marc-Antoine! Et cependant,
venant de sa part, il me semble que cette pierre philosophale t'a changé
en or. Comment se porte mon brave Marc-Antoine?

ALEXAS.--La dernière chose qu'il ait faite, chère reine, a été de baiser
cent fois cette perle orientale.--Ses paroles sont encore gravées dans
mon coeur.

CLÉOPATRE.--Mon oreille est impatiente de les faire passer dans le mien.

ALEXAS.--«Ami, m'a-t-il dit, va: dis que le fidèle Romain envoie à la
reine d'Égypte ce trésor de l'huître, et que, pour rehausser la mince
valeur du présent, il ira bientôt à ses pieds décorer de royaumes
son trône superbe; dis-lui que bientôt tout l'Orient la nommera sa
souveraine.» Là-dessus, il me fit un signe de tête, et monta d'un
air grave sur son coursier fougueux, qui alors a poussé de si grands
hennissements, que, lorsque j'ai voulu parler, il m'a réduit au silence.

CLÉOPATRE.--Dis-moi, était-il triste ou gai?

ALEXAS.--Comme la saison de l'année qui est placée entre les extrêmes de
la chaleur et du froid; il n'était ni triste ni gai.

CLÉOPATRE.--O caractère bien partagé! Observe-le bien, observe-le bien,
bonne Charmiane; c'est bien lui, mais observe-le bien; il n'était pas
triste, parce qu'il voulait montrer un front serein à ceux qui composent
leur visage sur le sien; il n'était pas gai, ce qui semblait leur dire
qu'il avait laissé en Égypte son souvenir et sa joie, mais il gardait
un juste milieu. O céleste mélange! Que tu sois triste ou gai, les
transports de la tristesse et de la joie te conviennent également, plus
qu'à aucun autre mortel!--As-tu rencontré mes courriers?

ALEXAS.--Oui, madame, au moins vingt. Pourquoi les dépêchez-vous si près
l'un de l'autre?

CLÉOPATRE.--Il périra misérable, l'enfant qui naîtra le jour où
j'oublierai d'envoyer vers Antoine.--Charmiane, de l'encre et du
papier.--Sois le bienvenu, cher Alexas.--Charmiane, ai-je jamais autant
aimé César?

CHARMIANE.--O ce brave César!

CLÉOPATRE.--Que ton exclamation t'étouffe! Dis, le brave Antoine.

CHARMIANE.--Ce vaillant César!

CLÉOPATRE.--Par Isis, je vais ensanglanter ta joue, si tu oses encore
comparer César avec le plus grand des hommes.

CHARMIANE.--Sauf votre bon plaisir, je ne fais que répéter ce que vous
disiez vous-même.

CLÉOPATRE.--Temps de jeunesse quand mon jugement n'était pas encore
mûr.--Coeur glacé de répéter ce que je disais alors.--Mais viens,
sortons: donne-moi de l'encre et du papier; il aura chaque jour plus
d'un message, dussé-je dépeupler l'Égypte.

FIN DU PREMIER ACTE.




ACTE DEUXIÈME



SCÈNE I


Messine.--Appartement de la maison de Pompée.

_Entrent_ POMPÉE, MÉNÉCRATE ET MÉNAS.

POMPÉE.--Si les grands dieux sont justes, ils seconderont les armes du
parti le plus juste.

MÉNÉCRATE.--Vaillant Pompée, songez que les dieux ne refusent pas ce
qu'ils diffèrent d'accorder.

POMPÉE.--Tandis qu'au pied de leur trône nous les implorons, la cause
que nous les supplions de protéger dépérit.

MÉNÉCRATE.--Nous nous ignorons nous-mêmes, et nous demandons souvent
notre ruine, leur sagesse nous refuse pour notre bien, et nous gagnons à
ne pas obtenir l'objet de nos prières.

POMPÉE.--Je réussirai: le peuple m'aime, et la mer est à moi; ma
puissance est comme le croissant de la lune, et mon espérance me prédit
qu'elle parviendra à son plein. Marc-Antoine est à table en Égypte;
il n'en sortira jamais pour faire la guerre. César, en amassant de
l'argent, perd les coeurs; Lépide les flatte tous deux, et tous deux
flattent Lépide: mais il n'aime ni l'un ni l'autre, et ni l'un ni
l'autre ne se soucie de lui.

MÉNÉCRATE.--César et Lépide sont en campagne, amenant avec eux des
forces imposantes.

POMPÉE.--D'où tenez-vous cette nouvelle? Elle est fausse.

MÉNÉCRATE.--De Silvius, seigneur.

POMPÉE.--Il rêve; je sais qu'ils sont encore tous deux à Rome, où ils
attendent Antoine.--Voluptueuse Cléopâtre, que tous les charmes de
l'amour prêtent leur douceur à tes lèvres flétries! Joins à la beauté
les arts magiques et la volupté; enchaîne le débauché dans un cercle de
fêtes; échauffe sans cesse son cerveau. Que les cuisiniers épicuriens
aiguisent son appétit par des assaisonnements toujours renouvelés, afin
que le sommeil et les banquets lui fassent oublier son honneur dans la
langueur du Léthé.--Qu'y a-t-il, Varius?

(Varius paraît.)

VARIUS.--Comptez sur la vérité de la nouvelle que je vous annonce.
Marc-Antoine est d'heure en heure attendu à Rome: depuis qu'il est parti
d'Égypte il aurait eu le temps de faire un plus long voyage.

POMPÉE.--J'aurais écouté plus volontiers une nouvelle moins sérieuse...
Ménas, je n'aurais jamais pensé que cet homme insatiable de voluptés eût
mis son casque pour une guerre aussi peu importante. C'est un guerrier
qui vaut à lui seul plus que les deux autres ensemble... Mais concevons
de nous-mêmes une plus haute opinion, puisque le bruit de notre marche
peut arracher des genoux de la veuve d'Égypte cet Antoine qui n'est
jamais las de débauches.

MÉNAS.--Je ne puis croire que César et Antoine puissent s'accorder
ensemble. Sa femme, qui vient de mourir, a offensé César; son frère lui
a fait la guerre, quoiqu'il n'y fût pas, je crois, poussé par Antoine.

POMPÉE.--Je ne sais pas, Ménas, jusqu'à quel point de légères inimitiés
peuvent céder devant de plus grandes. S'ils ne nous voyaient pas armés
contre eux tous, ils ne tarderaient pas à se disputer ensemble: car ils
ont assez de sujets de tirer l'épée les uns contre les autres: mais
jusqu'à quel point la crainte que nous leur inspirons concilie-t-elle
leurs divisions et enchaîne-t-elle leurs petites discordes, c'est ce que
nous ne savons pas encore. Au reste, qu'il en arrive ce qu'il plaira aux
dieux: il y va de notre vie de déployer toutes nos forces. Viens, Ménas.

(Ils sortent.)



SCÈNE II


Rome.--Appartement dans la maison de Lépide.

LÉPIDE, ÉNOBARBUS.

LÉPIDE.--Cher Énobarbus, tu feras une action louable et qui te siéra
bien en engageant ton général à s'expliquer avec douceur et ménagement.

ÉNOBARBUS.--Je l'engagerai à répondre comme lui-même. Si César l'irrite,
qu'Antoine regarde par-dessus la tête de César, et parle aussi fièrement
que Mars. Par Jupiter, si je portais la barbe d'Antoine je ne me ferais
pas raser aujourd'hui[14].

[Note 14: Je paraîtrais en négligé devant lui, sans aucune marque de
respect.]

LÉPIDE.--Ce n'est pas ici le temps des ressentiments particuliers.

ÉNOBARBUS.--Tout temps est bon pour les affaires qu'il fait naître.

LÉPIDE.--Les moins importantes doivent céder aux plus graves.

ÉNOBARBUS.--Non, si les moins importantes viennent les premières.

LÉPIDE.--Tu parles avec passion: mais de grâce ne remue pas les
tisons.--Voici le noble Antoine.

(Entrent Antoine et Ventidius.)

ÉNOBARBUS.--Et voilà César là-bas.

(Entrent César, Mécène et Agrippa.)

ANTOINE.--Si nous pouvons nous entendre, marchons contre les
Parthes.--Ventidius, écoute.

CÉSAR.--Je ne sais pas, Mécène; demande à Agrippa.

LÉPIDE.--Nobles amis, il n'est point d'objet plus grand que celui qui
nous a réunis; que des causes plus légères ne nous séparent pas. Les
torts peuvent être rappelés avec douceur; en discutant avec violence des
différends peu importants, nous rendons mortelles les blessures que nous
voulons guérir: ainsi donc, nobles collègues (je vous en conjure avec
instances), traitez les questions les plus aigres dans les termes les
plus doux, et que la mauvaise humeur n'aggrave pas nos querelles.

ANTOINE.--C'est bien parlé; si nous étions à la tête de nos armées et
prêts à combattre, j'agirais ainsi.

CÉSAR.--Soyez le bienvenu dans Rome.

ANTOINE.--Merci!

CÉSAR.--Asseyez-vous.

ANTOINE.--Asseyez-vous, seigneur.

CÉSAR.--Ainsi donc...

ANTOINE.--J'apprends que vous vous offensez de choses qui ne sont point
blâmables, ou qui, si elles le sont, ne vous regardent pas.

CÉSAR.--Je serais ridicule, si je me prétendais offensé pour rien ou
pour peu de chose; mais avec vous surtout: plus ridicule encore si je
vous avais nommé avec des reproches, lorsque je n'avais point affaire de
prononcer votre nom.

ANTOINE.--Que vous importait donc, César, mon séjour en Égypte?

CÉSAR.--Pas plus que mon séjour à Rome ne devait vous inquiéter en
Égypte: cependant, si de là vous cherchiez à me nuire, votre séjour en
Égypte pouvait m'occuper.

ANTOINE.--Qu'entendez-vous par chercher à vous nuire?

CÉSAR.--Vous pourriez bien saisir le sens de ce que je veux dire par
ce qui m'est arrivé ici; votre femme et votre frère ont pris les armes
contre moi, leur attaque était pour vous un sujet de vous déclarer
contre moi, votre nom était leur mot d'ordre.

ANTOINE.--Vous vous méprenez. Jamais mon frère ne m'a mis en avant dans
cette guerre. Je m'en suis instruit, et ma certitude est fondée sur
les rapports fidèles de ceux mêmes qui ont tiré l'épée pour vous!
N'attaquait-il pas plutôt mon autorité que la vôtre? ne dirigeait-il
pas également la guerre contre moi puisque votre cause est la mienne?
là-dessus mes lettres vous ont déjà satisfait. Si vous voulez trouver un
prétexte de querelle, comme vous n'en avez pas de bonne raison, il ne
faut pas compter sur celui-ci.

CÉSAR.--Vous faites-là votre éloge, en m'accusant de défaut de jugement:
mais vous déguisez mal vos torts.

ANTOINE.--Non, non! Je sais, je suis certain que vous ne pouviez pas
manquer de faire cette réflexion naturelle, que moi, votre associé dans
la cause contre laquelle mon frère s'armait, je ne pouvais voir d'un
oeil satisfait une guerre qui troublait ma paix. Quant à ma femme,
je voudrais que vous trouvassiez une autre femme douée du même
caractère.--Le tiers de l'univers est sous vos lois; vous pouvez,
avec le plus faible frein, le gouverner à votre gré, mais non pas une
pareille femme.

ÉNOBARBUS.--Plût au ciel que nous eussions tous de pareilles épouses!
les hommes pourraient aller à la guerre avec les femmes.

ANTOINE.--Les embarras qu'a suscités son impatience et son caractère
intraitable qui ne manquait pas non plus des ruses de la politique, vous
ont trop inquiété, César; je vous l'accorde avec douleur; mais vous êtes
forcé d'avouer qu'il n'était pas en mon pouvoir de l'empêcher.

CÉSAR.--Je vous ai écrit pendant que vous étiez plongé dans les
débauches, à Alexandrie; vous avez mis mes lettres dans votre poche, et
vous avez renvoyé avec mépris mon député de votre présence.

ANTOINE.--César, il est entré brusquement, avant qu'on l'eût admis. Je
venais de fêter trois rois, et je n'étais plus tout à fait l'homme du
matin: mais le lendemain, j'en ai fait l'aveu moi-même à votre député;
ce qui équivalait à lui en demander pardon. Que cet homme n'entre pour
rien dans notre différend. S'il faut que nous contestions ensemble,
qu'il ne soit plus question de lui.

CÉSAR.--Vous avez violé un article de vos serments, ce que vous n'aurez
jamais à me reprocher.

LÉPIDE.--Doucement, César.

ANTOINE.--Non, Lépide, laissez-le parler, l'honneur dont il parle
maintenant est sacré, en supposant que j'en ai manqué; voyons, César,
l'article de mon serment....

CÉSAR.--C'était de me prêter vos armes et votre secours à ma première
réquisition; vous m'avez refusé l'un et l'autre.

ANTOINE.--Dites plutôt négligé, et cela pendant ces heures empoisonnées
qui m'avaient ôté la connaissance de moi-même. Je vous en témoignerai
mon repentir autant que je le pourrai; mais ma franchise n'avilira point
ma grandeur, comme ma puissance ne fera rien sans ma franchise. La
vérité est que Fulvie, pour m'attirer hors d'Égypte, vous a fait la
guerre ici. Et moi, qui étais sans le savoir le motif de cette guerre,
je vous en fais toutes les excuses où mon honneur peut descendre en
pareille occasion.

LÉPIDE.--C'est noblement parler.

MÉCÈNE.--S'il pouvait vous plaire de ne pas pousser plus loin vos griefs
réciproques, de les oublier tout à fait, pour vous souvenir que le
besoin présent vous invite à vous réconcilier?

LÉPIDE.--Sagement parlé, Mécène.

ÉNOBARBUS.--Ou bien empruntez-vous l'un à l'autre, pour le moment, votre
affection; et quand vous n'entendrez plus parler de Pompée, alors vous
vous la rendrez: vous aurez tout le loisir de vous disputer, quand vous
n'aurez pas autre chose à faire.

ANTOINE.--Tu n'es qu'un soldat: tais-toi.

ÉNOBARBUS.--J'avais presque oublié que la vérité devait se taire.

ANTOINE.--Tu manques de respect à cette assemblée; ne dis plus rien.

ÉNOBARBUS.--Allons, poursuivez. Je suis muet comme une pierre.

CÉSAR.--Je ne désapprouve point le fond, mais bien, la forme de son
discours.--Il n'est pas possible que nous restions amis, nos principes
et nos actions différant si fort. Cependant, si je connaissais un lien
assez fort pour nous tenir étroitement unis, je le chercherais dans le
monde entier.
                
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