SIR ANDRÉ.--On le dit: mais je crois, moi, qu'elle est plutôt composée
du boire et du manger.
SIR TOBIE.--Vous êtes un savant: allons donc manger et boire.--Holà!
Marianne, entendez-vous?--Un flacon de vin.
(Entre le bouffon.)
SIR ANDRÉ.--Voici, ma foi, le fou qui vient.
LE BOUFFON.--Eh bien! mes coeurs? N'avez-vous jamais vu notre portrait à
nous trois?
SIR TOBIE.--Sois le bienvenu, ânon; allons, une chanson.
SIR ANDRÉ.--Sur ma foi, ce fou a une excellente voix! Je voudrais pour
quarante shillings avoir sa jambe, et une voix pour chanter aussi douce
que celle du fou. En vérité, tu étais dans tes plus charmantes folies
hier au soir, lorsque tu parlas de Pigrogromitus, des Vapians passant
l'équinoxiale de Queubus: cela était excellent, en vérité; je t'ai
envoyé douze sous pour ta bonne amie; les as-tu reçus?
LE BOUFFON.--Oui, j'ai remis ta gracieuseté à mon jupon court; car le
nez de Malvolio n'est pas un manche de fouet[31]; madame a la main
blanche, et le myrmidon n'est pas un bouchon.
[Note 31: _A whipstock_, il a l'odorat fin.]
SIR ANDRÉ.--Excellent! c'est la plus jolie folie pour la fin. Allons,
une chanson.
SIR TOBIE.--Avance; voilà douze sous pour toi; chante-nous une chanson.
SIR ANDRÉ.--Voilà encore un teston de moi; si un chevalier donne....
LE BOUFFON.--Voudriez-vous une chanson d'amour, ou une chanson morale?
SIR TOBIE.--Une chanson d'amour, une chanson d'amour!
SIR ANDRÉ.--Oui, oui; je ne me soucie point de morale.
LE BOUFFON _chante_.
O ma maîtresse! où êtes-vous errante?
Arrêtez et m'écoutez: Votre sincère amant s'avance,
Votre amant qui peut chanter haut ou bas.
Ne trotte pas plus loin, mon cher coeur:
Les voyages finissent par la rencontre des amants,
C'est ce que sait le fils de tout homme sage.
SIR ANDRÉ.--Admirable, en vérité!
SIR TOBIE.--Bien, très-bien.
LE BOUFFON.
Qu'est-ce que l'amour? Il n'est pas fait pour l'avenir.
La joie présente fait rire dans le présent;
Ce qui est à venir est encore incertain;
Il n'y a point de moisson à recueillir des délais.
Viens donc, ma chérie, me donner vingt baisers,
La jeunesse est une étoffe qui ne peut durer.
SIR ANDRÉ.--Une voix douce comme du miel, aussi vrai que je suis
chevalier.
SIR TOBIE.--Une voix contagieuse!
SIR ANDRÉ.--Des plus douces et des plus contagieuses, sur ma foi.
SIR TOBIE.--A entendre par le nez, c'est une douce contagion[32]. Mais
commencerons-nous une danse de tourne-ciel[33]? Éveillerons-nous la
chouette par un canon, qui ravisse les trois âmes[34] d'un tisserand?
Ferons-nous cela?
[Note 32: _A dulcet in contagion_, jeu de mots intraduisible.]
[Note 33: _A welkin-dance,_ boire jusqu'à ce que le ciel tourne sur nos
têtes.]
[Note 34: Apparemment l'âme végétative, l'âme sensitive et l'âme
raisonnable.]
SIR ANDRÉ.--Si vous m'aimez, faisons-le. Allons, commence. Je suis un
chien pour les canons.
LE BOUFFON.--Par Notre-Dame, monsieur, il y a des chiens qui vont bien
au canon.
SIR ANDRÉ.--Certainement; chantons: _Coquin, tais-toi_.
LE BOUFFON.--_Tais-toi, coquin_, chevalier? Je serai donc forcé de vous
appeler coquin, chevalier?
SIR ANDRÉ.--Ce n'est pas la première fois que j'ai forcé un homme à
m'appeler coquin. Commence, fou; la chanson commence par _Tais-toi_.
LE BOUFFON.--Je ne commencerai jamais si je me tais.
SIR ANDRÉ.--Bon là, ma foi. Allons, commence.
(Ils chantent.)
(Entre Marie.)
MARIE.--Quels hurlements de chats faites-vous donc ici? Si ma maîtresse
n'a pas appelé son intendant, Malvolio, et ne lui a pas ordonné de vous
mettre à la porte, ne me croyez jamais.
SIR TOBIE.--Madame est une Catayenne[35]; nous sommes des politiques:
Malvolio est une canaille, et _nous sommes trois joyeux garçons_[36].
Ne suis-je pas son parent? Ne suis-je pas de son sang? Foin de
madame!--(_Chantant._) _Il était un homme à Babylone, madame, madame._
[Note 35: «Terme de mépris, dont l'origine est indifférente.»
(STEEVENS.)]
[Note 36: _Malvolio is a peg-a-ramsey, and three merry men be we._ Ces
derniers mots sont le commencement d'une chanson; _Peg-a-ramsey_ est le
titre d'une ballade ancienne.]
LE BOUFFON.--Malepeste! le chevalier est dans une merveilleuse folie.
SIR ANDRÉ.--Oui, il s'en tire assez bien, quand il est bien disposé, et
moi aussi: il fait le fou avec plus de grâce que moi; mais je le fais
plus au naturel.
SIR TOBIE, _chantant_.--_Ah! le douzième jour de décembre._
MARIE.--Au nom de Dieu, taisez-vous.
(Entre Malvolio.)
MALVOLIO.--Hé! mes maîtres, êtes-vous fous? ou qu'êtes-vous donc?
N'avez-vous ni esprit, ni savoir-vivre, ni honnêteté, pour bavarder
comme des chaudronniers à cette heure de la nuit? Faites-vous une
taverne de la maison de madame, que vous vous égosillez ainsi à crier
vos airs de tailleurs, sans adoucir ou baisser vos voix? N'avez-vous
donc aucun respect pour le lieu, les personnes et les temps?
SIR TOBIE.--Nous avons gardé les temps, monsieur, dans nos canons. Allez
au diable[37].
[Note 37: C'est le sens qu'il faut donner, selon Malone, à ces mots:
_Sneck up_.]
MALVOLIO.--Sir Tobie, il faut que je sois tout rond avec vous. Ma
maîtresse m'a donné ordre de vous dire que, quoiqu'elle vous reçoive
comme son parent, elle n'a point de parenté avec vos désordres. Si vous
pouvez vous séparer de votre mauvaise conduite, vous serez toujours le
bienvenu dans sa maison: sinon, s'il vous plaisait de prendre congé
d'elle, elle est toute disposée à vous faire ses adieux.
SIR TOBIE, _chantant_.--_Adieu, cher coeur, puisqu'il faut que je
parte[38]._
[Note 38: Chanson qu'on trouve dans le recueil de Percy.]
MALVOLIO.--Oui, bon sir Tobie.
SIR TOBIE, _chantant_.--_Ses yeux dénotent que ses jours sont bientôt à
leur fin._
MALVOLIO.--Les choses en sont-elles là?
SIR TOBIE, _chantant_.--_Mais moi, je ne mourrai jamais._
LE BOUFFON.--En cela vous mentez, sir Tobie.
MALVOLIO.--Pour cela, je suis très-disposé à vous croire.
SIR TOBIE, _en chantant_.--_Lui dirai-je de s'en aller?_
LE BOUFFON.--_Et quand vous le feriez?_
SIR TOBIE.--_Lui dirai-je de s'en aller, sans le ménager?_
LE BOUFFON.--_Oh! non, non, vous n'oseriez._
SIR TOBIE.--Vous détonnez, l'ami; vous mentez.--Êtes-vous plus qu'un
intendant? Croyez-vous que, parce que vous êtes vertueux[39], il n'y
aura plus ni gâteaux, ni bière?
[Note 39: C'était la coutume de faire des gâteaux en famille à la
Toussaint. Les puritains traitaient cette coutume de superstition.]
LE BOUFFON.--Oui, par sainte Anne, et le gingembre aussi sera chaud dans
la bouche.
SIR TOBIE.--Tu as raison.--Allez, monsieur, allez frotter votre chaîne
avec de la mie de pain[40]. Un flacon de vin, Marie!
[Note 40: «Les intendants ou maîtres d'hôtel portaient au cou une chaîne
en signe de supériorité sur les autres domestiques; et le meilleur moyen
d'éclaircir un métal, c'est de le frotter avec de la mie de pain.»
(STEEVENS.)]
MALVOLIO.--Mademoiselle Marie, si vous faisiez quelque cas de la faveur
de ma maîtresse, vous ne voudriez pas prêter les mains à cette conduite
grossière; ma maîtresse en sera informée, je vous le jure.
(Il sort.)
MARIE.--Va secouer les oreilles.
SIR ANDRÉ.--Lui donner un rendez-vous en duel, et puis lui manquer de
parole et se jouer de lui, ce serait une aussi bonne oeuvre que de boire
quand on a faim.
SIR TOBIE.--Faites cela, chevalier. Je vais vous écrire un cartel ou je
lui ferai connaître de vive voix votre indignation contre lui.
MARIE.--Mon cher sir Tobie, soyez patient pour ce soir; depuis que
le jeune page du comte a vu aujourd'hui ma maîtresse, elle est fort
troublée. Quant à monsieur Malvolio, laissez-moi faire: si je ne le
mystifie pas au point de le faire passer en proverbe, et de le rendre un
objet de risée publique, croyez que je n'ai pas assez d'esprit pour me
coucher tout à l'heure dans mon lit; je sais que je suis en état de le
faire.
SIR TOBIE.--Instruis, instruis-nous: conte-nous quelque chose de lui.
MARIE.--Ma foi, monsieur, il est quelquefois une espèce de puritain.
SIR ANDRÉ.--Oh! si je le croyais, je le battrais comme un chien.
SIR TOBIE.--Quoi, pour être puritain? Ta sublime raison, cher chevalier?
SIR ANDRÉ.--Je n'ai point de sublime raison pour cela, mais j'ai d'assez
bonnes raisons.
MARIE.--Le diable, c'est qu'il n'est pas toujours un puritain, ni quoi
que ce soit avec suite, si ce n'est un serviteur des circonstances; un
sot plein d'affectation qui sait par coeur les affaires d'État, sans
livre et sans étude, et vous débite sa science par grands morceaux; un
homme qui a la meilleure opinion de lui-même, et si farci, à ce qu'il
s'imagine, de perfections, que c'est un article de foi pour lui qu'on
ne peut le voir sans l'aimer; et c'est sur ce vice-là que ma vengeance
trouvera matière à s'exercer.
SIR TOBIE.--Que feras-tu?
MARIE.--Je glisserai sur son chemin quelques épîtres d'amour en style
obscur, dans lesquelles, à la couleur de sa barbe, à la forme de sa
jambe, à sa tournure, à sa démarche, à l'expression de ses yeux, à son
front, à son teint, il se reconnaîtra dépeint de la manière la plus
palpable. Je peux écrire tout comme ferait madame votre nièce; nous
pouvons à peine distinguer nos deux écritures dans une lettre dont le
sujet est oublié.
SIR TOBIE.--Excellent! Je flaire la ruse.
SIR ANDRÉ.--Elle me monte aussi au nez.
SIR TOBIE.--Il croira, par des lettres que vous laisserez tomber sur son
passage, qu'elles viennent de ma nièce, et qu'elle est amoureuse de lui.
MARIE.--Oui, mon projet est un cheval de cette couleur-là.
SIR ANDRÉ[41].--Et votre cheval fera de lui un âne.
[Note 41: Tirwhylt pense qu'il faut donner cette réponse et celle
d'après à sir Tobie; il les trouve trop fines pour sir André, qui ne
juge rien par lui-même, et ne fait que répéter l'avis des autres.]
MARIE.--Oui, un âne, je n'en doute pas
SIR ANDRÉ.--Oh! cela sera admirable.
MARIE.--Un plaisir de roi, je vous en assure. Je sais que ma médecine
opérera sur lui. Je vous posterai tous deux en embuscade, et le fou fera
le troisième dans un lieu où il trouvera la lettre: observez bien comme
il l'interprétera. Pour ce soir, au lit; et rêvons à l'événement. Adieu!
(Elle sort.)
SIR TOBIE.--Bonne nuit, Penthésilée[42].
[Note 42: Nom d'une amazone.]
SIR ANDRÉ.--Par ma foi, c'est une brave fille.
SIR TOBIE.--C'est une excellente levrette, et de race pure, et une fille
qui m'adore. Qu'en dites-vous?
SIR ANDRÉ.--J'ai été adoré aussi jadis, moi.
SIR TOBIE.--Allons-nous mettre au lit, chevalier.--Tu aurais besoin
d'envoyer demander plus d'argent.
SIR ANDRÉ.--Si je ne peux regagner votre nièce, je suis dans un mauvais
pas.
SIR TOBIE.--Envoie demander de l'argent, chevalier: si tu ne parviens
pas à la fin à l'avoir, dis que je suis un chien à la queue coupée[43].
[Note 43: «_Cut._ Par les lois forestières, on coupait la queue aux
chiens des paysans et roturiers.» (STEEVENS.) Selon d'autres, il faut
traduire _cut_ par _cheval_: «Dis que je suis un cheval.»]
SIR ANDRÉ.--Si je ne le fais pas, ne faites jamais fond sur ma parole;
prenez-le comme vous voudrez.
SIR TOBIE.--Allons, venez, je vais brûler un peu de rhum; il est trop
tard pour aller se coucher maintenant; allons, chevalier, venez.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Appartement dans le palais du duc.
LE DUC, VIOLA, CURIO _et autres._
LE DUC.--Faites-nous un peu de musique.--Ah! bonjour, mes amis.--Allons,
bon Césario, seulement ce morceau de chant, cette vieille chanson
ancienne que nous entendîmes hier au soir. Il me semblait qu'elle
soulageait beaucoup mon âme souffrante, plus que ces airs légers et ces
refrains répétés dans ces mesures vives et brusques.--Allons, seulement
un couplet.
CURIO.--Avec la permission de Votre Altesse, celui qui pourrait le
chanter n'est pas ici.
LE DUC.--Qui était-ce donc!
CURIO.--Feste le bouffon, seigneur; un fou qui amusait beaucoup le père
de madame Olivia: il est quelque part dans la maison.
LE DUC.--Cherchez-le, et qu'on joue l'air en l'attendant. (_Curio sort.
Musique._) Approche, jeune homme; si tu aimes jamais, dans les doux
transports de ta passion souviens-toi de moi; car tous les vrais amants
sont tels que je suis, changeants et volages dans tous les autres
sentiments, excepté dans la constante pensée de l'objet aimé.--Comment
trouves-tu cet air?
VIOLA.--Il retentit comme un écho dans le coeur qui sert de trône à
l'amour.
LE DUC.--Tu en parles en maître; je gagerais ma vie que, tout jeune que
tu es, ton oeil s'est fixé sur quelque beauté qui le charme. N'est-il
pas vrai, mon enfant?
VIOLA.--Un peu, avec votre permission.
LE DUC.--Quelle espèce de femme est-ce?
VIOLA.--De votre complexion.
LE DUC.--Elle n'est donc pas digne de toi. Quel âge, au vrai?
VIOLA.--Environ de votre âge, seigneur.
LE DUC.--Elle est trop âgée, par le ciel! Qu'une femme choisisse
toujours un époux plus âgé qu'elle, c'est le moyen qu'elle lui soit plus
assortie, et plus sûre de régner dans son coeur; car, mon enfant, nous
avons beau nous vanter, nous sommes plus étourdis, plus flottants
dans nos caprices; nous sommes aisément emportés par le désir et par
l'inconstance; notre amour s'use et se perd plus vite que celui des
femmes.
VIOLA.--Je le crois, seigneur.
LE DUC.--Aie donc soin que ton amante soit plus jeune que toi, ou ton
affection ne pourra durer. Les femmes sont comme les roses; leur belle
fleur, une fois épanouie, tombe dans l'heure même.
VIOLA.--Et cela est vrai. Hélas! quel triste sort que de se flétrir au
moment où elles atteignent la perfection!
(Rentrent Curio et le bouffon.)
LE DUC.--Allons, mon ami, la chanson que tu as chantée hier au soir.
Remarque-la, Césario; elle est ancienne et simple. Les fileuses, et
celles qui tricotent au soleil, et les jeunes filles dont le coeur est
libre, tout en tissant leur fil avec des outils d'os, ont coutume de
la chanter: c'est la naïve vérité, et elle peint bien l'innocence de
l'amour comme le bon vieux temps.
LE BOUFFON.--Êtes-vous prêt, monsieur?
LE DUC--Oui, je t'en prie, chante.
LE BOUFFON.
(Chant.)
Viens; ô mort! viens;
Qu'on me couche sous un triste cyprès:
Fuis, fuis, souffle de ma vie.
Une beauté cruelle m'a donné la mort.
Semez de branches d'if mon blanc linceul;
Préparez-le.
Jamais homme ne joua dans la mort un rôle aussi sincère
Que le mien.
Point de fleurs, pas une douce fleur
Sur mon noir cercueil.
Point d'ami, pas un seul ami pour saluer
Mon pauvre corps et l'endroit où mes os seront jetés;
Pour épargner mille et mille soupirs,
Ah! couchez-moi-là,
Où l'amant, triste et fidèle, ne trouve jamais mon tombeau,
Pour y pleurer.
LE DUC, _lui donnant sa bourse_.--Voilà pour ta peine.
LE BOUFFON.--Il n'y a nulle peine; j'ai du plaisir à chanter, monsieur.
LE DUC.--Eh bien! je veux te payer ton plaisir.
LE BOUFFON.--A vrai dire, monsieur, le plaisir se paye une fois ou
l'autre.
LE DUC.--A présent, permets-moi de te quitter.
LE BOUFFON.--Allons, que le dieu de la mélancolie te protège, et que ton
tailleur te fasse un habit de taffetas changeant; car ton âme est une
véritable opale. Je voudrais embarquer des hommes aussi constants sur la
mer, afin qu'ils eussent affaire partout, et que leur but ne fût nulle
part; car c'est là ce qui fait toujours un bon voyage de rien. Adieu.
(Le bouffon sort.)
LE DUC.--Qu'on me laisse. (_Curio sort avec la suite du duc, excepté
Viola._) Encore une fois, Césario, va trouver cette souveraine cruelle;
dis-lui que mon amour, plus noble que les trésors de l'univers, ne met
aucun prix à une étendue de terres boueuses; dis-lui que je fais des
dons que la Fortune lui a accordés le cas que je fais de cette volage
déesse; mais que c'est cette merveille, cette reine des joyaux que la
nature a enchâssée en elle, qui seule attire mon âme.
VIOLA.--Mais, seigneur, si elle ne peut vous aimer?
LE DUC.--Je ne puis recevoir une pareille réponse.
VIOLA.--Ma foi, il le faudra bien. Supposez que quelque dame, comme il
en est peut-être, souffre pour l'amour de vous, dans son coeur, des
tourments aussi violents que vous en souffrez pour Olivia; vous ne
pouvez l'aimer et vous le lui déclarez, n'est-elle pas forcée de
recevoir votre refus?
LE DUC.--Il n'est point de coeur de femme qui puisse contenir les
battements d'une passion aussi forte que celle dont l'amour tourmente
mon coeur; il n'est point de coeur de femme assez vaste pour contenir
autant d'amour; elles ne savent pas garder. Hélas! on peut bien appeler
leur amour un appétit des sens. Ce n'est qu'un goût qui irrite leur
palais sans affecter leur coeur: il s'éteint dans la satiété, et finit
par le dégoût et l'aversion. Mais le mien est aussi affamé que la mer,
et peut digérer autant qu'elle. N'établis aucune comparaison entre
l'amour qu'une femme peut concevoir pour moi, et celui que j'ai pour
Olivia.
VIOLA.--Oui, mais je sais....
LE DUC.--Que sais-tu?
VIOLA.--Je sais trop bien l'amour que les femmes ont pour les hommes. Je
vous l'assure, elles ont le coeur aussi fidèle que nous. Mon père avait
une fille qui aimait un homme, comme il se pourrait par aventure que
moi, si j'étais femme, j'aimasse Votre Altesse.
LE DUC.--Et quelle est son histoire?
VIOLA.--Une page blanche[44], seigneur. Jamais elle n'a déclaré son
amour, mais elle a laissé sa passion, cachée comme le ver dans le
bouton, dévorer les roses de ses joues: elle languissait dans ses
pensées; et, pâle et mélancolique, elle était tranquille comme la
patience sur un monument, souriant à la douleur. N'était-ce pas là
véritablement de l'amour? Nous autres hommes, nous pouvons en dire
davantage, en jurer davantage: mais, en vérité, nos démonstrations vont
plus loin que notre volonté; car toujours nous prouvons beaucoup par nos
serments, et bien peu par notre amour.
[Note 44: _A blank_.]
LE DUC.--Mais ta soeur est-elle morte de son amour, mon enfant?
VIOLA.--Je suis tout ce qui reste de filles dans la maison de mon père,
et de frères aussi, et cependant je ne sais....--Seigneur, irai-je
trouver cette dame?
LE DUC.--Oui, voilà ce dont il s'agit. Vole vers elle; donne-lui ce
bijou: dis-lui que mon amour ne peut céder ni supporter aucun refus.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Le jardin d'Olivia.
SIR TOBIE, SIR ANDRÉ et FABIAN.
SIR TOBIE.--Viens avec nous, seigneur Fabian.
FABIAN.--Oui, je viendrai; si je perds un atome de ce plaisir, que je
sois rongé de mélancolie jusqu'à en mourir.
SIR TOBIE.--Ne serais-tu pas bien aise de voir ce gredin, cette
canaille, ce galefretier, essuyer quelque notable avanie?
FABIAN.--Oh! j'en serais transporté. Vous savez qu'il m'a fait perdre
les bonnes grâces de ma maîtresse, à l'occasion d'un combat d'ours.
SIR TOBIE.--Pour le mettre en fureur, nous ferons revenir l'ours, et
nous le ferons écumer de colère jusqu'à ce qu'il en soit noir et bleu.
N'est-ce pas, sir André?
SIR ANDRÉ.--Si nous ne le faisons pas, c'est fait de notre vie.
(Entre Marie.)
SIR TOBIE.--Voici notre petite scélérate.--Eh bien! comment vous va, mon
ortie des Indes[45]?
[Note 45: «Apparemment l'ortie marine, qui abonde dans les mers de
l'Inde.» (JOHNS OX.)]
MARIE.--Cachez-vous tous trois dans le bosquet de buis: Malvolio descend
le long de cette allée; il était là-bas, au soleil, l'air occupé,
faisant des politesses à son ombre depuis une demi-heure: observez-le,
je vous en prie, si vous aimez à rire; car je suis certaine que cette
lettre va faire de lui un idiot en extase. Cachez-vous, au nom de la
plaisanterie! (_Ils se cachent._)--Tenez-vous là (_Marie laisse
tomber une lettre_); car voici la truite qu'il faut attraper en la
chatouillant.
(Marie sort.)
(Entre Malvolio.)
MALVOLIO.--C'est la fortune: tout est une affaire de fortune. Marie m'a
dit une fois que sa maîtresse avait du penchant pour moi, et je l'ai
entendue elle-même aller jusqu'à dire que si jamais elle prenait une
fantaisie, ce serait pour un homme de ma physionomie; de plus, elle
me traite avec des égards plus distingués qu'aucun de ceux qui sont
attachés à son service. Que dois-je penser de tout cela?
SIR TOBIE.--Ce coquin a bien de la présomption.
FABIAN.--Oh! paix! ses contemplations font de lui un fameux dindon!
Comme il se rengorge en étalant son plumage!
SIR ANDRÉ.--Morbleu! je vous battrais ce maraud....
SIR TOBIE.--Paix! vous dis-je.
MALVOLIO.--Devenir comte Malvolio....
SIR TOBIE.--Ah! coquin....
SIR ANDRÉ.--Un coup de pistolet, un coup de pistolet sur lui.
SIR TOBIE.--Paix! paix!
MALVOLIO.--Il y en a des exemples. La dame de Strachy[46] a épousé un
valet de garde-robe.
[Note 46: Ce mot est resté sans explication, en dépit de tous les
commentaires.]
SIR ANDRÉ.--Fi de lui, par Jézabel!
FABIAN.--Oh! paix! L'y voilà à fond: voyez comme son imagination le
gonfle!
MALVOLIO.--Après avoir été marié trois mois avec elle, assis dans ma
grandeur....
SIR TOBIE.--Oh! si j'avais une arbalète pour lui lancer une pierre dans
l'oeil!
MALVOLIO.--Appelant mes officiers autour de moi, dans ma robe de velours
à ramages, après avoir quitté mon lit de repos où j'aurai laissé Olivia
endormie....
SIR TOBIE.--Feux et soufre!
FABIAN.--Oh! paix donc, paix!
MALVOLIO.--Alors prendre l'humeur de la grandeur; et, après avoir
promené sur eux un regard dédaigneux, leur dire que je connais ma place,
et que je voudrais qu'ils connussent aussi la leur.... Mander mon cousin
Tobie....
SIR TOBIE.--Chaînes et verrous!
FABIAN.--Oh! paix, paix, paix: voyez, voyez.
MALVOLIO.--Sept de mes gens, obéissant au premier signal, sortent pour
l'aller chercher; je parais sombre en attendant, et peut-être je remonte
ma montre, ou je joue avec quelque riche bijou. Tobie s'avance; il me
fait la révérence....
SIR TOBIE.--Laisserons-nous vivre ce faquin?
FABIAN.--Paix! quand six chevaux attelés voudraient nous arracher notre
silence.
MALVOLIO.--Je lui tends la main ainsi, mêlant à mon sourire familier un
regard austère et impérieux.
SIR TOBIE.--Est-ce que sir Tobie ne vous applique pas alors un soufflet?
MALVOLIO.--En lui disant: «Cousin Tobie, puisque ma fortune a jeté votre
nièce dans mes bras, accordez-moi le privilége de vous dire....
SIR TOBIE.--Quoi, quoi?
MALVOLIO.--«Il faut vous corriger de votre ivrognerie.
SIR TOBIE.--Veux-tu, canaille....
FABIAN.--Patience, ou nous rompons tous les fils de notre plan.
MALVOLIO.--«De plus, vous dépensez le trésor de votre temps avec un
imbécile de chevalier.
SIR ANDRÉ.--C'est moi, je vous le garantis.
MALVOLIO.--«Un sir André!»
SIR ANDRÉ.--Je le savais bien que c'était moi; car bien des gens me
traitent de sot.
MALVOLIO.--Qu'avons-nous ici?
(Ramassant la lettre.)
FABIAN.--Voilà ma bécasse tout près du piége.
SIR TOBIE.--Oh! paix! et que le génie de la gaieté lui inspire de lire
tout haut.
MALVOLIO.--Sur ma vie, c'est la main de ma maîtresse: voilà ses _c_, ses
_v_, ses _t_, et voilà comme elle fait ses grands _P_. Il n'y a pas de
doute, c'est son écriture.
SIR ANDRÉ.--Ses _c_, ses _v_, ses _t_. Pourquoi cela?
MALVOLIO, _lisant_.--_A mon bien-aimé inconnu, cette lettre et mes
tendres aveux!_ Juste, voilà ses phrases. Permets, cire. Doucement....
et le cachet est une Lucrèce dont elle a coutume de sceller ses lettres.
C'est ma maîtresse.--A qui cela s'adresserait-il?
FABIAN.--Ceci l'enivrera: coeur et tout.
MALVOLIO, _lisant_.
Jupiter sait que j'aime.
Mais qui?
Lèvres, ne remuez pas;
Nul mortel ne doit le savoir.
_Nul mortel ne doit le savoir_? Voyons la suite: la mesure est changée.
_Nul mortel ne doit le savoir_. Si c'était toi, Malvolio!
SIR TOBIE.--Je te le conseille: va te pendre, blaireau.
MALVOLIO _continue de lire_.
Je pourrais commander où j'adore,
Mais le silence, comme le poignard de Lucrèce,
Déchire mon coeur sans l'ensanglanter.
M.O.A.I, règne sur ma vie.
FABIAN.--Une énigme dans le grand genre!
SIR TOBIE.--C'est une fille admirable, par ma foi!
MALVOLIO.--_M.O.A.I. règne sur ma vie_. Mais d'abord, voyons, voyons.
FABIAN.--Quel plat de poisson elle lui a servi là!
SIR TOBIE.--Et avec quelle avidité ce faucon sauvage vole à cet appât!
MALVOLIO.--_Je puis commander où j'adore_. En effet elle peut me
commander. Je la sers: elle est ma maîtresse. Oh! voilà qui est évident
pour toute intelligence ordinaire; il n'y a pas de difficulté là.... Et
la fin?... que signifie cet arrangement alphabétique? Si je pouvais le
faire un peu ressembler à mon nom..... doucement. _M.O.A.I._
SIR TOBIE.--Oh! oui, viens-en à bout: le voilà maintenant dérouté et en
défaut.
FABIAN.--Sowter[47] va donner de la voix là-dessus, quoique cela sente
aussi fort qu'un renard.
[Note 47: Nom de chien de chasse.]
MALVOLIO.--_M_--Malvolio.--Eh bien! c'est la lettre initiale de mon nom.
FABIAN.--Ne vous ai-je pas bien dit qu'il ferait quelque chose de ces
lettres? Oh! c'est un excellent chien quand on est en défaut!
MALVOLIO.--_M_--Oui.... mais nulle consonnance avec la suite: cela
demande preuve. Ce serait un _A_ qui devrait suivre, et c'est un _O_.
FABIAN.--Et _O_[48] suivra, j'espère.
[Note 48: Allusion à la forme d'un collier de chasse.]
SIR TOBIE.--Ou je le bâtonnerai et lui ferai crier _O_.
MALVOLIO.--C'est l'_I_ qui vient par derrière.
FABIAN.--Oui, si vous aviez un oeil[49] par derrière, vous pourriez voir
plus de châtiments à vos talons que de bonnes fortunes devant vous.
[Note 49: Jeu de mots sur _I_ et _eye_, oeil, qui se prononcent de la
même manière.]
MALVOLIO.--_M.O.A.I_, cela ne s'ajuste pas si bien qu'auparavant; et
pourtant en forçant un peu, l'apparence pourrait pencher vers moi: car
chacune de ces lettres se trouve dans mon nom. Doucement: voyons; voici
de la prose qui suit: _«Si cette lettre tombe dans tes mains, médite-la.
Mon étoile m'a placée au-dessus de toi; mais ne t'effraye point de
la grandeur. Quelques-uns naissent grands; d'autres parviennent à la
grandeur, et il en est que la grandeur vient chercher elle-même. Ta
destinée t'ouvre les bras, que ton audace et ton courage l'embrassent.
Et pour l'accoutumer à ce que tu dois vraisemblablement devenir, sors de
ton humble obscurité, et parais fier et brillant. Sois contredisant
avec un parent, hautain avec les serviteurs: que ta bouche raisonne
politique, prends les manières d'un homme original. Voilà les conseils
que donne celle qui soupire pour toi. Souviens-toi de celle qui fit
l'éloge de tes bas jaunes et qui souhaita de te voir toujours les
jarretières croisées. Souviens-t'en, je te le répète. Va, poursuis: ta
fortune est faite, si tu le veux; si tu ne le veux pas, reste donc
un simple intendant, le compagnon des valets, et un homme indigne de
toucher la main de la fortune. Adieu: celle qui voudrait changer d'état
avec toi_.--L'HEUREUSE INFORTUNÉE.» La lumière du jour et la plaine
ouverte n'en montrent pas davantage: cela est évident. Je veux devenir
fier; lire les auteurs politiques; je contrecarrerai sir Tobie; je me
décrasserai de mes grossières connaissances; je serai tiré à quatre
épingles; je deviendrai l'homme par excellence.--Je ne fais pas
maintenant l'imbécile; je ne laisse pas mon imagination se jouer de moi:
car toutes sortes de raisons concourent à me prouver que ma maîtresse
est amoureuse de moi: elle louait dernièrement mes bas jaunes; elle a
vanté ma jambe et sa jarretière; et dans cette lettre elle se découvre
elle-même à mon amour; c'est avec une espèce d'injonction, qu'elle
m'invite à porter les parures qu'elle préfère. Je rends grâces à mon
étoile; je suis heureux. Je me singulariserai, je me pavanerai, en bas
jaunes, et en riches jarretières, et tout cela le temps de les
mettre. Louange à Jupiter et à mon étoile!--Ah! voici encore un
post-scriptum.--_«Il est impossible que tu ne devines pas qui je suis.
Si tu agrées mon amour, fais-le voir dans ton sourire: ton sourire te
sied à merveille: souris donc toujours en ma présence, mon doux ami, je
t'en conjure.»_ O Jupiter, je te remercie.--Je sourirai: je ferai tout
ce que tu voudras que je fasse.
(Il sort.)
FABIAN.--Je ne donnerais pas ma part de cette scène divertissante pour
une pension de mille roupies que me payerait le sophi[50].
[Note 50: Allusion à sir Robert Shirley, ambassadeur près du sophi.]
SIR TOBIE.--J'épouserais cette fille pour cette seule invention.
SIR ANDRÉ.--Et moi aussi.
SIR TOBIE.--Et sans lui demander d'autre dot qu'une seconde plaisanterie
pareille.
SIR ANDRÉ.--J'en dis autant.
(Entre Marie.)
FABIAN.--Voilà venir celle qui attrape si bien les dupes.
SIR TOBIE _à Marie_.--Veux-tu mettre ton pied sur ma tête?
SIR ANDRÉ.--Ou sur la mienne?
SIR TOBIE.--Jouerai-je avec toi ma liberté, aux dames? Et deviendrai-je
ton esclave?
SIR ANDRÉ.--Oui, d'honneur; ou veux-tu que ce soit moi?
SIR TOBIE.--Tu l'as plongé dans un tel rêve, que quand il en perdra
l'image, il en deviendra fou.
MARIE.--Allons, dites la vérité: cela fait-il effet sur lui?
SIR TOBIE.--Comme l'eau-de-vie sur une sage-femme.
MARIE.--Alors, si vous voulez voir les fruits de cette farce, remarquez
bien son premier abord devant ma maîtresse. Il va aller la trouver en
bas jaunes, et c'est une couleur qu'elle abhorre; les jarretières
en croix, mode qu'elle déteste; et il va lui faire des sourires qui
cadreront si mal avec la tristesse et la mélancolie où elle est plongée,
qu'il est impossible qu'il n'en résulte pas pour lui le plus insigne
mépris; si vous voulez le voir, suivez-moi.
SIR TOBIE.--Je te suivrais aux portes du Tartare merveilleux démon
d'esprit.
SIR ANDRÉ.--Je veux en être aussi.
(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Le jardin d'Olivia.
VIOLA, LE BOUFFON _avec un tambourin_.
VIOLA.--Avec ta permission, l'ami, et celle de ta musique, vis-tu avec
ton tambourin[51].
[Note 51: Équivoque sur le mot _by_, qui peut exprimer également _par_
et _près de_.]
LE BOUFFON.--Non, monsieur; je vis avec l'église.
VIOLA.--Es-tu un homme d'église?
LE BOUFFON.--Rien de pareil, monsieur; je vis à côté de l'église, car je
vis dans ma maison, et ma maison est près de l'église.
VIOLA.--Tu pourrais donc dire de même que le roi vit près d'un mendiant,
si un mendiant habite près de lui; ou que l'église est à côté de ton
tambourin, si ton tambourin est _près_ de l'église.
LE BOUFFON.--Vous l'avez dit, monsieur.--Ce que c'est que ce
siècle!--une phrase n'est qu'un gant de peau de daim dans les mains d'un
homme d'esprit: avec quelle rapidité il sait la retourner à l'envers!
VIOLA.--Oui, cela est certain: ceux qui savent jouer adroitement avec
les mots peuvent aisément les rendre libertins.
LE BOUFFON.--En ce cas, je voudrais bien que ma soeur n'eût pas eu de
nom, monsieur.
VIOLA.--Pourquoi, l'ami?
LE BOUFFON.--Pourquoi, monsieur? C'est que son nom est un mot; et en
jouant sur ce mot, on pourrait rendre ma soeur libertine; mais à vrai
dire, les mots sont devenus de vrais coquins, depuis que les billets les
ont déshonorés.
VIOLA.--La raison?
LE BOUFFON.--Vraiment, monsieur, je ne puis vous en donner aucune sans
paroles, et les paroles sont devenues si fausses que je suis dégoûté de
m'en servir pour prouver la raison.
VIOLA.--Je garantis que tu es un joyeux drôle, et qui n'as souci de
rien.
LE BOUFFON.--Non pas, s'il vous plaît, monsieur, je me soucie de quelque
chose; mais en conscience, monsieur, je ne me soucie pas de vous: si
cela s'appelle n'avoir souci de rien, monsieur, je voudrais que cela pût
vous rendre invisible.
VIOLA.--N'es-tu pas le fou de madame Olivia?
LE BOUFFON.--Non, en vérité, monsieur. Madame Olivia n'a point de folie,
et elle n'entretiendra de fou, monsieur, jusqu'à ce qu'elle soit mariée;
car les fous ressemblent aux maris, comme les harenguets aux harengs. Le
mari est le plus gros. Je ne suis vraiment point son fou; je ne suis que
son corrupteur de mots.
VIOLA.--Je t'ai vu dernièrement chez le comte Orsino.
LE BOUFFON.--La folie, monsieur, fait le tour du globe comme le soleil;
elle brille partout. Je serais bien fâché, monsieur, que le fou fût
aussi souvent avec votre maître qu'il l'est avec ma maîtresse.--Je crois
avoir aperçu _votre sagesse_ dans la même maison.
VIOLA.--Allons, si tu veux l'exercer sur moi, nous n'aurons pas un mot
de plus ensemble. Tiens, voilà de quoi dépenser.
LE BOUFFON.--Ah! que Jupiter, à sa première occasion de cheveux, vous
envoie une barbe!
VIOLA.--Ma foi, je te dirai..... que je suis presque malade d'amour
pour une barbe: quoique je ne voulusse pas la voir croître sur mon
menton.--Ta maîtresse est-elle chez elle?
LE BOUFFON, _regardant l'argent_.--Un couple de cette espèce ne
pourrait-il pas multiplier, monsieur?
VIOLA.--Oui, si on les tenait ensemble et qu'on les mît en oeuvre.
LE BOUFFON.--Je jouerais alors le rôle du seigneur Pandare de Phrygie,
monsieur, en amenant une Cressida à ce Troïlus.
VIOLA.--Je te comprends, l'ami; c'est mendier adroitement.
LE BOUFFON.--Ce n'est pas une grande affaire, monsieur; j'espère,
puisque je ne demande qu'une mendiante: Cressida était une mendiante.
Ma maîtresse est chez elle, monsieur, je veux lui _déduire_ d'où vous
venez: quant à ce que vous désirez, cela est hors de mon _firmament_;
j'aurais pu dire _élément_; mais ce mot est suranné.
(Il sort.)
VIOLA.--Cet original est assez sensé pour jouer le fou; et pour bien
faire le fou, cela demande une sorte d'esprit. Il faut qu'il observe
l'humeur de ceux qu'il plaisante, la qualité des personnes et les
circonstances; et qu'il n'aille pas, comme le faucon non dressé, fondre
sur toutes les plumes qui passent devant ses yeux. C'est là un travail,
aussi difficile que l'art de l'homme sensé; car la folie qu'on montre à
propos est de saison: mais la folie des sages qui extravaguent ternit
leur sagesse.
(Entrent sir Tobie et sir André.)
SIR ANDRÉ.--Salut à vous, mon gentilhomme.
VIOLA.--Et à vous, monsieur.
SIR TOBIE.--Dieu vous garde, monsieur[52].
[Note 52: Les mots sont en français dans l'original.]
VIOLA.--Et vous aussi; votre serviteur.
SIR ANDRÉ.--J'espère, monsieur, que vous l'êtes comme je suis le vôtre.
SIR TOBIE.--Voulez-vous approcher de la maison? Ma nièce est fort
désireuse de vous y voir entrer, si c'est à elle que vous avez affaire.
VIOLA.--Je me rends chez votre nièce, monsieur; je veux dire qu'elle est
le but de mon voyage.
SIR TOBIE.--Tâtez vos jambes, monsieur; mettez-les en mouvement.
VIOLA.--Mes jambes m'entendent mieux, monsieur, que je n'entends ce que
vous voulez dire en me disant de tâter mes jambes.
SIR TOBIE.--Je veux dire que vous marchiez, monsieur, que vous entriez.
VIOLA.--Je vous répondrai en marchant et en entrant; mais nous sommes
prévenus. (_Entrent Olivia et Marie._) Excellente et parfaite dame, que
le ciel fasse pleuvoir ses parfums sur vous!
SIR ANDRÉ.--Ce jeune homme est un fameux courtisan. _Pleuvoir des
parfums!_ A merveille!
VIOLA.--Mon message n'a de voix, belle dame, que pour votre oreille
indulgente et libérale.
SIR ANDRÉ.--_Des parfums! libérale! indulgente!_ Je veux avoir ces trois
mots tout prêts.
OLIVIA.--Qu'on ferme la porte du jardin, et qu'on me laisse l'entendre
seule. (_Sir Tobie, sir André et Marie sortent._) Donnez-moi votre main,
monsieur.
VIOLA.--Mon humble respect, madame, et mon dévouement à votre service.
OLIVIA.--Quel est votre nom?
VIOLA.--Césario est le nom de votre serviteur, belle princesse.
OLIVIA.--Mon serviteur, monsieur! Jamais il n'y a eu de joie dans le
monde, depuis qu'on a appelé compliments d'humbles mensonges. Vous êtes
le serviteur du comte Orsino, jeune homme.
VIOLA.--Et lui est le vôtre, et les siens sont nécessairement les
vôtres. Le serviteur de votre serviteur est votre serviteur, madame.
OLIVIA.--Pour le comte, je ne songe pas à lui: quant à ses pensées, je
voudrais qu'elles fussent vides plutôt que pleines de moi!
VIOLA.--Madame, je viens pour éveiller vos bonnes pensées en sa faveur.
OLIVIA.--Oh! avec votre permission, je vous prie, je vous ai ordonné de
ne me jamais reparler de lui; mais si vous vouliez entamer une autre
négociation j'aurais plus de plaisir à vous l'entendre traiter, qu'à
écouter l'harmonie des sphères.
VIOLA.--Chère dame.....
OLIVIA.--Permettez, je vous prie, j'ai envoyé après votre dernière
apparition pleine de charme, une bague sur vos traces: c'est ainsi que
je me suis trompée moi-même, et mon valet; et, j'en ai peur, vous aussi.
Il faut que je me soumette à vos dures interprétations pour vous forcer,
par une ruse honteuse, à prendre ce que vous saviez n'être pas à vous.
Que pouvez-vous penser? N'avez-vous pas mis mon honneur au pilori
pour l'exposer aux attaques de toutes les pensées déchaînées que peut
concevoir un coeur tyrannique? Pour un homme de votre pénétration, c'est
vous en montrer assez: au lieu du sein qui le cachait, ce n'est plus
qu'une gaze qui voile mon pauvre coeur. A présent, que je vous entende
me répondre.
VIOLA.--Je vous plains.
OLIVIA.--C'est déjà un pas vers l'amour.
VIOLA.--Non, ce n'est pas un pas; car il est d'expérience journalière
que très-souvent nous plaignons nos ennemis.
OLIVIA.--Allons, il me semble qu'il est encore temps d'en rire. O monde!
que le pauvre est prompt à s'enorgueillir! S'il faut être la proie de
quelqu'un, combien il vaut mieux succomber devant le lion que devant le
loup! (_L'heure sonne._) Cette horloge me reproche la perte que je fais
du temps. Rassurez-vous, bon jeune homme, je ne veux pas de vous; et
pourtant quand une fois la raison et la jeunesse seront mûries chez
vous, votre femme recueillera probablement un beau mari.--Voilà votre
chemin à l'occident.
VIOLA.--Eh bien! en route pour l'occident[53]. Que la grâce et la belle
humeur vous accompagnent! Vous ne voulez donc, madame, me charger de
rien pour mon maître?
[Note 53: «_Westward ho!_» c'était le cri des mariniers de la Tamise à
cette époque, où elle servait de grande voie de communication pour les
habitants de Londres.]
OLIVIA.--Arrêtez, je vous prie; dites-moi, que pensez-vous de moi?
VIOLA.--Que vous pensez ne pas être ce que vous êtes.
OLIVIA.--Si je pense cela, je le pense aussi de vous.
VIOLA.--Eh bien! vous pensez juste: je ne suis pas ce que je suis.
OLIVIA.--Je voudrais que vous fussiez ce que je vous souhaiterais être.
VIOLA.--Si c'était pour être mieux que je ne suis, madame, je
souhaiterais que votre voeu s'accomplît; car maintenant je suis votre
jouet.
OLIVIA.--Oh! comme le dédain semble beau dans le mépris et le courroux
qui se peignent sur ses lèvres! Un meurtrier criminel ne se trahit pas
plus vite que l'amour qui voudrait se cacher. La nuit de l'amour est
aussi claire que le plein midi. Césario, par les roses du printemps, par
la virginité, par l'honneur, par la foi, par tout ce qu'il y a de plus
sacré, je le jure, je t'aime tant que, malgré tes dédains, ni l'esprit,
ni la raison ne peuvent cacher ma passion. Ne va pas puiser dans cet
aveu des raisons; car, quoique je te recherche, ce n'est pas pour toi un
motif. Impose plutôt silence à tes raisonnements par cette réflexion:
l'amour qu'on a cherché est bon, mais l'amour qui se donne sans qu'on le
cherche vaut mieux.
VIOLA.--Je jure, par mon innocence et par ma jeunesse, que j'ai aussi
un coeur, une âme, une foi, mais qu'aucune femme ne les possède, et que
jamais femme n'en sera la maîtresse que moi seule. Et adieu, chère dame;
je ne viendrai plus déplorer devant vous les larmes de mon maître.
OLIVIA.--Revenez encore, peut-être pourrez-vous émouvoir et porter à
goûter son amour ce coeur qui le hait maintenant.
(Elles sortent.)
SCÈNE II
Un appartement dans la maison d'Olivia.
SIR TOBIE, SIR ANDRÉ et FABIAN.
SIR ANDRÉ.--Non, par ma foi; je ne resterai pas une minute de plus.
SIR TOBIE.--Ta raison, mon cher furieux; donne-moi ta raison.
FABIAN.--Il faut absolument que vous donniez votre raison, sir André.
SIR ANDRÉ.--Comment? J'ai vu votre nièce prodiguer plus de faveurs au
serviteur du comte qu'elle ne m'en a jamais accordé; j'ai vu tout ce qui
s'est passé dans le verger.
SIR TOBIE.--T'a-t-elle vu pendant ce temps-là, mon vieux garçon, dis-moi
cela?
SIR ANDRÉ.--Aussi clairement que je vous vois à présent.
FABIAN.--C'est là une grande preuve de l'amour qu'elle a pour vous.
SIR ANDRÉ.--Morbleu! voulez-vous faire de moi un âne?
FABIAN.--Je vous prouverai la légitimité de ma conséquence, sir André,
sur les témoignages du jugement et de la raison.
SIR TOBIE.--Et tous les deux ont été de grands juristes, bien avant que
Noé fût devenu marin.
FABIAN.--Elle n'a fait un favorable accueil à ce page, en votre
présence, que pour vous exaspérer, pour réveiller votre valeur endormie;
que pour vous mettre du feu dans le coeur, et du soufre dans le foie.
Vous auriez dû l'aborder alors; et par quelques fines railleries, tout
fraîchement frappées à la monnaie, vous auriez pétrifié et rendu muet le
jeune page: voilà ce qu'on attendait de vous, et cela a été manqué; vous
avez laissé le temps effacer la double dorure de cette occasion; et vous
voilà voguant au pôle nord de la bonne opinion de ma maîtresse. Vous y
resterez suspendu comme un glaçon à la barbe d'un Hollandais, à moins
que vous ne rachetiez cette faute par quelque louable tentative de
valeur ou de politique.
SIR ANDRÉ.--S'il faut tenter quelque chose, il faut que ce soit par
la valeur, car je déteste la politique; j'aimerais autant être un
Browniste[54] qu'un politique.
[Note 54: Secte dissidente dont le chef, nommé Robert Browne, était
l'objet des quolibets du temps.]
SIR TOBIE.--Eh bien! en ce cas, bâtis-moi donc ta fortune sur la base
de la valeur. Envoie-moi un cartel au page du comte: bats-toi avec lui:
blesse-le en onze endroits: ma nièce en tiendra note, et sois bien sûr
qu'il n'y a point dans le monde d'entremetteur d'amour qui puisse rendre
un homme recommandable aux yeux d'une femme comme la réputation de
valeur.
FABIAN.--Il n'y a pas d'autre parti que celui-là, sir André.
SIR ANDRÉ.--Voulez-vous, l'un de vous deux, lui porter mon défi?
SIR TOBIE.--Allons, écris-le d'une écriture martiale: sois tranchant et
court. Peu importe qu'il soit spirituel, pourvu qu'il soit éloquent, et
plein d'invention. Insulte-le avec toute la licence de l'encre. Si tu le
tutoies deux ou trois fois, cela ne fera pas mal; et accumule autant de
démentis qu'il en pourra tenir dans ta feuille de papier, fût-elle assez
grande pour servir de lit à la Ware, en Angleterre. Allons, à l'ouvrage!
qu'il y ait assez de fiel dans ton encre; peu importe que tu écrives
avec une plume d'oie: allons, à l'oeuvre.
SIR ANDRÉ.--Où vous retrouverai-je?
SIR TOBIE.--Nous irons te demander au _cubiculo_[55]: va.
(Sir André sort.)
[Note 55: _Cubiculo_, dans la chambre à coucher.]
FABIAN.--Voilà un bout d'homme qui vous est bien cher, sir Tobie.
SIR TOBIE.--Je lui ai été très-cher, mon garçon, jusqu'à concurrence de
deux mille écus ou quelque chose comme cela.
FABIAN.--Nous aurons une bonne lettre de lui: mais vous ne la remettrez
pas à son adresse?
SIR TOBIE.--Si fait, ou ne te fie jamais à ma parole; je veux user de
tous les moyens pour exciter le jeune homme à y répondre. Je crois que
ni boeufs, ni câbles ne pourront jamais venir à bout de les joindre;
car, pour sir André, si on l'ouvrait et qu'on trouvât seulement autant
de sang dans son foie qu'il en faut pour embarrasser le pied d'une
mouche, je consens à manger le reste de la dissection.
FABIAN.--Et son adversaire, le jeune page, ne porte pas sur sa figure de
grands symptômes de férocité.
(Entre Marie.)
SIR TOBIE.--Vois, voici le plus jeune roitelet de la couvée qui vient à
nous.
MARIE.--Si vous voulez vous dilater la rate, et que vous soyez curieux
de rire à vous tenir les côtés, suivez-moi. Ce stupide Malvolio est
changé en païen, en vrai renégat: car il n'est point de chrétien, pour
peu qu'il veuille être sauvé en croyant la vérité, qui puisse jamais
croire à des extravagances pareilles et aussi grossières: il est en bas
jaunes.
SIR TOBIE.--Et les jarretières en croix?
MARIE.--De la plus ridicule manière; comme un pédant qui tient école
dans l'église.--Je l'ai suivi pas à pas, comme si j'eusse été son
assassin; il obéit de point en point à la lettre que j'ai laissé tomber
pour lui faire niche. Pour sourire, il contourne son visage en plus
de lignes qu'il n'y en a dans la nouvelle carte, augmentée encore des
Indes: vous n'avez jamais rien vu de semblable. J'ai bien de la peine
à m'empêcher de lui lancer quelque chose à la tête. Je sais que ma
maîtresse lui donnera quelque soufflet; si elle le fait, il sourira
encore, et le prendra pour une faveur signalée.
SIR TOBIE.--Allons, mène-nous, mène-nous où il est.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Une rue.
ANTONIO, SÉBASTIEN.
SÉBASTIEN.--Je ne voulais pas volontairement vous déranger: mais puisque
vous faites votre plaisir de vos peines, je ne gronde plus.
ANTONIO.--Je n'ai pu rester derrière vous: un désir, plus pénétrant que
l'acier affilé, m'a aiguillonné et forcé à marcher en avant. Et ce n'est
pas purement par besoin de vous voir, ce n'est pas seulement par amitié,
quoiqu'elle soit assez forte pour m'avoir fait entreprendre une plus
longue route; mais c'est aussi par inquiétude de ce qui pourrait vous
arriver dans votre voyage, à vous qui n'avez aucune connaissance de ce
pays, qui souvent se montre sauvage, inhospitalier pour un étranger sans
guide et sans ami. Mon affection, poussée par ces motifs de crainte, m'a
engagé à vous suivre.
SÉBASTIEN.--Mon cher Antonio, je ne peux vous répondre que par des
remerciements, et des remerciements, et toujours des remerciements.
Souvent les services de l'amitié se payent avec cette monnaie qui n'a
pas cours. Mais si ma puissance égalait mon désir, vous seriez mieux
récompensé.--Que ferons-nous? Irons-nous voir ensemble les ruines de
cette ville?
ANTONIO.--Demain, seigneur. Il vaut mieux d'abord aller voir votre
logement.
SÉBASTIEN.--Je ne suis point fatigué, et il y a loin encore d'ici à la
nuit: je vous en prie, allons récréer nos yeux par la vue des monuments,
des choses célèbres, qui donnent du renom à cette ville.
ANTONIO.--Je vous demanderai de m'excuser. Je ne me promène point sans
danger dans ces rues. Une fois, dans un combat de mer, j'ai rendu
quelque service contre les galères du comte; et un service vraiment si
important, que si j'étais pris ici, j'aurais peine à me tirer d'affaire.
SÉBASTIEN.--Probablement vous avez tué beaucoup de ses sujets.
ANTONIO.--Mon offense n'est pas d'une nature si sanguinaire; quoique les
circonstances et la querelle nous missent bien en droit d'en venir à cet
argument sanglant. On aurait pu l'apaiser depuis en restituant ce que
nous avions pris: et c'est ce que firent la plupart des citoyens de
notre ville, pour l'intérêt du commerce: il n'y a eu que moi seul qui ai
refusé; et à cause de cela, si j'étais surpris ici, je le payerais cher.
SÉBASTIEN.--Ne vous montrez donc pas trop ouvertement.
ANTONIO.--Cela ne serait pas prudent à moi. Tenez, monsieur, voilà
ma bourse: la meilleure auberge où vous puissiez loger, c'est à
_l'Éléphant_, dans les faubourgs du midi. Je vais y commander notre
repas, tandis que vous passerez le temps et que vous satisferez votre
curiosité en voyant la ville, vous me retrouverez là.
SÉBASTIEN.--Pourquoi aurais-je votre bourse?
ANTONIO.--Peut-être vos yeux tomberont-ils sur quelque bagatelle qu'il
vous prendra envie d'acheter; et vos fonds, à ce que j'imagine, ne sont
pas destinés à de frivoles emplettes.
SÉBASTIEN.--Je serai votre porte-bourse, et je vous quitte pour une
heure.
ANTONIO.--A _l'Éléphant_....
SÉBASTIEN.--Je m'en souviens bien.
SCÈNE IV.
Le jardin d'Olivia.
OLIVIA, MARIE.
OLIVIA, _à part_.--J'ai envoyé après lui. Je suppose qu'il dise qu'il
viendra..., comment le fêterai-je? Quel don lui ferai-je? car la
jeunesse aime plus souvent à se faire acheter qu'elle ne se donne ou
ne se prête... Je parle trop haut.--Où est Malvolio?--Il est grave et
civil; et c'est un serviteur qui cadre bien avec ma position.--Où est
Malvolio?
MARIE.--Il vient, madame: mais dans un étrange accoutrement: il est
sûrement possédé, madame.
OLIVIA.--Quoi, que veux-tu dire? Est-ce qu'il extravague?
MARIE.--Non, madame; il ne fait que sourire continuellement.--Il serait
bon, madame, que vous fussiez entourée, s'il vient: car il est certain
que cet homme a la tête timbrée.
OLIVIA.--Va le chercher. (_Marie sort._)--Je suis aussi insensée qu'il
peut l'être, si la folie gaie et la folie triste sont égales. (_Rentrent
Marie et Malvolio._) Eh bien! Malvolio?
MALVOLIO.--Belle dame.... ho! ho! ho!
OLIVIA.--Tu ris? Je t'ai envoyé chercher pour une triste circonstance.
MALVOLIO.--Triste, madame? Je pourrais être triste; ces jarretières
croisées causent toujours quelque obstruction dans le sang: mais
qu'est-ce que cela fait? Si elles plaisent à l'oeil d'une seule
personne, je suis dans le cas du sonnet qui dit bien vrai: _Plaire à une
seule, c'est plaire à tout le monde_.
OLIVIA.--Qu'est-ce que tu as donc? Que t'arrive-t-il?
MALVOLIO.--Il n'y a point de noir dans mon âme, quoiqu'il y ait du jaune
à mes jambes.--Elle est tombée dans ses mains, et les ordres seront
exécutés. Je m'imagine que nous savons reconnaître sa belle main
romaine.
OLIVIA.--Veux-tu aller te mettre au lit, Malvolio?
MALVOLIO.--Au lit? Oui, ma chère âme, et je viendrai te trouver!
OLIVIA.--Dieu te bénisse! Pourquoi ris-tu ainsi et baises-tu ta main si
souvent?
MARIE.--Que faites-vous, Malvolio?