William Shakespear

Le Jour des Rois
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MALVOLIO.--Répondre à vos questions? Oui, comme les rossignols répondent
aux corneilles.

MARIE.--Pourquoi paraissez-vous avec cette ridicule hardiesse devant
madame?

MALVOLIO.--_Ne t'effraye point de la grandeur?_--Cela est bien écrit.

OLIVIA.--Que veux-tu dire par là, Malvolio?

MALVOLIO.--_Quelques-uns naissent grands._

OLIVIA.--Quoi?

MALVOLIO.--_D'autres parviennent à la grandeur._

OLIVIA.--Que dis-tu?

MALVOLIO.--_Et il en est que la grandeur vient chercher d'elle-même._

OLIVIA.--Que le ciel te rétablisse!

MALVOLIO.--_Rappelle-toi qui t'a fait l'éloge de tes bas jaunes._

OLIVIA.--Tes bas jaunes?

MALVOLIO.--_Et qui a souhaité te voir en jarretières croisées._

OLIVIA.--En jarretières croisées?

MALVOLIO.--_Poursuis, ta fortune est faite, pour peu que tu le
veuilles._

OLIVIA.--Ma fortune est faite?

MALVOLIO.--_Si tu ne le veux pas, je ne verrai donc en toi qu'un
serviteur._

OLIVIA.--Mais c'est une vraie folie de canicule.

(Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.--Madame, le jeune gentilhomme du comte Orsino est revenu:
il me serait bien difficile de le prier de se retirer, il attend le bon
plaisir de Votre Seigneurie.

OLIVIA.--Je vais aller le trouver. (_Le domestique sort._)--Bonne
Marie, aie soin qu'on veille sur ce garçon. Où est mon oncle Tobie? Que
quelques-uns de mes gens le gardent à vue: je ne voudrais pas pour la
moitié de ma fortune qu'il lui arrivât quelque malheur.

(Olivia sort avec Marie.)

MALVOLIO _seul_.--Oh! oh! qu'on m'approche maintenant? Pas moins que sir
Tobie, pour m'accompagner! Cela s'accorde parfaitement avec la lettre;
elle me l'envoie exprès pour que je le traite cavalièrement: car dans la
lettre elle m'excite à cela. _Secoue ton humble poussière_, dit-elle:
_tiens tête au parent, sois hautain avec les serviteurs, que ta langue
raisonne sur les affaires d'État, prends les airs d'un homme original_;
et ensuite elle me dicte la manière dont je dois m'y prendre: un visage
sérieux, un maintien digne, une prononciation lente, à la manière de
quelqu'un de grande considération, et le reste à l'avenant. Je l'ai
prise dans mes filets: mais c'est l'oeuvre de Jupiter: et que Jupiter me
rende reconnaissant!--Oui, et quand elle m'a quitté: _Qu'on veille
sur ce garçon! garçon_, non pas Malvolio, ni suivant mon rang: mais
_garçon_. Allons, tout se tient, en sorte que pas une drachme de
scrupule, pas un scrupule de scrupule, pas le moindre obstacle, pas
la moindre circonstance qui offre le moindre doute, la moindre
incertitude.... Que peut-on dire à cela? Rien qui soit possible ne peut
s'interposer entre moi et la perspective de mes espérances. Allons,
c'est Jupiter, et non pas moi, qui est l'auteur de tout ceci, et je dois
lui en rendre grâces.

(Marie revient avec sir Tobie et Fabian.)

SIR TOBIE.--Au nom du ciel, quel chemin a-t-il pris? Quand tous les
diables de l'enfer seraient entrés dans ce petit corps, et que Légion
même le posséderait, je lui parlerai.

FABIAN.--Le voici, le voici.--(_A Malvolio._) Comment vous va, monsieur?
Comment vous trouvez-vous, ami?

MALVOLIO.--Éloignez-vous, je vous congédie.--Laissez-moi jouir de mon
particulier, retirez-vous.

MARIE.--Voyez, comme l'esprit malin parle dans ses entrailles d'une voix
sépulcrale! Ne vous l'avais-je pas dit? Sir Tobie, ma maîtresse vous
prie de bien veiller sur lui.

MALVOLIO.--Ha! ha! l'a-t-elle recommandé?

SIR TOBIE.--Allez, allez; paix, paix! il faut que nous nous y prenions
doucement avec lui. Laissez-moi faire.--Comment vous va, Malvolio?
Comment vous trouvez-vous? Allons, du courage, mon garçon; défie le
diable, souviens-toi qu'il est l'ennemi du genre humain.

MALVOLIO.--Savez-vous bien ce que vous dites?

MARIE.--Eh bien! voyez-vous, lorsque vous parlez mal du diable, comme il
le prend à coeur? Prions Dieu qu'il ne soit pas ensorcelé.

FABIAN.--Il faut porter de son urine à la sage-femme.

MARIE.--Vraiment, c'est ce que je ne manquerai pas de faire dès demain
matin, si je vis. Ma maîtresse ne voudrait pas le perdre pour plus de
choses que je ne puis dire.

MALVOLIO, _à Marie_.--Comment donc, mademoiselle?

MARIE.--O mon Dieu!

SIR TOBIE.--Je t'en prie, tais-toi; ce n'est pas là le moyen. Ne vois-tu
pas que tu l'émeus? Laisse-moi seul avec lui.

FABIAN.--Il n'y a pas d'autre voie que la douceur: doucement, doucement;
l'esprit est brutal, et il ne veut pas être traité brutalement.

SIR TOBIE.--Eh bien! mon dindonneau, comment cela va-t-il? Comment
es-tu, mon poulet?

MALVOLIO.--Monsieur?

SIR TOBIE.--Oui! je t'en prie; viens avec moi. Allons, mon garçon, il
ne sied pas à un homme sage comme toi, de jouer ainsi avec Satan; aux
enfers, l'infâme charbonnier[56]!

[Note 56: Le mot de charbonnier était, dans ce temps-là, une insulte
grave.]

MARIE.--Tâchez de lui faire dire ses prières; mon bon sir Tobie,
engagez-le à prier.

MALVOLIO.--Mes prières, effrontée!

MARIE.--Non, je vous proteste qu'il ne voudra pas entendre parler de
rien de sacré.

MALVOLIO.--Allez tous vous faire pendre! Vous êtes des têtes vides et
légères; je ne suis pas formé des mêmes éléments que vous: vous en
saurez davantage par la suite.

(Il sort.)

SIR TOBIE.--Est-il possible?

FABIAN.--Si on jouait ceci sur un théâtre, je pourrais bien le condamner
comme une fiction invraisemblable.

SIR TOBIE.--Oh! son esprit tout entier s'est laissé prendre au piége.

MARIE.--Allons, suivez-le à présent, de peur que notre projet ne
s'évente et ne se gâte.

FABIAN.--En vérité, vous le rendrez fou.

MARIE.--La maison n'en sera que plus tranquille.

SIR TOBIE.--Allons, nous l'enfermerons dans une chambre obscure,
enchaîné. Ma nièce est déjà dans la persuasion qu'il est fou! Nous
pouvons continuer cette farce, pour notre amusement et sa pénitence,
jusqu'à ce que, las de nous amuser, nous nous sentions disposés à avoir
pitié de lui. Alors, nous porterons ton plan au tribunal, et nous te
couronnerons en qualité de femme habile à trouver des fous. Mais voyez,
voyez.

(Entre sir André Ague-cheek.)

FABIAN.--Nouvelle matière à divertissement pour le matin du premier
mai[57].

[Note 57: Jour consacré aux fêtes.]

SIR ANDRÉ.--Voici le cartel. Lisez-le. Je garantis, qu'il y a du poivre
et du vinaigre.

FABIAN.--Est-il bien insultant?

SIR ANDRÉ.--S'il l'est? Oh! je vous en réponds; lisez-le seulement.

SIR TOBIE.--Donnez-moi. (_Sir Tobie lit._) _«Jeune homme, qui que tu
sois, tu n'es qu'un vil drôle._

FABIAN.--Bien, courageux!

SIR TOBIE, _lisant_.--_«Ne t'étonne pas, et ne te demande pas dans tes
pensées pourquoi je te traite ainsi; car je ne t'en donnerai aucune
raison._

FABIAN.--Bonne note! qui vous met hors de la prise de la loi.

SIR TOBIE, _lisant_.--_«Tu viens chez la dame Olivia, et sous mes yeux
elle te traite avec bonté! Mais tu mens par la gorge: ce n'est pas là la
raison pourquoi je te provoque en duel._

FABIAN.--Fort laconique, et d'une bêtise exquise.

SIR TOBIE, _lisant_.--_«Je te surprendrai en chemin, retournant chez
toi, et là, s'il t'arrive de me tuer...._

FABIAN.--Fort bien!

SIR TOBIE, _lisant_.--_«Tu me tueras comme un lâche et un vaurien._

FABIAN.--Bon! Vous vous mettez toujours au-dessus du vent de la loi.

SIR TOBIE, _lisant_.--_«Porte-toi bien; et que Dieu fasse merci à l'une
de nos deux âmes; il pourrait faire merci à la mienne; mais j'espère
mieux que cela, et ainsi songe à toi. Ton ami, selon que tu le
traiteras, et ton ennemi juré._ «ANDRÉ AGUE-CHEEK.»

--Si cette lettre n'est pas capable de le mouvoir, ses jambes ne le
pourront pas davantage. Je veux la lui remettre.

MARIE.--Vous avez une belle occasion pour cela: il a maintenant un
entretien avec madame et il va partir prochainement.

SIR TOBIE.--Allons, sir André; attends-le au coin du verger, en vrai
prévôt: du plus loin que tu l'apercevras, dégaine; et en tirant ton
épée, jure à faire peur, car il arrive souvent qu'un effroyable serment,
prononcé d'un accent insultant et d'une voix foudroyante, vaut plus
d'applaudissements au courage que ne lui en auraient gagné les preuves
mêmes. Allons, pars.

SIR ANDRÉ.--Oh! laissez-moi le soin de jurer comme il faut.

(Il sort.)

SIR TOBIE.--Maintenant.... je ne lui donnerai pas la lettre; car les
manières du jeune gentilhomme me prouvent qu'il est intelligent et bien
élevé: la négociation où il est employé entre son maître et ma nièce
le confirme; en conséquence cette lettre, chef-d'oeuvre d'ignorance,
n'inspirerait aucune terreur au jeune homme, et il s'apercevrait
aisément qu'elle vient d'un butor. Mais, voyez-vous, je lui rendrai le
défi de bouche; je vanterai sir André pour avoir la réputation d'un
brave; et j'inspirerai au jeune homme (que son âge rendra crédule, je le
sais) la plus formidable idée de sa fureur, de sa science, de sa rage,
et de son impétuosité. Et cela les épouvantera si fort tous deux, qu'ils
se tueront mutuellement de leur regard, comme des basilics.

FABIAN.--Le voici qui vient avec votre nièce; laissez-les ensemble,
jusqu'à ce qu'il prenne congé d'elle, et alors suivez-le.

SIR TOBIE.--Je vais en attendant méditer quelque terrible message pour
rendre un défi.

(Ils sortent.)

(Entrent Olivia et Viola.)

OLIVIA.--J'en ai trop dit à un coeur de pierre, et j'ai exposé mon
honneur à trop bon marché. Il y a quelque chose en moi qui me reproche
ma faute; mais ma faute est si entêtée et si opiniâtre qu'elle se rit
des reproches.

VIOLA.--Les chagrins de mon maître tiennent la même conduite que votre
passion.

OLIVIA.--Tenez, portez ce bijou pour l'amour de moi; c'est mon portrait:
ne refusez pas; il n'a point de langue qui puisse vous être importune,
et je vous en conjure, revenez demain. Que pourrez-vous me demander que
je vous refuse, de ce que l'honneur peut, sans se compromettre, accorder
à une demande?

VIOLA.--Rien autre chose que cette grâce: votre amour sincère pour mon
maître.

OLIVIA.--Comment puis-je, avec honneur, lui donner ce que je vous ai
donné?

VIOLA.--Je vous tiendrai quitte.

OLIVIA.--Allons, revenez demain; adieu: un démon qui te ressemblerait
pourrait conduire mon âme en enfer!

(Elle sort.)

(Rentrent Sir Tobie Belch et Fabian.)

SIR TOBIE.--Mon gentilhomme, Dieu te garde!

VIOLA.--Et vous aussi, monsieur!

SIR TOBIE.--Recours à tous les moyens que tu as de te défendre. De
quelle nature sont les insultes que tu lui as faites, c'est ce que
j'ignore: mais ton ennemi en embuscade, plein de courroux, avide de sang
comme un chasseur, t'attend au bout du verger. Dégaine ta courte épée,
sois leste à te mettre en garde; car ton assaillant est vif, habile, et
poussé par une haine mortelle.

VIOLA.--Vous vous méprenez, monsieur. Je suis certain que nul homme au
monde n'est en querelle avec moi: ma mémoire est bien nette et ne me
retrace pas la moindre idée d'une offense quelconque faite à qui que ce
soit.

SIR TOBIE.--Vous verrez le contraire, je vous assure: ainsi, si vous
attachez quelque prix à votre vie, songez à vous bien mettre en garde;
car votre adversaire a pour lui tous les avantages que peuvent donner la
jeunesse, la vigueur, l'art et la fureur.

VIOLA.--Je vous prie, monsieur, qui est-ce?

SIR TOBIE.--Il est chevalier; il a reçu l'accolade avec une rapière
sans brèche et sur un tapis[58]: mais c'est un démon dans une querelle
privée: il a déjà fait divorcer trois âmes et trois corps; et sa furie
est dans ce moment si implacable, qu'il n'y a point d'autre satisfaction
qu'il accepte que l'agonie de la mort et le tombeau: _à toute
outrance_[59] est son mot; il faut la donner ou la recevoir.

[Note 58: C'est un chevalier de salon: _Carpet-knight_.]

[Note 59: «_Hob nob_, corruption de ces mots: _let it happen or not_.»
(STEEVENS.)]

VIOLA.--Je vais rentrer dans la maison, et demander à madame Olivia
quelques avis sur la conduite que je dois tenir. Je ne suis point un
duelliste. J'ai ouï parler de certaines gens qui suscitent exprès des
querelles aux autres, pour éprouver leur valeur: probablement que c'est
un homme de cette espèce.

SIR TOBIE.--Non; son indignation vient d'une injure très-positive: ainsi
avancez, et donnez-lui satisfaction. Vous ne retournerez point à la
maison, à moins que vous ne veuilliez tenter avec moi ce que vous pouvez
avec autant de sûreté vider avec lui. Ainsi, en avant ou tirez votre
épée de son fourreau: car il faut vous battre, cela est certain; ou bien
renoncer à porter cette arme à votre côté.

VIOLA.--Mais cela est aussi incivil qu'étrange. Je vous en conjure,
rendez-moi le bon service de savoir du chevalier en quoi je l'ai
offensé, cela vient peut-être d'une négligence de ma part, mais non
certainement de mes intentions.

SIR TOBIE.--Je le veux bien; seigneur Fabian, restez auprès de ce
gentilhomme jusqu'à mon retour.

(Sir Tobie sort.)

VIOLA.--De grâce, monsieur: êtes-vous instruit de cette affaire?

FABIAN.--Ce que je sais, c'est que le chevalier est irrité contre
vous, au point de vouloir un duel à mort; mais je ne sais rien des
circonstances.

VIOLA.--Dites-moi, je vous prie, quelle espèce d'homme est-ce?

FABIAN.--Son air ne promet rien d'extraordinaire, et l'on ne lit point
sur sa figure ce que vous le trouverez être en éprouvant sa valeur.
C'est l'adversaire le plus habile, le plus sanguinaire, et le plus
dangereux, que vous puissiez trouver dans toute l'Illyrie. Voulez-vous
que nous marchions à sa rencontre? Je ferai votre paix avec lui, si je
puis.

VIOLA.--Je vous en aurai grande obligation. Je suis un de ces hommes qui
aimeraient beaucoup mieux faire société avec messire le curé qu'avec
messire le chevalier; peu m'importe qu'on sache jusqu'où va mon courage.

(Ils sortent, et sir Tobie revient avec sir André.)

SIR TOBIE.--Oh! ma foi, c'est un vrai démon; je n'ai jamais vu un tel
champion. J'ai fait un assaut avec lui, lame, fourreau, tout; il m'a
porté la botte, et d'une rapidité de mouvement si dangereuse qu'il est
impossible de l'éviter; et à la riposte, il vous répond aussi sûrement
que votre pied frappe la terre sur laquelle il marche. On dit qu'il a
été le maître d'armes du sophi.

SIR ANDRÉ.--La peste l'étouffe; je ne veux point avoir affaire à lui.

SIR TOBIE.--Oui, mais maintenant il ne se laissera pas apaiser. Fabian a
bien de la peine à le retenir là-bas.

SIR ANDRÉ.--Malepeste! Si j'avais pu croire qu'il fût si vaillant, et si
consommé dans l'escrime, je l'aurais vu damné avant de le défier. S'il
veut laisser passer l'affaire, je lui donnerai mon cheval gris, Capilet.

SIR TOBIE.--Je veux bien lui en faire la proposition; restez ici, faites
bonne contenance; cela finira, j'espère, sans perte d'âmes. (_A part._)
Mordienne, je ferai aller votre cheval tout aussi bien que vous.
(_Rentrent Fabian et Viola._)--(_A Fabian._) J'ai son cheval pour
apaiser la querelle. Je lui ai persuadé que le jeune homme était un
diable.

FABIAN, à _sir Tobie_.--Il a de lui une idée tout aussi formidable, et
il est haletant et pâle, comme s'il avait un ours sur les talons.

SIR TOBIE, _à Viola_.--Il n'y a point de remède. Il faut qu'il se batte
avec vous, à cause de son serment. Il a réfléchi depuis sur sa querelle,
et il trouve à présent qu'à peine vaut-elle la peine d'en parler: ainsi,
dégainez seulement pour l'honneur de sa parole: il proteste qu'il ne
vous blessera pas.

VIOLA.--Dieu me protége; il ne s'en faut guère que je ne leur dise tout
ce qu'il me manque pour être un homme.

FABIAN.--Cédez le terrain, si vous le voyez trop furieux.

SIR TOBIE, _à sir André_.--Allons, sir André, il n'y a pas de remède,
il n'y a pas moyen de l'éviter, le gentilhomme ne poussera qu'une botte
contre vous, pour sauver son honneur: il ne peut, par les lois du duel,
s'en dispenser: mais il m'a promis, foi de gentilhomme et de soldat,
qu'il ne vous blessera pas. Allons, en garde.

SIR ANDRÉ.--Dieu veuille qu'il tienne sa parole!

(Il tire l'épée.)

VIOLA.--Je vous assure que c'est contre ma volonté.

(Elle tire l'épée.)

(Entre Antonio.)

ANTONIO, _à sir André_.--Remettez votre épée: si ce jeune gentilhomme
vous a fait quelque insulte, j'en prends la faute sur moi. Si vous
l'offensez, je vous défie en son nom, j'embrasse sa défense et vous
attaque.

(Dégaînant.)

SIR TOBIE, _à Antonio_.--Vous, monsieur? Quoi! qui êtes-vous?

ANTONIO.--Un homme, monsieur, qui, pour l'amour de ce jeune cavalier,
fera plus encore que vous ne l'avez entendu se vanter à vous de faire.

SIR TOBIE.--Si vous êtes un _entrepreneur_[60], je suis à vous.

(Il tire l'épée.)

(Entrent les officiers de justice.)

[Note 60: _Undertaker_ devint un terme satirique à l'occasion que voici.
A la session du parlement, en 1614, ce fut l'opinion générale que le roi
avait été engagé à convoquer le parlement par certaines personnes qui
avaient entrepris (_undertaken_) de favoriser les vues du roi par leur
influence dans la Chambre des communes. On les appela _undertakers_; la
chose devint si sérieuse que le roi jugea nécessaire de dissuader le
peuple par deux discours. Bacon fit aussi une harangue à cette occasion.
Peut-être aussi _undertaker_ n'est-il ici que pour désigner ces
bretteurs de profession qui se chargent des affaires des autres.]

FABIAN.--Ah! bon sir Tobie, arrêtez; voici les officiers de justice.

SIR TOBIE, _à Antonio_.--Je serai à vous tout à l'heure.

VIOLA, _à sir André_.--Je vous prie, monsieur, remettez votre épée, si
c'est votre bon plaisir.

SIR ANDRÉ.--Oh! bien volontiers, monsieur; et quant à ce que je vous
ai promis, je vous réponds de tenir ma parole. Il vous portera bien
doucement, et il a la bouche fine.

PREMIER OFFICIER.--Voilà l'homme; faites votre devoir.

SECOND OFFICIER.--Antonio, je vous arrête à la requête du comte Orsino.

ANTONIO.--Vous vous méprenez, monsieur.

PREMIER OFFICIER.--Non, monsieur, pas du tout.--Je connais bien vos
traits, quoique vous n'ayez pas maintenant le bonnet de marin sur la
tête.--Emmenez-le: il sait que je le connais bien.

ANTONIO, _à Viola_.--Je suis forcé d'obéir.--Voilà ce qui m'arrive
en vous cherchant, mais il n'y a pas de remède. Je saurai me tirer
d'affaire: vous, que ferez-vous? Maintenant la nécessité me force de
vous demander ma bourse; je ressens bien plus de peine de ne pouvoir
rien faire pour vous, que du malheur qui m'arrive. Vous restez confondu;
allons, consolez-vous.

SECOND OFFICIER.--Allons, monsieur, partons.

ANTONIO.--Il faut que je vous demande une partie de cet argent.

VIOLA.--Quel argent, monsieur? Je veux bien, en considération de
l'intérêt généreux que vous venez de montrer ici pour moi, et touché
aussi de l'accident qui vous arrive, vous prêter quelque chose de mes
minces et modiques ressources: ce que je possède n'est pas grand'chose;
je le partagerai volontiers avec vous: tenez, voilà la moitié de ma
bourse.

ANTONIO.--Voulez-vous me refuser à présent? Est-il possible que
mes services envers vous ne soient pas capables de vous persuader?
N'insultez pas à mon infortune, de crainte que le ressentiment ne me
pousse à l'inconséquence de vous reprocher les services que je vous ai
rendus.

VIOLA.--Je n'en connais aucun; et je ne vous reconnais ni au son de
voix, ni à vos traits; je hais plus dans un homme l'ingratitude que le
mensonge, la vanité, le bavardage, l'ivrognerie, ou tout autre trace de
vice, dont le germe impur corrompt notre sang.

ANTONIO.--O ciel!

SECOND OFFICIER.--Allons, monsieur, je vous prie, suivez-nous.

ANTONIO.--Laissez-moi dire encore un mot. Ce jeune homme, que vous voyez
là, je l'ai arraché à la mort qui l'avait déjà à moitié englouti; je
l'ai secouru avec l'affection la plus sainte,.... et je m'étais dévoué à
lui, séduit par son visage, qui promettait, à ce que je m'imaginais, le
plus respectable mérite.

SECOND OFFICIER.--Qu'est-ce que cela nous fait? Le temps se
passe.--Allons.

ANTONIO.--Mais quelle vile idole se trouve être ce dieu!--Sébastien,
tu fais tort à ton beau visage.--Il n'est dans la nature de véritables
difformités que celles de l'âme; nul ne peut être taxé de laideur que
l'ingrat. La vraie beauté, c'est la vertu; mais le mal caché dans
une belle apparence n'est qu'un coffre vide que le démon a décoré à
l'extérieur.

PREMIER OFFICIER.--Cet homme devient fou; emmenez-le sans
délai.--Allons, allons, monsieur.

ANTONIO.--Conduisez-moi.

(Les officiers emmènent Antonio.)

VIOLA.--Il me semble que ses paroles partent d'une passion si vive qu'il
croit ce qu'il dit, je n'en fais pas autant. Oh! réalise-toi, illusion;
réalise-toi! que je sois en effet prise ici pour mon cher frère!

SIR TOBIE.--Approche, chevalier; approche, Fabian; nous nous dirons tout
bas un ou deux couplets de sages sentences.

VIOLA.--Il a nommé Sébastien! Je sais que mon frère vit encore dans
mon image. Oui, c'étaient bien là les traits de mon frère; et il était
toujours vêtu de cette façon: même couleur, mêmes ornements; car
je l'imite en tout. Oh! si cela est vrai, la tempête est donc
compatissante, et les flots savent s'attendrir!

(Elle sort.)

SIR TOBIE.--Voilà un jeune homme sans honneur et bien méprisable: il est
plus poltron qu'un lièvre; sa malhonnêteté se manifeste en laissant ici
son ami dans le besoin, et il pousse la lâcheté jusqu'à le renier; quant
à sa poltronnerie, interrogez Fabian.

FABIAN.--Un poltron, un poltron des plus parfaits, poltron jusqu'au
scrupule.

SIR ANDRÉ.--Ma foi, je veux courir après lui et le battre.

SIR TOBIE.--C'est cela, étrillez-le d'importance; mais ne tirez pas
l'épée.

SIR ANDRÉ.--Et je ne la tire pas non plus.

(Sir André sort.)

FABIAN.--Allons, voyons le dénoûment.

SIR TOBIE.--Je gagerais bien tout l'argent qu'on voudrait qu'il
n'arrivera rien encore.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I


La rue, devant la maison d'Olivia.

_Entrent_ SÉBASTIEN et LE BOUFFON.

LE BOUFFON.--Voudriez-vous me faire croire que ce n'est pas vous qu'on
m'a envoyé chercher?

SÉBASTIEN.--Va-t'en, va-t'en; tu n'es qu'un fou. Débarrasse-moi de ta
personne.

LE BOUFFON.--Fort bien soutenu, ma foi! Non, sans doute, je ne vous
connais pas; et je ne vous suis pas envoyé par ma maîtresse pour vous
dire de venir lui parler, et votre nom n'est pas monsieur Césario, et ce
nez n'est pas à moi non plus?--Non, tout ce qui est n'est pas.

SÉBASTIEN.--Je t'en prie, va exhaler ta folie ailleurs. Tu ne me connais
point.

LE BOUFFON.--_Exhaler ma folie!_ Il a entendu dire ce mot par quelque
grand homme, et maintenant il l'applique à un fou. _Exhaler ma folie!_
J'ai bien peur que ce grand lourdaud, qu'on appelle le monde,
ne devienne tout à fait badaud. Je vous en prie instamment,
débarrassez-vous de cet air de surprise, et dites-moi ce que je dois
exhaler à ma maîtresse; irai-je lui exhaler que vous allez venir?

SÉBASTIEN.--Je t'en conjure, Grec sans cervelle[61], laisse-moi; voilà
de l'argent pour toi: si tu restes plus longtemps, je te payerai d'une
plus mauvaise monnaie.

[Note 61: Grec est ici pour entremetteur, comme Corinthe se disait pour
un lieu de débauche.]

LE BOUFFON.--Sur ma foi, tu as la main ouverte.--Les hommes sages qui
donnent de l'argent aux fous savent se procurer des décisions favorables
après un marché de quatorze ans.

(Entrent sir André, sir Tobie et Fabian.)

SIR ANDRÉ, _prenant Sébastien pour Viola_.--Quoi! je vous rencontre
encore ici, monsieur? Voilà pour vous!

(Il frappe Sébastien.)

SÉBASTIEN.--Et voilà pour toi (_il le lui rend_), et encore, et encore!
Tout le monde est-il fou ici?

SIR TOBIE.--Arrêtez, monsieur, ou je jetterai votre épée par-dessus la
maison.

LE BOUFFON.--Je veux aller annoncer cela tout de suite à ma maîtresse.
Je ne voudrais pas être dans l'un de vos habits pour deux sous.

(Il sort.)

SIR TOBIE, _contenant Sébastien_.--Allons, monsieur, arrêtez.

SIR ANDRÉ.--Oh! laissez-le faire; je vais m'y prendre d'une autre façon
pour l'arranger; j'aurai contre lui une action en batterie pour peu
qu'il y ait des lois en Illyrie; quoique je l'aie frappé le premier,
cela ne fait rien à la chose.

SÉBASTIEN.--Ôtez votre main.

SIR TOBIE.--Allons, monsieur, je ne vous lâcherai point. Allons, mon
jeune soldat, rengaînez votre fer. Vous êtes bien échauffé. Allons.

SÉBASTIEN.--Je veux me débarrasser de toi. (_Il se dégage._) Que veux-tu
à présent? Si tu oses me provoquer encore, tire ton épée.

SIR TOBIE.--Quoi donc? quoi donc? Allons, il faut que je te tire une ou
deux onces de ce sang insolent.

(Ils tirent l'épée et se battent.)

(Entre Olivia.)

OLIVIA.--Arrêtez, Tobie. Sur votre vie, je vous l'ordonne, arrêtez.

SIR TOBIE.--Madame?

OLIVIA.--Sera-ce toujours la même chose? Homme grossier, fait pour
habiter les montagnes et les cavernes sauvages, où jamais l'on
n'enseigna la politesse, sortez de ma vue.--Ne vous fâchez pas, cher
Césario.--Brutal, sortez. (_Sir Tobie et sir André sortent._)--(_A
Césario._) Je vous prie, mon cher ami, que votre sage prudence, et non
la passion, vous gouverne dans cette incivile et injuste attaque contre
votre tranquillité. Venez avec moi dans ma maison, et après que je vous
aurai conté combien de folies extravagantes ce rustre a faites, vous ne
ferez que rire de celle-ci; vous ne pouvez vous dispenser de venir. Ne
me refusez pas; maudite soit son âme! il a effrayé mon pauvre coeur en
votre personne.

SÉBASTIEN.--A quoi ceci ressemble-t-il? De quel côté s'en va l'eau? Ou
je suis fou, ou tout ceci est un songe!--Que mon imagination plonge
ainsi mes sens dans le Léthé! et si c'est un songe, que je dorme
toujours!

OLIVIA.--Allons, venez, je vous en prie; je voudrais que vous vous
laissassiez conduire par mes conseils.

SÉBASTIEN.--Madame, je le veux bien.

OLIVIA.--O redites-le, et faites-le!



SCÈNE II


Appartement dans la maison d'Olivia.

MARIE et LE BOUFFON.

MARIE.--Voyons, je t'en prie, mets cette robe, et cette barbe; fais-lui
croire que tu es messire Topas, le curé: fais-le croire promptement; je
vais pendant ce temps-là chercher sir Tobie.

(Marie sort.)

LE BOUFFON.--Eh bien! je vais la mettre, et me déguiser; et je voudrais
être le premier qui se fût jamais travesti sous une pareille robe. Je ne
suis pas assez grand pour bien remplir cet office, ni assez maigre pour
être réputé bon étudiant; mais si l'on dit d'un homme qu'il est honnête
homme, et qu'il sait bien tenir une maison, cela vaut bien autant que
si l'on disait qu'il est un homme sage et un grand savant. Voici les
confédérés qui viennent.

(Entrent sir Tobie Belch et Marie.)

SIR TOBIE.--Que Jupiter vous bénisse, monsieur le curé.

LE BOUFFON.--_Bonos dies_[62], sir Tobie; car de même que le vieil
ermite de Prague, qui de sa vie n'avait vu plume ni encre, dit fort
ingénieusement à la nièce du roi Gorboduc[63] _ce qui est, est_[64]; de
même, moi, étant monsieur le curé, je suis monsieur le curé: qu'est-ce
cela, si ce n'est cela? et qu'est-ce qui est, que ce qui est?

[Note 62: D'heureux jours.]

[Note 63: Tragédie de _Gorboduc_, par le comte Dorset.]

[Note 64: Argument de l'école, tourné en ridicule.]

SIR TOBIE, _indiquant Malvolio_.--A lui, messire Topas.

LE BOUFFON.--Holà, dis-je! La paix soit dans cette prison!

SIR TOBIE.--Le coquin contrefait à merveille; c'est un adroit coquin.

MALVOLIO, _dans une chambre_.--Qui appelle là?

LE BOUFFON.--Messire Topas le curé, qui vient visiter Malvolio le
lunatique.

MALVOLIO.--Messire Topas, messire Topas, bon messire Topas, allez
trouver madame.

LE BOUFFON.--Hors d'ici, démon hyperbolique! comme tu tourmentes ce
malheureux! Ne parles-tu donc jamais que de dames?

SIR TOBIE.--Bien dit, monsieur le curé.

MALVOLIO.--Messire Topas, jamais on n'a fait tant de tort à un homme:
bon messire Topas, ne croyez point que je sois fou; ils m'ont mis ici
dans une horrible obscurité.

LE BOUFFON.--Fi donc, malhonnête Satan! Je t'appelle des noms les plus
modérés, car je suis un de ces hommes doux qui savent traiter poliment
le diable lui-même: tu dis que la maison est ténébreuse?

MALVOLIO.--Comme l'enfer, messire Topas.

LE BOUFFON.--Elle a des fenêtres cintrées qui sont transparentes
comme des treillages, et les pierres qui sont vers le sud-nord sont
reluisantes comme l'ébène, et tu te plains que le passage de la lumière
soit obstrué?

MALVOLIO.--Je ne suis pas fou, messire Topas; je vous dis qu'il fait
noir dans cette maison.

LE BOUFFON.--Insensé, tu te trompes. Je te dis, moi, qu'il n'y a point
d'autres ténèbres que l'ignorance; et tu y es enfoncé plus avant que les
Égyptiens dans leur brouillard..

MALVOLIO.--Je vous dis que cette maison est sombre comme l'ignorance,
l'ignorance fût-elle noire comme l'enfer; et je dis que jamais homme
ne fut aussi indignement traité. Je ne suis pas plus fou que vous;
mettez-moi à l'épreuve par quelque question régulière.

LE BOUFFON.--Quelle est l'opinion de Pythagore sur les oiseaux sauvages?

MALVOLIO.--Que l'âme de notre grand'mère pourrait bien loger dans le
corps d'un oiseau.

LE BOUFFON.--Et que penses-tu de son opinion?

MALVOLIO.--J'ai de l'âme une idée noble, et je n'approuve nullement son
opinion.

BOUFFON.--Adieu, reste dans les ténèbres; tu soutiendras l'opinion de
Pythagore avant que je te croie dans ton bon sens; et tu craindras de
tuer une bécasse, de peur de déposséder l'âme de ta grand'mère: allons,
porte-toi bien.

MALVOLIO.--Messire Topas! messire Topas!

SIR TOBIE.--Mon cher et coquin messire Topas!

LE BOUFFON.--Je suis bon pour toutes les eaux[65].

[Note 65: Bon pour toutes les friponneries. «_Tu hai mantillo da ogni
acqua._» Et aussi le mot _water_, eau, peut être pris dans le sens qu'y
attachent les joailliers, ce qui fait une équivoque.]

MARIE.--Tu pouvais jouer ce rôle sans robe ni barbe il ne te voit pas.

SIR TOBIE.--Va le trouver et parle-lui de ta voix naturelle, et tu
viendras me rendre compte de l'état où tu l'auras trouvé. Je voudrais
que nous fussions tous heureusement quittes de ce méchant tour. Si on
peut lui rendre sa liberté sans inconvénient, je voudrais que cela fût
déjà fait, car me voilà si mal avec ma nièce que je ne peux conduire
cette farce jusqu'au bout. Viens me trouver ensuite dans ma chambre.

(Il sort avec Marie.)

LE BOUFFON, _chantant_.

  Allons, Robin, joyeux Robin,
  Dis-moi comment va ta maîtresse.

MALVOLIO.--Fou!

LE BOUFFON, _chantant_.

  Ma maîtresse est par ma foi une cruelle.

MALVOLIO.--Fou!

LE BOUFFON.

  Hélas! pourquoi l'est-elle?

MALVOLIO.--Fou, réponds-moi donc.

LE BOUFFON.

  C'est qu'elle en aime un autre.

Qui m'appelle ici?

MALVOLIO.--Bon fou, si jamais tu veux bien mériter de moi, procure-moi
de la lumière, une plume, de l'encre et du papier: comme je suis
gentihomme, je t'en serai reconnaissant toute ma vie.

LE BOUFFON.--Quoi, monsieur Malvolio?

MALVOLIO.--Oui, mon bon fou.

LE BOUFFON.--Hélas! monsieur, comment avez-vous perdu l'usage de vos
cinq sens?

MALVOLIO.--Fou, il n'y eut jamais d'homme insulté d'une manière aussi
indigne: je jouis de tout mon bon sens aussi bien que toi, fou.

LE BOUFFON.--Aussi bien que moi? En ce cas vous êtes donc fou, si vous
n'êtes pas plus dans votre bon sens qu'un fou.

MALVOLIO.--Ils ont pris possession de moi ici; ils me tiennent dans
l'obscurité, ils m'envoient des ministres, des ânes, et font tout ce
qu'ils peuvent pour me faire perdre la raison.

LE BOUFFON.--Faites bien attention à ce que vous dites: le ministre est
ici présent. (_Le Bouffon aussitôt varie sa voix et contrefait dans
l'obscurité celle du ministre._)--Malvolio, Malvolio, que le ciel
veuille te rendre la raison! Tâche de dormir, et laisse là ton vain
babil.

MALVOLIO.--Messire Topas!

LE BOUFFON, _même jeu_.--Ne perdez point de paroles avec lui, mon
garçon.--Qui, moi, monsieur? Non pas moi, monsieur. Dieu soit avec
vous, bon messire Topas!--Ainsi soit-il! Ainsi soit-il!--Je le ferai,
monsieur, je le ferai.

MALVOLIO.--Fou! fou! fou! réponds-moi donc.

LE BOUFFON, _reprenant son ton naturel_.--Hélas, monsieur, un peu de
patience. Que dites-vous, monsieur? On me gronde, parce que je vous
parle.

MALVOLIO.--Mon bon fou, oblige-moi de m'apporter de la lumière et un peu
de papier. Je te dis que je suis dans mon sens, autant qu'homme qui soit
dans toute l'Illyrie.

LE BOUFFON.--Plût au ciel qu'il en fût ainsi, monsieur!

MALVOLIO.--Par cette main, cela est. Cher fou, un peu d'encre, de papier
et de lumière, et ensuite porte à madame ce que j'aurai écrit. Ce
message te sera plus avantageux qu'aucune lettre que tu aies jamais
portée.

LE BOUFFON.--Je veux bien vous obliger en cela. Mais dites-moi la
vérité: n'êtes-vous pas fou réellement, ou si vous ne faites que le
contrefaire?

MALVOLIO.--Crois-moi, je ne suis point fou: je te dis la vérité.

LE BOUFFON.--Allons, je ne croirai plus jamais qu'un homme soit fou que
je n'aie vu sa cervelle. Je vais vous chercher de la lumière, du papier
et de l'encre.

MALVOLIO.--Fou, je ne mettrai point de bornes à ta récompense. Je t'en
prie, va.

LE BOUFFON _sort en chantant_.

  Je suis parti, monsieur;
  Et dans un moment, monsieur,
  Je vous rejoins
  Dans un clin d'oeil,
  Pour pourvoir à vos besoins;

  Comme l'antique fou,
  Qui, avec une dague de bois:
  Dans sa colère et sa rage,
  Crie: _Ah! ah!_ au diable,
  Comme un enfant insensé:
  _Rogne tes ongles, papa!_
  Adieu, écume d'un honnête homme.



SCÈNE III


Le jardin d'Olivia.

_Entre_ SÉBASTIEN.

SÉBASTIEN.--C'est bien l'air: c'est bien le glorieux soleil. Voilà bien
la perle qu'elle m'a donnée; je le sens, je la vois; et quoique je sois
plongé dans l'étonnement, je ne suis pas dans le délire. Où est donc
Antonio? Je n'ai pu le découvrir à _l'Éléphant_: et cependant il y avait
été et on y croyait qu'il parcourait la ville pour me chercher. Ses
conseils pourraient maintenant me rendre des services d'or; car quoique
ma raison remontre bien à mes sens que tout ceci peut bien être une
méprise, et non pas de la folie, cependant les hasards singuliers de
cette aventure surpassent si fort tout exemple, tout raisonnement
ordinaire, que je suis prêt à me défier de mes yeux, et à chercher
querelle à ma raison, qui me persuade que tout est possible, sauf que
je sois fou ou que la dame soit folle. Cependant si elle l'était, elle
serait incapable de gouverner sa maison, de commander à ses gens, de
prendre en mains les affaires, et de les expédier avec cette suite,
cette prudence, ce calme que je remarque dans toute sa conduite: il y a
là-dessous quelque illusion.--Mais voici venir la dame.

(Entre Olivia avec un prêtre.)

OLIVIA.--Ne blâmez point cette précipitation de ma part. Si vos
intentions sont bonnes, venez avec moi et ce saint homme dans la
chapelle voisine: là, devant lui et sous ces lambris sacrés, engagez-moi
la pleine assurance de votre foi, afin que mon âme jalouse et trop
défiante puisse vivre en paix. Ce prêtre cachera notre union jusqu'au
moment où vous trouverez bon de la rendre publique; et alors nous
célébrerons nos noces comme il convient à ma naissance.--Que dites-vous?

SÉBASTIEN.--Je suis prêt à suivre ce saint homme, et à vous accompagner;
et quand une fois je vous aurai juré fidélité, je vous serai toujours
fidèle.

OLIVIA.--En ce cas, montrez-nous le chemin, mon bon père. Et que le ciel
éclaire d'une lumière propice l'acte que je veux accomplir!

(Ils sortent tous trois.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE CINQUIÈME



SCÈNE I


La rue devant la maison d'Olivia.

LE BOUFFON et FABIAN.

FABIAN.--Maintenant, si tu m'aimes, laisse-moi voir sa lettre.

LE BOUFFON.--Et vous, mon cher monsieur Fabian, accordez-moi une autre
requête.

FABIAN.--Tout ce que tu voudras.

LE BOUFFON.--Ne demandez pas à voir cette lettre.

FABIAN.--Eh! mais, c'est me donner un chien, et puis, pour récompense,
me redemander mon chien.

(Entrent le duc, Viola, et suite.)

LE DUC.--Mes amis, appartenez-vous à madame Olivia?

LE BOUFFON.--Oui, monsieur, nous faisons partie des meubles de sa
maison.

LE DUC.--Je te connais bien: eh bien! comment t'en va, mon garçon?

LE BOUFFON.--Vraiment, monsieur, bien pour mes ennemis, et mal pour mes
amis.

LE DUC.--C'est précisément le contraire; bien pour tes amis.

LE BOUFFON.--Non, monsieur, mal.

LE DUC.--Comment l'entends-tu?

LE BOUFFON.--Eh! monsieur, mes amis me flattent et font de moi un âne;
au lieu que mes ennemis me disent tout uniment que je suis un âne: en
sorte que, grâce à mes ennemis, je profite dans la connaissance de
moi-même, tandis que mes amis me trompent; bref, si les conséquences
sont comme les baisers, quatre négations équivalent à deux
affirmations[66]. Voilà pourquoi je suis mal pour mes amis et bien pour
mes ennemis.

[Note 66: Apparemment allusion aux _non_ d'une jeune fille, qui veulent
souvent dire oui.]

LE DUC.--Ton explication est excellente.

LE BOUFFON.--Par ma foi! non, monsieur, quoiqu'il vous plaise d'être un
de mes amis.

LE DUC.--Tu ne diras pas que tu sois mal par ma faute: voilà de l'or.

LE BOUFFON.--Si ce n'est que cela aurait l'air de _duplicité_, monsieur,
je voudrais que vous pussiez redoubler.

LE DUC.--Ah! tu me donnes là un mauvais conseil.

LE BOUFFON.--Mettez votre grandeur dans votre poche, seigneur, pour
cette seule fois, et laissez obéir la chair et le sang.

LE DUC.--Allons, je veux bien être assez grand pécheur pour me rendre
coupable de _duplicité_: voilà une seconde pièce.

LE BOUFFON.--_Primo, secundo, tertio_, c'est un beau jeu, et le vieux
proverbe dit que la troisième fois paye pour toutes les autres: les
_triples_, monsieur, sont une vive et joyeuse mesure; et les cloches de
Saint-Bennet, monsieur, peuvent vous rappeler, _une, deux, trois_.

LE DUC.--Tu ne m'attraperas plus d'argent ce coup-ci. Si tu veux faire
savoir à ta maîtresse que je suis ici pour lui parler, et l'amener avec
toi, cela pourrait encore réveiller ma générosité.

LE BOUFFON.--Ah! monsieur, bercez-la, votre générosité, jusqu'à ce
que je revienne; j'y vais, monsieur. Mais je ne voudrais pas que vous
crussiez que mon désir d'avoir est le péché de convoitise. Mais comme
vous le dites, monsieur, je vous en prie, que votre générosité fasse un
somme, et je viendrai la réveiller tout à l'heure.

(Le bouffon sort.)

(Entrent Antonio et officiers de justice.)

VIOLA.--Seigneur, voici l'homme qui m'a sauvé.

LE DUC.--Je me rappelle bien son visage, et cependant la dernière fois
que je l'ai vu, il était noirci comme celui de Vulcain par la fumée du
combat. Il était le capitaine d'un malheureux vaisseau qu'on méprisait
pour sa petitesse et le peu d'eau qu'il tirait; et pourtant il aborda
avec tant de fureur le plus noble navire de notre flotte, que l'envie
même, et le parti vaincu, poussèrent des cris d'admiration à sa
gloire.--De quoi s'agit-il?

PREMIER OFFICIER.--Orsino, voici cet Antonio qui prit _le Phénix_ et
sa cargaison, à son retour de Candie; et c'est encore lui qui monta à
l'abordage du _Tigre_, dans le combat où votre jeune neveu Titus perdit
une jambe: nous l'avons arrêté au milieu d'une querelle particulière,
dans les rues de cette ville, où il méprisait la honte et la convenance
comme un désespéré.

VIOLA.--Il m'a rendu service, seigneur: il a tiré l'épée pour ma
défense; mais il a fini par m'adresser un discours si étrange que je ne
puis y comprendre autre chose, sinon que ce doit être du délire.

LE DUC, _à Antonio_.--Insigne pirate, voleur d'eau salée, quelle audace
insensée t'a conduit ici à la merci de ceux que tu as rendus tes ennemis
à des conditions si sanglantes et si cruelles?

ANTONIO.--Orsino, noble seigneur, souffrez que je repousse les noms que
vous me donnez. Jamais Antonio ne fut un pirate ni un brigand, quoiqu'il
soit, je l'avoue, et cela par des motifs bien fondés, l'ennemi d'Orsino.
C'est un véritable enchantement qui m'a attiré ici: ce jeune homme,
qui est à côté de vous, le plus grand des ingrats, c'est moi qui
l'ai arraché aux gouffres écumants d'une mer furieuse: il avait fait
naufrage, et n'avait plus d'espoir; je lui ai donné la vie, et j'ai
encore ajouté à ce don celui de mon amitié, sans restriction ni réserve,
en me dévouant entièrement à lui. C'est pour ses intérêts, par pur amour
pour lui, que je me suis exposé au danger d'entrer dans cette ville
ennemie. J'ai tiré l'épée pour le défendre quand il était attaqué;
et c'est là que j'ai été arrêté; et qu'inspiré par une perfide
dissimulation, il a refusé de prendre aucune part à mon danger, et m'a
renié pour être de sa connaissance; il est devenu en un clin d'oeil
comme un étranger qui ne m'aurait pas vu depuis vingt ans; il a refusé
de me rendre ma propre bourse, dont je lui avais recommandé de se servir
il n'y avait pas une demi-heure.

VIOLA.--Comment cela peut-il être?

LE DUC.--Depuis quand ce jeune homme est-il venu dans cette ville?

ANTONIO.--D'aujourd'hui, seigneur. Et nous étions ensemble depuis trois
mois, sans nous être quittés d'un instant, d'une seule minute, ni le
jour ni la nuit.

(Entre Olivia avec sa suite.)

LE DUC.--Voici la comtesse qui s'avance: voilà le ciel qui se promène
sur la terre. (_A Antonio_.) Quant à toi, mon ami, ce que tu dis est
de la démence. Il y a trois mois que ce jeune homme est attaché à mon
service.--Mais nous reparlerons tout à l'heure.--Qu'on l'emmène à
l'écart.

OLIVIA.--Que désire mon seigneur, excepté ce qu'Olivia ne peut lui
accorder, en quoi puis-je lui rendre service?--Césario, vous ne me tenez
pas votre parole.

VIOLA.--Madame?

LE DUC.--Aimable Olivia.

OLIVIA.--Que dites-vous, Césario?--Mon cher seigneur....

VIOLA.--Son Altesse veut parler; et mon respect m'impose silence.

OLIVIA.--Si c'est toujours sur l'ancien air, seigneur, il est aussi
dissonant, aussi fâcheux à mon oreille, que des hurlements après la
musique.

LE DUC.--Toujours aussi cruelle?

OLIVIA.--Toujours aussi constante, seigneur.

LE DUC.--Quoi! jusqu'à l'entêtement? Vous, cruelle dame, qui avez vu mon
coeur offrir à vos autels ingrats et défavorables les voeux les plus
fidèles que la dévotion ait jamais offerts! Que dois-je faire?

OLIVIA.--Tout ce qui plaira à Votre Seigneurie qui puisse lui convenir.

LE DUC.--Pourquoi ne ferais-je pas, si j'avais le coeur de le faire,
comme le ravisseur égyptien[67] sur le point de mourir, et ne tuerais-je
pas ce que j'aime? C'est une jalousie sauvage, mais qui parfois annonce
de la noblesse.--Écoutez ce que je vais vous dire: puisque vous rebutez
ma foi avec dédain, et que je connais en partie l'instrument qui me
chasse de ma véritable place dans votre faveur, vivez tranquille, tyran
au coeur de marbre: mais celui-ci, votre favori, que je sais que vous
aimez, et que, j'en jure par le ciel, je chéris moi-même tendrement,
je l'arracherai de ces yeux cruels, où il est assis couronné du dédain
qu'on montre à son maître.--Venez, jeune homme, suivez-moi: mon coeur
est mûr pour la vengeance, je vais immoler l'agneau que j'aime, et
déchirer un coeur de corbeau dans le sein d'une colombe.

[Note 67: Théagène et Chariclée tombèrent entre les mains de Thyamis de
Memphis, chef d'une bande de voleurs, qui devint amoureux de Chariclée.
Peu après, une autre troupe fondit sur celle de Thyamis, qui, craignant
pour sa maîtresse, l'enferma dans une caverne, avec son trésor. La
coutume de ces barbares était de tuer en même temps qu'eux tous ceux
qui leur étaient chers, afin de les avoir avec eux dans l'autre monde.
Thyamis se trouvant entouré d'ennemis, court à sa caverne et appelle
à haute voix, en langue égyptienne; il entend répondre en grec, et,
suivant la direction de la voix, il saisit par les cheveux la première
personne qu'il rencontre dans les ténèbres, et, supposant qu'elle est
Chariclée, il lui plonge son épée dans le sein. (HÉRODOTE.)]

(Il fait quelques pas pour s'en aller.)

VIOLA.--Et moi, je subirais volontiers mille morts joyeusement et avec
plaisir pour vous rendre le repos.

(Elle va pour suivre le duc.)

OLIVIA.--Où va Césario?

VIOLA.--Sur les pas de celui que j'aime plus que mes yeux, plus que ma
vie, et mille fois plus que je n'aimerai jamais ma femme. Si je mens, ô
vous, témoins célestes, punissez sur ma vie mes fautes contre l'amour.

OLIVIA.--Hélas! malheureuse que je suis, comme je suis trompée!

VIOLA.--Qui vous trompe? qui vous outrage?

OLIVIA.--T'es-tu donc oublié toi-même? Y a-t-il si longtemps que...?
Allez chercher le saint père.

(Un domestique sort.)

LE DUC, _à Viola_.--Allons, viens.

OLIVIA.--Où voulez-vous qu'il aille, seigneur? Césario, mon époux,
arrête.

LE DUC.--Votre époux?

OLIVIA.--Oui, mon époux: peut-il le nier?

LE DUC, _à Viola_.--Tu serais son époux, misérable.

VIOLA.--Non, seigneur; non pas moi.

OLIVIA.--Hélas! c'est la lâcheté de ta crainte qui te fait désavouer ta
propriété. Ne crains point, Césario: prends possession de ta fortune.
Sois ce que tu sais être, et tu seras aussi grand que celui que tu
redoutes.--(_Entre le prêtre._) Ah! soyez le bienvenu, mon père! Mon
père, je vous somme, au nom de votre saint état, de déclarer ici
ouvertement ce que nous avions résolu de tenir dans l'obscurité, et que
les circonstances forcent maintenant de révéler avant la maturité.--Oui,
dites ce que vous savez qui s'est récemment passé entre ce jeune homme
et moi.

LE PRÊTRE.--Un contrat d'union éternelle, confirmé par vos mains
jointes, attesté par la sainte promesse de vos lèvres, fortifié par
l'échange de vos anneaux: toutes les cérémonies de cet engagement ont
été scellées par mon ministère, et appuyées de mon témoignage; et depuis
lors, ma montre me dit que je n'ai avancé vers mon tombeau que de
l'espace de deux heures.

LE DUC, _à Viola_.--O toi, perfide renard, que seras-tu donc quand
le temps aura semé les cheveux blancs sur ta tête? ou ta perfidie
grandira-t-elle si rapidement que tes efforts pour en supplanter un
autre te feront tomber toi-même? Adieu, prends-la; mais songe à conduire
tes pas en des lieux où toi et moi ne nous rencontrions jamais.

VIOLA.--Seigneur, je vous proteste....

OLIVIA.--Ah! ne fais point de serments: conserve un peu de foi au milieu
de tes craintes exagérées.

(Entre sir André la tête fendue.)

SIR ANDRÉ.--Pour l'amour de Dieu, un chirurgien; et envoyez quelqu'un à
l'instant à sir Tobie.

OLIVIA.--Qu'y a-t-il donc?

SIR ANDRÉ.--Il m'a fendu la tête, et a aussi ensanglanté le visage de
sir Tobie.--Au nom de Dieu, du secours: je donnerais quarante livres
pour être chez moi.

OLIVIA.--Quel est le coupable, sir André?

SIR ANDRÉ.--Le gentilhomme du comte, un nommé Césario. Nous l'avions
pris pour un poltron, mais c'est un vrai diable incarné.

LE DUC.--Mon gentilhomme, Césario?

SIR ANDRÉ.--Mort de ma vie! le voilà ici.--Oui, vous m'avez fendu
la tête pour rien; et ce que j'ai fait, je ne l'ai fait que par
l'instigation de sir Tobie.

VIOLA.--Pourquoi vous adressez-vous à moi? Jamais je ne vous ai fait
aucun mal. Vous avez tiré votre épée contre moi sans aucun sujet: mais
je vous ai parlé avec douceur, et je ne vous ai fait aucune blessure.

SIR ANDRÉ.--Si une tête ensanglantée est une blessure, vous m'avez
blessé; je crois que vous ne faites pas cas d'une tête ensanglantée.
(_Entre sir Tobie ivre et soutenu par le bouffon._) Voici sir Tobie qui
vient tout chancelant: vous allez en entendre davantage. Mais, s'il
n'avait pas été pris de vin, il vous aurait chatouillé d'une autre
manière qu'il n'a fait.

LE DUC.--Eh bien! chevalier, en quel état êtes-vous donc?

SIR TOBIE.--Cela est égal: il m'a blessé, et voilà tout.--(_Au fou._)
Sot, as-tu vu Dick le chirurgien? réponds, sot?

LE BOUFFON.--Oh! il est ivre, sir Tobie, depuis plus d'une heure. Ses
yeux étaient fermés à huit heures du matin.

SIR TOBIE.--Eh bien! c'est un drôle; et après un _passamezze_ et une
pavane[68], ce que je hais le plus, c'est un drôle qui s'enivre.

[Note 68: Danses d'un caractère sérieux.]

OLIVIA.--Qu'on l'emmène. Qui a fait ce dégât sur leurs personnes?

SIR ANDRÉ.--Je vais vous aider, sir Tobie; nous nous ferons panser
ensemble.

SIR TOBIE.--Voulez-vous m'aider? Tête d'âne, fat, drôle!... drôle à la
face effilée, buse!

(Le bouffon, Fabian, sir André et sir Tobie sortent.)

(Sébastien entre.)

OLIVIA.--Qu'on le mette au lit et qu'on soigne sa blessure.

SÉBASTIEN.--Je suis fâché, madame, d'avoir blessé votre parent; mais
eût-il été mon propre frère, je n'aurais pu en faire moins, avec
prudence et sûreté. Vous jetez sur moi un regard étrange, qui me fait
sentir que je vous ai offensée. Pardonnez-moi, ma bien-aimée, au nom des
serments que nous nous sommes mutuellement faits il y a si peu de temps.

LE DUC.--Une même figure, une même voix, un même habillement, et deux
personnes! C'est une perspective naturelle qui existe et n'existe
pas[69].

[Note 69: «Perspective naturelle.» On appelle perspective naturelle les
jeux d'optique où plusieurs traits et objets forment, dans leur ensemble
et à un certain point de vue, une figure régulière avec laquelle ils
n'ont rien de semblable dans le détail, par exemple le kaléidoscope.]

SÉBASTIEN.--Antonio! ô mon cher Antonio! dans quelles tortures, dans
quels cruels tourments j'ai passé les heures qui se sont écoulées depuis
que je t'ai perdu!

ANTONIO.--Êtes-vous Sébastien?

SÉBASTIEN.--Crains-tu le contraire, Antonio?

ANTONIO.--Comment t'es-tu partagé? Une pomme, coupée en deux, ne donne
pas deux moitiés plus semblables que ces deux créatures. Lequel est
Sébastien?

OLIVIA.--Cela tient du prodige!

SÉBASTIEN.--Suis-je présent ici, ou non? Jamais je n'ai eu de frère, et
je ne possède pas dans mon essence le privilège de la Divinité, d'être
à la fois ici et partout. J'avais une soeur, que l'aveugle fureur des
flots a engloutie. (_A Viola._) Par charité, quelle parenté avez-vous
avec moi? Êtes-vous mon compatriote? Quel est votre nom, votre famille?
                
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