VIOLA.--Je suis de Messaline: mon père s'appelait Sébastien: j'avais
aussi pour frère un Sébastien: telle était sa physionomie, tels étaient
ses habits, lorsqu'il est descendu dans sa tombe humide. Si les esprits
peuvent revêtir la forme et les vêtements des vivants, vous venez pour
nous effrayer.
SÉBASTIEN.--Je suis un esprit en effet, mais revêtu de ces dimensions
matérielles que j'ai puisées dans le sein de ma mère. S'il était vrai
que vous fussiez aussi une femme, je laisserais couler mes larmes sur
vos joues, et je dirais: Sois trois fois la bienvenue, Viola, la noyée.
VIOLA.--Mon père avait un signe sur le front.
SÉBASTIEN.--Et le mien aussi.
VIOLA.--Et il est mort le jour même que Viola comptait treize années
depuis sa naissance.
SÉBASTIEN.--Oh! ce souvenir est vivant dans mon âme! Il finit en effet
le cours de sa vie mortelle le jour qui compléta les treize années de ma
soeur.
VIOLA.--Si nul autre obstacle ne s'oppose à notre bonheur mutuel que cet
habillement d'homme et ce costume usurpé, ne m'embrasse qu'après t'être
convaincu que chaque circonstance des lieux, des temps et de la fortune
s'accorde et concourt à prouver que je suis Viola: et pour te le
confirmer, je vais te conduire au capitaine qui est dans cette ville,
et chez qui sont déposés mes vêtements de fille. C'est par son généreux
secours que j'ai été sauvée pour servir cet illustre comte; et depuis ce
moment, tous les événements de mon histoire se sont passés entre cette
dame et ce seigneur.
SÉBASTIEN, _à Olivia_.--Il résulte de là, madame, que vous vous êtes
méprise; mais la nature a suivi en cela son instinct. Vous vouliez vous
unir à une fille; sur ma vie, vous ne vous êtes pas trompée, et vous
êtes fiancée à la fois avec une fille et avec un homme.
LE DUC, _à Olivia_.--Ne restez point confondue: son sang est noble.
Si tout cela est vérité, comme le montrent jusqu'ici les apparences,
j'aurai ma part dans cet heureux naufrage.--(_A Viola_.) Jeune homme,
tu m'as dit mille fois que tu n'aimerais jamais une femme autant que tu
m'aimes.
VIOLA.--Je confirmerai par mes serments ce que je vous ai dit; et je
garderai aussi fidèlement dans mon coeur tous ces serments, que ce globe
garde le feu qui sépare le jour de la nuit.
LE DUC.--Donne-moi ta main; et que je te voie avec tes habits de femme.
VIOLA.--Le capitaine qui m'a amenée sur le rivage a mes vêtements de
fille; il est maintenant en prison pour quelque affaire à la requête de
Malvolio, gentilhomme attaché au service de madame.
OLIVIA.--Il le fera élargir: qu'on fasse venir ici Malvolio. Et
pourtant, hélas! je me souviens qu'on dit que ce pauvre gentilhomme est
en démence. (_Entrent Fabian et le bouffon avec une lettre._) Un accès
de folie des plus violents, que j'ai éprouvé, a banni tout à fait de ma
mémoire l'idée de la sienne.--Comment est-il, drôle?
LE BOUFFON.--En vérité, madame, il tient Belzébuth à bout de bras,
autant qu'un homme dans son état puisse le faire: il vous a écrit ici
une lettre que je devais vous rendre ce matin; mais comme les épîtres
d'un fou ne sont pas paroles d'Évangile, il importe peu en quel temps
elles sont remises à leur adresse.
OLIVIA.--Ouvre-la, et lis-la.
LE BOUFFON.--Attendez-vous donc à être édifiée, quand le fou remet la
lettre d'un insensé.--(_Lisant._) «_Par le Seigneur, madame....._»
OLIVIA.--Comment, es-tu fou?
LE BOUFFON.--Non, madame: je ne fais que lire de la folie. Si vous
voulez qu'elle soit lue comme il faut, vous pouvez lui prêter vous-même
une voix.
OLIVIA.--Je t'en prie, lis-la en homme qui jouit de sa raison.
LE BOUFFON.--C'est ce que je fais, madame. Pour représenter en lisant
l'état de son esprit, il faut le lire comme je fais: ainsi attention, ma
princesse, et prêtez l'oreille.
OLIVIA, _à Fabian_.--Lis-la, toi, maraud.
FABIAN _prend la lettre et lit_.--«Par le Seigneur, madame, vous me
faites injure, et le monde en sera instruit; quoique vous m'ayez fait
mettre dans les ténèbres, et que vous ayez donné à votre ivrogne d'oncle
l'empire sur moi, cependant je jouis de mes facultés aussi bien que
vous, madame. Je possède votre propre lettre qui m'a excité à prendre
le maintien que j'ai emprunté, et cette lettre me servira, j'en suis
certain, ou à me faire rendre justice, ou à vous couvrir de honte.
Pensez de moi ce qu'il vous plaira. J'oublie un peu le respect que je
vous dois, pour ne songer qu'à l'affront que j'ai reçu.
«MALVOLIO, _qu'on a traité en insensé_.»
OLIVIA.--Est-ce bien lui qui a écrit cette lettre?
LE BOUFFON.--Oui, madame.
LE DUC.--Cela ne sent pas trop la folie.
OLIVIA.--Fabian, voyez à ce qu'on le mette en liberté: amenez-le ici.
Seigneur, laissons ces soins à d'autres temps, et daignez me vouloir
autant de bien comme soeur que comme épouse; qu'un seul et même jour
couronne cette double alliance, ici dans mon palais, et à mes frais.
LE DUC.--Madame, je suis très-disposé à accepter votre offre. (_A
Viola._) Votre maître vous tient quitte; et pour les services que vous
lui avez rendus, si opposés au caractère de votre sexe, si au-dessous de
votre éducation et de votre naissance, et, en récompense de ce que vous
m'avez appelé si longtemps votre maître, voilà ma main: vous serez
désormais la maîtresse de votre maître.
OLIVIA.--Ma soeur? Oui, vous l'êtes.
(Fabian amène Malvolio.)
LE DUC.--Est-ce là le fou?
OLIVIA.--Oui, seigneur, c'est lui-même.--Eh bien! Malvolio?
MALVOLIO.--Madame, vous m'avez fait un outrage, un insigne outrage.
OLIVIA.--Moi, Malvolio? Non.
MALVOLIO.--Vous, madame, vous-même, je vous en prie, lisez cette lettre.
Vous ne pouvez pas nier que ce ne soit là votre écriture. Écrivez
autrement, si vous le pouvez, soit pour le caractère, soit pour le
style; ou dites que ce n'est pas là votre cachet, ni votre ouvrage;
vous ne pouvez rien dire de tout cela. Allons, convenez-en donc, et
dites-moi, sans blesser votre honneur, pourquoi vous m'avez donné tant
de marques irrécusables de faveur, pourquoi vous m'avez recommandé de
vous aborder en souriant, et en jarretières croisées, de mettre des bas
jaunes, de montrer un front grondeur à sir Tobie et aux gens de bas
étage; pourquoi, lorsque l'espoir de vous plaire m'a fait remplir ce
rôle par obéissance, vous avez souffert qu'on m'emprisonnât dans une
maison ténébreuse, où j'ai reçu la visite du prêtre, et suis devenu la
dupe et le jouet le plus ridicule dont la malice se soit jamais amusée?
Dites-moi pourquoi?
OLIVIA.--Hélas! Malvolio, cette lettre n'est pas de moi, quoique, je
l'avoue, cette écriture ressemble beaucoup à la mienne: mais, sans aucun
doute, c'est la main de Marie; et, en ce moment je me le rappelle, c'est
elle qui m'a dit la première que vous étiez devenu fou: et aussitôt
après je vous ai vu venir le sourire sur les lèvres, et mis de la
manière qu'on vous indiquait ici dans cette lettre. Je vous en prie,
apaisez-vous; c'est un bien méchant tour qu'on s'est permis de vous
jouer là: mais quand nous en connaîtrons les motifs et les auteurs, vous
serez, je vous le promets, juge et partie dans votre propre cause.
FABIAN.--Daignez, madame, m'écouter un moment, et ne permettez-pas
qu'aucune querelle, aucune discorde vienne troubler la joie de cette
heure fortunée, dont les aventures m'ont rempli d'admiration. C'est dans
l'espérance que vous ne le permettrez pas, que je vous avoue franchement
que c'est moi-même et sir Tobie, qui avons comploté cette farce contre
Malvolio que voilà, pour nous venger de certains procédés incivils et
brutaux que nous avions endurés de lui: c'est Marie qui a écrit la
lettre, pressée par les importunités de sir Tobie; et en récompense, il
l'a épousée. Toutes les malignes plaisanteries qui en ont été la suite
méritent plutôt d'exciter le rire que la vengeance, si l'on veut bien
peser avec justice les torts réciproques dont les deux parties ont à se
plaindre.
OLIVIA.--Hélas! pauvre homme, comme ils se sont moqués de toi!
LE BOUFFON.--Quoi! _il est des hommes qui naissent dans la grandeur,
d'autres qui parviennent à la grandeur, et d'autres que la grandeur
vient chercher d'elle-même (A Malvolio.)_ J'ai fait un rôle, monsieur,
dans cet intermède; oui, j'ai fait un certain messire Topas, monsieur:
mais qu'est-ce que cela fait?--_Par le Seigneur, fou, je ne suis pas
insensé._ Mais vous rappelez-vous ce que vous disiez: «_Madame, pourquoi
riez-vous des platitudes de ce fou? Si vous ne riiez pas, il aurait
un bâillon dans la bouche._» C'est ainsi que les pirouettes du temps
amènent les vengeances.
MALVOLIO.--Je me vengerai de toute votre meute.
(Il sort.)
OLIVIA.--Il a été cruellement joué!
LE DUC.--Courez après lui, et engagez-le à faire la paix. Il ne nous a
encore rien dit du capitaine; quand ceci sera connu et que l'heure
dorée nous rassemblera, nos tendres coeurs s'uniront par un noeud
solennel.--En attendant, chère soeur, nous ne sortirons pas
d'ici.--Césario, venez, car vous serez toujours Césario, tant que vous
serez un homme; mais dès que vous apparaîtrez sous d'autres habits, vous
serez la maîtresse d'Orsino, et la reine de ses volontés.
(Ils sortent.)
LE BOUFFON.
Quand j'étais un petit garçon
Et hi, et ho, au vent et à la pluie,
Toutes nos folies
Passaient pour enfantillage,
Car la pluie tombe tous les jours.
Mais lorsque je devins grand,
Et hi, et ho, le vent et la pluie;
Les gens ferment leurs portes contre les filous et les voleurs,
Car la pluie tombe tous les jours.
Mais quand je vins à prendre femme,
Et hi, et ho, le vent et la pluie,
Je ne pus faire fortune en faisant le brave,
Car la pluie tombe tous les jours.
Mais quand j'allais au lit,
Et hi, et ho, le vent et la pluie,
Je me grisais avec des ivrognes,
Car la pluie tombe tous les jours.
Il y a longtemps que le monde a commencé,
Et hi, et ho, le vent et la pluie,
Mais, n'importe, la pièce est finie,
Et nous tâcherons de vous plaire tous les jours.
(Il sort.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.