Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 3
Timon d'Athènes.
Le Jour des Rois.--Les deux gentilshommes de Vérone.
Roméo et Juliette.--Le Songe d'une nuit d'été.
Tout est bien qui finit bien.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1862
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LE JOUR DES ROIS
OU
CE QUE VOUS VOUDREZ
COMÉDIE
NOTICE SUR LE JOUR DES ROIS
Quoique la partie comique de cette pièce appartienne tout entière à
Shakspeare, il est encore redevable de son sujet à Bandello. Nous y
retrouvons cette ressemblance extraordinaire de deux personnes dont
Plaute s'est plus d'une fois servie pour le noeud de ses comédies, et
que Shakspeare lui a déjà empruntée dans ses _Méprises_.
Lorsque Rome fut conquise, en 1527, par les Espagnols et les Allemands;
il se trouva parmi les prisonniers un riche marchand nommé Ambrogio,
qui avait un fils et une fille, tous les deux d'une beauté et d'une
ressemblance si parfaites que, s'ils changeaient d'habillements, le père
lui-même avait peine à les distinguer[1]. Paolo, c'est le nom du garçon,
fut le partage d'un Allemand, et sa soeur jumelle, Nicuola, tomba entre
les mains de deux soldats qui la traitèrent avec beaucoup de douceur,
dans l'espérance qu'ils en tireraient une rançon considérable. Ambrogio
parvint à se sauver de la captivité, et ayant soustrait, en les cachant
dans la terre, une grande partie de ses richesses à la cupidité des
ennemis, il se mit à la recherche de ses enfants, racheta sa fille, mais
ne put retrouver son fils, et le crut mort.
[Note 1:
....................... _Simillima proles,
Indiscreta suis, gratusque parentibus error._
(VIRGILE.)]
Cette pensée le tourmentant de plus en plus, il quitta Rome et se retira
à Erte, lieu de sa naissance. Ce fut là qu'un autre marchand, veuf
depuis plusieurs années, devint amoureux de Nicuola et la demanda en
mariage; mais Ambrogio, craignant que cette union peu assortie du côté
de l'âge, ne fût pas heureuse pour Nicuola, et ne voulant pas refuser
trop brusquement ce vieux soupirant, lui dit qu'il ne se séparerait
pas de sa fille qu'il n'eût retrouvé son fils, espoir qu'il conservait
toujours.
Cependant Nicuola avait aussi fait impression sur le coeur d'un jeune
gentilhomme nommé Lattanzio Puccini, et n'était pas indifférente à son
amour. Dans ce temps-là, des affaires appelèrent Ambrogio à Rome, et il
conduisit sa fille à Fabriano, chez un de ses parents, pour ne pas la
laisser seule. Cette absence arrêta la passion de Lattanzio, qui changea
bientôt d'objet et se porta vers la fille de Lanzetti, la belle Catella.
Au contraire, Nicuola revint à Erte toujours plus éprise, et apprit avec
la plus vive douleur la nouvelle inclination de son amant. Ambrogio fut
obligé de faire un second voyage, et cette fois-ci il laissa sa fille
dans un couvent où était Camilla, nièce de Lattanzio. Celui-ci y venait
souvent commander toutes sortes d'ouvrages à l'aiguille que faisaient
les religieuses. Nicuola écoutait quelquefois les conversations qu'il
avait avec sa nièce Camilla. Un jour, il lui racontait avec tristesse
qu'il avait perdu un jeune page qu'il aimait, et qui lui était
très-nécessaire. Ce récit fit naître à Nicuola l'idée de s'habiller en
homme, et d'entrer chez Lattanzio en qualité de page. Sa gouvernante
l'aida dans ce projet. Elle fut admise, en effet, sous le nom de Romulo,
dans la maison de son infidèle amant; et comme Julia, dans les _Deux
Gentilshommes de Vérone_, elle fut bientôt chargée d'aller parler à
sa rivale de l'amour de son maître. Catella était peu sensible aux
sollicitations de Lattanzio; mais le faux page fit une telle impression
sur son coeur qu'elle n'éprouva plus que de la répugnance pour celui qui
l'envoyait.
Pendant ces intrigues, le maître de Paolo l'avait pris en affection,
au point que, venant à mourir, il l'avait fait son héritier. Paolo
s'empressa de retourner à Rome, et de là à Erte pour y chercher son
père. Il passe sous la fenêtre de Catella, qui le prend pour le prétendu
page. Ambrogio arrive: Nicuola l'aperçoit dans la rue, et, dans sa
frayeur, elle se sauve chez sa gouvernante. Celle-ci lui conseille de
reprendre les habits de son sexe, et court annoncer au père qu'elle lui
conduira sa fille le lendemain.
Cependant Lattanzio attend Romulo avec inquiétude et impatience; il le
cherche partout, et on lui montre la maison de la gouvernante, où l'on
avait vu entrer Nicuola sous son déguisement. Il lie conversation avec
la duègne, qui lui découvre tout, lui vante la constance de son ancienne
maîtresse, et prépare la réconciliation qu'achève la vue de Nicuola
elle-même.
Catella prend toujours Paolo pour Romulo. Paolo, qui l'aime, s'aperçoit
de sa méprise et la détrompe.
Bientôt tout s'éclaircit. Ambrogio se réjouit du retour de son fils et
consent au mariage de sa fille. Lanzetti, qui a cru que Paolo n'était
autre que Nicuola déguisée, revient de son erreur et accorde aussi
Catella au fils d'Ambrogio.
Shakspeare a mis cette nouvelle sur la scène avec sa négligence
ordinaire, car le déguisement de Viola, amoureuse du duc qu'elle ne
connaît point, n'est pas aussi bien motivé que celui de la Nicuola de
Bandello. En général, les événements de la nouvelle sont conduits
avec beaucoup plus d'art que ceux de la comédie; mais c'est dans les
caractères, le comique des situations et la poésie des détails, que
Shakspeare retrouve sa supériorité et fait oublier tous les reproches
d'invraisemblance que la critique pourrait lui adresser. L'originalité
de sir André, de sir Tobie et du bouffon, les espiègleries de la
friponne Marie, la gravité comique et les prétentions de Malvolio, la
scène délicieuse du jardin et de la lettre, le duel de sir André et du
faux page, le charme que répand sur toute la pièce l'amour de Viola,
un heureux mélange de sentiment et de cette gaieté que les Anglais
appellent _humour_, tout contribue à rendre cette pièce une des plus
agréables de Shakspeare.
Selon le docteur Malone, elle aurait été écrite dans l'année 1614; mais
dans une comédie de Ben Jonson, antérieure à cette date, on trouve
un passage qui semblerait applicable au _Jour des rois_, Ben Jonson
saisissait toutes les occasions de tourner en ridicule les défauts de
Shakspeare. Un de ses personnages dit, à la fin de l'acte III de sa
pièce intitulée: _Every man out of his humour_:
«.....Il eût fallu que sa comédie fût fondée sur une autre intrigue
que celle d'un duc amoureux d'une comtesse, tandis que cette
comtesse serait amoureuse du fils du duc, et ce fils du duc amoureux
de la suivante de la dame. Vivent ces amours embrouillés, avec un
paysan bouffon pour valet, plutôt que des événements trop rapprochés
de notre temps!»
Un autre témoignage tout à fait décisif est la découverte faite par
M. Collier d'un petit journal manuscrit du temps, dans lequel une
représentation du _Jour des Rois_, ou _Ce que vous voudrez_, est
indiquée à la date du 2 février 1601.
LE JOUR DES ROIS
OU
CE QUE VOUS VOUDREZ
COMÉDIE
PERSONNAGES
ORSINO, duc d'Illyrie.
SEBASTIEN, jeune gentilhomme, frère de Viola.
ANTONIO, capitaine de vaisseau, ami de Sébastien.
VALENTIN, }
CURIO, } gentilshommes de la suite du duc.
SIR TOBIE BELCH, oncle d'Olivia.
UN CAPITAINE DE VAISSEAU, ami de Viola.
SIR ANDRÉ AGUE-CHEEK[2].
MALVOLIO, intendant d'Olivia.
FABIEN, }
PAYSAN BOUFFON, }au service d'Olivia.
OLIVIA, riche comtesse.
VIOLA, amoureuse du duc.
MARIE, suivante d'Olivia.
UN PRÊTRE.
SEIGNEURS, MATELOTS, OFFICIERS, MUSICIENS, SERVITEURS, etc.
[Note 2: _Ague cheek_, mal de joue.]
_La scène est dans une ville d'Illyrie et sur la côte voisine._
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Appartement dans le palais du duc.
LE DUC, CURIO, _seigneurs_.
(Des musiciens jouent.)
LE DUC.--Si la musique est l'aliment de l'amour, jouez donc; donnez-m'en
jusqu'à ce que ma passion surchargée en soit malade et expire.--Répétez
cet air; il avait une chute mourante: oh! il a fait sur mon oreille
l'impression du doux vent du midi dont le souffle, en passant sur
un champ de violettes, leur dérobe et leur rend à la fois des
parfums.--C'est assez, pas davantage: ces sons ne sont plus aussi doux
qu'ils l'étaient tout à l'heure. O esprit de l'amour, que tu es avide
de fraîcheur et de nouveauté! Aussi vaste que la mer, et, comme elle,
recevant tout dans ton sein, rien n'y entre, quelle que soit sa valeur
et son mérite, sans dégénérer et perdre tout son prix au bout d'une
minute. L'imagination est si féconde en formes changeantes, que rien
n'égale ses bizarres fantaisies.
CURIO.--Voulez-vous venir chasser, seigneur?
LE DUC.--Quoi donc, Curio?
CURIO.--La biche.
LE DUC.--C'est ce que je fais: je poursuis la plus noble biche que j'aie
vue. Ah! la première fois que mes yeux ont contemplé Olivia, il me
sembla que sa présence purifiait l'air: de cet instant je fus changé en
cerf[3], et mes désirs, comme une meute féroce et cruelle, n'ont cessé
depuis de me poursuivre.--(_Valentin entre._) Eh bien! quelles nouvelles
d'Olivia?
[Note 3: Allusion à l'histoire d'Actéon.]
VALENTIN.--Sous votre bon plaisir, seigneur, je n'ai pu être admis
devant elle, et je ne vous rapporte que cette réponse de la part de
sa suivante. Le ciel même, avant qu'il ait été réchauffé pendant sept
années, ne jouira point librement de sa vue; mais, comme une religieuse
cloîtrée, elle ne marchera que sous le voile; elle arrosera une fois
chaque jour le pavé de sa chambre de ses larmes amères, et le tout pour
pleurer un frère qui n'est plus, et dont elle veut entretenir la tendre
et vive image dans son triste souvenir.
LE DUC.--Oh! celle qui a un coeur assez sensible pour payer ce tribut de
tendresse à un frère, combien elle aimera quand le trait doré de l'amour
aura donné la mort à la foule de toutes les autres affections qui vivent
en elle, quand ses nobles perfections, son foie, son cerveau, son
coeur[4], ces trônes souverains, seront une fois occupés et remplis tout
entiers par un seul roi suprême!--Allons nous coucher sur ces doux lits
de fleurs: les pensers de l'amour reposent mollement sous le dais d'une
voûte de feuillage.
[Note 4: Le foie, le cerveau et le coeur étaient regardés comme le siége
des passions, des jugements, des sentiments.]
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La côte de la mer.
VIOLA, UN CAPITAINE, _suivi de matelots_.
VIOLA.--Amis, quel est ce pays?
LE CAPITAINE.--C'est l'Illyrie, madame.
VIOLA.--Et que ferai-je en Illyrie? mon frère est dans l'Élysée.
Peut-être n'est-il pas noyé. Qu'en pensez-vous, matelots?
LE CAPITAINE.--C'est par un hasard que vous avez été sauvée vous-même.
VIOLA.--O mon pauvre frère!--Et peut-être pourra-t-il l'être aussi par
hasard.
LE CAPITAINE.--Cela est vrai, madame; et pour augmenter votre confiance
dans le hasard, soyez assurée que lorsque notre vaisseau s'est ouvert,
au moment où vous, et ces tristes restes échappés avec vous, vous êtes
attachés au bord de notre chaloupe, j'ai vu votre frère, plein de
prévoyance dans le péril, se lier avec une adresse que lui suggéraient
le courage et l'espoir à un gros mât qui surnageait sur les flots: je
l'y ai vu assis comme Arion sur le dos d'un dauphin, en allant de front
avec les vagues, tant que j'ai pu le voir.
VIOLA.--Tenez, voilà de l'or, pour ce que vous venez de me dire. Mon
propre salut me fait naître l'espérance (et votre récit l'encourage)
qu'il pourra lui en arriver autant. Connaissez-vous ce pays?
LE CAPITAINE.--Oui, madame, très-bien; car je suis né et j'ai été élevé
à moins de trois lieues de cet endroit même.
VIOLA.--Qui gouverne ici?
LE CAPITAINE.--Un duc aussi illustre par son caractère que par son nom.
VIOLA.--Quel est son nom?
LE CAPITAINE.--Orsino.
VIOLA.--Orsino! J'ai entendu mon père le nommer; il était garçon alors.
LE CAPITAINE.--Il l'est encore, ou du moins il l'était tout
dernièrement; car il n'y a pas un mois que je suis parti d'ici, et alors
il courait un bruit tout récent (vous savez que les petits causent
toujours sur ce que font les grands) qu'il sollicitait l'amour de la
belle Olivia.
VIOLA.--Qui est-elle?
LE CAPITAINE.--Une vertueuse jeune personne, la fille d'un comte qui est
mort il y a environ un an; il la laissa en mourant à la protection de
son fils, son frère, qui est mort aussi peu de temps après, et c'est
pour l'amour de ce frère qu'elle a, dit-on, renoncé à la vue et à la
société des hommes.
VIOLA.--Oh! que je voudrais être au service de cette dame et y rester
inconnue au monde jusqu'à ce que j'aie eu le temps de mûrir mes
desseins!
LE CAPITAINE.--Cela serait difficile à obtenir. Elle ne veut écouter
aucune proposition, non pas même celle du duc.
VIOLA.--Capitaine, tu as une heureuse physionomie; et quoique la nature
renferme souvent la corruption sous une belle enveloppe, cependant je
suis portée à croire de toi que tu as une âme qui convient à ces beaux
dehors. Je te prie, et je t'en récompenserai généreusement, cache ce que
je suis, et aide-moi à me procurer le déguisement dont j'aurai peut-être
besoin pour exécuter mes projets. Je veux m'attacher au service de ce
duc. Tu me présenteras à lui en qualité d'eunuque: cela peut en valoir
la peine, car je sais chanter; je saurai lui parler sur divers tons
de musique variée, qui lui rendront mon service agréable. Ce qui peut
advenir plus tard, je l'abandonne au temps: conforme seulement ton
silence à mes désirs.
LE CAPITAINE.--Soyez son eunuque, moi je serai votre muet. Quand ma
langue sera indiscrète, que mes yeux cessent de voir!
VIOLA.--Je te remercie, conduis-moi.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Appartement de la maison d'Olivia.
SIR TOBIE et MARIE.
SIR TOBIE.--Que diable prétend ma nièce en prenant si fort à coeur la
mort de son frère? Je suis sûr, moi, que le chagrin est ennemi de la
vie.
MARIE.--Sur ma parole, sir Tobie, il faut que vous veniez de meilleure
heure le soir. Madame votre nièce a de grandes objections[5] à vos
heures indues.
SIR TOBIE.--Eh bien! qu'elle excipe avant d'être excipée[6].
[Note 5: En anglais _exceptions_, d'où la réponse de sir Tobie.]
[Note 6: _Let her except before excepted._]
MARIE.--Fort bien; mais il faut vous confiner dans les modestes limites
de l'ordre.
SIR TOBIE.--_Confiner_[7]! je ne me tiendrai pas plus finement que je
ne fais; ces habits sont assez bons pour boire et ces bottes aussi, ou
sinon qu'elles se pendent à leurs propres tirants.
[Note 7: _To confine_, jeu de mots sur _confine_ et _fine_.]
MARIE.--Ces grandes rasades vous tueront: j'entendais madame en parler
encore hier, ainsi que de cet imbécile chevalier que vous avez amené un
soir ici pour lui faire la cour.
SIR TOBIE.--Quoi? sir André Ague-cheek?
MARIE.--Oui, lui-même.
SIR TOBIE.--C'est un homme des plus braves qu'il y ait en Illyrie.
MARIE.--Et qu'importe à la chose?
SIR TOBIE.--Comment! il a trois mille ducats de rente.
MARIE.--Oui! mais il ne fera qu'une année de tous ses ducats: c'est un
vrai fou, un prodigue.
SIR TOBIE.--Fi! n'avez-vous pas honte de dire cela? Il joue de la viole
de Gambo[8], il parle trois ou quatre langues, mot à mot, sans livre, et
il possède les meilleurs dons de nature.
[Note 8: Instrument qu'on tenait entre les jambes.]
MARIE.--Oh! oui, certes, il les possède au naturel; car, outre que c'est
un sot, c'est un grand querelleur; et si ce n'est qu'il a le don d'un
lâche pour apaiser la fougue qui l'emporte dans une querelle, c'est
l'opinion des gens sensés qu'on lui ferait bientôt le don d'un tombeau.
SIR TOBIE.--Par cette main, ce sont des bélîtres, des détracteurs, que
ceux qui tiennent de lui ces propos.--Qui sont-ils?
MARIE.--Ce sont des gens qui ajoutent encore qu'il est ivre toutes les
nuits en votre compagnie.
SIR TOBIE.--A force de porter des santés à ma nièce: je boirai à sa
santé aussi longtemps qu'il y aura un passage dans mon gosier, et du vin
en Illyrie. C'est un lâche et un poltron[9] que celui qui ne veut pas
boire à ma nièce, jusqu'à ce que la cervelle lui tourne comme un sabot
de village. Allons, fille, _castiliano vulgo_[10]: voici sir André
Ague-face.
[Note 9: _Coystril_, un coq peureux.]
[Note 10: _Castiliano vulgo_, à l'espagnole.]
(Entre sir André Ague-cheek.)
SIR ANDRÉ.--Ah! sir Tobie Belch! Comment vous va, sir Tobie Belch?
SIR TOBIE.--Ah! mon cher sir André!
SIR ANDRÉ, _à Marie_.--Salut, jolie grondeuse.
MARIE.--Salut, monsieur.
SIR TOBIE.--Accoste, sir André, accoste.
SIR ANDRÉ.--Qu'est-ce que c'est?
SIR TOBIE.--La femme de chambre de ma nièce.
SIR ANDRÉ.--Belle madame _Accoste_, je désire faire connaissance avec
vous.
MARIE.--Mon nom est Marie, monsieur.
SIR ANDRÉ.--Belle madame Marie _Accoste_....
SIR TOBIE.--Vous vous méprenez, chevalier. Quand je dis _accoste_, je
veux dire envisagez-la, abordez-la, faites-lui votre cour, attaquez-la.
SIR ANDRÉ.--Sur ma foi, je ne voudrais pas l'attaquer ainsi en
compagnie. Est-ce là le sens du mot _accoste_?
MARIE.--Portez-vous bien, messieurs.
SIR TOBIE.--Si tu la laisses partir ainsi, sir André, puisses-tu ne
jamais tirer l'épée!
SIR ANDRÉ.--Si vous partez ainsi, mademoiselle, je ne veux jamais tirer
l'épée. Belle dame, croyez-vous avoir des sots sous la main?
MARIE.--Monsieur, je ne vous ai pas sous la main.
SIR ANDRÉ.--Par ma foi, vous allez l'avoir tout à l'heure, car voici ma
main.
MARIE.--Maintenant, monsieur, la pensée est libre. Je vous prie de
porter votre main à la baratte au beurre, et laissez-la boire.
SIR ANDRÉ.--Pourquoi, mon cher coeur? quelle est votre métaphore?
MARIE.--Elle est sèche, monsieur[11].
[Note 11: Peut-être pour dire: elle est vide; ou bien, d'après la
chiromancie, une main sèche signifie ici une constitution froide.]
SIR ANDRÉ.--Comment donc! je le crois bien; je ne suis pas assez âne
pour ne pas tenir ma main sèche. Mais que signifie votre plaisanterie?
MARIE.--C'est une plaisanterie toute sèche, monsieur.
SIR ANDRÉ.--En avez-vous beaucoup de semblables?
MARIE.--Oui, monsieur, je les ai au bout de mes doigts: allons, je
laisse aller votre main, je suis desséchée[12].
(Marie sort.)
[Note 12: _I am barren._]
SIR TOBIE.--Chevalier, tu as besoin d'une coupe de vin des Canaries; je
ne t'ai jamais vu si bien terrassé.
SIR ANDRÉ.--Jamais de votre vie, je pense, à moins que vous ne me voyez
terrassé par le canarie. Il me semble qu'il y a des jours où je n'ai pas
plus d'esprit qu'un chrétien ou qu'un homme ordinaire. Mais je suis un
grand mangeur de boeuf, et je crois que cela fait tort à mon esprit.
SIR TOBIE.--Il n'y a pas de doute.
SIR ANDRÉ.--Si je le croyais, je m'en abstiendrais.--Je retourne chez
moi à cheval demain, sir Tobie.
SIR TOBIE.--Pourquoi, mon cher chevalier?
SIR ANDRÉ.--Que signifie pourquoi[13]? Le faire ou ne le pas faire? Je
voudrais avoir employé à apprendre les langues le temps que j'ai mis à
l'escrime, à la danse, à la chasse à l'ours.--Oh! si j'avais suivi les
beaux-arts!
[Note 13: _Pourquoi_, en français dans le texte.]
SIR TOBIE.--Oh! vous auriez eu une superbe chevelure.
SIR ANDRÉ.--Quoi, cela aurait-il amendé mes cheveux?
SIR TOBIE.--Sans contredit, car vous voyez qu'ils ne frisent pas
naturellement.
SIR ANDRÉ.--Mais cela me sied assez bien, n'est-il pas vrai?
SIR TOBIE.--A merveille. Ils pendent droit comme le lin sur une
quenouille, et j'espère un jour voir une ménagère vous prendre entre ses
jambes et vous filer.
SIR ANDRÉ.--Ma foi, je retourne chez moi demain, sir Tobie. Votre nièce
ne veut pas se laisser voir, ou, si elle voit quelqu'un, il y a quatre
à parier contre un qu'elle ne voudra pas de moi. Le comte lui-même, qui
est ici tout près, lui fait la cour.
SIR TOBIE.--Elle ne veut point du comte. Elle ne veut point de mari
au-dessus d'elle, ni en fortune, ni en âge, ni en esprit. Je lui en ai
entendu faire le serment. Hem! il y a de la résolution là-dedans, ami!
SIR ANDRÉ.--Je veux rester un mois de plus. Je suis l'homme du monde qui
a les idées les plus drôles: j'aime extrêmement les mascarades et les
bals tout à la fois.
SIR TOBIE.--Êtes-vous bon pour ces balivernes, chevalier?
SIR ANDRÉ.--Autant qu'homme en Illyrie, quel qu'il soit, au-dessous du
rang de mes supérieurs....; et cependant je ne veux pas me comparer à un
vieillard.
SIR TOBIE.--Quel est votre talent pour une _gaillarde_[14], chevalier?
[Note 14: Espèce de danse.]
SIR ANDRÉ.--Hé! je suis en état de faire une cabriole[15].
[Note 15: _Caper_, cabriole, capre.]
SIR TOBIE.--Et moi je sais découper le mouton.
SIR ANDRÉ.--Et je me flatte d'avoir le saut en arrière aussi vigoureux
qu'aucun homme de l'Illyrie.
SIR TOBIE.--Pourquoi donc cacher ces talents? Pourquoi tenir ces dons
derrière le rideau? Craignez-vous qu'ils prennent la poussière comme le
portrait de madame Mall[16]? Que n'allez-vous à l'église en dansant une
_gaillarde_, pour revenir chez vous en dansant une _courante_? Je ne
marcherais plus qu'au pas d'une _gigue_; je ne voudrais même uriner que
sur un pas de cinq[17]. Que prétendez-vous? Le monde est-il fait pour
qu'on enfouisse ses talents? Je croyais bien, à voir la merveilleuse
constitution de votre jambe, que vous aviez été formé sous l'étoile
d'une gaillarde.
[Note 16: _Mall_, surnommée Coupe-Bourse, femme fameuse dans les annales
des lieux de prostitution.]
[Note 17: _A cinque-pace._]
SIR ANDRÉ.--Oui, elle est fortement constituée, et elle a assez
bonne grâce avec un bas de couleur de flamme. Irons-nous à quelques
divertissements?
SIR TOBIE.--Que ferons-nous de mieux? Ne sommes-nous pas nés sous le
Taureau?
SIR ANDRÉ.--Le taureau? c'est-à-dire, les flancs et le coeur[18].
[Note 18: Allusion à l'astrologie médicale, qui rapporte les différentes
affections des parties du corps à l'influence dominante de certaines
constellations.]
SIR TOBIE.--Non, monsieur, ce sont les jambes et les cuisses. Que je
vous voie faire la cabriole. Ah! plus haut: ah! ah! à merveille.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Appartement du palais du duc.
VALENTIN ET VIOLA _en habit de page_
VALENTIN.--Si le duc vous continue ses faveurs, vraiment, Césario, vous
avez bien l'air de faire une grande fortune: il n'y a encore que trois
jours qu'il vous connaît, et vous n'êtes déjà plus un étranger.
VIOLA.--Vous craignez donc ou l'inconstance de son humeur, ou ma
négligence, pour mettre ainsi en doute la durée de son affection? Est-il
inconstant, monsieur, dans ses goûts?
VALENTIN.--Non, croyez-moi.
(Entrent le duc et Curio; suite.)
VIOLA, _à Valentin_.--Je vous remercie.--Voici le comte qui vient.
LE DUC.--Qui de vous a vu Césario?
VIOLA.--Il est à votre suite, seigneur: me voici.
LE DUC, _aux autres_.--Retirez-vous un moment à l'écart.--Césario, tu es
instruit de tout; je t'ai ouvert le livre secret de mon coeur. Ainsi,
bon jeune homme, dirige tes pas vers elle. Ne te laisse pas interdire
l'entrée: poste-toi à ses portes, et dis-leur que ton pied y prendra
racine jusqu'à ce que tu obtiennes une audience.
VIOLA.--Sûrement, mon noble duc, si elle est aussi abandonnée à son
chagrin qu'on le dit, jamais elle ne voudra me recevoir.
LE DUC.--Fais du bruit, brave toutes les bienséances, plutôt que de
revenir sans succès.
VIOLA.--Admettez que je puisse lui parler, seigneur; que lui dirai-je
alors?
LE DUC.--Ah! dévoile-lui toute la violence de mon amour; étonne-la
du récit de ma tendresse. Il te siéra bien de lui représenter mes
souffrances; elle l'écoutera avec plus d'intérêt dans la bouche de ta
jeunesse, qu'elle ne ferait dans celle d'un député plus grave.
VIOLA.--Je ne le pense pas, seigneur.
LE DUC.--Crois-le, cher enfant, car c'est mentir à tes belles années,
que de dire que tu es un homme. Les lèvres de Diane ne sont pas plus
fraîches, ni plus vermeilles. Ton filet de voix ressemble à l'organe
d'une jeune vierge: elle est perçante et sonore; et tout en toi te rend
propre à jouer le rôle d'une femme. Je sais que ton étoile te destine à
cette négociation.--(_Aux autres_.) Accompagnez-le, au nombre de quatre
ou cinq, tous même si vous voulez; car pour moi, je ne me trouve jamais
mieux que quand je suis seul.--(_A Viola._) Réussis dans ce message, et
tu vivras aussi indépendant que ton maître; sa fortune sera la tienne.
VIOLA.--Je ferai donc de mon mieux ma cour à votre maîtresse.--(_Le duc
sort._) Lutte remplie d'obstacles! Quel que soit mon rôle en lui faisant
ma cour, je voudrais, moi, devenir la femme du duc.
(Tous sortent.)
SCÈNE V
Appartement de la maison d'Olivia.
MARIE et LE BOUFFON.
MARIE.--Allons, dis-moi où tu as été, ou je n'ouvrirai pas assez mes
lèvres pour qu'un crin puisse y entrer, dans le but de t'excuser; ma
maîtresse te fera pendre pour t'être absenté.
LE BOUFFON.--Eh bien! qu'elle me pende; quiconque est bien pendu dans ce
monde n'a plus rien à redouter.
MARIE.--Compte là-dessus.
LE BOUFFON.--Il ne voit plus personne à craindre.
MARIE.--Bonne réponse de carême[19]! Je puis t'apprendre l'origine de
ces mots.
[Note 19: _A lenten answer_, réponse brève et misérable.]
LE BOUFFON.--D'où vient-il, bonne dame Marie?
MARIE.--De la guerre; et tu peux le dire hardiment dans tes folies.
LE BOUFFON.--Eh bien! que Dieu donne la sagesse à ceux qui l'ont, et que
ceux qui sont fous fassent usage de leurs talents.
MARIE.--Mais tu seras pendu pour être resté si longtemps absent, ou tout
au moins renvoyé; n'est-ce pas la même chose pour toi que d'être pendu?
LE BOUFFON.--Vraiment, une bonne pendaison prévient un mauvais
mariage[20]. Et quant au malheur d'être renvoyé, l'été y pourvoira[21].
[Note 20: Gray dit qu'une coutume espagnole autorisait toute femme veuve
à sauver, en l'épousant, un malfaiteur condamné à être pendu. Un
voleur, qui marchait au supplice, plut à une femme, qui s'écria qu'elle
demandait sa grâce avec la condition d'usage. Le condamné se retourne,
et à peine l'a-t-il aperçue du haut de la charrette, qu'il dit: Allons,
fouette, cocher!]
[Note 21: Les fainéants le deviennent encore davantage vers la saison de
l'été, plus sûrs de trouver leur subsistance et de pouvoir coucher à la
belle étoile.]
MARIE.--Tu es donc bien résolu?
LE BOUFFON.--Non pas; mais je suis résolu sur deux points.
MARIE.--En sorte que si l'un manque, l'autre tiendra; ou si tous les
deux viennent à manquer, ton haut-de-chausses tombe par terre.
LE BOUFFON.--Juste; en bonne foi, tout juste! Allons, va ton chemin. Si
sir Tobie voulait quitter la boisson, tu serais une aussi spirituelle
pièce de la chair d'Ève qu'aucune en Illyrie.
MARIE.--Tais-toi, faquin; plus de cela: voici ma maîtresse; fais tes
excuses sagement, cela vaudra mieux.
(Marie sort.)
(Entrent Olivia, Malvolio et suite.)
LE BOUFFON.--Esprit, si c'est ton bon plaisir, mets-moi en bonne veine
de folies. Les gens d'esprit qui s'imaginent te posséder ne sont souvent
que des fous; et moi, qui suis bien sûr de ne pas t'avoir, je pourrais
passer pour un homme sensé; car que dit Quinapalus? Un fou spirituel
vaut mieux qu'un esprit fou.--Dieu vous bénisse, maîtresse!
OLIVIA.--Faites sortir cet imbécile.
LE BOUFFON.--Est-ce que vous n'entendez pas, camarades? Emmenez madame.
OLIVIA.--Va-t'en; tu es un fou à sec: je ne veux plus de toi; d'ailleurs
tu deviens malhonnête.
LE BOUFFON.--Deux défauts, madonna, que la boisson et les bons conseils
corrigeront; car donnez à boire à un fou à sec, et le fou cessera
d'être à sec; recommandez à un homme malhonnête de se corriger, s'il se
corrige, il ne sera plus malhonnête, et s'il ne peut se corriger, que le
ravaudeur le corrige; tout ce qui dans le monde est corrigé n'est que
rapetassé: la vertu qui s'égare n'est que rapetassée de vice, et le vice
qui s'amende n'est que rapetassé de vertu. Si ce syllogisme tout simple
peut me servir, à la bonne heure; sinon, quel remède? Comme il n'y a
point d'homme vraiment déshonoré autre que le misérable, de même
la beauté n'est qu'une fleur.--La dame a commandé de faire sortir
l'imbécile; en conséquence, je le répète, faites-la sortir.
OLIVIA.--Monsieur, je leur ai commandé de vous faire sortir.
LE BOUFFON.--Une méprise du plus haut degré! Madame, _cuclus non facit
monachum_[22]; c'est comme qui dirait, je ne porte pas d'habit de fou
dans le cerveau. Bonne madonna, donnez-moi la permission de prouver que
vous êtes une folle.
[Note 22: Le capuchon ne fait pas le moine.]
OLIVIA.--Peux-tu le prouver?
LE BOUFFON.--Très-adroitement, bonne madonna.
OLIVIA.--Voyons ta preuve.
LE BOUFFON.--Il faut que je vous catéchise pour cela, madame.--Ma bonne
petite souris de vertu, répondez-moi.
OLIVIA.--Allons, monsieur, à défaut d'autre passe-temps, je vous
demanderai votre preuve.
LE BOUFFON.--Bonne madame, pourquoi êtes-vous en deuil?
OLIVIA.--Mon cher fou, pour la mort de mon frère.
LE BOUFFON.--Je crois, madame, que son âme est en enfer.
OLIVIA.--Moi, je sais, fou, que son âme est dans le ciel.
LE BOUFFON.--Vous n'en êtes que d'autant plus folle, madame, d'être en
deuil, de ce que l'âme de votre frère est dans le ciel.--Emmenez la
folle, messieurs.
OLIVIA.--Que pensez-vous de ce fou, Malvolio? Ne s'amende-t-il pas?
MALVOLIO.--Oui, et il continuera ainsi jusqu'à ce que les angoisses
de la mort l'ébranlent. L'infirmité qui fait déchoir le sage amende
toujours le fou.
LE BOUFFON.--Dieu veuille vous envoyer, monsieur, une prompte infirmité,
afin d'augmenter votre folie! Sir Tobie jurera que je ne suis pas un
renard; mais il ne risquerait pas sa parole sur deux sous, pour gager
que vous n'êtes pas fou.
OLIVIA.--Que répondez-vous à cela, Malvolio?
MALVOLIO.--Je m'étonne que vous, madame, vous puissiez vous amuser des
stériles propos d'un pareil coquin; je l'ai vu terrassé l'autre jour par
un fou ordinaire qui n'a pas plus de cervelle qu'une pierre. Voyez,
il est déjà hors de parade; si vous ne riez pas, et que vous ne lui
fournissiez pas matière, le voilà bâillonné. Je proteste que je tiens
tous ces hommes sensés, qui rient ainsi de ces sortes de fous, pour
n'être eux-mêmes rien de mieux que les bouffons de fous.
OLIVIA.--Oh! vous êtes malade à force d'amour-propre, Malvolio, et votre
goût en est dépravé. Quiconque est généreux, sans reproche, et d'une
humeur franche, gaie, prend pour des flèches d'oiseau ces traits que
vous croyez des boulets de canon; il n'y a aucune médisance dans un
fou de profession, quoiqu'il ne fasse que railler, et il n'y a point
d'amertume dans les railleries d'un homme connu pour sage, quoiqu'il ne
fasse que censurer.
LE BOUFFON.--Que Mercure te donne le don de mentir, en récompense de ce
que tu parles si bien des fous!
(Entre Marie.)
MARIE.--Madame, il y a à votre porte un jeune gentilhomme qui désire
beaucoup vous parler.
OLIVIA.--De la part du comte Orsino, n'est-ce pas?
MARIE.--Je l'ignore, madame; c'est un beau jeune homme, et bien
accompagné.
OLIVIA.--Qui de mes gens l'arrête à ma porte?
MARIE.--Sir Tobie, madame, votre parent.
OLIVIA.--Écartez-le, je vous prie: il ne dit pas un mot qui ne soit d'un
insensé. (_Marie sort._)--Allez, Malvolio; si c'est un message de la
part du comte, je suis malade, ou je ne suis pas chez moi; tout ce que
vous voudrez pour m'en débarrasser. (_Malvolio sort._) (_Au bouffon._)
Tu vois, l'ami, que ta folie devient surannée et qu'elle déplaît aux
gens.
LE BOUFFON.--Vous avez parlé pour nous, madame, comme si votre fils aîné
était un fou. Que Jupiter veuille remplir son crâne de cervelle; car
voici un de vos parents qui a une _pie-mère_[23] des plus faibles.
[Note 23: La pie-mère, membrane du cerveau, prise ici pour le cerveau
lui-même.]
(Entre sir Tobie Belch.)
OLIVIA.--Sur mon honneur, il est à demi-ivre.--Qui est-ce qui est à la
porte, cousin?
SIR TOBIE.--Un gentilhomme.
OLIVIA.--Un gentilhomme! quel gentilhomme?
SIR TOBIE.--C'est un gentilhomme.... La peste soit des harengs saurs! Eh
bien! sot?
LE BOUFFON.--Bon! Sir Tobie....
OLIVIA.--Mon oncle, mon oncle, comment se fait-il que vous ayez gagné de
si bonne heure cette léthargie?
SIR TOBIE.--La luxure[24]; je défie la luxure.--Il y a quelqu'un à la
porte.
[Note 24: Équivoque entre _lechery_ et _lethargy_.]
OLIVIA.--Oui, certes: qui est-ce?
SIR TOBIE.--Qu'il soit le diable, s'il veut, je ne m'en embarrasse
guère. Oh! vous pouvez m'en croire, comme je vous le dis: oui, cela
m'est égal. (Il sort.)
OLIVIA.--A quoi ressemble un homme ivre, fou?
LE BOUFFON.--A un homme noyé, à un fou, et à un frénétique; un verre de
plus après qu'il est en chaleur en fait un fou: le second le jette dans
la frénésie, et un troisième le noie.
OLIVIA.--Va chercher l'officier de paix, et qu'il veille sur mon cousin;
car il en est au troisième degré de la boisson, il est noyé; va, veille
sur lui.
LE BOUFFON.--Il n'est encore que fou, madame; et le fou aura soin du
fou. (Le bouffon sort.)
(Malvolio rentre.)
MALVOLIO.--Madame, il jure qu'il vous parlera. Je lui ai dit que vous
étiez malade: il répond qu'il s'attendait à cela, et que c'est pour
cela qu'il vient vous parler: je lui ai dit que vous étiez endormie; il
semble qu'il en avait aussi un pressentiment, et il dit que c'est pour
cela qu'il vient vous parler; que lui dira-t-on, madame? Il est cuirassé
contre toute espèce de refus.
OLIVIA.--Dites-lui qu'il ne me parlera pas.
MALVOLIO.--On le lui a déjà dit; et il déclare qu'il va s'établir à
votre porte, comme le poteau d'un shériff[25], et se faire pied de banc;
mais qu'il vous parlera.
[Note 25: Les poteaux placés à la porte du shériff, pour afficher les
actes publics, les ordonnances, etc.]
OLIVIA.--Quelle espèce d'homme est-ce?
MALVOLIO.--Mais de l'espèce des hommes.
OLIVIA.--Et quelles sont ses manières?
MALVOLIO.--De fort mauvaises manières. Il veut vous parler, que vous
vouliez ou non.
OLIVIA.--Et sa personne, son âge?
MALVOLIO.--Il n'est pas encore assez âgé pour un homme, ni assez jeune
pour un enfant; il est ce qu'est une cosse avant qu'elle devienne pois;
ou un fruit vert, quand il est sur le point d'être une pomme; au point
de séparation entre l'enfant et l'homme; il a un fort beau visage, et
il parle d'un ton mutin; on croirait que le lait de sa mère n'est pas
encore tout à fait sorti de ses veines.
OLIVIA.--Qu'il vienne; appelez ma demoiselle.
MALVOLIO.--Mademoiselle, madame vous appelle.
(Il sort.)
(Marie rentre.)
OLIVIA.--Donnez-moi mon voile; jetez-le-moi sur mon visage: nous
consentons à écouter encore une fois l'ambassade d'Orsino.
(Entre Viola.)
VIOLA.--Laquelle est ici l'honorable maîtresse du logis?
OLIVIA.--Adressez-moi la parole, je répondrai pour elle; que
voulez-vous?
VIOLA.--Très-radieuse, parfaite et incomparable beauté....--Je vous
prie, dites-moi si c'est là la maîtresse de la maison, car je ne l'ai
jamais vue. Je serais bien fâché de perdre mal à propos ma harangue; car
outre qu'elle est admirablement bien écrite, je me suis donné beaucoup
de peine, pour l'apprendre par coeur. Généreuses beautés, ne me faites
essuyer aucun dédain; je suis extrêmement susceptible à la plus légère
marque de mépris.
OLIVIA.--De quelle part venez-vous, monsieur?
VIOLA.--Je ne suis pas en état d'en dire beaucoup plus que je n'ai
étudié; et cette question s'écarte de mon rôle. Aimable dame, donnez-moi
l'assurance positive que vous êtes la maîtresse du logis, afin que je
puisse procéder à ma harangue.
OLIVIA.--Êtes-vous comédien?
VIOLA.--Non, à vous parler du fond du coeur; et cependant je jure par
les griffes de la méchanceté que je ne suis pas ce que je représente.
Êtes-vous la dame du logis?
OLIVIA.--Si je ne me vole pas moi-même, je la suis.
VIOLA.--Très-certainement si vous l'êtes, vous vous volez vous-même. Car
ce qui est à vous, pour en faire don, n'est pas à vous pour le tenir en
réserve. Mais cela sort de ma commission. Je veux d'abord débiter mon
discours à votre louange, et en venir ensuite au fait de mon message.
OLIVIA.--Venez tout de suite à ce qu'il y a d'important, je vous
dispense de l'éloge.
VIOLA.--Hélas! j'ai pris tant de peine à l'étudier; et il est poétique.
OLIVIA.--Il n'en ressemble que mieux à une fiction; je vous en prie,
gardez-le pour vous. On m'a dit que vous étiez impertinent à ma porte,
et j'ai permis votre entrée, plus pour vous contempler avec étonnement,
que pour vous écouter. Si vous n'êtes pas insensé, retirez-vous; si vous
jouissez de votre raison, soyez court: je ne suis pas dans une lune à
soutenir un dialogue aussi extravagant.
MARIE.--Voulez-vous déployer les voiles, monsieur? Voici votre chemin.
VIOLA.--Non, joli mousse, je dois rester à flot ici un peu plus
longtemps.--(_A Olivia._) Pacifiez un peu votre géant, ma chère
dame[26].
[Note 26: Allusion aux géants préposés à la garde des demoiselles dans
les romans, et à la petite taille de Marie.]
OLIVIA.--Déclarez-moi vos intentions.
VIOLA.--Je suis un messager.
OLIVIA.--Sûrement, vous avez quelque chose de bien affreux à
m'apprendre, puisque le début de votre politesse est si craintif;
expliquez l'objet de votre message.
VIOLA.--Il n'est destiné qu'à votre oreille; je ne vous apporte ni
déclaration de guerre, ni imposition d'hommage; je porte la branche
d'olivier dans ma main: mes paroles sont, comme le sujet, des paroles de
paix.
OLIVIA.--Et cependant vous avez commencé bien brusquement. Qu'êtes-vous?
Que voulez-vous?
VIOLA.--Si j'ai montré quelque grossièreté, c'est de mon rôle que je
l'ai empruntée. Ce que je suis et ce que je veux sont des choses aussi
secrètes que la virginité, sacrées pour vos oreilles, profanation pour
toute autre.
OLIVIA, _à Marie_.--Laissez-nous seuls. Nous désirons connaître ces
choses sacrées. (_Marie sort._) Maintenant, monsieur, votre texte?
VIOLA.--Très-chère dame....
OLIVIA.--Une doctrine vraiment consolante, et sur laquelle on peut dire
beaucoup de choses!--Où est votre texte?
VIOLA.--Dans le sein d'Orsino.
OLIVIA.--Dans son sein? Dans quel chapitre de son sein?
VIOLA.--Pour vous répondre avec méthode, dans le premier chapitre de son
coeur.
OLIVIA.--Oh! je l'ai lu; c'est de l'hérésie toute pure. N'avez-vous rien
de plus à dire?
VIOLA.--Chère madame, laissez-moi voir votre visage.
OLIVIA.--Avez-vous quelque commission de votre maître à négocier avec
mon visage? Vous voilà maintenant hors de votre texte; mais nous allons
tirer le rideau et vous montrer le portrait. Regardez, monsieur: voilà
comme je suis pour le moment; n'est-ce pas bien fait?
(Elle ôte son voile.)
VIOLA.--Admirablement bien fait, si Dieu a tout fait.
OLIVIA.--C'est dans le grain, monsieur; cela résistera à la pluie et au
vent.
VIOLA.--C'est la beauté même, mélange heureux des roses et des lis,
et la main délicate et savante de la nature en a pétri elle-même les
couleurs. Madame, vous êtes la plus cruelle des femmes qui respirent, si
vous conduisez toutes ces grâces au tombeau sans en laisser de copie au
monde.
OLIVIA.--Oh! monsieur, je n'aurai pas le coeur si dur: je donnerai
plusieurs cédules de ma beauté. Elle sera inventoriée, et chaque
parcelle, chaque article sera coté dans mon testament; par exemple,
_item_, deux lèvres passablement vermeilles: _item_, deux yeux gris avec
des paupières dessus: _item_, un cou, un menton, et ainsi de suite.
Avez-vous été envoyé ici pour faire mon estimation?
VIOLA.--Je vois ce que vous êtes: vous êtes trop fière; mais
fussiez-vous le diable, vous êtes belle: mon seigneur et maître vous
aime. Oh! un pareil amour mérite d'être récompensé, fussiez-vous
couronnée comme la beauté incomparable.
OLIVIA.--Comment m'aime-t-il?
VIOLA.--Avec des adorations, des larmes fécondes, des gémissements qui
tonnent l'amour, et des soupirs de feu[27].
[Note 27: Ridicule jeté sur les hyperboles amoureuses.]
OLIVIA.--Votre maître connaît mes dispositions: je ne puis l'aimer.
Cependant je le crois vertueux, je sais qu'il est noble, d'un rang
illustre, d'une jeunesse sans tache et dans toute sa fraîcheur. Il a les
suffrages de tout le monde; il est libéral, savant et vaillant; et plein
de grâce dans sa taille et sa tournure; mais malgré toutes ces qualités,
je ne puis l'aimer: il y a longtemps qu'il aurait dû se le tenir pour
dit.
VIOLA.--Si je vous aimais de toute la passion de mon maître, si je
souffrais comme il souffre, si ma vie était une mort, je ne trouverais
aucun sens dans votre refus, et je ne le comprendrais pas.
OLIVIA.--Eh! que feriez-vous?
VIOLA.--Je me bâtirais une cabane de saule[28] à votre porte, et j'irais
voir mon âme dans sa demeure; je composerais des chants loyaux sur
l'amour méprisé, et je les chanterais de toute ma voix même au milieu de
la nuit; je crierais votre nom aux collines qui le répercuteraient, et
je forcerais la babillarde commère de l'air à répéter _Olivia_! Oh! vous
ne pourriez trouver de repos entre les éléments de l'air et de la terre,
que vous n'eussiez eu pitié de moi.
[Note 28: Arbre de la mélancolie et des amants.]
OLIVIA.--Vous pourriez faire beaucoup de choses! Quelle est votre
parenté?
VIOLA.--Au-dessus de ma fortune; et cependant ma fortune est suffisante:
je suis gentilhomme.
OLIVIA.--Retournez vers votre maître: je ne puis l'aimer; qu'il n'envoie
plus chez moi; à moins que, par hasard, vous ne reveniez encore, pour me
dire comment il prend la chose. Adieu! je vous remercie de vos peines;
dépensez ceci pour l'amour de moi.
VIOLA.--Je ne suis point un messager à gages, madame: gardez votre
bourse; c'est mon maître, et non pas moi, qui a besoin de récompense.
Puisse l'amour changer en pierre le coeur de celui que vous aimerez; et
que votre ardeur, comme celle de mon maître, ne rencontre que le mépris!
Adieu, beauté cruelle.
(Elle sort.)
OLIVIA.--_Quelle est votre parenté?_--_Au-dessus de ma fortune_,
répond-il, _et pourtant ma fortune est suffisante._--_Je suis
gentilhomme._ Oui, je le jurerais, que tu l'es en effet. Ton langage, ta
physionomie, ta tournure, tes actions et tes sentiments te donnent dix
fois des armoiries.--N'allons pas trop vite.--Doucement, doucement! Si
le maître était le serviteur! Allons donc!--Comment peut-on prendre
si promptement la contagion? Il me semble que je sens toutes les
perfections de ce jeune homme se glisser furtivement et subtilement dans
mes yeux. Allons, soit.--Holà, Malvolio!
(Rentre Malvolio.)
MALVOLIO.--Me voici, madame, à vos ordres.
OLIVIA.--Cours après ce messager impertinent, l'homme du comte: il a
laissé cette bague ici malgré moi; dis-lui que je n'en veux point.
Recommande-lui bien de ne pas flatter son maître, et de ne pas nourrir
ses espérances: je ne suis point pour lui. Si le jeune homme veut
revenir ici demain, je lui expliquerai les raisons de mon refus. Cours
vite, Malvolio.
MALVOLIO.--Madame, j'y cours.
(Il sort.)
OLIVIA.--Je ne sais trop ce que je fais; et je crains de trouver que
mes yeux sont des flatteurs qui en imposent à mon jugement[29]. Destin,
montre ta puissance: nous ne disposons pas de nous-mêmes. Ce qui est
décrété doit arriver; qu'il en soit fait ainsi!
(Elle sort.)
[Note 29: _Mine eye too great a flatterer for my mind._]
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Le bord de la mer.
ANTONIO, SÉBASTIEN.
ANTONIO.--Vous ne voulez pas rester plus longtemps? Et vous ne voulez
pas que je vous accompagne?
SÉBASTIEN.--Non, je vous en prie; mon étoile jette sur moi une clarté
sinistre: la malignité de ma destinée pourrait peut-être empoisonner la
vôtre. Je vous demanderai donc la permission de porter mes maux tout
seul: ce serait bien mal reconnaître votre amitié pour moi, que d'en
faire retomber une partie sur vous.
ANTONIO.--Faites-moi connaître au moins en quel lieu vous vous proposez
d'aller.
SÉBASTIEN.--Non, non, monsieur; le voyage que j'ai résolu est une
véritable extravagance.--Cependant je remarque en vous une discrétion si
délicate que vous ne chercherez pas à m'extorquer le secret que je veux
garder... Et la politesse me fait un devoir de vous le révéler moi-même.
Il faut donc que vous sachiez de moi, Antonio, que mon nom est
Sébastien, que j'ai changé en celui de Rodrigo; mon père était ce
Sébastien de Messaline, dont je sais que vous avez ouï parler. Il a
laissé après lui deux enfants, moi, et une soeur, tous deux nés à la
même heure: s'il eût plu au ciel, nous aurions de même fini notre vie
ensemble; mais, vous, monsieur, vous avez changé mes destins; car
quelques heures avant que vous m'ayez retiré des abîmes de la mer, ma
soeur était noyée.
ANTONIO.--Hélas! funeste jour!
SÉBASTIEN.--Une jeune personne, monsieur, qui, quoiqu'on dît qu'elle me
ressemblait beaucoup, passait pour belle aux yeux de beaucoup de gens.
Il ne me convient pas à moi d'oser avoir d'elle une aussi haute idée que
les autres; mais du moins puis-je assurer hardiment qu'elle portait
une âme que l'envie même était forcée de dire belle. Elle est noyée,
monsieur, dans l'eau salée, et il me semble que je vais encore y noyer
son souvenir.
ANTONIO.--Excusez-moi, monsieur, de la mauvaise chère que je vous ai
fait faire.
SÉBASTIEN.--Cher Antonio, c'est moi qui vous prie de me pardonner
l'embarras que je vous ai causé.
ANTONIO.--Si, pour prix de mon amitié, vous ne voulez pas me tuer,
permettez-moi d'être votre serviteur.
SÉBASTIEN.--Si vous ne voulez pas détruire votre ouvrage, je veux dire,
tuer celui que vous avez sauvé, n'exigez pas cela de moi. Adieu, en un
mot: mon coeur est plein de reconnaissance; et je suis encore si près
d'avoir les manières de ma mère, qu'un peu plus et mes yeux vont me
trahir. Je vais à la cour du comte Orsino: adieu.
(Il sort.)
ANTONIO.--Que la bonté de tous les dieux ensemble accompagne tes pas!
J'ai beaucoup d'ennemis à la cour d'Orsino; sans cela, je ne tarderais
pas à t'y revoir.--Mais, advienne que pourra, je t'adore tant, que pour
toi tous les dangers me sembleront un jeu, et je veux y aller.
(Il sort.)
SCÈNE II
Une rue.
VIOLA _entre_, MALVOLIO _la suit_.
MALVOLIO.--N'étiez-vous pas, il y a un moment, avec la comtesse Olivia?
VIOLA.--A l'instant même, monsieur; en marchant d'un pas ordinaire je ne
suis encore arrivé qu'ici.
MALVOLIO.--Elle vous renvoie cette bague, monsieur; vous auriez pu
m'épargner cette peine, et la reprendre vous-même. Elle ajoute, en
outre, que vous ayez à bien assurer votre maître qu'il peut désespérer,
et qu'elle ne veut point de lui; et ceci encore, que vous n'ayez jamais
la hardiesse de revenir négocier pour lui, à moins que ce ne soit pour
rapporter la manière dont votre seigneur, entendez-le bien, aura pris
son refus.
VIOLA.--Elle a reçu cette bague de moi: je n'en veux point.
MALVOLIO.--Allons, monsieur, vous la lui avez méchamment jetée: et son
intention est qu'elle vous soit rendue. (_Il la jette à ses pieds._)
Si elle vaut la peine que vous vous baissiez, la voilà sous vos yeux;
sinon, qu'elle soit à celui qui la trouvera.
(Il sort.)
VIOLA.--Je n'ai point laissé de bague chez elle; que veut dire cette
dame? Que ma fortune ne permette pas que ma figure l'ait charmée!--Elle
m'a bien regardée, et si attentivement qu'il me semblait que ses yeux
égaraient sa langue; car elle ne me parlait que par mots interrompus et
d'un air distrait. Elle m'aime sûrement. C'est une ruse de sa passion
qui m'invite à la revoir par ce grossier messager. Ce n'est point du
tout une bague de mon maître! D'abord, il ne lui en a point envoyé;
c'est pour moi-même.--Si cela est (comme cela est en effet), pauvre
femme, il vaudrait mieux pour elle être amoureuse d'un songe!
Déguisement, tu es, je le vois, une méchanceté, dont l'adroit ennemi du
genre humain sait tirer grand parti. Combien il est aisé à ceux qui ont
quelques appas pour tromper de faire impression sur la molle cire du
coeur des femmes! Hélas! c'est la faute de notre fragilité, et non pas
la nôtre; car nous sommes ce que nous avons été faites. Comment ceci
s'arrangera-t-il? Mon maître l'aime passionnément; et moi, pauvre fille
métamorphosée, je suis aussi éprise de lui. Et elle, dans sa méprise,
parait raffoler de moi. Qu'est-ce que tout ceci deviendra? Mon état me
fait désespérer de l'amour de mon maître; et étant une femme, hélas! que
d'inutiles soupirs poussera l'infortunée Olivia! O temps! c'est à toi de
débrouiller ceci et non à moi: le noeud est trop compliqué pour que je
le puisse dénouer.
(Elle sort.)
SCÈNE III
Appartement de la maison d'Olivia.
SIR TOBIE BELCH, SIR ANDRÉ AGUE-CHEEK.
SIR TOBIE.--Approchez, sir André. N'être pas au lit après minuit, c'est
être levé de bonne heure; et _diluculo surgere_[30]....., vous savez....
[Note 30: «Se lever au petit jour est utile à la santé,» _adage latin_.]
SIR ANDRÉ.--Non, en bonne foi, je ne sais pas, moi; mais je sais qu'être
levé tard c'est être levé tard.
SIR TOBIE.--Fausse conclusion, que je hais autant qu'un flacon vide!
Être debout après minuit, et aller alors au lit, c'est se coucher matin;
en sorte qu'aller se coucher après minuit, c'est aller se coucher de
bonne heure. Notre vie n'est-elle pas composée de quatre éléments?